Corps de l’article

Je suis moi — fidèle au livre[1]

Ce qui nous tient en arrêt devant la loi […] n’est-ce pas aussi ce qui nous paralyse et nous retient devant un récit, sa possibilité et son impossibilité, sa lisibilité et son illisibilité, sa nécessité et son interdiction, celles aussi de la relation, de la répétition, de l’histoire[2] ?

1. Cadre de référence : s’abymer le portrait

L’oeuvre de Pierre Klossowski s’organise comme un théâtre, comme le théâtre du dire et du voir où sont mises en scène les conditions mêmes de la représentation.

Publiée en 1950, quelques années après l’essai Sade mon prochain, La vocation suspendue se place à l’initiale de cette oeuvre[3]. Elle la préfigure à plus d’un titre et peut facilement lui servir de « cadre de référence ». Elle est d’autant plus qualifiée à cette fonction que, portrait ou autoportrait très singulier, elle pose expressément les enjeux de l’écriture en termes de cadre et de référence.

La vocation suspendue articule en effet le questionnement sur la représentation à une problématique identitaire à caractère autobiographique. À travers le récit des tribulations spirituelles du séminariste Jérôme, son double ambigu, Klossowski y fait un investissement autobiographique capital, auquel semble s’alimenter le reste de son oeuvre, quoique d’une manière jamais directe, toujours équivoque et retorse. De nombreux motifs qui trouveront à s’accuser dans sa peinture et ses autres écrits s’y révèlent pour une première fois, sur une page qui se présente déjà comme le tableau ou le négatif de son univers fantasmatique. Klossowski affirme lui-même à cet effet :

À la veille de la dernière guerre […] je connus des conflits intimes dont je crus devoir chercher la solution dans la théologie. De là ma période de séminariste, mon expérience monastique et cléricale telle que je l’ai décrite dans La vocation suspendue. Rappelez-vous l’épisode de l’interprétation de la fresque. Elle prépare à ce qui allait suivre[4].

Non seulement cet épisode condense-t-il les traces d’une expérience réelle de la jeunesse de l’auteur, mais il constitue en plus l’amorce de sa vocation d’écrivain. Comme si le conflit identitaire qui s’y trame, pour être irrésolu, insoluble, comme l’est la fresque elle-même (V40, 82, 84), ne pouvait se contenir dans les limites de ce premier ouvrage, comme s’il en débordait les cadres ; comme si le fantasme qui y est mis en scène ne pouvait trouver d’autre voie de satisfaction que la voix inlassablement reprise de la fiction et du commentaire — de ce commentaire qui, de l’intérieur même de la fiction, comme le montre exemplairement la structure narratoriale de La vocation suspendue, découpe et fragmente la représentation tout autant qu’il l’organise.

La question de l’identitaire, en ce régime où le texte ne signe pas explicitement de contrat autobiographique, où il s’amuse même à douter de la possibilité d’un réel auquel on puisse aboucher sa référence, se pose sans jamais se déposer, sans jamais, littéralement, faire thèse, c’est-à-dire déterminer d’une manière un tant soit peu constante le moi du personnage et, avec lui, à travers lui, suivant le postulat autobiographique, le moi de l’auteur. La question de l’identitaire s’articule et reste en suspens, pendante : l’hésitation qu’elle traduit, la tension qu’elle induit n’affirment positivement ni ne nient catégoriquement le sujet en tant qu’autobiographique, mais plutôt le révoquent en doute ; elles n’en font ni un sujet sûr de son fondement, hupokeïménon, ni une réalité irreprésentable, innommable, mais plutôt un suspect, un sub-spect qu’on regarde d’un mauvais oeil, c’est-à-dire sans pouvoir le reconnaître, l’associer de manière certaine à un ensemble récurrent de prédicats auxquels correspondrait l’identité de Pierre Klossowski.

La problématisation de l’identitaire se donne d’abord à lire dans le cadrage — ou le décadrage — formel de La vocation suspendue, tel qu’il apparaît à la frontière du texte et du hors-texte, dans le paratexte[5]. C’est là, dans l’organisation matérielle et institutionnelle du livre, dans l’échafaudage technique et légal du spectacle à venir, que la question de l’identitaire se formule une première fois. C’est aussi là qu’il faudra la décrire, à ce point charnière et inaugural de la critique klossowskienne de la représentation où l’ouverture du livre coïncide avec la levée de l’interdit (conceptuel, social, métaphysique) qui pèse normalement sur le simulacre.

L’analyse de ce jeu sur le cadre ou le seuil du livre permettra ainsi de caractériser la structure formelle du simulacre et d’en reconnaître le principal effet — l’indétermination du référent textuel, et éventuellement de tout référent — sur l’économie de la lecture. En outre, dans un deuxième temps, elle permettra de situer le questionnement sur l’identitaire (l’autobiographique) par rapport à la Loi (à l’inscription de la Loi dont le paratexte est le lieu). Car, en compliquant ou compromettant la lisibilité du « contrat autobiographique », ce jeu subversif complique par le fait même un certain « pacte » avec l’Autre afférent au statut d’auteur et, à plus forte raison, au statut d’autobiographe. Dès lors que le cadre social de l’autobiographie n’est plus « encadrant », qu’aucun Autre n’a l’autorité ni la légitimité nécessaires pour situer le sujet de l’écriture à sa place, pour l’« appeler » à sa vocation, il y a lieu de croire que ce sujet est laissé « suspendu » et indéterminé (comme il le serait dans un portrait sans cadre ni attache), en rade de lui-même et en proie à toutes ces identifications fantasmatiques et rivales qui caractérisent aussi bien, comme on le suggérera en dernière partie, l’univers klossowskien de La vocation suspendue que la dimension lacanienne de l’imaginaire.

2. Le spectacle de l’embrasure

Les conditions de la représentation klossowskienne se déterminent elles-mêmes comme représenté, c’est-à-dire non seulement comme conditions de la révélation autobiographique, mais aussi comme composantes à part entière de son révélé. L’embrasure, s’il faut se rallier au sens général de cette observation de Barthes, y fait en effet le spectacle :

Toute description littéraire est une vue. On dirait que l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’on voit par son cadre même : l’embrasure fait le spectacle[6].

Le positionnement de l’énonciateur dans le champ de l’écriture, de son écriture, n’est nulle part plus déterminant que dans l’autobiographie, dans la mesure où la pratique de ce genre dépend pour l’essentiel du geste énonciatif par lequel le sujet de l’énonciation s’avance sur la scène aménagée à sa propre exposition pour y affirmer qu’il est aussi le sujet de l’énoncé. La présentation de l’auteur, qu’elle se réalise de manière explicite, dans le cadre d’un « contrat de lecture » ou d’une mention éditoriale, ou de manière implicite, à travers l’utilisation du nom propre de l’auteur dans le texte ou d’une inflexion subjective du titre, veut « fonder » la référentialité de la présentation, la véracité de l’objet représenté. Elle imite l’avancée de la personne du signataire dans son texte, comme s’il s’y présentait en personne, dans le présent de l’énonciation, pour authentifier que son autoportrait littéraire est bel et bien fidèle à lui-même, que la copie est dûment conformée à l’image et à la ressemblance de l’original.

Or, parce qu’elle est une imitation, un mime, cette présentation est elle-même régie, machinée, par le discours. La présence ou le présent qu’elle donne l’illusion d’instancier procède, à titre d’illusion (in-lusio) précisément, de la mise en scène ou du jeu de l’écriture. Le hors-texte d’où elle prétend tirer son pouvoir de légitimation ne se distingue structurellement pas du texte qu’elle prétend légitimer : il en ressortit en tant que son effet[7]. La limite entre la scène et la réalité, entre l’auteur et sa figuration littéraire, ne s’impose pas d’évidence, même si toute la logique représentationnelle de l’autobiographie traditionnelle concourt à le faire croire. Elle apparaît vite au lecteur-spectateur, pour peu qu’il suspende un instant sa confiance dans les conventions institutionnelles du livre et porte son attention sur le fonctionnement immanent du texte, comme très problématique, sinon indéterminable. L’édifice juridico-légal qui en commande la définition, comme il commande toute définition, tout découpage identitaire, ne saurait lui procurer une solidité à toute épreuve : en fait, la remise en question des marges du texte, par le texte lui-même, le menace directement, et avec lui tout l’ordre de la représentation sur lequel il fait fond.

Paradoxalement, ce qui menace la définition des paramètres institutionnels de l’identité, tels qu’ils se réfléchissent dans l’économie formelle du livre, c’est moins le risque de dissemblance entre le modèle et la copie que leur exacte identité, leur non-différenciation dans la trame structurellement insécable de l’écriture, dans le contexte infiniment extensible du texte. Que la scène n’ouvre plus sur aucun réel, que son champ vienne à intégrer jusqu’à la personne de l’auteur, qu’elle le travestisse sous les guises ambiguës d’un personnage qui serait le double, non de lui-même, mais d’un autre personnage, voilà le véritable danger — le simulacre, puisqu’il faut l’appeler par son nom — qui guette l’autobiographie.

Aussi bien, l’avancée de l’autobiographe dans son discours vise d’abord à parer à ce danger ; elle vise à marquer une limite : elle est un mouvement contrastant, différentiel, par lequel l’auteur se profile sur l’avant-scène du texte et s’y présente en relief de son personnage, en tant qu’il est ou prétend être : modèle, et non pas copie — la distinction est importante : il s’agit précisément de s’assurer qu’elle ne laisse personne dans le doute, que le représentant ne se laisse pas confondre avec le représenté, qu’ils ne « viennent pas ensemble », indistinctement, à l’attention du lecteur[8]. L’écart ainsi introduit entre auteur et personnage ne contredit pas le rapport de ressemblance qui doit théoriquement, en même temps, les unir. Au contraire, c’est cet écart qui rend possible ce rapport, qui insinue dans la continuité du texte l’effet de rupture en vertu duquel peut s’établir une comparaison, en l’occurrence analogique. L’écart brise ainsi l’unité du même, l’indétermination de l’identique, en lesquelles réside le pouvoir suspensif du simulacre, et ouvre l’espace de la différence où l’auteur peut authentifier la relation de ressemblance qui l’unit à son personnage. Il permet la juste définition et distribution des rôles, suivant une mise en scène où l’auteur, participant à part entière au jeu du texte, comme on l’a dit, devient tout à la fois l’acteur modèle et le modèle de l’acteur, c’est-à-dire le modèle de son personnage.

Barthes avait donc vu juste : « l’énonciateur, avant de décrire, se poste à la fenêtre, non tellement pour bien voir, mais pour fonder ce qu’on voit par son cadre même ». L’autobiographe n’ignore pas que le spectacle de sa vie passée prend tout son sens, son relief, par rapport à ce qu’il est maintenant, ce dont témoigne le présent du cadre énonciatif. Il n’ignore pas que le jeu de la lecture autobiographique, réduit à sa plus simple et invariable expression, consiste en un va-et-vient référentiel par lequel le lecteur compare son passé et son présent pour y relever les constantes et les ruptures de son parcours. C’est pourquoi il ne se contente pas de signaler discrètement sa présence : il l’impose au premier plan du livre, sur sa couverture, dans son titre ou dans son incipit ; il accapare les honneurs de la cimaise. Ainsi « fonde-t-il » le théâtre de son histoire. Mais cette fondation est de nature contractuelle. Elle repose sur une parole, celle que donne l’auteur qui s’engage à dire vrai sur son propre compte, à habiter substantiellement l’icône de sa vie passée. Elle s’appuie sur un mot, un simple mot, celui que le locuteur anglais accepte de donner (to give one’s word) à qui le croit investi de la vérité profonde et authentique de sa personne. Pour que le mot donné soit autre chose qu’un signe parmi tant d’autres du langage, pour qu’il échappe à l’effet dépersonnalisant du discours, il doit s’accompagner d’un acte de foi. Le cadre juridico-légal dans lequel se présente le « contrat » autobiographique ne saurait cacher son caractère non seulement fiduciaire, mais fantasmatique[9]. Là comme ailleurs, suivant une logique identitaire qui ne connaît pas d’exception, qui postule comme son axiome l’« originalité » de l’auteur, du sujet social et, à son dernier point d’extension, de l’entité divine, la fondation de l’autorité ne se soutient jamais que d’un mythe, d’un fantasme, c’est-à-dire d’une mise en scène qui a pour principale caractéristique de prétendre paradoxalement se détacher — littéralement : s’absoudre — de tout rapport de dépendance à la mise en scène, de toute filiation au discours[10]. Là où le texte gomme les différences entre auteur et personnage, les rapporte à de simples instances grammaticales indiscernables quant à leur prétendue substance, l’autorité affirme le primat du modèle sur la copie, par une affirmation qui ne peut que prendre l’allure théâtrale d’une investiture de pouvoir.

Or, La vocation suspendue, c’est là sa singularité, fait saillir la facticité, la théâtralité, de cette investiture. Elle invite le lecteur à soulever la couverture légale de son texte, à « sub-specter » les coulisses de son théâtre, non pour trouver en deçà de son inscription sociale le véritable fondement sur lequel puisse s’étayer l’identité du sujet et du livre, et de l’autobiographie en tant que livre par excellence du sujet, mais pour y reconnaître le caractère fantasmatique de tout fondement. Ce qui ne signifie pas faire l’expérience du rien, de l’absence radicale, mais bien plutôt entrer, en s’y laissant soi-même suspendre, dans l’univers feuilleté et évanescent, à la fois superficiel et abyssal, des fantasmes, univers infondé où, comme l’a bien vu Nietzsche, « derrière chaque caverne une autre […] s’ouvre, plus profonde encore, et au-dessous de chaque surface un monde souterrain plus vaste, plus étranger, plus riche, et sous tous les fonds, sous toutes les fondations, un tréfonds plus profond encore[11] ».

3. Désencadrer le livre

La suspension de l’identité, et corrélativement l’entrée dans l’apesanteur du fantasme et du simulacre, passent par la problématisation de la référence, qui s’opère ici à la faveur d’un jeu de miroirs entre la mention bibliographique (1) et l’incipit (2) de l’édition originale de La vocation suspendue[12] :

(1) Sous le titre : La vocation suspendue, avec pour nom d’auteur : Pierre Klossowski, édité à Paris chez Gallimard, 1950, a paru un récit qui se donne, en propres termes, pour un roman.

(2) Sous le titre : La vocation suspendue, sans nom d’auteur, édité à « Bethaven 194… », tiré à une centaine d’exemplaires dont nous avons pu nous procurer un seul à Lausanne, a paru un récit qui de prime abord se présenterait comme nombre d’autres « Entwicklungsromane » catholiques et protestants. Bien qu’écrit à la troisième personne, il pourrait s’agir d’une autobiographie romanesque où l’auteur ferait une confession de ses expériences religieuses.

Les deux énoncés suivent point par point la même structure. Sous un même titre : La vocation suspendue, ils placent des données bibliographiques (identité de l’auteur, date et lieu d’édition, statut de l’oeuvre) cependant discordantes. En première analyse, pour le lecteur moindrement entraîné à la lecture, un tant soit peu rompu à ses codes institutionnels, il n’y a guère matière à hésitation : combien contradictoires soient ces propositions, la vérité appartient à la première, en tant qu’elle se situe dans la juridiction du paratexte, dans l’orbe même de la loi. Cette proposition, justement, qualifie en termes explicites, très explicites même, le texte à venir de roman, et non d’auto- ou de biographie. C’est dire qu’elle donne carte blanche à l’énonciateur : il peut avancer ou faire ce qu’il veut, quitte à pasticher la référence du livre même dans lequel s’insère son histoire, sans que la vérité, la vérité inscrite dans le paratexte, n’en soit altérée ; rien de ce qu’il dira ou fera ne portera à conséquence, du moins pas directement, car il n’est pas tenu de rendre compte de la référence de son discours à la réalité.

Ainsi penserait-on, si certains indices ne venaient déranger et miner l’enchaînement trop réconfortant de ce raisonnement. La question se pose d’abord de savoir, à ce titre, quelle est la raison d’être de cette mention bibliographique : pourquoi l’éditeur juge-t-il pertinent, contre l’usage admis, de reprendre, en une phrase grammaticalement isomorphe à l’incipit, ce que le paratexte énonce par ailleurs, à savoir qu’il s’agit d’un roman de Pierre Klossowski, édité à Paris en 1950 ? Pourquoi insister sur ce qui va de soi, sinon pour en faire le répondant de la fiction, comme si la mention éditoriale prêtait elle-même le flanc au pastiche, voire pastichait elle-même, et prolongeait de ce fait, la fiction dont elle a pour but de contenir les effets ?

Cette hypothèse mérite d’autant plus d’être prise en compte que les termes de la mention éditoriale, à les regarder de plus près, laissent eux aussi dubitatifs. Ils définissent ainsi, étrangement, le statut générique de La vocation suspendue comme un « récit qui se donne, en propres termes, pour un roman ». En quoi un récit, c’est-à-dire un genre que l’usage peut tout aussi bien associer au roman qu’à l’autobiographie[13], un genre des plus équivoques donc, peut-il prétendre à l’autorité légale pour légiférer sur son propre statut générique ? Comment le lecteur peut-il ajouter créance à un récit dont l’affabulation lui donne de bonnes raisons de croire qu’il est fictionnel, du moins qu’il repose sur une matière autobiographique très librement fictionnalisée, un récit qui se donne au surplus, « en propres termes », comme un roman ? Autrement dit, comment peut-il faire confiance à la parole d’un roman, alors qu’il réfute d’emblée le propos contradictoire de l’incipit sur la base qu’il relève précisément du roman ?

Même à faire abstraction de ces obstacles, ce qu’on ne peut pas faire aisément, on en conviendra, l’objection la plus sérieuse que le lecteur peut poser à la cohérence de cette mention éditoriale demeure : La vocation suspendue n’est pas, comme elle le prétend, un roman ; elle est un commentaire, ce commentaire de roman qui s’amorce dès les premières lignes de l’incipit. L’histoire de la crise spirituelle promise par le titre, cette « liquidation d’un défroqué[14] » comme la résumera Klossowski, n’y apparaît jamais, en effet, qu’à travers la glose de ce narrateur anonyme qui commente un « Entwicklungsromane » écrit par un auteur non moins anonyme. Mais, même à lui restituer le titre générique qui lui revient, le commentaire ne donne aucune base conceptuelle stable, puisque, portant sur un roman qu’il n’a manifestement jamais écrit, il n’est pas vraiment un commentaire. Il n’en est qu’un simulacre, à l’image du roman qu’il donne à voir, dans la perspective elliptique et déformante de sa critique. Le roman s’esquive ici dans le commentaire, non moins que le commentaire s’esquive dans le roman qu’il prend pour objet ; ils décrivent un jeu constant de transvasement où l’un et l’autre échappent tour à tour à la présence pleine, demeurent à la fois présents et absents, sous la forme du simulacre, dans le discours de l’autre[15]. Récit et histoire forment donc à part entière le spectacle, mais sans qu’aucun ne puisse prétendre de bon droit le « fonder » ; ils participent tous deux de la temporalité et de la spatialité du théâtre, c’est-à-dire de la spectralité.

L’examen plus attentif de la mention bibliographique, en son rapport complexe de rivalité et de complicité avec l’incipit, soulève ainsi une nébuleuse de questions qui laissent en suspens le statut du genre et les limites du livre. Il porte au jour une série d’incohérences qu’une première lecture, leurrée par l’aspect volontairement très conventionnel de cette mention, n’avait pas soupçonnées. En se portant sur le détail de sa sémantique et de sa syntaxe, le lecteur est vite conduit à interroger la propriété ou l’à-propos des « termes propres » de cette proposition. Il en déconstruit moins la grammaire apparemment classique, qu’il ne la laisse se déconstruire d’elle-même, à l’aide de ses propres ressources, comme si elle s’attachait à incorporer, selon un processus textuel typiquement nietzschéen, les moyens de sa propre contestation[16]. Il assiste à cette déconstruction en double qualité de spectateur et d’acteur, débordé qu’il est par ce spectacle où est représenté le démantèlement des cadres mêmes de la représentation, l’envahissement hégémonique et indéfinissable de la scène dans la réalité. À vouloir donner sens aux mots, à vouloir définir le grain de l’image, il perd de vue les cadres référentiels par rapport auxquels il peut habituellement se situer, de la même manière que le lecteur de Flaubert, pour citer un exemple classique, sacrifie souvent sa compréhension globale des passages descriptifs à essayer d’en saisir les détails.

Tel est bien l’effet de ce que Klossowski désigne comme sa « science des stéréotypes », qui consiste dans la citation parodique et la reproduction disproportionnée des schèmes normatifs du langage[17]. Cette science recourt aux conventions institutionnelles et esthétiques les plus classiques de la représentation pour les retourner contre elles-mêmes. Elle en accentue tel ou tel trait d’une manière démesurée et caricaturale qui en complique ou en compromet tout à fait la lisibilité. La vision hypertrophiée, « gullivérienne[18] », qu’elle génère décontenance les habitus du lecteur ou du spectateur. Ce faisant, elle l’oblige à réévaluer son rapport sensible à la réalité, ou sinon à l’évaluer véritablement, comme pour la première fois, dans la perspective nouvelle dégagée par la critique des lieux communs, des formes convenues et des catachrèses de toutes sortes que prédétermine l’usage courant du langage. Le stéréotype subverti, dénoncé par les termes trop « propres » de son conventionnalisme, induit un doute qui suspend l’interprète dans l’indécision.

Ainsi de la mention éditoriale : ses contresens aiguillonnent la suspicion du lecteur, avivent ses réflexes de limier, et l’aiguillent vers une lecture qui, sans être romanesque comme elle le prétend avec trop d’évidence, ni typiquement autobiographique, peut être dite « d’aspect autobiographique[19] » — à condition de considérer cette expression au sens strict où elle conjoint l’écriture du moi à la visualité de l’aspect, et au sens à la fois illimitant et restrictif où Klossowski, à la suite de Nietzsche, voit dans cet aspect le mode de figuration et d’invention infiniment variable de l’identité, le mode d’être même du moi, d’un moi qui n’est cependant que cette apparence, qui n’a pas d’autre consistance ni substance que l’image sur laquelle il se projette ou la page sur laquelle il s’écrit.

Nombreux sont d’ailleurs les indices de l’histoire qui, comme autant d’aspects, de perspectives plus ou moins elliptiques et voilées sur la réalité, rappellent les années conventuelles de Pierre Klossowski durant l’Occupation. Le narrateur-commentateur, sous un certain angle du moins, encourage lui aussi cette lecture autobiographisante : d’entrée de jeu, il émet l’hypothèse que son commentaire porte sur un type d’« autobiographie romanesque où l’auteur ferait une confession de ses expériences religieuses » (V, 11). Il invite ainsi le lecteur à penser, par analogie, que Klossowski aurait témoigné de sa propre crise spirituelle sous la forme impersonnelle d’un simulacre de roman et de commentaire, à l’exemple bien connu de ces auteurs des xviie et xviiie siècles qui consignaient quelque élément de leur vie intime dans des lettres ou des manuscrits réputés avoir été « trouvés »[20]. Jamais, toutefois, ces indices autobiographiques ne peuvent être cumulés et versés au dossier qui authentifierait sans l’ombre d’un doute l’adéquation de l’auteur réel et du personnage : l’histoire ménage trop de blancs, travestit les événements et les acteurs de l’Histoire avec trop de malice, révoque avec trop de perversité les identités, pour que le jeune Pierre Klossowski puisse être parfaitement reconnaissable sous l’habit de Jérôme ; de même, si la structure générale du récit fait en effet penser à une autobiographie camouflée, sur le modèle stéréotypique des romans d’Ancien Régime, sa complexification en trois niveaux narratoriaux, qui relève moins d’une logique diégétique de l’emboîtement que d’un recoupement désorientant de perspectives, met à mal le processus de reconnaissance ou d’identification propre à la lecture autobiographique : là encore, la critique klossowskienne de la représentation joue à ce point limite d’équivocité où l’apparente fidélité au stéréotype se retourne en sa parodie. Dans aucun cas elle ne permet au lecteur de conclure à l’identité de Jérôme et de Klossowski, mais dans aucun cas non plus elle ne lui permet de nier catégoriquement les liens de ressemblance qu’elle tisse entre eux au(x) fil(s) de l’histoire.

4. Simulacre et lecture

Le jeu sur les seuils du livre le démontre déjà : l’effet subversif de La vocation suspendue réside dans le fait qu’elle pose côte et côte, concurremment, l’identité et la non-identité, qu’elle sanctionne et récuse à la fois le rapport de ressemblance du personnage à l’auteur réel. Il rend inopérante l’opposition du vrai et du faux ; il maintient les contraires dans l’élément du Même. L’axiome qui aurait permis de résoudre ce « syllogisme disjonctif[21] » indécidable, de trancher sur l’un ou l’autre de ses versants cette « vérité paradoxale[22] » pour fonder sur des bases solides la logique référentielle de la lecture, pour fixer les règles du jeu, est indéterminable, car l’autorité légale qui lui confère son pouvoir discrétionnaire, son droit lui-même infondé à la fondation, est contestée et invalidée par la prétention de la fiction à rivaliser avec la réalité.

Le simulacre n’est rien d’autre que cette imposture par laquelle la fiction, en sortant de ses marges, se prétend l’égal de la réalité, et dénonce comme fondée en droit, c’est-à-dire artificiellement, dogmatiquement, son autorité. Mais cette imposture, ce « rien d’autre » du simulacre qui culmine dans l’indétermination du « tout est identique », est lourde de conséquences : elle bouleverse l’ordre de participation, de distribution et de fixation des rôles qui organise la représentation, et qui la tient dans les marges du réel ; elle « illimite » le spectacle en le décloisonnant de la scène, ouvrant ainsi à un univers où le lecteur-spectateur s’intègre à la représentation à titre d’acteur et y préside à titre de régisseur, d’une autorité cependant toute précaire qui n’est suspendue qu’à la détermination subjective et flottante de son regard : « Le simulacre inclut en soi le point de vue différentiel ; l’observateur fait partie du simulacre lui-même, qui se transforme et déforme avec son point de vue[23]. » C’est assez marquer la relativité et la fragilité de l’autorité du lecteur que de l’associer à son point de vue, c’est-à-dire à l’aspect du spectacle que son regard découpe à tel moment précis de la lecture. Aspect qui est susceptible de changer à tel autre moment, dès qu’il se heurte à l’une des nombreuses contradictions ou incohérences qui imposent au texte de Klossowski ce régime de lecture discontinu et pluriel en lequel on reconnaîtra, là encore, l’influence nietzschéenne d’un certain « perspectivisme ».

Seul le lecteur intériorisé dans le jeu de la fiction détermine donc, ponctuellement, en une série d’instantanés évanescents, ce qui, dans le texte, semble ou non dénoter la vie de l’auteur ; aucun point de vue extérieur, aucune mention éditoriale digne de confiance, ne lui propose un point de vue objectif sur le texte. Circonvenu par cet univers d’apparences, où le simulacre excite et contrarie à la fois le réflexe qui le porte à comparer la réalité et la fiction, il « sub-specte » le discours de cacher, sous l’opacité apparemment trompeuse de ses couches diégétiques, le fond de l’histoire où résiderait la vérité du sujet Pierre Klossowski ; dans le même temps, ses tentatives d’identification étant à chaque fois frustrées, il soupçonne également le discours de ne rien lui dérober, de lui cacher l’absence de substrat autobiographique. Sa suspicion est donc doublement avivée : d’une part, par la crainte de la dissimulation (le discours feint de ne pas avoir ce qu’il a) et, d’autre part, par la crainte de la simulation (le discours feint d’avoir ce qu’il n’a pas[24]). Dans ces conditions, le lecteur ne peut jamais rien tenir pour admis — c’est là sa seule certitude. Toujours il doit rester vigilant et scruter les apparences pour tenter d’y reconnaître ce qu’elle dérobe ou ne dérobe pas.

5. Le sujet décadré

Si le jeu sur les seuils du livre prive d’emblée le lecteur klossowskien de la stabilité nécessaire à camper en toute sûreté sa lecture dans la fiction ou dans l’autobiographie, les effets qu’il détermine offrent en revanche un certain abord sur le sujet du livre. Le mot « sujet » mérite ici d’être pris à la charnière de son ambiguïté, par où il permet justement d’articuler la question du « contenu » du livre à celle de l’énigmatique « instance » — sujet suspect — qui y est mise en question.

Le sujet de La vocation suspendue apparaîtrait ainsi comme l’effet ou la conséquence du décadrage formel du livre. Suivant cette hypothèse, qu’on énoncera en s’étayant sur quelques éléments empruntés à la psychanalyse lacanienne, le seuil offrirait une « clef » de lecture pour l’ensemble du livre ; à travers les brèches et les déformations mêmes de son cadre, il laisserait entrevoir ce qui en est justement de ce texte difficile.

Difficile, La vocation suspendue l’est assurément, à l’égal des autres écrits de Klossowski. On ne peut guère en dire plus à son sujet que ce que la mention éditoriale, encore qu’en des termes très peu « propres », en disait : à savoir qu’elle met en scène un séminariste qui évolue dans les dédales, tant physiques qu’intellectuels, d’un univers monastique traversé par des conflits idéologiques. On peut néanmoins, en optant pour un moyen autre que la reconstitution narrative, donner un aperçu de l’univers du livre, en décrire quelques aspects. Aperçu, description, aspect — là encore, les termes importent : ils renvoient précisément au type d’abord, phénoménal, par lequel le sujet du livre se laisse appréhender. Car, sans s’effacer, mais plutôt en faisant saillir la limite de son dire, l’écriture klossowskienne surdétermine la valeur représentative et projective du discours, en quoi le monde qu’elle dépeint apparaît d’abord au croisement de plusieurs regards ou comme ce croisement même.

L’accentuation de la dimension visuelle ou optique est d’autant plus signifiante, en l’occurrence, qu’elle procède du régime du fantasme (le phantasma est, étymologiquement, une image[25]). Elle rappelle que, sans égard à ses traits idiosyncrasiques, qui le désignent comme le foyer même de la singularité du sujet, tout fantasme a la structure d’une scène, qu’il demeure dans l’emprise de la visualité et que cette visualité s’inscrit à son tour dans la dépendance de la discursivité.

La situation critique du fantasme, à la limite du dire et du montrer, apparaît d’une manière radicale dans La vocation suspendue, où le discours se suspend à l’image, se déploie en réponse à l’appel infiniment répété de son « réel » indicible, et où réciproquement l’existence de l’image se suspend au reflet du discours, sous la forme d’une speculatio radicale qui n’a pour toute condition d’expression que celle de l’énonciation. Tout, dans l’écriture, y accuse en effet l’image ; de même que tout, dans l’image, y est rhétorique, renvoie au discours, à ce tissu de points de vue, de perspectives et d’élucubrations qui composent et décomposent à la fois le sujet du texte. En ce sens, la dimension éminemment théorique et désincarnée de l’écriture klossowskienne, qui se tresse dans un intertexte théologique extrêmement dense, auquel s’ajoutent des références à l’histoire, à la psychologie et à la démonologie, est corrélative de la visualité dans la structure du fantasme : là plus que n’importe où ailleurs, le theorein répond à l’appel lancinant et obsessionnel de la représentation, ou plus précisément du corps irreprésentable autour duquel la représentation se construit ; l’activité spéculative s’y donne exemplairement comme l’effet et le supplément du « réel » innommable.

De ce même côté où il se laisse caractérisé, où une certaine insistance sur la visualité et le théorique révèle son appartenance au régime du fantasme et du simulacre, l’univers de La vocation suspendue a ceci d’intéressant qu’il décline les principaux attributs que la psychanalyse lacanienne reconnaît comme définitoires de la dimension de l’imaginaire[26]. Par opposition et en complément aux deux autres dimensions du symbolique et du réel, comme on le sait, Jacques Lacan définit l’imaginaire, dans les termes d’une certaine phénoménologie, par le primat du fantasme, donc du visuel et de l’optique : à cet effet, on se rappellera que la meilleure illustration de l’imaginaire est donnée dans le contexte du fameux stade du miroir[27] (sans qu’il ne puisse y être réduit[28]). Au cours de ce stade, marqué par le règne des fantasmes, l’enfant rencontre le miroir dans lequel il découvre son image. Son moi ne préexiste pas à cette image ; au contraire, il vient de l’autre, de son image ; de ce fait, l’enfant se découvre aliéné : il ne se possède pas, mais voudrait se posséder. C’est pourquoi il veut nier l’autre, l’autre à qui appartient son identité et de qui il est donc dépendant. Pour se soutenir dans son identité à soi, il lui faut nier l’autre, mais nier l’autre, c’est nier son moi, en tant que le moi appartient à l’autre, qu’il se projette en l’autre.

L’ambivalence qui qualifie le rapport du moi à son autre n’échappe pas au commentaire du narrateur de La vocation suspendue, qui reconnaît dans l’anarchiste Malagrida — qui est aussi un peintre d’avant-garde, d’une inspiration scabreuse qui paraît d’ailleurs très proche de celle de Klossowski — un « “repoussoir” » en même temps qu’un « double » de Jérôme (V, 83). Cette ambivalence, faite d’attraction et de répulsion, clive le sujet : Jérôme est ainsi « divis[é] » (V, 73) — non seulement entre deux représentations, mais entre une quantité d’images que lui renvoie son environnement. À travers le moi prismatique de Jérôme, en lequel se confirme la description psychanalytique (et largement philosophique) du moi comme « maître d’erreurs » et « siège des illusions[29] », le lecteur n’accède qu’à une vision floue des identités. Le narrateur en témoigne, depuis sa position de premier lecteur : « Nous ne verrons jamais La Montagne qu’à travers ce qu’en dit la Mère et la Mère qu’à travers ce qu’en dit La Montagne. Non que des faits ne nous soient pas rapportés, mais Jérôme ne parviendra pas à voir de ses propres yeux, parce que tour à tour habité par l’un et par l’autre » (V, 55 ; nous soulignons).

Parce que le sujet s’y découvre face à l’autre, comme à un « rival » à qui il dispute la propriété de son moi[30], la dimension de l’imaginaire est source de conflits ; sa symétrie confine à l’adversité. Tout autant que par son emprise dans l’élément visuel, la dimension de l’imaginaire se caractérise en effet par un type d’agressivité, qui participe lui aussi de la logique du fantasme. En cela, la référence à l’imaginaire lacanien permet également de donner sens à cet autre aspect par lequel l’univers klossowskien se laisse décrire : à savoir l’élément de tension qui, émanant de la dialectisation d’éléments contraires, est générateur de rivalité et de concurrence, d’hostilité et de violence. Presque tous les motifs thématiques et formels du texte klossowskien se distribuent en paires d’éléments tenus normalement — c’est-à-dire selon la norme définie par l’Autre — pour contraires ; des antagonismes de tous ordres, qui relèvent aussi bien de la différence sexuelle que des oppositions bourreau/victime, ordre/subversion, religion dévotionnelle/ religion rationaliste, en viennent à se niveler et à se rejoindre dans une structure de face-à-face où ils s’équivalent si bien qu’aucun jugement de la part de Jérôme, du narrateur ou du lecteur ne peut privilégier, en toute rigueur, un de leurs termes plutôt que l’autre. Cette symétrisation des rapports apparaît avec le plus grand degré d’évidence dans la constitution et la distribution des identités des personnages : car, en plus de s’appeler et de se repousser les uns les autres comme des « loyaux ennemis », les personnages de La vocation suspendue portent en chacun d’eux plusieurs caractères ordinairement incompatibles, ce qui les rend susceptibles d’adopter des positions paradoxales ou, plus radicalement, de « changer de camp » à un point ou l’autre de l’histoire — en fait, si histoire il y a, en l’occurrence, c’est celle de ces revirements, de ces changements de perspectives que rien ne semble pouvoir arrêter : ainsi, Malagrida est un peintre anarchiste et profanateur qui se révèle brusquement un inquisiteur ; La Montagne passe pour un ancien esthète qui, converti, devient chef d’une communauté dévotionnelle ; l’abbé Persienne est un étrange « prêtre-thérapeute » qui n’hésite pas à donner des conseils athées aux novices ; la jeune et pieuse « soeur Théophile » — l’androgynisme de ce nom, comme certains autres, résume toute l’ambivalence de cet univers — s’identifie quant à elle à une figure fantasmatique de femme violée.

Là comme au stade du miroir, le sujet est toujours en porte-à-faux, entre soi et l’autre : ni tout à fait en lui-même ni tout à fait en l’autre. Aussi bien Michel Foucault a-t-il raison de concevoir l’univers klossowskien comme « l’espace de l’entre-deux où chacun est à côté de soi[31] ». Le sujet y oscille entre les différentes représentations auxquelles son moi s’associe, sans jamais trouver à se fixer sur l’une d’entre elles. Dans ce monde traversé de tensions idéologiques de toutes sortes, mais paradoxalement détaché de toute idéologie repérable, Jérôme ne peut trouver son camp, pas plus que le lecteur n’arrive à le « camper » solidement en un personnage. Quoi qu’il fasse, il demeure suspect — et, ce qui est pis, « on ne sait plus trop bien suspec[t] auquel des deux camps » (V, 116). C’est bien parce que Jérôme demeure suspect aux uns et aux autres, et non seulement à un seul parti, que sa vocation se « suspend » dans l’indécidable. Ses tourments spirituels ne traduisent pas une résistance à se soumettre à la transcendance de la Loi (qu’incarnerait tel ou tel parti), mais bien une incapacité à trouver une telle Loi — et, réciproquement, à être reconnu par elle. L’univers dans lequel il évolue, celui du simulacre, présente plutôt une multitude de lois qui, rivalisant entre elles, invalident mutuellement leur prétention à la souveraineté. Nulle institution n’y trouve le sol solide où asseoir son autorité, quoique toutes en donnent l’illusion, en s’érigeant notamment en instances de contrôle et de surveillance. À cet effet, la constellation des thèmes relatifs à la suspicion et à la persécution, à la délation et à la trahison, à la complicité et à la rivalité, qui induisent une tension policière et paranoïaque à cette atmosphère monastique peu commune, décrivent différentes modalités de ce rapport problématique à (l’absence de) la Loi : ces attitudes inquisitoriales trahissent, sur le mode de l’exagération, voire de la parodie, la fragilité d’un pouvoir infondé. Dès lors qu’aucune instance critique ne permet de distinguer le vrai et le faux, l’orthodoxe et l’hérétique, tout devient sujet à soupçon, sans que rien ne porte à conséquence, pas même la vocation de Jérôme. D’où le cynisme du narrateur, qui fait en effet peu de cas de cette vocation : « Que le séminariste tombe dans l’hérésie ou autre chose — peu nous chaut. Et pourquoi ? parce que cela n’entraîne aucune sanction extérieure — et qu’on ne voit pas du tout en quoi cela est dramatique, puisque l’Inquisition n’allume plus de bûcher, sinon dans les coeurs » (V, 136). La Loi étant illisible, dédoublée et annulée par une Inquisition fantoche, l’intériorité du sujet devient un « bûcher » qu’embrase le jeu déréglé des pulsions et des représentations, le moi se présentant alors comme « le lieu d’une passion qui lui est propre et [qui] va essentiellement à la méconnaissance[32] ». Telle est bien la conscience de Jérôme, dont les tiraillements traduisent un « état perpétuel de contestation » (V, 30). Comme quoi, pour donner raison à Lacan, « ce qui n’est pas reconnu [par une forme ou une autre de « sanction extérieure »] fait irruption dans la conscience sous la forme du vu[33] ».

Le paradoxe auquel confine la poétique du simulacre, on le remarque, consiste à mettre en scène un univers motivé de toutes parts par la question du religieux, sans pour autant s’ouvrir sur aucune transcendance. Aucun dieu ne gouverne l’univers klossowskien, même si toute une structure institutionnelle, cultuelle et politique se déploie pour en meubler l’absence ou mimer sa « présence réelle ». C’est pourquoi l’ordre religieux que Jérôme rejoint en début de récit — ordre que tout semble associer à une structure forte d’intégration, qui serait en cela exemplaire du symbolique lacanien où le sujet trouve normalement à se définir par la place à laquelle il est « assigné » — ne présente ici rien d’« encadrant[34] ». De tout cet ordre, seules les apparences demeurent, et s’offrent à Jérôme comme une représentation sans point de fuite, dont l’immanence est propre à réverbérer le bruissement d’un commentaire sans fin car sans portée réelle, d’où ne peut percer l’appel qui aurait guidé sa vocation. Sans ordre dans lequel s’inscrire, sans Loi à laquelle se rapporter, Jérôme est condamné à errer sans vocation précise, comme un moine gyrovague en rupture de ban complète avec l’autorité. Ses hésitations et ses tergiversations résultent de l’indétermination de son identité, dans la mesure précisément où aucune instance transcendante ne peut la sanctionner, et résorber ses possibilités en l’associant à un rôle bien défini sur la scène de la réalité[35].

Les questions qui en viennent ainsi à se condenser sous le nom de Jérôme — nom qui se laisse peut-être surtout prononcer comme un « non » tant il se caractérise paradoxalement par son absence de reconnaissance — ont ceci d’important, au vu de la problématique identitaire, qu’elles montrent en négatif l’importance de la Loi — l’Autre grand « a » de Lacan, c’est-à-dire l’ordre symbolique du langage et de la culture — dans la constitution du sujet. Car la situation conflictuelle de l’imaginaire, où le moi est tenu dans l’envoûtement de son image, ne peut se résoudre que par la référence à une Loi transcendante, par l’intervention d’une instance tierce de régulation. L’entrée dans le symbolique, qui coïncide avec l’entrée dans le langage chez l’enfant, comme on sait, ordonne et apaise le règne anarchique des fantasmes ; elle structure l’imaginaire du sujet en médiatisant, par le symbole justement, ses rapports spéculaires avec son semblable. Il est intéressant de noter que Lacan définit le symbolique par sa position transcendante par rapport à l’imaginaire : « […] la régulation de l’imaginaire dépend de quelque chose qui est situé de façon transcendante […] le transcendant dans l’occasion n’étant ici rien d’autre que la liaison symbolique entre les êtres humains […] c’est la relation symbolique qui définit la position du sujet comme voyant[36] ». La transcendance du symbolique lui confère une portée et une résonance comparables, dans le registre théologique, à la parole adressée d’une certaine vocation. Suivant ce parallèle, qu’on a tout lieu de tracer, le cas de Jérôme se poserait ou s’exposerait en définitive comme une question identitaire mettant en jeu le passage du moi imaginaire à l’ordre du symbole qui le constitue en sujet. Pour être inabouti, ce passage n’est pas pour autant infructueux, car en soulevant cette question, et en la suspendant dans l’indécidable, le texte de Klossowski ne fait rien moins que soulever le couvercle même de l’identité, couvercle institutionnel qui contient la dispersion fantasmatique du sujet. Du coup, il donne à montrer la passion que sa normalité sociale couve et couvre d’un silence précaire.

Ce couvercle institutionnel, le sceau de l’Autre, comme on l’a supposé, c’est peut-être le livre même de Klossowski qui en représente le mieux l’ouverture. Le jeu inaugural qui ouvre, désencadre et brouille son paratexte — c’est-à-dire une certaine inscription de la Loi qui aurait permis au lecteur de distinguer de manière univoque le genre de l’ouvrage, de l’autobiographie ou de la fiction — semble aussi déterminer l’ouverture du reste de l’oeuvre et, surtout, celle de son problématique sujet. Le texte développerait ainsi les implications (ou du moins rejouerait le jeu) de ce qui se trame dans son espace liminaire : il donnerait à « voir » (car l’univers de l’identité indécidée, irrésolue, non reconnue, ne peut être que l’univers scoptophilique de l’imaginaire) ce que l’attestation autobiographique occulte normalement : à savoir les possibles de l’identité qui s’expriment plus ou moins chaotiquement à travers les représentations fantasmatiques et les images obsédantes du moi. Dans cette perspective, La vocation suspendue mettrait non seulement en jeu les « transpositions des vicissitudes de [l]a crise religieuse[37] » de l’auteur, comme le suggère l’éditeur, mais également les vicissitudes d’une crise personnelle plus générale et plus profonde, de nature à brouiller les frontières de son « personnage », à le réduire à un matériau que modèle et décompose en une infinité virtuelle de motifs le regard de l’autre (de celui de chacun des protagonistes comme de celui du lecteur), sans qu’aucune parole ne puisse trouver l’autorité nécessaire à ordonner l’« arrêt sur image » en laquelle se fixerait son identité.