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[…] orner la vérité par des fables c’est en effet la défigurer[1].

Endurer une tempête en mer constitue un élément obligé aussi bien de l’arsenal épique depuis l’Antiquité que de l’arsenal romanesque : il est si bien attendu de retrouver cet épisode dans le roman que cette prévisibilité même agace. Par conséquent, de nombreux romanciers du xviiie siècle, suspicieux devant l’accréditation dont dépend l’« illusion réaliste » par ailleurs revendiquée, expérimentent des manoeuvres diverses pour négocier avec ruse ce passage obligé en se distançant de toute adhésion qui puisse paraître naïve. Alléguons à titre d’exemple célèbre la solution de défiance auto-ironique adoptée par un narrateur délégué du Gil Blas lorsqu’il en vient aux événements d’une navigation en Méditerranée :

Enfin nous nous embarquâmes gaiement, et nous nous flattions d’être bientôt à Mayorque ; mais à peine fûmes-nous hors du golfe d’Alicante, qu’il survint une bourrasque effroyable. J’aurais, dans cet endroit de mon récit, une occasion de vous faire une bonne description de tempête, de peindre l’air tout en feu, de faire gronder la foudre, siffler les vents, soulever les flots, et caetera ; mais laissant à part toutes ces fleurs de rhétorique, je vous dirai que l’orage fut violent, et nous obligea de relâcher à la pointe de l’île de Cabrera. C’est une île déserte […][2]

Au risque de compromettre pour un instant l’illusion de réalisme auquel le témoignage prétendument « brut » du personnage lesagien nous invite à souscrire, le roman pointe ici explicitement, au nom même de la défense de la vérité, l’écueil du romanesque et de la performance littéraire : l’exemple illustre et récent du roman nautique de Télémaque à l’imitation duquel il prétend échapper en connaissance de cause parce que celui-ci vaut désormais comme blason d’une récitation élevée et splendide.

Diderot devait donner plus tard les prolongements démultipliés que l’on sait à une telle motion de défiance. En particulier, le narrateur de Jacques le fataliste prend lui aussi en compte la suspicion pesant sur le « romanesque de convention », à l’occasion de propos métanarratifs formulés à haute voix, tout au début du roman, pour protester de sa propre véridiction.

Qu’est-ce qui m’empêcherait […] d’embarquer Jacques pour les îles ? d’y conduire son maître ? De les ramener tous les deux en France sur le même vaisseau ? Qu’il est facile de faire des contes[3] !

Le propos revêt une porté générale. Mais a-t-on jamais identifié la pique particulière lancée ici par Diderot, précisément au sein de son antiroman, à l’adresse de la troisième lettre de la ive partie de La nouvelle Héloïse, dans laquelle le héros de la fiction, Saint-Preux explicitement embarqué à bord de l’un des navires de l’amiral Anson et donc impliqué dans une expédition historique réelle, réalise en compagnie des marins et militaires anglais un prestigieux tour du monde de quatre ans ? Alors que le roman de Rousseau ne fait mention d’aucune date, celui-ci eut lieu, en effet, entre 1740-1744 et fut tout entier voué à la célébration de l’idéologie du Progrès encyclopédique des Lumières.

Dans le roman de Rousseau, l’anti-reportage d’un périple autour du monde relate ainsi malgré tout — c’est-à-dire en dépit de la vive charge satirique implicitement adressée à la tradition romanesque des voyages de formation (Télémaque, Cleveland, Sethos[4]) — la longue navigation qu’effectuent Saint-Preux et l’amiral anglais Anson avec l’escadre de ce dernier, et notamment leur « embarquement pour les îles » (Tinian et Juan Fernandez)[5], avant de s’en retourner finalement respectivement en Suisse et en Angleterre, ayant heureusement survécu aux violentes tempêtes essuyées. Ce reportage iconoclaste d’un voyage exotique autour du monde est situé au centre de l’ouvrage (NH, IV, 3) ; c’est-à-dire qu’il occupe exactement la même position stratégique exceptionnelle que la descente d’Énée aux Enfers dans l’économie du poème épique de Virgile (Énéide, Livre VI). Le protagoniste virgilien, après avoir vu l’ombre de son ancien amour Didon réduite désormais au silence et aux tourments d’une existence fantomale (Énéide, Livre VI, v. 454), après avoir vu les Champs des Pleurs, après avoir appris les tourments des damnés, après avoir vu les Bienheureux séjourner dans un lieu d’éternel printemps, reçoit la vision de l’avenir politique glorieux qui attend la race troyenne et romaine jusqu’aux conquêtes splendides du règne d’Auguste. Le non-héros rousseauiste, marin roturier et anonyme, voit se déployer (durant une parenthèse quasi onirique de quatre années) un monde certes exotique mais situé ici-bas encore, où le spectacle navrant des méfaits commis par l’homme n’est racheté par aucune perspective d’avenir riante. Les exactions, sévices et persécutions partout observés sont aujourd’hui le mode de conquête tristement commun des émules des dominateurs de la Rome impériale de jadis — ces colonialistes qui entérinent le règne catastrophique et désastreux de « l’homme corrompu par l’homme » au détriment de l’homme naturel et de l’homme qui accomplirait sa vocation de vie sociale en conformité avec la vocation de simplicité naturelle qui était la sienne aux origines. Si le programme de vie vertueuse et modeste qu’élaborera la petite communauté de Clarens permettra bientôt, dans toute la seconde moitié de La nouvelle Héloïse (Livres IV à VI), d’ébaucher une esquisse de programme politique en guise de réponse au saccage universellement vérifié, c’est le spectacle de ce dernier, et donc des traitements honteux et cruels réservés par l’homme civilisé à l’homme sauvage, qui doit commencer par être sobrement brossé et détaillé dans un premier temps.

Je considère que la position sarcastique exhibée par le narrateur de Jacques le fataliste relèvera à son tour d’un dialogue prolongé avec le roman de Rousseau. Elle témoigne du fait que Diderot est en droit de reconnaître la critique romanesque que le passage central de la vertueuse et économe Nouvelle Héloïse adresse aux prétentions des grands romans d’aventures, que les valeurs de ceux-ci soient épico-héroïques, encyclopédico-philosophiques ou hermético-initiatiques. Diderot reconnaît que la lettre IV, 3 de Saint-Preux récuse le profit édifiant dont se prévaut le genre romanesque — et plus particulièrement toute sagesse ou morale qui serait acquise sous les espèces du « récit de voyage ».

Encombrée d’une richesse apparente de mers traversées et de pays visités, la relation du tour du monde, épisode de quatre ans offrant sur quatre pages d’extrême densité un saisissant contraste avec la rareté d’événements remarquée partout ailleurs dans cette longue oeuvre dont le rythme est extrêmement lent, se dégonfle lui-même comme une baudruche. Le témoignage d’une expérience foisonnant, apparemment, d’épisodes exaltants, se déplie de façon à la fois si négative et si caricaturale qu’il constitue en fin de compte moins la réparation d’un immense blanc que la confirmation d’un trou noir. Je propose de présenter d’abord la virulente satire du romanesque située au coeur du roman (explicitement antiromanesque) de Rousseau, à partir de laquelle Denis Diderot — parce qu’il a su mieux que nul autre la déchiffrer comme telle — élabore plus tard une sorte de surenchère en forme d’hommage ambivalent, lorsqu’il rédige la fin virtuose de sa propre « Promenade Vernet[6] » du Salon de 1767 et se moque ainsi amicalement du dessein critique de son ancien ami. À mon sens, le morceau d’anthologie placé par le « voyant » diderotien au terme de ce texte correspond à une leçon magistrale sur l’ambiguïté de toute entreprise de restitution mimétique qui revendique un statut de « véridiction » : s’agissant d’une description littéraire, force est de reconnaître le statut indécidable de la vérité référée. L’observation subjective se reflète fidèlement dans un procès-verbal de la réalité minutieusement et honnêtement dressé. Or simultanément celui-ci témoigne d’une sujétion à la fiction la plus extravagante et d’une imagination sous influence : n’est-ce donc pas toujours un songe ou un mensonge ? À ce titre, la « Promenade Vernet » s’offre comme un pendant tardif à l’épître de Saint-Preux décrivant son tour du monde. Jouant à se faire l’émule de celui qui jadis l’érigeait précisément en position de Maître (d’« Aristarque sévère et judicieux[7] ») et soumettait toutes les pages de ses créations à son jugement (inversion), Diderot prétend en 1767 reprendre le Rousseau de 1757 et du même coup, au risque de la surenchère, le surpasser amicalement.

Mais à quel titre Rousseau avait-il introduit et mis en scène de façon si puissante une mise en cause de l’illusion romanesque — au coeur même de son roman-fleuve ? Le problème qui s’était posé à lui, et qui avait sans doute fait l’objet de débats avec Diderot, était celui de la bonne manière de répondre, après Lesage, aux mêmes interrogations : comment échapper aux poncifs d’un romanesque grandiose et pontifiant qu’incarnait de façon idéale le Télémaque, le grand roman épico-maritime de Fénelon ?

Si la réponse que Rousseau élabore est formellement très différente de celle de Lesage, il n’en répond pas moins, lui aussi, très directement, à l’intimation de ne pas se dérober à l’affrontement de la péripétie viatique, maritime et tempêtueuse. Alors qu’il compose quarante ans après Lesage le sobre roman-qui-ne-saurait-être-un-roman (grandiose ou idéaliste), Rousseau prend position face à un même arsenal épique et romanesque de convention dont l’empreinte ne saurait être niée. Dans La nouvelle Héloïse, les prémisses de son pacte de sincérité avec le lecteur n’étant pas les mêmes que celles de Lesage, la solution qu’il apporte se démarque des protestations aux modes prétéritif et conditionnel qui relevaient d’une tradition de l’antiroman bien connue (dénégations ; exagérations souvent burlesques).

A priori, rien n’obligeait Rousseau à élaborer une critique de la tempête en mer, blason et indice conventionnel de littérarité. Non seulement son roman refuse les événements et les aventures, il est de surcroît éminemment continental (Lettres de deux amants habitants d’une petite ville au pied des Alpes) : aucun canton suisse n’a de contact avec la mer. Or Rousseau place pourtant le topos de la « tempête en mer » au centre de son roman.

Au Livre IV, on voit se succéder le reportage de Saint-Preux retraçant son voyage (passé) autour du monde durant quatre ans (NH, IV, 3) et sa relation, cette fois quasi au présent, de la visite du jardin de Clarens (NH, IV, 7). J’ai montré ailleurs comment la lecture de la visite au jardin dépaysant est fécondée par la connaissance à la fois de la description fictionnelle de l’île de Robinson dans le roman de Defoë et de celle, réaliste, de Tinian et Juan Fernandez dans la relation de l’expédition Anson[8]. Par opposition à l’île naturelle de l’homme sauvage, il s’agit chez Rousseau, dans le cas de la visite de l’Élysée de Julie (ce terme signale à dessein un rapport de connivence littéraire avec les enfers virgiliens), d’un lieu dont le statut improbable et fictionnel est un objet véritablement problématique[9].

La nouvelle Héloïse est un roman épistolaire composé de six Livres et donc de deux moitiés équilibrées. Le début consiste en des lettres courtes, au style haletant, où prédominent la fonction émotive et le désir d’exprimer des sentiments amoureux et des plaintes élégiaques. Les lettres que Saint-Preux adresse à Julie, si elles seront quarante-deux dans la totalité du roman, sont déjà quarante et une dans la seule première moitié (I-III) ! De façon similaire, les lettres que Julie adresse à Saint-Preux, si elles seront trente-neuf en tout, sont également déjà quasi au complet, trente-six, dans la première moitié du roman. La lettre IV, 3 de Saint-Preux (adressée à Claire d’Orbe) entérine ainsi l’axe de symétrie que constituent sur le plan de l’intrigue sa propre disparition physique et son silence épistolier lors du long séjour loin de Vevey et de Clarens. La lettre apporte une information rétrospective, paraissant à première vue réparer un blanc. Elle est l’envers de la disparition « pédagogique » qui fut demandée à Saint-Preux afin qu’il puisse chercher la guérison de son amour impossible pour Julie. Retranscription verbale du périple nautique et récapitulation de l’expérience « formatrice » du monde arpenté et passé en revue, la relation épistolaire de la réalité viatique est surtout le reflet d’une tentative d’oubli amoureux. Le reportage au passé rédigé par Saint-Preux est un regard jeté rétroactivement, par le patient lui-même, sur l’épreuve de sa cure thérapeutique.

Comment se manifeste dans cette lettre la critique rousseauiste du profit prétendument trouvé par d’autres dans le voyage philosophique ? Comment l’acquisition de connaissances, l’accumulation d’expériences, l’idéal positif de Progrès des Lumières sont-ils contestés par la relation de Saint-Preux ? Comment les illusions sous-jacentes du roman initiatique, genre contemporain de Rousseau, deviennent-elles à cette occasion un objet de saccage ?

La dimension parodique se manifeste dans un premier temps par l’accumulation maniaque de la formule introductive « j’ai vu ». La fréquence même, exagérée, de la brève formule anaphorique confine au tic de langage et à l’automatisme amer et désabusé. La récurrence même du verbe de perception, sans aucun effort de variation synonymique, conjugué à la forme personnelle affaiblit l’effet convaincant d’auto-accréditation que la présence de ce verbe réussit ordinairement à produire.

L’expression apparaît déjà dans le propos introductif de portée générale : d’office, les objets rattachés au sujet par l’intermédiaire du verbe voir (alors qu’une immédiateté est suggérée), par le statut de complément d’objet direct, sont tous de valeur négative :

j’ai vu les quatre parties du monde […] J’ai beaucoup souffert ; j’ai vu souffrir davantage. Que d’infortunés j’ai vu mourir ! […] je les voyais tout entiers à leurs peines.

NH, IV, 3, dans OC, t. II, 412

Le verbe ne varie pas : un tel martèlement contrevient à l’exigence de non-répétition de l’esthétique classique. La protestation de témoignage authentique, employé de façon inflationniste et devenant trop voyant, risque de fonctionner à contre-emploi, de dénuder la « recette » (un « procédé » de véridiction ne s’autorisant que de soi-même) et de confiner à la parodie. Qu’un indice négatif s’attache à tous les objets proposés à la vue se confirme dans la suite du texte, à la faveur du détail des étapes et des événements de la circumnavigation. Si les allusions au registre scopique sont décidément surdéterminées, il est en effet remarquable qu’il s’agisse toujours d’expériences visuelles catastrophiques et malheureuses. Tandis que la pieuse Julie reste inamovible sur le rivage vaudois du Léman, l’oeil de Saint-Preux rate sa cure et ne perçoit autour du monde que des scènes de désastre et de dévastation. Le navigateur a-t-il délibérément refusé d’ouvrir les yeux devant d’éventuelles beautés et de reconnaître des raisons de s’égayer associées aux paysages exotiques ? Le voyage entrepris pour accomplir le deuil amoureux donne lieu en réalité à une restitution visuelle totalement assombrie par le spectacle des méfaits de « l’homme corrompu par l’homme ». Ces spectacles successifs de prédation cruelle confirment implicitement le bien-fondé du climat désespéré lié au chagrin sentimental intime.

Remarquons que la tempête (événement naturel) fait exception dans le sens où elle n’est pas directement introduite par une formule se rapportant au sens visuel. Relevons aussi que le sens de l’ouïe est discrètement sollicité au sein de l’hypotypose :

J’ai vu d’abord l’Amérique méridionale […] dont [les Européens] ont fait un désert […] J’ai vu les côtes du Brésil […] dont les peuples misérables […] J’ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique ; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes. […] J’ai vu […] le séjour de ces prétendus géants […] J’ai vu [au Mexique et au Pérou] le même spectacle que dans le Brésil ; j’en ai vu les rares et infortunés habitants, tristes restes […] J’ai vu l’incendie affreux d’une ville entière […] [je fus] frappé d’admiration, en voyant quinze cents lieues de côte […] j’ai trouvé dans l’autre continent un nouveau spectacle. J’ai vu la plus nombreuse et la plus illustre nation de l’univers soumise à une poignée de brigands ; j’ai vu de près ce peuple célèbre […] esclave. […] J’ai vu dans ce lieu de délices et d’effroi ce que peut tenter l’industrie humaine pour tirer l’homme civilisé d’une solitude où rien ne lui manque, et le replonger dans un gouffre de nouveaux besoins. J’ai vu dans le vaste Océan […] deux grands vaisseaux […] s’attaquer, se battre avec fureur […] Je les ai vus vomir l’un contre l’autre le fer et les flammes. Dans un combat […] j’ai vu l’image de l’enfer ; j’ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des mourants. […] J’ai vu l’Europe transportée à l’extrémité de l’Afrique […] J’ai vu ces vastes et malheureuses contrées qui ne semblent destinées qu’à couvrir la terre de troupeaux d’esclaves. À leur vil aspect j’ai détourné les yeux de dédain, d’horreur et de pitié ; et voyant la quatrième partie de mes semblables changée en bêtes pour le service des autres […]

NH, IV, 3, dans OC, t. II, 412-414

Le constat dense et sélectif dressé par l’épître se rapporte à des réalités anthropologiques et politiques déplorables, jugées avec sévérité. Mais ce à quoi le regard de Saint-Preux ne conduit pas est aussi significatif. En dépit des île désertes observées, la prose rapide, cursive ne s’émerveille jamais longtemps devant un « spectacle de la nature » pour lequel la disponibilité fait défaut[10]. Saint-Preux n’a pas vécu son exil en Robinson naïf. Que le lourd réquisitoire ne comporte aucun récit de haut fait de bravoure de sa part (le témoin n’aurait-il pas pu se sentir lui-même interpellé par telle ou telle situation directement observée ?) et qu’il n’appelle nullement, dans quelque projet militant que ce soit, à espérer en une action collective future, est révélateur. S’il est à sa façon nourri de visions, Saint-Preux n’a pas eu, face aux intimations des réalités coloniales choquantes, les réactions généreuses du Quichotte de Cervantès. Ne flattant pas son propre rôle, le rédacteur n’est jamais intervenu en justicier portant remède aux cruautés aperçues.

En dépit de ce point de divergence important (aucune rodomontade), le circumnavigateur autobiographe Saint-Preux reste tributaire de ce qu’il croit avoir vu. Il reste la victime possible d’un phénomène de vision, au sens où le « visionnaire » est traditionnellement, dans la comédie ou dans le roman, un personnage conventionnel en proie à des hallucinations à travers lequel les effets extravagants et dangereux de l’imagination se trouvent interrogés[11]. Au-delà du procès, apparemment circonscrit, du récit de voyages et d’aventures, ce sont les ambiguïtés de toute fiction, reposant sur l’attestation de la vision personnelle, qui se trouvent montrées du doigt. Toute extrapolation fictionnelle ne procède-t-elle pas du travail d’écriture d’un visionnaire particulièrement convaincant et créatif ? Certes, outre les visions d’Énée lors de sa descente au séjour des morts au Livre VI de l’Énéide, l’« image cruelle » correspondant visuellement et instantanément au long récit de la mort d’Hippolyte, à la fin de Phèdre (V, 6, v. 1544), pourrait ici servir de modèle. Il est imposé à Saint-Preux de rapporter à son tour une vision terrible et traumatisante comme jadis Théramène (« J’ai vu des mortels périr le plus aimable » [V, 6, v. 1493]) ou maint autre protagoniste racinien. Ce que Saint-Preux réalisait ailleurs lorsqu’il rédupliquait de façon récurrente le modèle plaintif des héroïnes littéraires désespérées d’amour[12], il le compléterait seulement ici sur le versant viril des relations de grandes expéditions nautiques entreprises par des capitaines patriotes — en se dissimulant à lui-même la dette tenace qu’il continue de contracter à l’égard de l’art et de la littérature. Que ce soit sur le versant pastoral élégiaque ou sur le versant des prouesses viriles et militaires, la même attitude resterait en cause, celle de la réappropriation devenue quasi naturelle de certaines postures à partir d’une mémoire livresque intériorisée et intégrée, après identification et « application » à soi.

Les « visions » que Saint-Preux, ou Rousseau derrière lui, couche sur le papier ne sont-elles pas suspectes d’avoir été inspirées par la lecture du Voyage autour du monde de l’amiral Anson, rédigé par Richard Walter, témoin authentique car lui-même aumônier du Centurion[13] ? Et par rapport à ce témoignage faisant office de référence et de source, les inflexions assombrissantes apportées par le « visionnaire » second, Saint-Preux, usurpant un rôle dans cette entreprise collective et s’appropriant la « matière » narrative tout en lui infligeant un infléchissement nettement pessimiste, désabusé et catastrophique, ne seraient plus que l’expression d’une mélancolie pathologique[14].

Il faut noter que la prose descriptive précise, souvent technique, de Richard Walter se caractérisait, elle, par un effort d’effacement de subjectivité, au profit de l’autonomie neutre et objective du discours scientifique. Le sujet de l’énonciation ne cherchait donc en aucun cas à souligner sa présence attestante à titre de garantie subjective personnalisée pour accréditer l’authenticité du récit. Le contraste avec le parti pris opposé de Saint-Preux — scandant de façon quasi maniaque la formule autoréférencée « j’ai vu » — n’en est que plus frappant.

Il est vrai qu’au terme de l’énumération des objets calamiteux et désespérants qu’il convenait de décrire (une accumulation de méfaits redevables à l’« homme corrompu par l’homme »), l’entreprise de restitution change et se retourne vers un sujet exceptionnellement plus réjouissant. L’introspection récapitulative se replie sur le lien établi avec les compagnons de voyage : l’équipage de l’escadre anglaise et le personnel de l’expédition Anson. Il s’agit enfin d’objets positifs :

Enfin j’ai vu dans mes compagnons de voyage [des Anglais] un peuple intrépide et fier […] J’ai vu dans leur chef [l’amiral Anson] un capitaine, un soldat, un pilote, un sage, un grand homme […]

NH, IV, 3, dans OC, t. II, 414-415

L’activité de « voir » a immédiatement engagé des jugements moraux. Mais tout l’enjeu de la fin de la lettre consistera en une revendication inversée. Après avoir frappé de nullité les objets a priori incroyablement riches et divers, exaltants et exotiques, « vus » durant les différentes étapes et épreuves de la circumnavigation, Saint-Preux décrira la force empreignante de l’image toute-puissante, indélébile et rayonnante de sa bien-aimée Julie, qu’il a intériorisée. Il exprime son désir de la revoir. Certes, c’est par rapport à Julie, qui remplit à elle seule de façon pleine et suffisante la place de sujet désirable au regard, qu’il faut comprendre la disqualification lapidaire et sévère de tous les autres objets susceptibles d’être vus. En cela consiste la fonction interne de la lettre IV, 3, dont le sens doit être compris par rapport à l’économie du roman considérée dans son ensemble. Là réside la justification interne de la présence du panorama ethnographique globalement répudié.

Indépendamment de la fonction de la relation de voyage à l’intérieur du roman, la lettre IV, 3 occupe par elle-même une place suffisamment importante pour que la polémique antiromanesque qu’elle soulève incidemment soit considérée de façon autonome. Je considère que Diderot réagit précisément à la façon dont Rousseau envisage dans la lettre IV, 3 la relation entre la transcription littéraire d’une « vision » et le statut de la réalité référée.

On le sait, dans le Salon de 1767, Diderot s’en prend non pas à la lettre IV, 3 de La nouvelle Héloïse mais aux tableaux de tempêtes en mer du peintre Joseph Vernet. Selon l’hypothèse développée ici, il trouve chez Saint-Preux lui-même la suggestion d’une telle transposition. Le protagoniste de Rousseau n’introduit-il pas une citation de la Jérusalem délivrée, c’est-à-dire la langue musicale du plus grand poète épique chrétien, à l’intérieur de son reportage véridique et fidèle ?

J’ai traversé paisiblement les mers orageuses qui sont sous le cercle antarctique ; j’ai trouvé dans la mer Pacifique les plus effroyables tempêtes.

E in mar dubbioso sotto ignoto polo

Provai l’onde fallaci, e’l vento infido […]

NH, IV, 3, dans OC, t. II, 413

Par cette juxtaposition d’énoncés de statut différent, Saint-Preux concède que son texte est un objet mixte qui renvoie à un éventail de réalités et de références plurielles. Sa disposition d’esprit (lui-même en fait l’aveu) veut que l’évocation d’une tempête en mer le conduise quasi automatiquement à rattacher l’événement à une « vision » léguée par un souvenir épique : non plus un procès-verbal militaire, objectif, prosaïque (celui d’Anson), rendant compte de la hauteur des vagues de façon scientifique, mais des vers lyriques du Tasse, dont l’empreinte vous marque et qui vous trottent dans la tête même à votre insu[15].

La musique du Tasse sait suggérer des visions et paraît occuper la place réservée à celles-ci lors de la rédaction finale de la relation fidèle du voyage. Dès lors, la notation apparemment réaliste de synesthésie

j’ai vu l’image de l’enfer ; j’ai entendu les cris de joie des vainqueurs couvrir les plaintes des blessés et les gémissements des mourants […]

NH, IV, 3, dans OC, t. II, 414

ne remémore-t-elle pas elle aussi le point de départ du voyage lors de l’ultime adieu à la terre ferme :

Si jamais […] j’entends le signal, et les cris des matelots ; je vois fraîchir le vent et déployer les voiles. Il faut monter à bord, il faut partir.

NH, III, 26, dans OC, t. II, 396-397

La formule de Saint-Preux témoigne d’une entrée à la faveur des sens, d’une audition d’un fonds sonore collectif, dans une nouvelle réalité, à partir du rivage où l’on écrivait encore à Claire (ou à Julie) vers l’épreuve inédite de la navigation, qui interrompt le commerce épistolaire durant quatre ans mais où s’instaure une sujétion palliative à des « images » successives, plus décevantes et attristantes les unes que les autres. La formule ne fait-elle pas inévitablement écho à l’enthousiasme exacerbé de quelque amateur d’opéra français — tel le Rousseau d’avant le basculement italianophile de 1752 ?

J’ai vingt fois vu tout le spectateur saisi d’admiration et de respect être transporté comme hors de soi au fameux choeur de Jephté […] ; le choeur « Brillant soleil » et celui des matelots qui périssent des Indes galantes [de Rameau] […] sont des morceaux qu’on n’entend point de sang froid.

« Lettre sur l’opéra », [1750], dans OC, t. V, 257

Saint-Preux s’est-il véritablement embarqué, a-t-il véritablement rejoint l’escadre de l’amiral Anson, a-t-il fait le tour du monde, ou… toute l’expérience sensorielle correspondant aux quatre années de la disparition de Clarens ne représente-t-elle pas un repli assombri sur les beaux-arts, et ne se réduit-elle pas à une conjugaison d’expériences oniriques, d’auditions, de visions et de lectures — un opéra, Les Indes galantes ; un poème épique, la Jérusalem délivrée ; un poème épique en prose, le Télémaque ; un récit de navigation scientifique, le Tour du monde d’Anson…[16] alors que les beautés du roman inspiré de façon visionnaire par une anecdote véridique de survie insulaire confirmée par ce même Anson, le Robinson Crusoë, sont ici rageusement laissées de côté[17] ? Diderot, qui fut le premier lecteur de La Nouvelle Héloïse à Montmorency et le patient correcteur des brouillons de son ami apprenti romancier, perçoit bien la leçon que Rousseau prodigue : il est impossible de démêler le statut de réalité d’une expérience subjectivement vécue, lorsque celle-ci l’est par un protagoniste de fiction, toujours susceptible de n’être lui-même que le produit d’une imagination créatrice imprégnée d’images et de bribes textuelles déjà constituées. Diderot a-t-il lui-même suggéré à Rousseau, autour de 1756-1757, d’user du mode subtil et discret de l’autoréflexivité parodique et de mettre en scène la menace de l’autocircularité et de l’autoréférence artistiques pour approfondir une véritable problématique sur la nature du roman, dans le roman ? Tient-il plus à coeur à Diderot d’adresser dans le Salon de 1767 un hommage moqueur à son ancien ami, ou de reprendre en maître accompli un bien provisoirement accordé et prêté, mais qui fut bel et bien le sien dès l’origine ? Le rêve sera certes finalement avoué comme tel : une vision de spectateur d’un tableau de Naufrage en mer de Vernet — qui ne réalisait pas lui-même en la subissant qu’il était le spectateur non pas immédiatement de la scène de naufrage réelle, mais déjà et seulement d’un tableau de Vernet[18]. Quoi qu’il en soit, jouant de toutes les indécisions possibles et donc exhibant cette fois une disposition d’esprit ludique revendiquée comme telle, il use à son tour de la formule anaphorique « j’ai vu… », comme si son rêve redoublait en même temps, mais sur le mode mûri et adulte, l’expérience du trop naïf Saint-Preux que Rousseau avait restituée au centre exact de son long roman épistolaire.