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Pardonnez-nous nos enfances comme nous pardonnons à ceux qui nous ont enfantés.

Daniel Darc, Crève-coeur

La tradition arthurienne est encore bien vivace à la fin du Moyen Âge ; elle constitue un véritable réservoir de thèmes, de motifs, de personnages et de structures qui continue de séduire le lecteur du xve siècle, tout en simplifiant d’autant le travail du romancier. Les textes viennent s’y ressourcer, et poursuivent le travail de sédimentation du « continuum mémoriel » qu’incarne une tradition romanesque à la fois garante de modèles fonctionnant comme norme et fondant une communauté d’adhésion entre le texte et le lecteur[1].

La critique a beaucoup insisté sur le fait qu’à la fin du Moyen Âge, les auteurs de romans arthuriens n’ont plus guère de matériau à exploiter en dehors des lacunes laissées au sein des grands cycles, lacunes ou failles qui se réduisent souvent à conter l’enfance des héros ou à défaut les aventures des pères des héros ou celles des descendants des héros, renouvelant — sur des terres encore vierges — le geste inaugural de Chrétien de Troyes logeant ses récits dans ces douze années de paix du règne d’Arthur. Mais ils éprouvent une difficulté de taille : comment « conter d’Arthur » après sa mort[2] ? Il faut bien admettre que la pratique extensionnelle est un moyen facile pour bénéficier du succès de récits antérieurs en logeant son récit dans un grand cycle déjà-écrit, sous la forme d’une suite rétrospective. Mais cette pratique ne va pas sans difficulté car toute interpolation dans un corpus déjà défini suppose de s’interroger sur la soudure (ou la jointure) et l’écart. Trois siècles se sont écoulés depuis Chrétien de Troyes ; de fait, peut-il encore être considéré comme un modèle ? Quels rapports se nouent entre les textes sources, ces « vieux romans », et leurs rejetons qui leur doivent tant et doivent aussi s’émanciper, trouver leur voie propre ?

Plusieurs possibilités s’offrent à l’écrivain : la pratique la plus productive est celle que choisit l’auteur de Guiron le courtois en inscrivant son récit dans le temps pré-arthurien et la génération des « pères » ; ce roman qui date de 1235-1240 met en scène, autour du héros éponyme, les pères d’Arthur, de Tristan, d’Érec, etc. L’autre voie qu’explore le Perceforest, composé entre 1337 et 1344, consiste en une préfiguration de l’univers arthurien et un chaînon entre la chevalerie païenne d’Alexandre et la chevalerie chrétienne d’Arthur.

C’est à deux « enfants trouvés », deux récits sans père de la fin du Moyen Âge dont on ne sait rien du contexte qui les a vu naître, que je souhaite m’intéresser pour creuser la question de l’écriture parodique, de ses modalités et de ses enjeux dans le roman arthurien tardif. Tous deux posent différemment la question de la réécriture et de la répétition, trouvent des réponses distinctes au problème de la mémoire littéraire et du déjà-lu et résolvent, à leur manière, le jeu de discordance ou de disjointure par rapport au matériau originel.

L’un, Ysaÿe le Triste[3], est une suite qui se situe en aval du Tristan en prose et de la Mort du roi Arthur ; son auteur donne ainsi corps à la belle métaphore du chèvrefeuille et du coudrier en inventant un « rejeton » au couple mythique de Tristan et Yseut. Un des intérêts majeurs de ce roman tient au fait qu’il se situe à la fin de la chaîne, tant historique (puisqu’il a été vraisemblablement écrit au xve siècle) que narrative (dans la mesure où il intervient après la mort du roi Arthur). C’est pourquoi il offre le double avantage de profiter d’une vue synoptique du passé littéraire et d’une conscience forte de ce déjà-écrit. Cela fait bien longtemps que l’on conte d’Arthur et de sa maisnie. Au moment où l’histoire commence, Arthur est un roi vieillissant qui trouve la mort durant la désormais fameuse bataille de Salesbières, Lancelot ne sera bientôt plus que reliques, les chevaliers de la Table Ronde, Tristan et Yseut, ne tardent pas à mourir et, avec eux, un univers s’engloutit pour apparaître sous une nouvelle forme, revue au goût du jour.

L’autre, Le conte du papegau[4], est une suite en amont qui renoue avec les romans de Chrétien de Troyes, même si le récit est écrit en prose ; il se propose de revenir à l’origine en contant les enfances d’Arthur et se donne comme la suite en trompe-l’oeil du Merlin de Robert de Boron. Désormais c’est au papegau qu’il revient d’incarner l’emblème d’Arthur, bien loin du dragon qui avait présidé à sa naissance chez Geoffoy de Monmouth et chez Wace. En passant du dragon au papegau, on quitte les terres devenues gastes de l’histoire légendarisée pour entrer résolument dans l’ère de la fiction. Dans ce bref roman, qui confine presque au digest de la matière courtoise et arthurienne, Arthur, nouveau chevalier fraîchement adoubé et qui vient d’être couronné, est accompagné dans ses aventures par un papegau — ancêtre du perroquet — avec qui il découvre le monde littéraire déjà ancien dans une parenthèse temporelle d’un an. Rappelons la trame du roman : le récit s’ouvre à la Pentecôte, le jour du couronnement d’Arthur et une demoiselle vient requérir l’aide d’un champion pour sa dame, victime des exactions d’un maréchal félon. Or c’est le jeune roi qui se charge d’honorer la requête et le voilà entraîné dans un tourbillon d’aventures plus rocambolesques les unes que les autres. Il combat un chevalier félon nommé Lion sans Merci, à qui il inflige de se rendre à la cour d’Arthur dans une charrette, conquiert un papegau (d’où son pseudonyme de Chevalier au Papegau), combat ensuite le Chevalier Poisson, un centaure à la peau de serpent tout droit sorti d’une Imago Mundi, ce qui lui vaut de gagner le corps et le coeur de la Dame aux Cheveux Blonds. Cette fée lui impose de (re)jouer le tournoi de Noauz (tournoi du pire) ; puis il affronte un géant. Il se met enfin en route pour honorer son engagement premier, accompagné d’une bête fabuleuse, fantôme et semblance du roi Belnain, tué par le maréchal félon. Après être sorti victorieux de deux nouvelles épreuves, un tournoi fantôme et un pont périlleux, il tue un dragon et échappe aux griffes d’une femme sauvage, avant de tuer, enfin, le maréchal félon. Dans un ultime rebondissement, alors qu’il est embarqué pour rentrer à sa cour, une tempête se déchaîne et il échoue sur une île habitée par un nain et un géant sot nourris par une licorne ! Il revient à sa cour à la Pentecôte, nanti de toutes les curiosités qu’il rapporte de ses pérégrinations.

Le lecteur aura reconnu bon nombre d’éléments et de motifs puisés dans le réservoir de la littérature arthurienne, motifs pour la plupart empruntés à Chrétien de Troyes, qui se succèdent comme autant de « vignettes[5] », sans cohérence narrative véritable. L’auteur anonyme nous propose une sorte d’« image du monde breton », avec ses lieux étranges, ses habitants merveilleux sous la forme d’une visite guidée dans un univers littéraire ancien dont il souligne l’étrangeté des us et coutumes. Chaque station du jeune roi est pour lui l’occasion de revisiter et de resémantiser un motif traditionnel sous la houlette du papegau que l’on promène de lieu en lieu dans sa cage reliquaire.

Pourquoi, en cet automne du Moyen Âge, l’enfance apparaît-elle comme une voie privilégiée du renouvellement de l’écriture et, dans le même temps, comme un lieu de retour vers l’origine du roman ? On peut y lire une nostalgie du temps passé et des écrits passés qu’il faut conserver, un mal du pays littéraire d’antan. Écrire l’enfance, c’est certes se ménager la possibilité d’adjoindre un petit supplément, de combler le blanc, mais, ce faisant, d’introduire une distance amusée sur le matériau d’origine. L’enfance est le lieu des possibles narratifs et le lieu de leur renouvellement, le lieu privilégié où se conjoignent l’autrefois et l’avenir ; l’aventure se redéfinit alors comme un toujours déjà-là enfoui ou refoulé qu’il faut faire remonter à la surface. Je me contenterai ici de dessiner quelques perspectives et d’appréhender la question de la récriture parodique et de son rapport au schème et au thème de l’enfance du héros à partir de trois axes principaux : l’écriture contrapuntique, la métafiction et la contrefaçon ainsi que, enfin, la mémoire et la répétition.

L’écriture contrapuntique

« C’était le temps des géants. Nous sommes des nains, nous autres[6]. »

Le dédoublement de la figure chevaleresque

Un des premiers points qui s’impose à la lecture des deux romans n’est autre que le dédoublement comique de la figure chevaleresque. Chacun des chevaliers, Ysaïe ou le jeune roi Arthur, est accompagné dans ses aventures par un personnage miniaturisé, un nain pour le premier, et un papegau, pour le second. Voilà deux formes de compagnonnage pour le moins originales et insolites qui se détachent en profondeur du schéma canonique et traditionnel du chevalier et de son écuyer ou de son précepteur et qui, par bon nombre d’aspects, annoncent la venue prochaine des couples burlesques que consacrent Don Quichotte et Sancho Pança et, plus largement, la tradition picaresque. Ces deux personnages miniatures introduisent la veine comique par des moyens variés : pirouettes physiques et verbales du nain Tronc qui met en scène des situations comiques, jouant sur les effets de renversement et d’inversion (quiproquos, ruses diverses, déguisement, bons mots…) ; craintes de pucelle et cris de terreur du pauvre papegau encagé lors des combats de son chevalier avec des créatures terrifiantes… sont autant de moyens de faire naître le sourire du lecteur.

La présence du nain Tronc aux côtés d’Ysaïe permet de maintenir un rythme plus vif et un fil pittoresque en contrepoint du fil narratif d’Ysaïe, répétitif et sérieux, le personnage se contentant pour l’essentiel de destituer les males coutumes[7]. Il faut bien reconnaître que le récit des aventures chevaleresques d’Ysaïe, de style noble, pourrait-on dire, serait bien plat sans la présence facétieuse de son ludion de « valet » ; ce que dit le narrateur des aventures burlesques de Jacques le fataliste et son Maître serait facilement transposable au sentiment qu’éprouve le lecteur face au récit répétitif des aventures d’Ysaïe. « Voilà le maître et le valet séparés » ; le narrateur fait alors mine de ne pas savoir à qui accorder la préférence et s’enquiert auprès de son lecteur sur le choix qui serait le sien, tout en le mettant nettement en garde : « Si […] vous prenez le parti de faire compagnie à son maître, vous serez poli mais très ennuyé ; vous ne connaissez pas encore cette espèce-là. Il a peu d’idées dans la tête ; […] il se laisse exister : c’est sa fonction habituelle[8]. »

Ysaïe est bien proche en effet de cet « automate » que décrit le narrateur diderotien, se contentant de donner de grands coups d’épée, le plus souvent sur le conseil de son nain qui lui dicte le comportement à adopter. Heureusement le nain Tronc n’hésite pas à faire dévier le scénario bien trop prévisible, tissant un fil supplémentaire et inattendu dans la trame usée et divertissant ainsi le lecteur. Sans vouloir multiplier les exemples ni viser une quelconque exhaustivité, signalons notamment l’épisode savoureux dans lequel le nain Tronc endosse le costume de la demoiselle « en conduit » aux côtés de son chevalier afin de répondre au scénario qu’impose la coutume éculée de Brun de l’Angarde. On ne peut que se réjouir de cette scène de genre que nous vaut l’enlèvement de la « demoiselle hideuse » par un amoureux transi à la vue bestournée qui lui fait sa déclaration dans la plus pure rhétorique courtoise tandis que Tronc se goinfre littéralement des mets les plus délicats que Brun a mis à sa disposition.

Globalement, Tronc joue le rôle de mentor et de pédagogue auprès du jeune Ysaïe, l’instruisant en matière de morale chrétienne surtout. Il n’en va pas tout à fait de même avec Marc, le fils d’Ysaïe, même s’il continue d’endosser une fonction de guide et de précepteur, il s’agit avant tout de lui apprendre à ne pas se conduire en éternel enfant orgueilleux et gâté. Le nouveau couple qu’ils forment est d’ailleurs beaucoup plus amusant que celui que formaient Ysaïe et Tronc, couple harmonieux et assez ennuyeux, alors que celui de Marc repose sur la discordance et l’incompatibilité d’humeur. Tronc n’aura de cesse de lui faire perdre de sa superbe à travers des épreuves comiques, pour lui et le lecteur, et dégradantes pour le jeune chevalier (la chute dans la fontaine, les nains qui le frappent dans la forêt aux dames, l’emprisonnement, la tempête effroyable sur le tombeau de Merlin). Tronc, comme le papegau, n’appartiennent pas à l’univers chevaleresque et ne sont pas codifiés, ce qui leur confère une grande plasticité et leur permet de se prêter à toutes sortes de variations et d’emplois.

Mais, dans le même temps et de manière peut-être plus paradoxale, le nain et le papegau incarnent aussi des figures de clergie et de savoir. Le chevalier et le nain et/ou le papegau appartiennent à deux sphères différentes : l’un se situe dans l’action héroïque, la prouesse, tandis que l’autre prend en charge la parole et le dire. De même, le nain et le papegau ont des rôles distincts : rôle de mentor et maître de la diégèse pour Tronc, fonction de héraut et de ménestrel divertissant pour le papegau[9]. Mais ce dernier ne se contente pas d’être le héraut du chevalier, il est aussi sa « nounou », serait-on tenté de dire ; comme en témoigne ce passage où le jeune roi encore en enfance doit être bercé par le papegau qui lui conte de belles histoires afin qu’il s’endorme. Le papegau le nourrit du lait des fables et des chants (§ 16). Ce faisant, la présence de Tronc ou du papegau aux côtés des chevaliers tend à les maintenir dans l’enfance.

Cela est vrai d’Ysaïe, qui n’est qu’une pâle copie de son père ou de son parrain, et dont l’unique savoir consiste à chevaucher droit devant lui en restaurant le bien sous ses pas ; mais l’absence de toute dimension amoureuse lui ôte tout panache. Au risque de charger encore son portrait, on ajoutera qu’il se conduit comme un enfant et que, avant de prendre une décision importante, il consulte son nain qui lui dicte la conduite et le discours à tenir, comme il avait déjà écrit pour lui les lettres d’amour envoyées à Marthe. Son fils Marc n’échappe pas à une forme d’infantilisme. C’est un personnage haut en couleur, coléreux et orgueilleux, également proche du chevalier épique. S’il connaît le code courtois et s’avère capable de composer et de chanter des rondeaux lors de la mise en scène des Voeux du Butor, son portrait est loin d’être univoque. Passons sur ses erreurs de jeunesse, durant laquelle il précipite le neveu de son grand-oncle dans un puits, ce qui d’ailleurs, dans un contexte de recréation du trio tristanien à travers l’onomastique, est plus qu’une simple coïncidence. Voilà une bien étrange coïncidence qui veut que la méchanceté du grand-oncle de Marc — le roi Marc — lui ait été transmise par une sorte d’atavisme fictionnel et qu’il ait redoublé le geste du roi en tuant à son tour le neveu de son grand-oncle (maternel, cette fois), même si la répétition subit quelques brouillages généalogiques. Qu’en est-il alors de sa dimension d’amant ? Il manque assassiner la jolie sarrasine qui deviendra son aimée ; avant de partir à son tour en quête d’aventures, il lui fait le serment de lui être fidèle, alors qu’il n’a de cesse de multiplier les conquêtes, concevant nombre de bâtards. Certes, il est un chevalier valeureux et triomphe de diverses épreuves, mais n’est-ce pas le même qui appelle le nain à la rescousse, comme un enfant « essilié », une fois confronté au monde de la merveille[10] ?

Effets de miniaturisation et déceptivité

Une nouvelle ère de héros est née, des personnages qui incarnent l’imperfection, le manque, l’incomplétude à l’opposé des Tristan et des Lancelot, chevaliers accomplis, et qui se rattacheraient plutôt à la figure de Perceval, prototype de l’enfant-chevalier. L’auteur d’Ysaïe le Triste a renouvelé et transformé le modèle du chevalier errant en présentant deux figures imparfaites de chevaliers. Ysaïe, qui est décrit comme un bras vengeur, « ung destruiseres de gens » (§ 124), qui s’abat sur les méchants, fonctionne à la manière d’une armure vide, un automate dont les gestes sont dictés par une volonté transcendante. À cette vacuité d’Ysaïe répond la vanité de Marc qui se complaît dans la démesure et l’hybris sans toutefois se départir d’une naïveté et d’une irascibilité enfantines.

La miniaturisation des personnages, mentors des chevaliers, s’accompagne d’une autre forme de miniaturisation portant cette fois sur l’écriture qui privilégie une esthétique de la vignette ou de la devise. À chaque aventure correspond son personnage ou son lieu emblématique à la manière des manuscrits médiévaux. Tous ces personnages plus ou moins fabuleux que croise le Chevalier au Papegau évoquent les marginalia qui décoraient les marges des manuscrits et qui ont désormais pour vocation nouvelle de délaisser leur place excentrique contre une autre de premier plan. De façon très emblématique, c’est à un personnage dépourvu de tout attribut magique, d’une rare laideur, bossu et contrefait qu’il revient de diriger les fils du récit et d’incarner — un peu à l’instar de Merlin — le maître de la diégèse et la figure de l’auteur. Son nom, Tronc, qui désigne de manière déictique son amputation physique, signale aussi qu’il est ce à partir de quoi les branches peuvent se déployer. Ce nom, vide, qui ne renvoie qu’à lui-même et à son incomplétude, ne s’accompagne d’aucune histoire préalable et le personnage demeure longtemps privé dans le roman de tout récit antérieur et de sa généalogie prestigieuse. Ce n’est que dans le deuxième tiers du roman que l’on apprend que Tronc masque en réalité Aubéron, le petit roi de féerie plus beau que le soleil en été, le fils de Jules César et de la fée Morgue, qui aurait subi une malédiction à sa naissance et aurait été condamné à errer quelque neuf cents ans sous les traits grimaçants et grotesques de Tronc.

Ce roman, Ysaïe le Triste, se présente a priori comme le récit des aventures et exploits du fils de Tristan et Yseut ; or, contre toute attente, le lecteur s’aperçoit vite que contrairement à ce qui lui est annoncé à grand renfort de proverbes, comme « Li commenchemens du fil vient du pere », le fils est loin d’être le digne successeur du père, car ses aventures s’accumulent sans déboucher sur rien et il n’est pas l’amant courtois escompté et espéré par Marthe. Le romancier a, semble-t-il, utilisé la fortune des vieux romans pour écrire un roman autre, qui, à l’image de Tronc, n’est pas ce qu’il paraît être. On assiste à une multiplication des récritures déceptives qui introduisent du jeu dans le matériau traditionnel. À titre d’exemples, lorsque les fées invitent l’ermite Sarban, qui a recueilli le nourrisson des mains mêmes d’Yseut, à le mener dans la Verte Forêt, le lecteur est en droit d’imaginer qu’il y recevra une éducation comparable à celle de Lancelot dans le domaine de la Dame du Lac. Or il n’en est rien : les fées qui ont guidé l’ermite se retirent dès son arrivée, après avoir laissé en guise de substitut féerique un nain hideux, Tronc. Tout ce qu’on entrevoit d’elles au seuil du monde que l’on imagine merveilleux se réduit à l’image des fées se lavant les mains à la fontaine, comme si elles avaient achevé leur mission et se refusaient désormais à veiller au devenir romanesque de l’enfant. Lorsqu’une quinzaine d’années plus tard, Ysaïe a atteint l’âge d’être adoubé, Tronc s’emploie à le conduire auprès de Lancelot afin qu’il reçoive la colée d’un parrain célèbre. Mais Ysaïe arrive trop tard ; les ossements de Lancelot reposent dans une tombe et le jeune aspirant chevalier ne peut être adoubé qu’avec l’os de son bras droit, signe que le temps des preux est bel et bien révolu. Après quoi, on referme le tombeau sans autre forme de procès et le chevalier nouveau peut commencer ses exploits. Mais l’amour ne tarde pas à se présenter en raison de la renommée du jeune Ysaïe et, avec sa venue, on se dit que le chevalier va s’accomplir véritablement. Mais là encore, il n’en est rien. Il se contente de concevoir un enfant avec la jolie Marthe qui croit voir en lui un nouveau Tristan et de l’abandonner aussitôt après afin de continuer à destituer les mauvaises coutumes qui se succèdent opportunément. C’est à la jeune femme qu’il revient d’endosser la fonction de trobairitz, et de se déguiser en jongleur, comme le fit Tristan en son temps, pour tenter de rejoindre celui qu’elle aime. On ne peut finalement que s’étonner du destin littéraire si décevant réservé à Ysaïe, enfant du couple mythique, chéri des Muses, sur le berceau duquel les fées se sont penchées, le nourrissant du lait de la femme au sein d’or, lui prédisant un destin exemplaire…

Au terme de la lecture du roman, le lecteur éprouve la troublante impression d’avoir été dupé, comme si l’enseigne arborée ne correspondait pas aux articles réellement disponibles dans la boutique romanesque : on nous annonçait les exploits d’un preux parmi les preux ; on assemble tous les ingrédients nécessaires pour lier le récit à la sauce arthurienne : lieux, motifs incontournables, amour, exploits chevaleresques… Et cependant, le roman qu’on lit, s’il a la couleur du roman arthurien, n’est plus un roman arthurien comme les autres, car au delà des aventures d’Ysaïe et de son fils Marc, on lit plutôt le roman de Tronc, l’autre déformé d’Aubéron, un roman « tronqué », est-on tenté de dire. Le récit a certes emprunté le masque du roman arthurien, mais pour mieux jouer des travestissements dans une écriture de la duplicité et de la déceptivité[11]. Le titre caché, en creux, aurait pu être quelque chose comme « Les enfances de Tronc », mais quel public aurait été attiré par les enfances d’un inconnu pourtant illustre ?

Intituler son roman Ysaïe le Triste permet de faire résonner pour tout lecteur qui a ses oreilles en éveil le nom des amants ; cela revient évidemment à l’inscrire dans le lignage prestigieux du Tristan en prose, comme pour en donner l’épilogue, le fin mot de l’histoire ; c’est aussi prendre la position du losengier en dévoilant un surplus qui devrait rester secret : la naissance d’un enfant. C’est enfin rejouer la naissance de Tristan sous de tristes auspices : mort des parents, fin du royaume arthurien. Notons cependant que ce prénom n’est pas celui que devait porter l’enfant ; l’ermite Sarban l’avait baptisé « Justice » (§ 7) :

Dame, dist il, je lui donray non, ne mie moy, mais li benois Peres qui ly bailla parfait commenchement de son non, des qu’il aporta une espee en se diestre main ; et ce senefie Justiche, et qui droit lui fist, il eust a non, Justicia.

Mais l’enfant échappe à ce nom-programme grâce à l’intervention opportune d’Yseut qui l’enromance[12], en faisant s’entrelacer les deux prénoms du père et de la mère. Par le nom, elle le resitue dans le corpus anthroponymique des héros tristaniens, tout en préservant une part de nouveauté puisque ce prénom n’existe pas encore. Traditionnellement, le patronyme s’inscrit dans un espace référentiel noble, une terre d’origine, un lignage qui est aussi lieu d’assignation (Tristan de Leonois, Lancelot du Lac, Perceval le Gallois…). Ici, rien de tel, son nom n’est que littérature. De plus, le fait que son fils, Marc, a hérité du prénom de son grand-oncle et époux de sa grand-mère par un effet retors de la fiction et le plus grand des hasards — un chevalier prénommé Marc passe précisément par là le jour où a lieu le baptême de l’enfant et le tient sur les fonts baptismaux — permet de recréer de manière symbolique, et pour le moins décalée, le triangle Tristan-Yseut-Marc.

Le conte du papegau, puisque tel est le véritable titre donné par l’explicit, peut être interprété de deux manières : soit il désigne un récit centré sur le personnage du papegau aux dépens du jeune roi, soit le récit que conte le papegau au roi Arthur ou à sa cour au terme de leur errance d’une année. Alors que le titre qui avait été jusque-là retenu par la critique, Le Chevalier au Papegau, insérait le récit dans le même paradigme que Le Chevalier au Lion, ou Le Chevalier de la Charrette, le titre Le conte du papegau entre plutôt en résonance avec Le conte du Graal. Il convient donc de bien distinguer le pseudonyme qu’Arthur s’est conquis, le Chevalier au Papegau, et le titre du roman.

La translatio du lion en papegau marque la transformation d’un emblème de prouesse et de noblesse en emblème de parole, mais d’une parole à compléter : si le signifié du lion est fixé chez Chrétien de Troyes, celui du papegau est vacant, à compléter au fil du récit. Ce blason vivant, loquace et curieux, symbolise un otium, une disponibilité du récit, plus proche du jeu que de la mission ou de la quête à remplir. Rappelons pour mémoire que le nom de Chevalier au Papegau évoque pour le lecteur de la fin du Moyen Âge un titre de pacotille que l’on conquiert dans le cadre d’un jeu dit « du papegau » qui récompense durant un an le vainqueur du tir du papegau, c’est-à-dire le meilleur tireur de la cible de bois vert qui sert de but aux tireurs à l’arc ou à l’arbalète. Le papegau est désormais emblème du récit, plus peut-être que blason du chevalier, et symbolise une nouvelle modalité d’écriture.

Le papegau que l’on déplace de château en château dans sa cage ostensoir et qui réjouit les convives de ses chants et de ses récits a bel et bien remplacé la quête du saint Graal, dispensateur de toute nourriture céleste. C’est désormais la reconquête et la reconstruction de l’écriture à partir des reliques des récits anciens qui sont en jeu, afin de les faire briller de nouveaux feux à l’image des escarboucles qui entourent la cage photophore de Maître Papegau.

Deux récits ventriloques

Nous venons de voir que nous pouvons appréhender la récriture parodique comme une écriture du contrepoint, renouant avec l’étymologie du mot « parodie » dans lequel le préfixe para peut aussi bien signifier « le long de », « à côté de » que « contre », à la fois apposition et opposition. Mais on peut aussi faire appel à la notion de ventriloquie pour rendre compte de ce phénomène de récriture[13]. Cette écriture ventriloque se réalise à partir de références littéraires in absentia. Le récit premier continue de résonner de loin en loin, par échos, à l’oreille du lecteur mais ne demeure plus que le récit second ; Ysaïe serait alors une figure ventriloque de Tristan et de Lancelot ; Marc aurait pour double in absentia Alexandre et Galaad… et je passe sous silence tous les doubles plus ou moins lointains de Tronc, trop nombreux pour en faire la liste ici. C’est au lecteur qu’il revient de combiner et de surimprimer les voix, de faire jouer les transparents disposés les uns sur les autres, pour reprendre l’image fort judicieuse de Marian Rothstein[14]. Le texte parodique suppose peut-être davantage une lecture intériorisée que permettrait dans une moindre mesure une réception par la seule oreille.

L’écriture ventriloque se combine aussi — mais la question mériterait d’être creusée — avec un usage double qui est fait du matériau hérité, tour à tour exploité en usage (le mot désigne un référent extralinguistique) ou en mention (le mot est pris comme objet dans un processus d’autodésignation ou d’autonymie). C’est dans ce cas précis où le personnage modèle fait l’objet d’une utilisation en mention que la prise de distance et que le processus de parodisation s’enclenchent[15] et l’on se rapproche ici de la question de la métafiction et de son rapport avec l’écriture parodique.

Métafiction, enromancement et contrefaçon

Mout i ot douné et despendu, et bouhordé, et contrefait les aventures de Bretaigne et de la Table Ronde[16].

Quand la parodie fait signe

Pour qu’il y ait « réceptivité parodique[17] », le texte parodique doit introduire des signaux invitant le lecteur à décoder et à identifier le ou les texte(s) source(s) ; un indice parodique peut apparaître à la faveur d’un anachronisme ; c’est le cas dans Le conte du papegau avec le nain sur l’île — figure inscrite de Chrétien de Troyes — et son fils le géant sot, récriture ludique de Perceval. Le nain nourri par la licorne appartient à l’ancienne génération, celle des romans de Chrétien de Troyes, alors que son fils appartient à la nouvelle génération. Nourri au lait de la fiction (la licorne nourricière), le fils du nain a atteint la taille d’un géant. L’enfance du géant sot récrit non sans déplacements humoristiques celle de Perceval au moyen d’allusions légères et subtiles. C’est le cas lorsque le Géant sans Nom voit pour la première fois un chevalier sur son cheval. Il ne voit ni un ange ni un démon mais bel et bien un monstre. Et voilà Arthur transformé en centaure sous l’oeil du géant (§ 78), lui qui avait regardé avec curiosité le Poisson Chevalier, centaure à la peau de serpent, est à son tour regardé comme un monstre. Relativité des points de vue et renversement comique vont de pair… Ce géant, armé de sa massue à défaut d’un javelot, est bien un double hyperbolique et parodique de Perceval[18]. Il oublie, dès qu’il est livré à lui-même, les recommandations de son père : à savoir ramener les êtres humains vivants. Le nain doit lui apprendre à distinguer les aliments sur lesquels ne porte pas d’interdit, afin d’éviter la transgression suprême que représente l’anthropophagie. On assiste à un effet de gauchissement et de grossissement dans le recyclage et le retraitement du motif. L’apprentissage ne consiste pas uniquement dans l’apprentissage du langage et du signifié, il est aussi apprentissage de l’humanité. L’écriture s’affiche comme « écriture de seconde main », comme en témoigne non sans humour la scène où l’on voit le Chevalier au Papegau juché sur les épaules du Géant sans Nom, le fils du nain de l’île, se jouant d’un topos qui traverse toute la littérature médiévale. À travers ce rapide clin d’oeil se dit aussi bien l’usure des récits que la capacité de voir toujours plus loin et de renouveler un matériau hérité.

L’une des premières aventures à laquelle fait face le jeune roi, aventure qui est présentée comme un divertissement sinon une diversion, devient le haut lieu de croisements avec les oeuvres de Chrétien de Troyes. Alors que le jeune roi s’est engagé à combattre le terrifiant Chevalier Poisson, il s’empresse de secourir une dame dont l’ami vient d’être tué par le Chevalier de la Gaste Lande. Or cette dernière le détourne de son engagement en le menant dans une des plus belles cours qui soit où, chaque année, un chevalier nommé Lion sans Merci présente un papegau, prix de beauté, sans que personne n’ose le lui contester. Dans cette séquence, l’auteur a condensé dans un subtil jeu sylleptique[19] différents motifs et épisodes empruntés à plusieurs oeuvres de Chrétien de Troyes, faisant se superposer et se surimprimer les sens et se condenser les glissements de sens et les gauchissements.

Le motif de l’oiseau, prix du concours de beauté, est puisé dans Érec et Énide ; traditionnellement, le prix en est un épervier, oiseau de chasse noble. La demoiselle la plus belle s’empare de l’oiseau et son chevalier affronte le champion de celle qui a conquis le prix de beauté l’année précédente. La conquête de l’oiseau va de pair avec l’amour du chevalier pour sa dame. Or, dans Le conte du papegau, ce n’est plus la dame qui reçoit l’oiseau pour prix de sa beauté mais le champion qui le conserve pour son seul plaisir et y gagne un nom, le Chevalier au Papegau. À ce premier motif viennent se greffer deux motifs empruntés à Chrétien : la charrette d’infamie, dans laquelle Lancelot accepte de monter pour l’amour de sa dame, et le lion, emblème d’Yvain. Cette cristallisation se situe au seuil du roman pour mieux souligner que l’auteur se place sous la haute tutelle du père fondateur du roman arthurien afin de montrer comment il s’en démarque.

Rappelons que le chevalier qui a accaparé le papegau se nomme Lion sans Merci, usurpant doublement le nom qu’il s’est choisi car il ne respecte aucune des règles qui régissent l’ordre de chevalerie en s’emparant des biens de ses victimes qu’il maintient dans l’asservissement. Il incarne, à l’opposé d’Yvain, le Chevalier au Lion, un oxymoron contraire à l’éthique chevaleresque dans la mesure où le lion est symbole de défense des opprimés et de noblesse de coeur dans le texte de Chrétien de Troyes. Mais l’auteur ne s’est pas contenté de jeux d’inversion et de déplacement du sens, il a brouillé comme à loisir les références à son illustre prédécesseur[20]. À travers le personnage de Lion sans Merci viennent se croiser, voire se télescoper, Érec, Yvain et Lancelot. En effet, le héros civilisateur qu’est le jeune roi impose à Lion sans Merci de se rendre à la cour d’Arthur à bord d’un moyen de transport très connoté : une charrette qui retrouve ici tout son potentiel infamant. En joignant ainsi trois images clefs (l’épervier[21], le lion, la charrette) des romans les plus célèbres de Chrétien de Troyes, l’auteur en détourne la senefiance en profondeur. Mais, dans le même temps, il souligne l’impossibilité d’un tel croisement entre le lion et la charrette. En faisant de Lion sans Merci un « lion encharreté », il brouille deux emblèmes, le lion, signe de la chevalerie retrouvée, et la charrette, signe d’infamie que Lancelot transforme en suprême preuve d’amour. Cette alliance s’avère pour le moins incongrue et comique quand on sait que le lion, nous rappelle le Bestiaire de Pierre de Beauvais[22], craint tout particulièrement le grincement des roues de charrette !

Autre déplacement qui n’est pas sans conséquence : si l’épervier, le lion et la charrette incarnaient trois emblèmes possibles de la prouesse que fait naître l’amour, leur récriture dans le Conte du Papegau a désormais rompu le lien peut-être un peu usé qui unissait la prouesse à l’amour. Ces citations détournées, retournées comme un gant, transplantées dans un nouveau contexte fonctionnent bien comme des lieux où le texte semble faire de l’oeil au lecteur, attirant son regard sur ce qui se joue.

Autrement dit, il convient de distinguer deux niveaux : l’écrivain en lecteur des romans sources et la réception par le lecteur-relieur qui doit avoir la compétence de lire sous le texte, d’accommoder son regard et de déchiffrer les indices de parodie que l’auteur a glissés pour faciliter ou aiguiller sa lecture, indices ou signaux qui peuvent prendre différentes formes : anachronisme, jeux sur l’onomastique, déplacement d’un motif et recontextualisation, citation détournée… sont autant d’« embrayeurs de la parodie[23] ». J’accorderais pour ma part un statut particulier à deux figures de rhétorique, la syllepse et la métalepse, qui excèdent leur statut de figure pour nourrir l’écriture parodique en profondeur.

Ainsi la métalepse est-elle le lieu privilégié où dans le même temps la mimesis se noue, l’artifice s’affiche et les ficelles se dénouent, à la manière du finale où Tronc entre dans une chambre pour en ressortir sous les traits d’Aubéron avant de réintégrer le monde de la fiction qu’est son royaume de féerie, ne laissant derrière lui que son cor magique, signe de son passage dans le roman. Pour que l’on fasse bon usage des vieux romans arthuriens de part et d’autre (en amont de l’écriture et en aval de la lecture), il y a donc un pré-requis : une bonne connaissance de la littérature arthurienne, et ce, depuis son origine (Chrétien de Troyes) jusqu’aux sommes en prose que sont le Tristan en prose, le Lancelot en prose, la Mort Artu et le Cycle du Graal.

On pourrait aussi ajouter — mais la remarque ne vaut que pour les choix esthétiques d’Ysaïe le Triste, et non pour Le conte du Papegau qui a pour principal modèle Chrétien de Troyes — que l’auteur s’emploie à mêler des personnages, des motifs et des ingrédients venus d’univers littéraires très variés ; en fait, tous les genres médiévaux, toutes les veines, sont représentés dans une esthétique de la confluence[24] ou de la satura. Or, ce remixage participe pour une bonne part à l’écriture parodique dans la mesure où un motif traditionnellement attaché à un genre donné se retrouve transporté dans un nouvel univers littéraire dans lequel il doit faire sa place, jouant ainsi sur l’incongruité et le télescopage. À cet égard, le nain Tronc n’est-il pas lui-même un personnage venu de la chanson de geste (Aubéron) transplanté dans un univers qui n’est pas le sien de prime abord mais dont il vient relier les fils épars ?

Figures de lecteurs

L’auteur introduit donc des signaux qui guident le lecteur dans la découverte de son nouvel univers romanesque ; il faut en effet l’aider à trouver la bonne distance, à accommoder sa vue pour pouvoir goûter tous ces jeux de récriture, et cela suppose un apprentissage du regard, tout comme l’auteur lui-même a dû se plier au fait de percevoir « avec les yeux d’un autre[25] ». À cet égard, je souhaiterais revenir ici sur le compagnonnage de Tronc et Marc, dont l’apprentissage consiste à voir au-delà des apparences. Marc est un chevalier tout gonflé d’orgueil, qui a beaucoup lu les chansons de geste et connaît les héros épiques[26]. Néanmoins, la connaissance de l’univers arthurien et de ses merveilles semble lui faire défaut ; c’est pourquoi le nain l’entraîne dans une visite guidée du monde de la merveille, lui faisant découvrir les hauts lieux de la merveille parmi lesquels figure le tombeau de Merlin… Ce n’est qu’au terme de son apprentissage de la lecture des signes que Marc peut pénétrer dans le Verger des Fées — où se cache le sanctuaire du littéraire — où lui seront révélées les origines prestigieuses du nain. Le jeune Marc devient ainsi une sorte de figure inscrite d’un lecteur néophyte et curieux. Il pénètre enfin dans la grande « librairie » du savoir, qu’est le Verger des Fées qui fonctionne aussi comme mise en abyme de la fiction[27].

Il est une autre figure de lectrice, une fine lectrice même de traités courtois, du Roman de la rose. Il s’agit de Marthe, amoureuse d’Ysaïe sur la seule renommée de ses exploits et sans doute aussi de son ascendance prestigieuse. Ne voit-elle pas en lui un nouveau Tristan ? Or le personnage de Marthe est une figure d’écrivain à qui l’auteur d’Ysaïe accorde d’enchâsser son autobiographie poétique, qu’elle a composée au cours de ces pérégrinations pour retrouver son aimé, au centre du roman, dans un bel effet de spécularité, d’autant que la voix de Marthe vient en quelque sorte redoubler celle du narrateur en glissant sa propre subjectivité et sa tonalité lyrique[28].

Ces deux mises en abyme que sont l’autobiographie poétique de Marthe et la description de la fontaine du Verger des Fées, de même que la présence de figures intradiégétiques de lecteurs permettent de souligner les rapports entre la métafiction[29] et la récriture parodique. Cette dimension métafictive dans sa relation à la parodie me semble d’autant plus probante dans le contexte sociohistorique particulier du Moyen Âge flamboyant ou finissant — c’est au choix — où la noblesse et la bourgeoisie endossent les costumes des héros, arborent les blasons des preux pour rejouer des scènes célèbres de la littérature au cours de pas d’armes, de voeux chevaleresques et autres « enromancements »[30]. Ysaïe, quant à lui, fait un peu figure de candide, qui ne sait pas qu’il se promène dans un univers livresque. Peut-être tout ce dispositif cache-t-il les prémices d’une réflexion sur le réel et le fictif, l’enromancement du monde et l’enromancement de la fiction elle-même qui se prend pour objet ?

Contrefaçons et enromancement

Ysaïe doit aussi affronter la folie devenue un véritable passage obligé dans toute carrière chevaleresque et dans l’écriture romanesque. Ce motif est un lieu devenu commun et un lieu à haut risque pour celui qui s’emploie à le récrire ; il s’inscrit dans une longue tradition littéraire qui commence avec Le Chevalier au Lion et va jusqu’à l’Orlando furioso de l’Arioste, avant de devenir le mode d’existence au monde de Don Quichotte. Les plus grands, comme Lancelot ou Tristan, ont sombré dans la folie, croyant à tort avoir perdu l’amour de leur dame. Dans le cas d’Ysaïe, le chevalier devient fou parce qu’il a perdu le « sens », tout simplement, explication pour le moins tautologique. En fait, sa folie vient de ce qu’il a perdu sa tête pensante en la personne du nain. Si la raison de la folie est moins riche de tragique et de potentiel romanesque, l’auteur a néanmoins conservé tous les schèmes qui l’accompagnent : solitude, oubli du temps, jeûne, abandon des vêtements de l’armure, retrouvailles avec la femme aimée sans qu’il y ait reconnaissance, guérison grâce à un onguent… L’auteur en a même rajouté avec le motif de la reconnaissance et de la fidélité de l’animal, le cheval d’Ysaïe — en nouvel Husdent — qui essaie de rompre ses liens pour retrouver son maître (§ 305). On retrouve bien l’essentiel des schèmes constitutifs du motif, mais comme évidés de leur contenu, de même que la femme a été purement et simplement évincée. On peut aussi se demander pourquoi cette folie se prolonge sur quinze longues années, alors qu’elle aurait pu être écourtée.

La récriture du motif[31] témoigne d’une nette évolution et emprunte à des sources variées : elle s’inspire des « frénésies » de Lancelot dans le Lancelot en prose, mais comme dans le Tristan en prose, il s’agit d’une folie unique ; elle puise aussi dans Les merveilles de Rigomer, roman qui offre une image dégradée de Lancelot. Ce dernier, victime d’un sortilège, se retrouve valet de cuisine, en proie à une folie marquée par l’oubli de soi, de son histoire et un total asservissement au corps. C’est un Lancelot totalement métamorphosé qui nous est donné de voir dans ces cuisines, aussi sot qu’une bête de somme ou qu’un chameau, précise le texte, devenu gros et gras, et qui ne manie le langage qu’avec difficulté. En voyant Gauvain venu le délivrer, il tente de le jeter au feu pour le faire griller[32]. On retrouve ce même thème du chevalier aux cuisines dans la folie d’Ysaïe. Le fou est couché dans la cuisine d’un château, ivre mort, et rêve de la chasse aux hérons (symbole de couardise), en ronflant bruyamment. Furieux, le maître queux le réveille en mettant le feu à sa barbe. Et Ysaïe (devenu Maître Jehan le Fol) plonge le maître queux et les marmitons dans la chaudière bouillante ! Si l’épisode répète en le déformant celui de Lancelot dans les Merveilles de Rigomer, il évoque aussi un épisode assez proche survenu au nain Tronc, lequel récrivait un épisode similaire ayant pour protagoniste le géant Rainouart, dans la chanson de geste Aliscans. Récriture en chaîne assez vertigineuse[33] !

Contentons-nous ici de souligner qu’une fois encore Ysaïe n’est jamais si proche de Lancelot, son modèle et parrain que quand ce dernier apparaît dans une situation dégradante ou dégradée : en proie à la folie, notamment. D’autre part, on constate que le chevalier et le nain manifestent leur dédoublement à travers la répétition d’une aventure comparable mais contée tantôt dans un registre héroï-comique avec Tronc, tantôt burlesque avec Ysaïe. Répétition qui se prête aux variations. Un autre point a attiré notre attention ; il s’agit du moment où Ysaïe-Maître Jehan le Fol regarde des chevaliers se mesurer au mannequin de la quintaine. Il les prend pour des fous qui croient combattre un véritable chevalier : « Qu’il sont sot ! c’et une estacque ; je l’y vy treshui mettre » (§ 308), s’exclame-t-il. Le processus est enclenché qui nous mènera vers l’hidalgo qui considère comme fous ceux qui voient dans ce qu’il prend pour un château une vulgaire auberge, ou dans la noble pucelle, une simple souillon. Ici, comme dans l’épisode des Voeux du Butor, le texte parodique flirte avec la satire en dénonçant le comportement romanesque des nobles dont la conduite curiale est tout entière calquée sur la fiction romanesque.

Mais revenons au Conte du Papegau, que nous avions laissé de côté ; il est un passage savoureux qui revisite dans le sens du burlesque un épisode clef de la carrière romanesque de Lancelot[34]. À la faveur d’un don en blanc, voici le Chevalier au Papegau contraint de rejouer la célébrissime scène du tournoi de Noauz, endossant ainsi le rôle tenu autrefois si magistralement par Lancelot sur la demande de la reine. La Dame aux Cheveux Blonds — en nouvelle Guenièvre aux attributs d’Yseut — lui impose de combattre au tournoi comme « le plus mauvais chevalier d’armes qui soit en tout le monde ». Mais l’utilisation perverse qu’elle fait ici de cette belle (é)preuve d’amour se retourne bien vite contre elle. Se conformant parfaitement à ce rôle, il se venge en l’insultant, en la rouant de coups, au lieu de jouir de son corps qu’elle s’apprête à lui offrir. Cette dernière y voit d’ailleurs la preuve de sa grande noblesse d’âme !

On constate que la première distorsion par rapport au matériau hérité consiste à transférer l’épreuve de Lancelot à Arthur, c’est-à-dire de l’amant à l’époux (qu’il était et qu’il est appelé à devenir) ; ce transfert se double d’une inversion puisque au lieu de glorifier les pouvoirs sans limite de l’amour, l’auteur souligne l’inanité de l’épreuve. Ce qui s’inscrivait dans une éthique de l’amour parfait chez Chrétien se réduit à un caprice de femme qui mérite un châtiment exemplaire. On assiste bien à une effraction du burlesque dans un matériau d’origine courtoise.

Comme l’a fort bien montré Anne Berthelot[35], tout le roman s’apparente à un « grand jeu de rôles », à l’imitation des emprises arthuriennes qui connaissent une grande vogue à la fin du Moyen Âge ; quant au lecteur, il a la troublante impression de se mouvoir dans un décor qui fait un peu toc, composé de mansions successives, démontées aussitôt que la scène a été jouée. Peut-être la curiosité à l’égard des vieux trésors littéraires et des aventures d’antan du jeune roi encore en enfance est-elle à l’image de celle des nobles contemporains de l’auteur qui se complaisent à enromancer le monde ? En tout cas, à n’en pas douter, l’auteur éprouve un réel plaisir à embarquer son lecteur dans une visite des merveilles que recèle l’univers arthurien, dessinant une cartographie des lieux communs du monde courtois à travers l’onomastique (toponyme : l’Amoureuse Cité et anthroponymes : Fleur de Mont, Franche Pucelle, Belle sans Vilainie…) et les aventures dévolues dans tel ou tel lieu.

La mémoire : reliquaire et décomposition

     Mémoire

Tu te façonnes

À petites touches

D’oublis

Et chaque oubli

Consolide ce qui reste[36]

Lieux de mémoire, répétition et renouvellement

Comme je l’ai esquissé précédemment, les deux romans proposent une sorte de parcours mémoriel dans l’univers arthurien ; Marc et le Chevalier au Papegau sont invités à revisiter les hauts lieux de la merveille ou de l’aventure d’antan ; le personnage se fait pèlerin-lecteur d’un passé littéraire dont on orchestre la visite à travers un dispositif imagé fait d’emblèmes et de sentences. La mise en image de la mémoire se développe sur des « empreintes », des reliquats, le surgissement, comme au hasard du souvenir qui puise dans les tréfonds d’une mémoire topique et fragmentée. Ce récit de voyage, sorte d’art de mémoire livresque[37], retrace un itinéraire où les lieux sont autant de châsses qui recèlent des créatures fabuleuses ou des personnages emblématiques.

En cette fin de Moyen Âge, il convient de revenir sur les lieux des récits antérieurs, dans les traces qu’ils ont laissées ; la répétition n’est pas seulement redite, elle est aussi rappel à la mémoire, remembrance, qui est la première porte de la Cité de Repentance chez Rutebeuf, dans sa Voie d’Humilité[38], et c’est bien ainsi que les deux auteurs conçoivent aussi leur récriture, comme un hommage aux récits sources. Mais il faut aussi, dans le même temps, inventer sa voie en créant à côté des lieux déjà riches d’une histoire de nouveaux lieux de mémoire ; c’est ce que font les deux auteurs avec des moyens différents.

Au terme de son pèlerinage dans l’univers de la merveille, le nain Tronc conduit Marc dans le Verger des Fées, le lieu de sa naissance — et non Montmur comme le veut la tradition —, où se trouve un véritable sanctuaire de la mémoire. On y découvre une fontaine, monument qui cristallise toute l’histoire sainte depuis la création de l’homme et du monde jusqu’aux prophètes. Elle image par strates successives, marquées chacune d’une pierre précieuse emblématique, l’histoire biblique et contient en son centre un nouvel arbre de la Connaissance, un pommier dont les fruits paraissent de fer. En retrait de cette fontaine, se trouve un lit historié, consacré aux figures légendaires de l’Antiquité (Jules César, Alexandre et Hector) et de la littérature arthurienne (Arthur et les chevaliers de la Table Ronde, Lancelot et la Dame du Lac, Perceval et l’histoire du Graal, Tristan et Yseut, leur fils Ysaïe et des armes sans desconnaissance [réservées à Marc], ainsi que Merlin, ly Anselos [Lancelot], Gauvain, Yvain et Lucain). Les héros sont rendus présents sous deux formes, soit par leurs blasons, soit par leur histoire sculptée dans l’ivoire ou entrelacée dans le tissu du lit. On le voit, l’inscription des deux héros du roman dans l’espace scriptural et iconique du verger souligne bien la continuité que l’on doit établir entre Ysaïe le Triste et les romans arthuriens antérieurs ; elle signe peut-être aussi la fin du récit arthurien.

Ce sanctuaire de la mémoire peut être interprété comme la métaphore du Livre Entier, embrassant toutes les strates mythiques, légendaires, historiques et littéraires et dans lequel vient se loger la fiction en train de se lire/s’écrire. Mais on peut encore l’appréhender comme une sorte de reliquaire et de tombeau des héros dans la mesure où il figure un terme à une liste qui ne peut plus être enrichie et où il fige les histoires dans une représentation iconique depuis l’acomençaille jusqu’à la fin du monde arthurien. C’est finalement un tombeau des preux et des grandes figures littéraires que l’auteur propose dans une poétique spatialisée de la liste et de la miniaturisation. Ce lit de la naissance de la fiction — puisque désormais il est devenu le lit de la naissance de Tronc — est aussi lit mortuaire sur lequel les armes, les visages et les histoires des héros viennent s’imager en gisants.

L’auteur du Conte du Papegau fait un choix plus léger en faisant de la cage du papegau le reliquaire du littéraire, un scriptorium portatif, symbole d’une mémoire toujours en mouvement, qui se construit à mesure que le récit se déroule. Le nouveau lieu de mémoire est donc cet avatar de l’esplumoir de Merlin dans lequel le papegau n’a pas encore mué en perroquet[39], mais c’est aussi l’atelier dans lequel se confectionne le livre.

Remembrance et démembrement

Il est un épisode liminaire du roman Ysaïe le Triste que l’on peut considérer comme un hapax. On sait que le jeune héros est un tard venu et qu’il naît dans un « après-monde arthurien[40] » ; il a juré à Merlin qu’il ne serait fait chevalier que de la main de Lancelot (§ 22). Or, Lancelot repose dans son tombeau. Qu’à cela ne tienne, l’auteur fait le choix inouï de mettre en scène un adoubement post-mortem (seul exemple, à ma connaissance, dans la littérature arthurienne). Comment interpréter cet épisode, dans lequel Ysaïe ouvre à toute force le tombeau du preux, pour en extraire l’os du bras droit, afin de recevoir la colée de l’ermite Sarban ? Soulever la dalle de son tombeau revient à renouveler le geste de Lancelot dans Le Chevalier de la Charrette, mais c’est aussi prendre le risque de profaner sa demeure sacrée et son corps saint. Il démembre le corps du chevalier en lui ôtant l’os du bras droit. L’acte de remembrance et d’hommage va de pair avec un démembrement lors de ce parrainage à rebours, d’autant que ce n’est pas Lancelot qui choisit d’adouber Ysaïe, mais Ysaïe qui désigne son parrain. Ne peut-on pas comparer cette forme de violence que subit le corps de Lancelot à cette autre violence qu’est l’écorchement de la dépouille du Chevalier Poisson dans Le conte du papegau, dépouille que l’on expose à la vue de tous comme prodige de la Nature et pour en conserver la mémoire ? Ces deux scènes témoignent, à mon sens, de la violence qu’il faut faire subir aux textes sources (les « vieux romans ») pour, dans le même temps, les transformer en reliques et s’émanciper de la voie qu’ils ont tracée.

Rappelons également que la première épreuve d’Ysaïe est loin d’être anodine : elle consiste précisément à rendre à Lancelot la sépulture qui lui revient de droit dans le lieu qu’il s’est conquis : la Douloureuse Garde. Or, on apprend que des félons ont profané sa mémoire en déplaçant son corps dans la Gaste Forest. Que signifie ce curieux déplacement du lieu conquis vers les limbes du récit, d’autant qu’il ne sera jamais dit par la suite si le chevalier réintègre le tombeau qui est le sien ? La réponse reste en suspens, mais le sort réservé dans ce roman au tombeau de Lancelot ne va pas sans évoquer ce qu’écrit Charles Méla à propos du tombeau :

La représentation de la tombe est susceptible de deux interprétations contraires : elle est le mausolée futur qui s’élève au-dessus des autres et consacre une gloire incomparable ; elle n’est pas non plus sans rapport avec la trappe qui se refermera sur le héros et où il sombrera dans l’oubli, pour disparaître dans le récit[41].

À partir de ces occurrences du tombeau de Lancelot, c’est toute sa carrière chevaleresque que nous voyons défiler en accéléré et en miniature jusqu’à son image dans le sanctuaire des fées où il retrouve enfin sa place, mais une place métafictive. Dans le cadre du roman, Lancelot est loin de sortir indemne ; il est la référence omniprésente pour Ysaïe (tel n’est plus vraiment le cas pour son fils Marc, même si le nain Tronc l’emmène visiter son tombeau, mais plutôt comme une curiosité qu’il se doit d’avoir vue) et toujours déplacée, décalée. Son traitement met au jour la tension entre la satura et le reliquaire, les deux modes d’écriture qui se développent conjointement dans le roman, à l’image de Tronc/Aubéron dont la création repose sur un double effet de reconnaissance et de contraste avec des traditions littéraires.

Des romans décadents ou des romans parodiques ?

Au terme de ce parcours, je voudrais revenir sur un préjugé très fréquent selon lequel la parodie ne serait rien d’autre que « l’amusement des littératures vieillissantes qui commencent à ne plus respecter leurs plus belles oeuvres[42] » ; on verrait alors dans la récriture parodique une dégradation des grandes oeuvres, préjugé que l’on trouve aussi chez bon nombre de critiques aujourd’hui qui considèrent Ysaïe le Triste ou Le conte du Papegau comme des romans « décadents ». Que leur reproche-t-on finalement ? Le décousu de la narration, comme si les aventures s’enchaînaient sans ordre ni logique, que l’on qualifie de « fatras », le démembrement des motifs et une dégradation burlesque, mais avant tout la fin d’un univers éthique que résume de manière un peu abrupte la Douloureuse de la Joyeuse Garde : « Chevalerie est morte, proeche est trespassee et courtoisie est pieche a perie », car désormais armes et amour ne vont plus de pair. Amour est relégué dans un espace marginalisé, enclos sur lui-même dans Ysaïe, et il n’existe plus que dans les chants et les histoires du papegau, brillant par son absence, dans la mesure où l’on n’entend pas cette parole lyrique sur l’amour. Aucune farcissure lyrique ne vient agrémenter le récit des aventures du Chevalier au Papegau. Seuls les personnages intradiégétiques entendent les chants et les récits de l’oiseau résonner à leurs oreilles. Peut-être revient-il au lecteur de remplir les blancs ?

Ce que l’on peut prendre pour du radotage (au double sens de « propos décousus » et « parole retombée en enfance ») plus ou moins réussi des romans antérieurs cacherait, à mon sens, les balbutiements du roman parodique d’où cette impression troublante d’un objet inabouti, inachevé, comme si les auteurs n’avaient pas su ou pu aller au bout du cheminement[43]. Il n’en demeure pas moins que des romans comme ceux que nous avons choisi d’étudier sont bien les chaînons manquants dans l’évolution qui va du roman arthurien à la parodie du roman de chevalerie. Il n’est pas anodin d’ailleurs que les auteurs aient choisi deux personnages qui incarnent deux formes d’imitation ; un nain qui ressemble étrangement à un singe :

Sy fist on baillier a Troncq ung capperon et une cotte et ungz sorlers, et quant il fu abilles, ungz singes vestus resambloit qui portast une hotte couverte.

§ 536

et un papegau lyrique qui contrefait le rossignol et n’assume pas encore totalement son devenir de perroquet, deux animaux au fort potentiel parodique. En tout cas, tous les deux ont beaucoup vécu ; cela fait déjà neuf cents ans que Tronc erre sur terre en attente de celui qui lui permettra de retrouver sa forme inaugurale d’Aubéron et le papegau a hérité du savoir merlinien.

Tout le paradoxe de ces romans réside dans le fait qu’ils s’inscrivent dans un lignage littéraire et n’ont de cesse de le montrer mais dans le même temps ils tentent de se démarquer de la figure paternelle (les figures fictives de Merlin et de Lancelot dans le cas d’Ysaïe, qui se rattache au roman en prose, la figure réelle de Chrétien de Troyes pour Le conte du papegau). L’auteur d’Ysaïe s’empresse d’entomber Merlin dès le début du roman et de le faire taire, l’auteur du Papegau le fait parler par bribes et par la bouche de l’oiseau, mais surtout il ne conserve comme témoin de la génération des chevaliers de Chrétien de Troyes que le nain chenu abandonné sur l’île par son maître, un nain nourri au lait d’une licorne. Si le lait de la licorne peut symboliser l’invention d’une fiction nouvelle, inouïe au sens propre, le lait qui nourrit le petit Ysaïe et qui provient de la femme au sein d’or[44], nous renvoie à un récit déjà là, écrit ailleurs, autrefois.

Au rire de Merlin fait place le rire du lecteur ; à la prescience et au savoir omniscient de Merlin — sa capacité de connaître le passé et le futur — succède la capacité du lecteur de jouir de sa connaissance de ce qui précède et de mesurer l’écart qu’introduit le roman nouveau. Plus que jamais, le roman arthurien suppose un lecteur idéal pourvu du « total recall », pour reprendre l’amusante formule de Jacques Roubaud[45] ; un lecteur, écrit-il, qui serait

un mélange d’enfant écouteur de contes d’avant-sommeil, qui en demande la répétition et dit : « non, c’est pas comme ça, tu as changé », et de vieilles tantes de province, seules à connaître toutes les relations généalogiques précises entre les différentes branches d’une famille immense et dispersée

bref un mélange d’Arthur (en enfance) et du Papegau. En tout cas, c’est désormais au lecteur qu’il revient d’embrasser tous les fils, de conjoindre l’origine et le devenir du roman arthurien, et, pour ce faire, on lui offre des guides de lecture : le nain Tronc et le papegau, deux enfants chenus qui sont comme deux emblèmes du roman arthurien nouvelle manière, de vieux « rejetons » du roman arthurien à l’ancienne, qu’il se réclame du roman en vers de Chrétien de Troyes, le père fondateur, ou du roman en prose qui est parvenu à imposer son esthétique.

Ces deux enfants chenus du roman arthurien, à l’image de la figure tutélaire de Merlin, sont lourds du poids d’une tradition littéraire et voient le monde avec un oeil qui a malgré tout quelque chose de neuf. Ils se situent entre le balbutiement de l’écriture parodique et le radotage des récits anciens ; c’est finalement peut-être dans cet entre-deux de l’écriture que se saisit la parodie telle qu’elle se réalise dans les romans de la fin du Moyen Âge, dans un dosage entre incongruité, inouï et recyclage du même… pour quelque temps encore.