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Perceforest est un vaste récit en prose, dont les six livres, anonymes, ont peut-être été composés dans la première moitié du xive siècle, avant d’être l’objet, au xve siècle, d’une réécriture, qui est le seul témoin que nous possédons[1]. Roman tardif dans la production arthurienne, « vieux roman » pour ceux qui, au xviie siècle, en liront un extrait, Le chevalier doré, dans la Bibliothèque Bleue de Troyes, Perceforest, dans un large et ambitieux mouvement de synthèse, évoque la préhistoire du Saint Vessel, invente un passé au cycle du Lancelot-Graal et associe le mythe arthurien et la légende alexandrine à travers une chronique fictive qui va de l’arrivée du Macédonien en Occident jusqu’à la christianisation de la Grande-Bretagne. Si Perceforest ne s’affiche jamais dans les manuscrits qui en donnent le texte comme roman, s’il se préfère istoire ou cronique, pour le lecteur moderne, aucun doute n’est possible : Perceforest est un roman qui s’inscrit dans la lignée du Lancelot-Graal et de Chrétien de Troyes[2]. En 1647 déjà, comme Lancelot pour Jean Chapelain dans son dialogue La lecture des vieux romans, Perceforest est pour Jean-François Sarasin « un vieux roman[3] » et au xviiie siècle, Perceforest est cité parmi les habitants de la « Haute Romancie » dans Le voyage merveilleux du Prince Fan Féredin dans la Romancie[4].

Ce décalage entre les pratiques médiévales et les nôtres, même s’il dépasse largement le cas de Perceforest, nous invite à réfléchir sur les rapports entre ce récit et le genre romanesque. Même s’il se légitime comme chronique, Perceforest correspond en effet à l’horizon d’attente du lecteur de romans de la fin du Moyen Âge, horizon qu’on tentera de cerner, en l’absence de toute élaboration théorique médiévale. Cependant la cohérence générique de l’oeuvre semble menacée par la référence insistante à la chronique, par la mise en cause du héros dans des épisodes burlesques, voire parodiques, ou par l’hétérogénéité de l’oeuvre : le rapport à la fiction permettra finalement de voir comment, paradoxalement, ces tendances centrifuges renforcent Perceforest comme roman, protéiforme et fuyant, à l’image de la Beste Glatissant et du luiton Zéphir, à une époque où le terme « fiction », après avoir désigné péjorativement une tromperie, n’en est pas encore à signifier, converti et libéré de toute pensée négative, une invention[5].

Le roman de Perceforest

À première vue, Perceforest correspond bien à l’horizon d’attente d’un lecteur de romans des xive et xve siècles, lecteur hypothétique au demeurant, théorique, que nous pouvons tenter de reconstituer à partir des pratiques romanesques attestées. L’image que ce lecteur a des romans est complexe : elle comporte plusieurs strates, le roman héritant d’une tradition déjà longue et complexe.

Roman et traduction : un horizon d’attente qui remonte au xiie siècle

De ses origines, le roman gardera longtemps un rapport privilégié avec la traduction et avec la langue vernaculaire, la langue romane à laquelle il doit son nom. L’auteur de Perceforest s’inscrit dans cette tradition, alors même que de nombreux romans de son époque (que l’on considère le xive ou le xve siècle), par exemple Artus de Bretagne, n’ont rien de traductions et ne prennent même plus la peine de se revendiquer fictivement comme telles pour justifier leur fiction. À ce titre Perceforest, dont certains développements traduisent effectivement des sources latines et qui s’invente une source fictive (une chronique écrite en grec puis en latin, dont il serait la traduction), est conservateur. Dans le début du livre I sont en effet mis en roman l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, Orose et Darès le Phrygien[6]. Comme dans les « romans antiques », ces premiers romans en vers qui au xiie siècle adaptent effectivement des textes latins, le rapport à la source traduite manque de transparence : si Perceforest reconnaît explicitement les emprunts à Orose et Darès, il ne mentionne pas Geoffroy de Monmouth, qui est pourtant l’auteur auquel en ce début il emprunte le plus. Ce silence est surprenant : on peut néanmoins le rapprocher du prologue du Roman de Thèbes (vers 1150) où l’auteur nomme quatre auctoritates, Homère, Platon, Virgile et Quintilien, et passe sous silence Stace, sa source première. La mise en roman n’est jamais transparente.

Ce rapport génétique entre roman et traduction est à rapprocher du constant souci linguistique dont témoigne Perceforest : son attention aux mots et à leur évolution, d’une langue à l’autre, d’un état de langue à un autre, est bien d’un traducteur, même si elle peut aussi s’expliquer par la dimension narrative, temporelle, du roman, qui déroule une histoire au fil de laquelle les hommes, les lieux, les choses changent en même temps que leur dénomination. Les voces et leur évolution en ce sens constituent un matériau romanesque : Perceforest témoigne d’un véritable souci étymologique lorsqu’il nous raconte que la Roide Montagne tire son nom d’une petite île voisine, « nommee de la langue », qui devint l’Irlande ou comment « Brabant » remonte à Brane, et Tournai, anciennement Nerve, à Turnus[7].

Lorsqu’il invente une source fictive qu’il traduirait, Perceforest reprend une topique romanesque éprouvée depuis le xiie siècle. Au début du livre I, puis régulièrement tout au long de son récit, l’auteur révèle pourquoi cette source a été « celee » si longtemps, et il nous raconte les aventures mouvementées d’une chronique écrite en grec, cachée, perdue, retrouvée, traduite en latin, puis en français. Le roman-traduction a déjà plusieurs siècles, et l’auteur se sent contraint d’expliquer pourquoi une source si importante n’a encore jamais été traduite. La chronique fictive qui est supposée servir de modèle à Perceforest aurait été retrouvée dans une « aumaire » (Pf, I, 122) tout comme Chrétien de Troyes place dans une « aumaire » le livre dont il extrait Cligès vers 1176[8].

Que l’on regarde le prologue tel qu’il apparaît dans le manuscrit BnF fr. 345 édité par Jane Taylor ou celui que rédigea David Aubert dans le manuscrit Arsenal 3486, Perceforest se pose donc d’abord comme roman, comme traduction. Dans le manuscrit BnF fr. 345, le bref prologue commence par « Pour mettre en escript ou langaige de France » et se termine par « je le treuve en escript d’un preudome qui du livre de latin le translata » (Pf, I, 61). David Aubert se présente en ces termes : « je, David Aubert, comme l’escripvain, me suis employé de mettre au net et en cler françois »[9]. Même si « mettre en cler françois » exprime d’abord la volonté de moderniser la langue du modèle, devenue archaïque, insistance est aussi faite sur l’accessibilité linguistique : le roman, depuis ses origines, joue la proximité. De nos jours encore, le roman, par opposition à la poésie qui impose d’emblée un travail de décryptage, passe par une complicité familière avec le lecteur qui fait que, plus que tout autre genre littéraire, il semble pouvoir se lire facilement. Le roman n’est en ce sens pas étranger au loisir[10] et au divertissement, et il prend volontiers en charge, à ses origines, des projets de vulgarisation[11]. Le texte qui sert de source à Perceforest dans le prologue du manuscrit BnF fr. 345 est bien présenté comme un texte plaisant, « tresdelectable a oyr » (Pf, I, 122) : « le conte se fu delecté une grant piece es beaux parlers d’armes et d’amours » (Pf, I, 123). Perceforest, prétendument passé du latin à un français accessible à ses lecteurs, long[12] récit plaisant et en même temps instructif (il se présente comme une « chronique » des plus sérieuses), est bien un roman. Alors même qu’à la fin du Moyen Âge d’autres traits génériques tendent à s’imposer plus clairement (Artus de Bretagne, qu’il s’agisse des versions du xive ou des versions du xve siècle, ne prétend jamais être une traduction), Perceforest semble renouveler le pacte de lecture des premiers romans.

Perceforest : un cycle romanesque du xiiie siècle

Le lecteur des grands cycles médiévaux en prose du xiiie siècle n’est par ailleurs pas dépaysé lorsqu’il se plonge dans Perceforest : il y retrouve un ensemble romanesque comparable au Lancelot-Graal. Les personnages, comme les lieux, sont en ce sens bien romanesques, qu’il s’agisse du personnel alexandrin (Alexandre et Gadifer, par exemple) ou du personnel arthurien (l’auteur invente des ancêtres aux grands héros « bretons » et multiplie les annonces généalogiques qui rattachent son oeuvre au cycle du Lancelot-Graal[13]). Si le théâtre de l’action est vaste, c’est cependant surtout en Bretagne que l’aventure se joue. De même la structure d’ensemble renvoie à un modèle facilement identifiable. Les six livres de Perceforest, même s’ils ont vraisemblablement été écrits par un auteur unique, s’organisent de loin comme cet agrégat romanesque qu’est le Lancelot-Graal, bien que des différences profondes existent de fait entre les variances du Lancelot-Graal et Perceforest, qui semble avoir toujours été copié intégralement (même si actuellement certains groupes manuscrits sont incomplets) : dans Perceforest la structuration romanesque en livres paraît coïncider avec la répartition en volumes manuscrits, alors que les différents romans du Lancelot-Graal s’enchaînent souvent sans que le passage de l’un à l’autre (parfois à peine marqué) ne s’accompagne d’un changement de volume. Quoique superficielle, la similitude devait parler au lecteur du xive siècle : Perceforest est un vaste cycle, dont l’ambition est, comme pour le Lancelot-Graal, de suivre l’Histoire au fil de plusieurs livres, que le terme désigne une unité narrative ou le support matériel de l’écrit.

Perceforest se présente en effet à la fois comme la préhistoire du Lancelot-Graal et une « suite » des Romans d’Alexandre. Ce double projet explique les multiples emprunts aux romans des xiie et xiiie siècles, de la simple allusion à la réécriture d’une aventure dans son ensemble[14] : la parenté générique entre Perceforest et le roman s’en trouve renforcée. L’identification des sources est parfois très simple : ainsi les poissons chevaliers du livre premier sont inspirés librement de l’exploration sous-marine d’Alexandre ; on reconnaît le modèle du roi Méhaigné dans le personnage de Gadifer, « affolé de la cuisse » (Pf, II, t. I, 37), qui sera guéri, au terme de longues épreuves, par le héros ; Perceforest est un proto (sur le plan de la diégèse) et un néo (sur le plan de l’invention) Perceval… Dans d’autres cas, le travail de réécriture est plus difficile à évaluer : c’est le cas des aventures du Temple de la Franche Garde qui reprennent et détournent celles de la Douloureuse Garde[15]. Parfois c’est le modèle qui ne se laisse pas aisément identifier, souvent parce que les multiples jeux de réécriture qui animent la création romanesque depuis son origine brouillent les pistes. C’est ainsi que dans le personnage de Lyonnel se reconnaît un Chevalier au Lion, sans qu’il soit possible de le renvoyer définitivement au romancier champenois, à Cristal et Clarie, roman en vers du xiiie siècle qui retravaille l’oeuvre de Chrétien, ou au Lancelot en prose[16]. Dans un premier article, dans les Mélanges R. T. Pickens, j’ai émis l’hypothèse d’une influence du Chevalier au Lion[17]. Dans un second, dans les Mélanges Francis Dubost[18], la parenté avec Cristal et Clarie m’a paru possible. Peut-être que l’auteur connaissait les deux textes : son projet ambitieux et synthétique ne pouvait que se nourrir de la diversité des traditions romanesques. À travers cet unique épisode par exemple, il parvenait à englober et Chrétien et ceux qu’à tort on disqualifie comme épigones (sans que la pertinence de cette hiérarchie soit attestée pour le lectorat médiéval). Les sources identifiables de Perceforest sont donc tout autant du xiiie, voire du xive, que du xiie siècle : quand il s’intéresse à Alexandre, l’auteur privilégie le Fuerre de Gadres et surtout les Voeux du Paon de Jacques de Longuyon. L’entrelacement, mais aussi l’insertion de « nouvelles »[19] comme celle de Zélandine et Troïlus et de lais lyriques[20] (le lecteur du Tristan en prose ne saurait être surpris par Perceforest), témoignent de l’adéquation entre Perceforest et le modèle romanesque élaboré au xiiie siècle. La parenté entre Perceforest et les romans du xiiie siècle tient donc à la fois au fait qu’il emprunte beaucoup à ceux-ci et à leur technique littéraire.

Un roman « tardif »

Pourtant, même si l’auteur exprime souvent sa nostalgie d’un passé héroïque révolu[21], Perceforest n’est pas un roman archaïque. C’est même un roman « moderne », qui correspond à l’horizon d’attente renouvelé de la fin du Moyen Âge, en particulier parce qu’il renonce aux charmes du Graal. Le vessel indicible, dont les mystères ont obsédé de nombreux auteurs du xiiie siècle, condamnait le roman à l’inachèvement[22] et à l’exploration de marges poétiques où le récit se risquait du côté de l’allégorie et de la parabole. Conte du Graal, Estoire du Graal, Haut livre du Graal (Perlesvaus), Aventures del saint Graal (appelées communément, et à tort peut-être, par les éditeurs modernes Queste del saint Graal), les dénominations rendent bien compte d’un piétinement narratif.

Perlesvaus pourrait certes sembler échapper à l’indicible du Graal, mais c’est néanmoins un texte « sans issue »[23], un « hapax ». Le Graal y est donné dès la première ligne de la première branche (« li estoires du saintisme vessel que on apele Graal, o quel li precieus sans au Sauveour fu reçeüz ou jorz qu’il fu crucefiéz[24] »). Lorsqu’il paraît devant Perlesvaus, c’est en une phrase rapide que la scène est évoquée : « li Sains Graaux se representa » (Pv, IX, 3). Quand il vient devant Arthur, « li Graaux s’aparut eu secré de la messe en .V. manieres que l’on ne doit mie dire, car les secrees choses dou sacrement ne doit nus dire en apert, se cil non a qui Dex en a grace donee. Li rois Artus vit totes les muances » (Pv, X, 7223) : l’on parle désormais du « saintisme galice » (Pv, X, 7233). Le Graal est institutionnalisé : c’est un objet du culte, une relique (Pv, XI, 8913), mais il n’en reste pas moins insaisissable, puisque dans les dernières lignes, il est escamoté : une voix annonce qu’il ne paraîtra plus dans la Chapelle, et la promesse faite à Perlesvaus (« Vos savroiz bien desq’a cort terme la o il iert » [Pv, XI, 10139]) restera sans écho. En contrepoint, les vessel se démultiplient, d’or, d’ivoire, d’argent, (Pv, I, 1949), voire d’airain (Pv, VI, 2062), de la coupe d’or de la demoiselle du château de la Baleine, promise à l’aventure profane et chevaleresque qui revient à Perlesvaus pour sa « buenne chevalerie » (Pv, XI, 10026) aux « plus riches veissiax » d’or et d’argent qui servent de cercueils et avec lesquels s’embarque, pour disparaître, le héros. Ils plongent dans les eaux (Pv, I, 1949 et suivantes) ou dans le feu (Pv, VI, 2063) — au lieu de remonter au ciel. Le Graal, même dans un roman en apparence clos et autosuffisant comme Perlesvaus, renvoie le récit à son incomplétude essentielle, voire à son échec : démultiplié ou escamoté, il échappe.

Au xive et au xve siècle, le Graal n’attirera plus les romanciers : lassitude devant un motif usé avant même d’être épuisé, respect de l’objet sacré qui ne saurait plus se commettre avec l’écriture profane, évolution d’une société où les croisades s’essoufflent et où la noblesse féodale s’inclinerait avant de décliner, prise en charge par l’allégorie triomphante du jeu sur la senefiance qui dès lors renonce à un moule romanesque inadéquat… les raisons sont nombreuses, qui renvoie à un « automne du Moyen Âge ». Mais le « roman de transition[25] » qui prend le relais est aussi un roman renouvelé, suffisamment fertile pour concevoir, avec la chanson de geste, une descendance, parfois sous-estimée et pourtant très intéressante, parmi laquelle des rejetons comme Baudouin de Sebourc ou Le bâtard de Bouillon. Ne peut-on oublier que le témoignage, a priori fiable, apporté par le nombre de manuscrits conservés, montre que le Berinus en vers, dont il ne reste que deux fragments, a eu un bien moindre succès que la version en prose du xve siècle ? Ne peut-on négliger que le jugement défavorable porté sur telle ou telle oeuvre « tardive » ne vient souvent que de l’incompétence du lecteur moderne, étranger au jeu des réécritures[26] ? Le roman est libéré du Graal et, loin de ressasser à vide les mêmes clichés narratifs, il peut, sans contrainte, se confronter à des synthèses ambitieuses et neuves, d’Alexandre à Arthur dans Perceforest ou de Rome à la Bretagne dans Laurin[27]. La translatio qui oriente le roman n’est plus celle qui, de la Terre sainte à l’Occident chrétien, de Joseph d’Arimathie à Perceval, suit un mouvement de conversion : désormais elle va de l’Orient romanesque, celui-là même où se jouent les premiers romans antiques, vers l’Occident chevaleresque : Alexandre a remplacé Joseph[28]. Le roman ne cherche plus sa légitimité dans une concurrence perdue d’avance avec les Évangiles (comme c’était le cas dans le Merlin de Robert de Boron), mais dans une complicité avec la chronique, qui connaît à l’époque un essor considérable. Sans qu’il soit possible de développer ici, il existe bien un horizon d’attente renouvelé chez le lecteur de romans arthuriens au xive et au xve siècle.

Perceforest répond à cette attente. Paradoxalement, même si l’ambition de l’auteur est d’inventer une préhistoire au cycle du Lancelot-Graal et donc au Graal, Perceforest est libéré du Saint Vessel. Certes le dernier livre intègre l’histoire de Joseph d’Arimathie, racontée par Alain le Gros : le Graal apparaît à Gallafur et le guérit de la lèpre avant qu’il ne se convertisse et se fasse baptiser sous le nom d’Arfasen : le lien est fait, par ce nom propre, avec La queste del saint Graal. La fondation de Corbenic, où le Graal est conservé, l’adoration dans cette cité par Arfasen et Natanael du vessel recouvert d’un samit vermeil motive à la fois une traduction de l’Évangile de Nicodème (f. 374-391) et la reprise de pans entiers et relativement fidèles de La queste del saint Graal (en particulier l’histoire de Crudel et Nascien). Le Graal, même s’il se confond avec la fin du roman, est néanmoins mis à l’écart. D’une part, il est plus l’objet d’interpolations que d’une véritable recréation : cette tendance n’est pas récente, puisque déjà le Tristan en prose réussissait dans certaines versions à intégrer le Graal sans en être profondément modifié. Le Graal n’est plus le centre romanesque : il est à la lisière du texte. Trop sacré pour être réinventé, il ne fait l’objet que d’une parole rapportée : le roman est ailleurs. Perceforest s’est libéré du Graal, non en l’excluant, ce qui, vu son projet, était inconcevable, mais en évitant de le prendre en charge directement, en le « sous-traitant ». Perceforest s’épanouit entre la traduction de l’Historia Regum Britanniae qui figure au début du livre I et celle de l’Évangile de Nicodème. Entre ces bornes, imposées, il est libre, en terre de faerie. Il rend en amont à César ce qui est à César (Historia Regum Britanniae), en aval (quasi en Avalon, puisque l’Île de Vie est un double de l’ancienne Île des Pommes) à Dieu ce qui est à Dieu (Queste Saint Graal) et s’empare du reste. Perceforest est bien un roman délivré du Graal[29]. La quête exemplaire qui essoufflera les meilleurs chevaliers sera celle de la Beste Glatissant, non celle du Vessel[30]. Parallèlement le roman, sécularisé, se tourne vers le désir humain, renoue avec l’amour, rejette l’horizon d’un sens dogmatique et univoque pour jouer avec les illusions de l’aventure individuelle. Même si Perceforest raconte l’histoire de la Grande-Bretagne, il développe longuement des biographies particulières, celles de Perceforest, Estonné, Le Tor, Lyonnel, où héroïsme (dans les combats — le livre I développe les tournois organisés à l’occasion du couronnement de Gadifer, le livre III raconte les joutes mensuelles du Chastel des Pucelles) et amour tiennent une place essentielle. Perceforest n’est pas le dernier roman du Graal ; c’est au contraire l’étonnante adéquation d’un renouveau romanesque libéré du Graal et d’un projet orienté par le transfert du Saint Vessel en Bretagne, le paradoxe n’étant qu’apparent puisque après tout, avant le Graal, il n’y a pas de Graal.

Perceforest correspond à l’horizon d’attente créé par le « nouveau roman » arthurien, qui invente des pères aux fils (comme Guiron le Courtois) ou des fils aux pères (comme Ysaïe le Triste), qui renouvelle personnel et espace, qui substitue l’Orient à la Terre sainte[31], qui ne rejette pas un certain goût des realia[32], au détriment d’une transcendance liée au Graal et qui se tourne vers la chronique[33].

L’horizon d’attente d’un lecteur de romans à l’époque de Perceforest est finalement pluriel : on copie et on lit encore les romans antiques (le Roman de Thèbes est conservé, complètement ou non, dans six manuscrits, dont deux [BnF fr. 60 et Londres, British Library, Add. 34114] datent du milieu ou de la fin du xive siècle), Chrétien de Troyes, ses « épigones », les cycles en prose. Perceforest présente des caractéristiques romanesques indéniables, hétérogènes et parfois contradictoires du fait de l’histoire déjà longue du genre. Qu’il ne soit pas appelé roman n’est pas un signe, car c’est le cas de bien des textes considérés néanmoins comme des romans, qu’il s’agisse de Perlesvaus ou de La queste del saint Graal : le roman est un genre de la conscience (il se constitue comme genre en même temps que le héros se construit comme individu et l’auteur comme subjectivité), et peut-être surtout un genre de la mauvaise conscience (il naît de la faute oedipienne dans le Roman de Thèbes et n’assume que difficilement son essence fictionnelle).

Perceforest, monstre bigarré et baroque, semble pourtant très souvent déborder les cadres romanesques. Ne serait-ce pas dans ces marches romanesques, dans ces marges qui, comme sur les folios des manuscrits, laissent libre cours aux grotesques, qu’est confortée, paradoxalement, son identification comme « roman » ?

Perceforest et les marges romanesques

Perceforest se défend d’être un roman. Les références génériques non romanesques, l’hétérogénéité des sources, la mise en cause héroïque, le refus de la fable et de l’illusion confortent le lecteur dans cette impression.

Les références génériques

Perceforest, dans les prologues et les interventions de la voix conteuse (en particulier au début et à la fin des différents chapitres) affiche un modèle historiographique : il se présente comme « cronique », « istoire », « faits des Bretons » et l’on peut mettre en évidence de nombreux points communs entre le projet auctorial et celui d’un chroniqueur comme Froissart qui, dans ses Chroniques veut raconter « les grans merveilles et li biau fait d’armes », tout comme Perceforest enchaîne combats et féeries. De nombreux chapitres commencent par « La vraie et ancienne cronicque fait mention que » (Pf, IV, 128) ou « L’ancienne histoire racompte que » (Pf, III, t. I, 5). Perceforest prétend remonter à « ung livre de croniques » (Pf, I, 122) qu’un abbé montra à Guillaume de Hainaut venu en Angleterre à l’occasion du mariage du roi d’Angleterre et de la fille du roi de France. Le comte aurait fait copier et traduire le manuscrit par un moine de l’abbaye de Saint-Landelin. Cette chronique est dotée d’une histoire aventureuse dans le livre IV : le roi Perceforest a en effet chargé le clerc Cressus de « mettre en escript les fais qui sont advenuz en ceste royaulme et qui advindront aux francz chevaliers du Franc Palais » (Pf, IV, 1) ; le manuscrit, au temps des invasions danoises, a été caché dans une « aumaire » où il a été oublié (Pf, VI, f. 20v) et il est redécouvert bien plus tard (au livre I).

Cette lancinante revendication historique n’exclut en rien Perceforest de la sphère romanesque. D’une part parce que le roman, et en particulier le roman arthurien, naît d’une relation adultérine à l’Histoire : l’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth et le Roman de Brut de Wace, à partir desquels s’épanouit la « matière de Bretagne », sont des chroniques. Si les deux grandes constellations romanesques médiévales, qui gravitent autour d’Alexandre et Arthur, se développent à partir de héros dont les naissances sont adultérines et placées sous le signe d’un enchantement qui confond le rêve et la réalité, c’est peut-être justement parce que le roman, dès ses origines, se conçoit comme le rejeton bâtard de la chronique, né, non de l’Histoire, mais de sa métamorphose, illusoire, sous l’emprise du désir, en fiction. La référence à un manuscrit supposé servir de source est de même un topos romanesque, que l’on retrouve par exemple dans le Merlin de Robert de Boron (où Merlin dicte régulièrement à Blaise ce qui constituera le texte en train de se dérouler) ou bien dans Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, où le narrateur montre le texte en train de s’écrire, soumis aux humeurs de sa dame.

Le glissement sémantique du terme « histoire » est à la racine de cette ambiguïté romanesque. Déjà en latin historia désignait à la fois l’oeuvre historique et la sornette plaisante. Dans Perceforest, l’auteur met en place un jeu subtil autour du terme « histoire » qui entretient l’incertitude entre fiction et chronique. Dans le livre I, dans lequel figure en ouverture l’« invention » de la source (au sens où l’on parle de l’« invention » de la Croix) par l’abbé et la traduction effective de l’Historia Regum Britanniae, il n’y a pas d’emploi systématique de formules d’encadrements capitulaires du type « l’histoire raconte que » en amont et « atant se tait l’histoire » en aval. Dans le livre II, ces formules se font plus systématiques : l’entrelacement romanesque sert de modèle et le terme « histoire » n’est en général pas qualifié, et semble donc renvoyer autant à la fable qu’à la source historique. Le chapitre III commence par exemple par « Cy endroit nous fait mention l’ystoire » (Pf, II, t. 1, 31) et se termine par « Mais cy endroit se taist l’ystoire […] et retorne a parler de » (Pf, II, t. 1, 37). Dans le livre III, les formules d’encadrement sont systématiques ; « hystoire », écrit le plus souvent avec un « h » et qualifié par « vraie » ou « ancienne », renvoie alors clairement à la chronique. Le chapitre L s’ouvre ainsi sur : « L’ancienne et vraye histoire nous racompte que » (Pf, III, t. 3, 57). Cette évolution est peut-être significative. Au début du récit, la traduction de Geoffroy de Monmouth renvoie de façon patente au modèle de la chronique : la part de l’invention fictive est évidente, avec l’arrivée d’Alexandre en Angleterre, inédite, et d’autant plus voyante qu’elle côtoie la reprise de l’Historia. Dans la suite, plus on s’éloigne de la traduction de Geoffroy, plus les interventions qui encadrent les chapitres entretiennent la confusion avec la chronique. À proximité de la traduction, il n’était guère possible de faire passer l’invention romanesque pour de l’Histoire, le contraste aurait été trop flagrant entre ce fonds connu véhiculé par la mise en « roman » et les innovations de Perceforest. Mais plus on s’éloigne de ce début, moins le contraste devient perceptible, plus la fiction peut se prétendre historique, plus l’auteur joue de la confusion entre la chronique source supposée et le texte en train de s’écrire. « La vraie hystoire » est-elle alors le texte que l’auteur est supposé reproduire ou celui qui s’écrit ? La frontière s’estompe. Parallèlement, malgré la prudence nécessaire à toute remarque graphique, on peut constater qu’« istoire » tend à devenir « histoire », « hystoire », voire « histore », avec des formes qui redonnent au terme sa noblesse antiquisante. D’un début modeste où « istoire » semble plutôt renvoyer au récit en train de s’écrire, Perceforest évoluerait vers une revendication historique plus claire. Si le début du livre I raconte comment la chronique de Cressus a été enjolivée, « romancée » par le moine de Saint-Landelin avec « ce qu’il faloit a l’oeuvre vesture de parolles » et comment elle a été « coloree(s) d’armes et d’amours » (Pf, I, 122-124), le jeu des encadrements capitulaire met en place un mouvement inverse, de l’« istoire » vers la chronique.

Ce double mouvement entretient l’indécision et correspond à la volonté de légitimer la fiction, mais aussi au fait que le roman est un genre « amorphe » qui interagit en permanence avec d’autres genres littéraires : de même qu’à son origine il interagit avec les chroniques en vers, qu’au xiiie siècle, autour du Graal, il convoite et tente la parole évangélique, au xive siècle, il trouve une référence dans les genres historiques, renouvelés et très en vogue. La chronique n’est pas qu’un alibi pour une fiction honteuse, elle est aussi un repère qui dynamise la création romanesque.

Perceforest est donc historique parce que romanesque : il trouve sa source, sa légitimité et un horizon d’écriture dans l’Histoire, qu’elle soit du xiie siècle et en vers ou du xive siècle et en prose. Roman, Perceforest transforme l’histoire en idéologie : il manipule le monde arthurien, originellement au service des Plantagenêt, pour servir les intérêts des Bourguignons. Roman, Perceforest utilise l’Histoire pour ses effets de réel lorsqu’il évoque les moeurs ou les mots d’autrefois. Roman, Perceforest intègre les destins individuels aux larges mouvements cycliques de l’Histoire, de décadences en restaurations. Roman, Perceforest combine, comme Télémaque, récits d’aventures fictives et « miroir aux princes » ouvert sur l’Histoire, à travers l’exemple d’Alexandre, Perceforest et Gadifer, qui inventent les bases du monde féodal, les tournois, la courtoisie, le gouvernement policé, et à travers des contre-exemples comme Darnant ou Aroés, qui incarnent le pouvoir abusif et le mauvais gouvernement.

La « diversité »

Perceforest est un roman divers (au sens médiéval du terme, c’est-à-dire « composite »), que l’on examine ses sources ou le texte lui-même. Cette hétérogénéité ne risque-t-elle pas de brouiller l’identification générique de ce texte protéiforme ?

Sans qu’il soit possible de présenter rapidement une synthèse sur ce point, Perceforest emprunte aux romans antérieurs, mais aussi, quoique dans une mesure moindre, au monde des chansons de geste lorsqu’il évoque le lignage du Chevalier au Cygne[34], à des traités d’optique lorsqu’il s’intéresse aux illusions d’Aroés et aux enchantements féeriques[35], au savoir des bestiaires lorsqu’il combine la leucrote et le scytalis pour inventer la Beste Glatissant, à Giraud de Bari lorsqu’il évoque l’Île des Mauvais Esprits et la Momomie, située en Irlande[36]. Il reste encore beaucoup à faire sur les « sources » de Perceforest mais il est clair que s’y mêlent l’écrit et l’oral (l’histoire de Troïlus et Zélandine est l’écho d’une tradition orale[37], Zéphir le luiton est renvoyé par le texte lui-même à des croyances de type « folklorique »), des romans, des lais, des chansons de geste, des chroniques, des souvenirs hagiographiques (comme dans l’histoire de Flamine), des ouvrages savants (ou de vulgarisation)… Marco Polo y côtoie l’Évangile de Nicodème, Le roman de la rose et L’estoire del Saint Graal.

Cette « diversité » génétique se retrouve dans la mise en oeuvre d’un récit qui enchaîne des réécritures inventives, des traductions du latin, des interpolations et des citations. Sur le plan formel, des lais lyriques et des récits de combats épiques, des lamentations amoureuses et des descriptions géographiques, des listes de rois, des récits d’aventures et des relevés d’incidences comparables à ceux des annales (Pf, I, 90) se suivent, tandis que l’on passe, avec le facétieux Zéphir qui roule ses victimes dans la boue au milieu des grenouilles, de l’esprit des fabliaux (à travers le corps impérieux, ses excès, les retournements [im]prévisibles, les deceptions, le jeu de trompeur trompé) au monde des romans courtois, ou à celui des navigations mystiques lorsque l’on s’embarque pour l’Île de Vie.

Cette diversité, qui pourrait brouiller la reconnaissance générique, est en fait une tendance romanesque largement attestée : le roman n’est pas homogène, se hérisse de digressions, s’opacifie de discours « étrangers », parfois superposés, se déroute d’un modèle à l’autre. Cette caractéristique est à associer, sans qu’on puisse clairement préciser le sens de la relation de causalité, si causalité il y a, à l’ambition du roman d’être une somme, de dire le monde dans sa pluralité, même par le biais d’une histoire particulière, parce que, toute singulière qu’elle est, celle-ci peut refléter ou inclure l’universel : si Érec et Énide raconte l’histoire d’un couple, c’est aussi, à travers les ornements de la robe de couronnement du héros, un savoir encyclopédique sur le monde qui est placé au coeur du roman. Les romans du Graal, les cycles qui vont de la Création à la mort d’Arthur, ne font que systématiser cette tentation et la transposent chronologiquement, et Perceforest, ambitionnant de ressouder l’histoire d’Alexandre à celle d’Arthur, et évoquant, au moment où il raconte l’histoire de Zéphir, les Anges Rebelles, va dans le même sens. Il n’est d’ailleurs pas impossible de rapprocher cette diversité des enjeux idéologiques qui sous-tendent la création romanesque. Gilles Roussineau rappelle en effet que Perceforest a certainement été remanié à l’époque où Philippe Le Bon cherchait à asseoir son pouvoir sur un état bourguignon composite[38], représenté dans le roman, de Brabant en Zélande, par un espace fictif complexe, morcelé, où îles et contrées étranges, repliées sur leurs merveilles sont le cadre d’aventures diverses par leur inspiration et leur traitement. L’éclatement de la géographie romanesque, celle de l’empire bourguignon, la diversité des sources et du travail de reprise, iraient de pair. Son hétérogénéité ne menacerait donc pas Perceforest en tant que roman et contribuerait au contraire à le constituer comme tel.

Plus dangereuse que ce caractère composite, la mise en cause du modèle héroïque qui apparaît par exemple dans les épisodes où Zéphir humilie Estonné, pourrait brouiller l’identification de Perceforest comme roman. Le héros est alors traité sur le mode burlesque et Perceforest s’écarterait du modèle romanesque pour le parodier.

La mise en cause héroïque : burlesque et parodie

Perceforest a inventé le luiton Zéphir. Il apparaît dans le livre II (Pf, II, t. I, 69 et suivantes), alors que les chevaliers Narcis et Estonné s’approchent du château de Brane, voient, dans les marais, à la nuit tombante, des « flameroles », c’est-à-dire des feux follets, et entendent une voix, qu’ils identifient comme étant celle d’un « luiton », un esprit facétieux et trompeur : c’est Zéphir. Tout au long du roman, cette étonnante créature se caractérise par des traits empruntés au luiton folklorique, trompeur et métamorphique, souvent associé aux chevaux. C’est un esprit des eaux stagnantes, qui aime rouler ses victimes dans la boue (dans le « bran », et c’est peut-être pour cela qu’on le rencontre d’abord près du château de Brane, dont il serait l’esprit tutélaire). C’est aussi un esprit marin (en relation avec l’étymologie que le Moyen Âge donne traditionnellement du nom luiton qui viendrait de Neptune), qui se transforme en Feu Saint-Elme. C’est aussi un esprit des airs : invisible, il se confond avec un souffle, d’où son nom, et devient esprit des tempêtes, meneur de cohortes nocturnes et bruyantes, proches de la fameuse Mesnie Hellequin. Christianisé, il se présente comme un ange rebelle, chassé par Dieu, expiant sa faute en tourmentant les humains, loin du Créateur : il était traditionnel d’ailleurs, dans la continuité d’Origène ou Chrysostome, de considérer que les anges présidaient aux vents. Dans le jeu de translatio qui structure Perceforest, de l’Antiquité au monde chrétien, Zéphir, à la croisée du paganisme et du christianisme, sert Vénus avant d’être l’auxiliaire indirect des desseins du Dieu souverain, prémonition du Dieu chrétien. L’auteur, dans son projet généalogique qui consistait à renouer les générations entre Alexandre et Arthur, avait besoin de Vénus, déesse de l’Amour, et d’un auxiliaire, qu’il trouva certainement dans le Genius du Roman de la rose. Ce Genius, que Guillaume de Lorris revêt d’une chasuble[39], a pu suggérer l’idée d’un chapelain de Vénus : il tire son nom du personnage Zéphire qui, chez Apulée, enlève Psyché dans les airs[40], tout comme le luiton emporte en volant Troïlus jusqu’à la tour où dort Zélandine ; il devient peut-être d’autant plus facilement chapelain, que le folklore dote volontiers certains esprits d’un capuchon d’invisibilité (qu’on peut confondre avec une « chape »).

Ce Zéphir, qui illustre très bien les jeux complexes qui président à la recréation romanesque, assume une fonction essentielle dans Perceforest : éternel, il se maintient au fil des générations, et assure la continuité du récit tout en contribuant à conjurer les risques d’éparpillement romanesque ; métamorphique, comme les luitons du folklore (tels que les décrit par exemple Giraut de Tilbury dans ses Otia Imperialia), il peut évoluer du paganisme au christianisme et participer à des récits très divers ; au service de Vénus, il régule les naissances, contrôle les généalogies, et permet de mener à bien les manipulations génétiques qui seules pourront conduire d’Alexandre le Macédonien à Arthur ; esprit local, inspiré par le folklore, il peut aussi bien devenir l’esprit tutélaire d’un lignage (celui d’Estonné) que le protecteur de toute l’Écosse ; comme tendraient à le suggérer les rapprochements avec les brouillons de Baudouin Butor[41], il est un avatar de Merlin qui présida à la conception d’Arthur. Tout comme les fées qui arrêtent seules les destins des humains, à l’instar de la Reine Fée qui décide d’avoir une descendance sans en référer à son époux, endormi dans un sommeil surnaturel, ou des nièces de Morgane qui sélectionnent parmi les chevaliers ceux qui leur semblent devoir faire souche le plus glorieusement, Zéphir est le maître des unions. Il régule les sexualités débridées, en particulier celle d’Estonné, qui a tendance à se précipiter sur toutes les jeunes femmes alors que l’Histoire lui demande uniquement d’épouser Priande. Le fils qui naîtra de cette union, Passelion, héritera de la fougue amoureuse de son père : il sera un atout essentiel pour repeupler une Angleterre ravagée par les Romains, et le jeune homme, favorisé par Zéphir qui par les airs l’emmène d’un endroit à l’autre, d’un château, voire d’un lit, à l’autre, sera l’ancêtre de Merlin Ambroise, Nimienne, Rion, Claudas… Zéphir est un instrument nécessaire aux manipulations généalogiques de Perceforest et ce luiton merveilleux, à lui seul, autorise les entorses au vraisemblable et à la tradition arthurienne imposées par le projet du Perceforest.

Mené par les fées et le luiton, le héros risque son statut. Même s’il est encore souvent en apparence un Chevalier Désiré comme le Galaad de La queste del saint Graal, à qui sont destinées des aventures dont il se rend maître, le chevalier dans Perceforest, manipulé par les fées et le luiton, perd sa superbe, surtout lorsqu’il est roulé dans la boue, raillé, comme Estonné que Zéphir prive de sa nuit de noces parce que les étoiles ne sont pas favorables et qui se réveille au matin dans un bassin au milieu des batraciens, dans une onde fraîche qui réussit à éteindre son ardeur amoureuse déçue. Attiré par des leurres, trompé par des illusions, le chevalier se retrouve au centre d’épisodes burlesques, menant un « tournoi » sur le dos d’animaux de ferme, ou couché près du cadavre d’une vieille alors qu’il espérait les bons soins d’une superbe jeune femme. Tiré vers le bas, dans la boue, le héros est maltraité sur le mode burlesque. Le roman chevaleresque semble alors l’objet de détournements parodiques. C’est pourtant à tort qu’on lirait ceux-ci comme une marque de défaveur pour un genre tombant en désuétude. Depuis ses origines, le roman joue avec les héros, nous les montre manipulés par des fées (comme Partonopeu qui se laisse imposer un interdit par Melior ou Yvain dont Laudine exige qu’il ne la quitte pas plus d’un an) : qu’il s’agisse d’une survivance celtique, de l’expression fantasmée des angoisses suscitées par la femme et ses mystères, d’une vision courtoise des relations entre un homme et une femme, le héros romanesque, un peu libéré du poids de Dieu et du lignage qui contraignent le héros épique, se retrouve soumis à la femme, dame et fée. D’autre part, le roman nous montre souvent le héros manipulé par l’auteur ou ses avatars : dans Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu, le narrateur mène de front ses amours et ceux de son personnage et propose de dénouer ces derniers en fonction des réactions de sa dame. Zéphir, dont le nom aérien pourrait évoquer le souffle de l’inspiration, incarne le bon vouloir du poète, qui plie le vraisemblable et la tradition à son projet retors. À travers lui le texte romanesque montre ses « ficelles ». L’auteur de Perceforest, au lieu de présenter des copistes à l’ouvrage comme dans le Lancelot ou de décrire des pièces d’orfèvrerie et des ouvrages brodés ou tissés qui sont le reflet du livre en train de s’élaborer comme dans de nombreux romans en vers, lâche Zéphir, le souffle créateur, de page en page.

Le roman médiéval travaillant sur le mode de la réécriture, il multiplie les reprises et les écarts créateurs, susceptibles de faire naître le sourire. Perceforest est bien à ce titre un roman, et Zéphir ne contribue pas peu à son identification comme tel. À la croisée lui-même de multiples jeux de reprises, protéiforme, n’incarne-t-il pas le pouvoir métamorphique du roman ? Le roman de chevalerie n’a jamais été complètement sérieux ; il ne se donne pas à lire sur le mode de la participation fusionnelle : Chrétien de Troyes coupe en souriant la queue du lion. La « récréation » du lecteur et la « recréation » d’un modèle par l’auteur coïncident.

Ce n’est donc ni le burlesque ni le parodique qui risque de brouiller l’identification générique de Perceforest. En revanche, le comique mis en relation avec le jeu sur les illusions semble plus problématique. En effet, les personnages se trouvent fréquemment dans des situations cocasses lorsqu’ils sont victimes de deceptions. Or le roman, comme genre, est nourri par la fiction, qui est une forme d’illusion. Perceforest, dénonçant les deceptions des fées, de Darnant, de Zéphir, ne se condamne-t-il pas comme « fable », et donc comme roman ?

Illusion et fiction

Perceforest dénonce les illusions optiques qui troublent les sens des chevaliers. Il stigmatise Aroés, le mauvais enchanteur, qui soumet ses sujets grâce à son savoir optique et diabolique ; il réprouve Darnant et ses chevaliers félons qui se terrent dans le Chastel Dévoyé, que des fioles magiques masquent à la vue du commun des mortels ; les fées, aux pouvoirs ambigus, jettent des sortilèges, qui changent l’apparence des jeunes gens en vieillards et celle des demoiselles en femmes ridées et repoussantes ; Zéphir brouille la vue d’Estonné, qui prend un cadavre répugnant pour une beauté désirable. Et surtout, la Beste Glatissant a un dos qu’elle chauffe aux rayons du soleil, sur lequel chacun peut voir l’objet de ses désirs, femme, château, combat, et dont elle se sert pour fasciner ses proies, les immobilisant pour mieux les dévorer ensuite. Cet animal, inspiré par le scytalis des bestiaires, cet écran à fantasmes, mortifère, signale les dangers des projections illusoires.

Perceforest dénonce donc à la fois l’illusion imposée de l’extérieur par un pouvoir abusif, qui aliène politiquement, idéologiquement, socialement (Aroés, Darnant) aussi bien que l’illusion née de l’intérieur, du désir et des pulsions. À ce titre, on comprend que Perceforest rejette toute construction utopique : seuls des illusionnistes pervers, diaboliques, peuvent peindre et promettre le Paradis comme un espace clos, autarcique et parfait, comme le font Aroés (lorsqu’il s’adresse à ses sujets de la Roide Montagne) ou le démon tentateur du livre VI (ms Arsenal 3493, f. 6 et suivants) qui évoque des filles fleurs séduisantes et « decevantes »[42]. Perceforest au contraire met en place une histoire de la civilisation, faite de progrès et de décadences, de ruptures et de continuités, à la fois cyclique et providentielle, qui ne peut se confondre avec la séduction des utopies du diable. À comparer Zéphir et la Beste Glatissant, on comprend comment Perceforest peut à la fois dénoncer l’illusion et être une fiction, être « fable » et « non fable ».

Zéphir et la Beste ont de nombreux points communs. Tous deux sont des merveilles, qui se voient mal mais s’entendent, l’un parce qu’il peut être invisible change sans cesse de forme et mène des troupes nocturnes hurlantes, l’autre parce qu’elle éblouit, « mucee » dans l’éclat du soleil que renvoie sa peau de scytalis et qu’elle se précipite sur sa proie en poussant un cri affreux, le « glat » auquel elle doit son nom. Tous deux changent de forme, Zéphir parce qu’il est un luiton métamorphique, la Beste parce que son dos a la plasticité des désirs qui s’y projettent. Tous deux traversent le roman, éternels. Ils ont à voir avec la chair et la tentation, Zéphir contrôlant la sexualité, la Beste fascinant ses proies dans la contemplation de leurs désirs, souvent — même si ce n’est pas toujours le cas — amoureux.

Pourtant au-delà de ces points communs, ce sont deux conceptions de l’illusion entièrement différentes qui se dégagent. Avec Zéphir, l’illusion est au service du devenir providentiel qui mène d’Alexandre à Arthur, elle facilite l’adéquation entre le « réel » et les plans divins, elle dynamise et oriente l’histoire tout comme les sortilèges de Zéphir stimulent Estonné et Passelion tout en dirigeant leurs pulsions. Avec la Beste, l’illusion est mortifère, elle risque d’interrompre l’histoire et les aventures en figeant l’errance des chevaliers fascinés et en les condamnant in fine à la dévoration, elle est autarcique, solitaire, et n’ouvre pas sur les destins du monde et l’avenir des lignées. La Beste incarne les dangers de la fiction. Funeste, elle n’évolue pas et reste une créature malfaisante tout au long du récit. Zéphir au contraire est rédimé : ange déchu, il est promu chapelain de Vénus et sa conversion est celle de la fiction romanesque, rachetée par son rapport dynamique et problématique à l’histoire. La relation à la chronique n’est alors pas tant un cautionnement conventionnel que la condition nécessaire au rachat de la fiction : le roman doit être une « histoire » et pas seulement une « istoire ». La mise en cause des illusions dans Perceforest n’aboutit donc pas à une dénonciation de la fiction, mais au contraire à une promotion de celle-ci, divertissante et reconvertie au monde et à l’Histoire.

Conclusion

Perceforest est un roman pour son lecteur du xve siècle, familier d’une tradition qui a déjà quatre siècles. Pourtant il diffère du Lancelot-Graal, par une hétérogénéité beaucoup plus marquée, par sa tendance au comique, au burlesque, à la parodie, dans des épisodes qui semblent mettre en cause le héros chevaleresque dans des détournements antiromanesques. Ces écarts pourtant ne brouillent pas le modèle romanesque, mais le confirme comme genre « amorphe » et fictionnel. Perceforest est un roman et à ce titre il est parcouru de forces centrifuges, qui, isolées, menacent l’intégrité générique et qui, prises en compte simultanément — comme il se doit dans une oeuvre constituée —, la renforcent. Montaigne aurait pu y voir un « fatras à quoi l’enfance s’amuse[43] », mais ce « vieux roman » a su garder longtemps des lecteurs, comme en témoignent au xvie siècle la parution en six volumes chez Galiot du Pré, réimprimée en 1531 par Gilles Gourmont[44], et l’édition partielle dans la Bibliothèque Bleue de Troyes : sous cette forme c’est l’une des rares survivances arthuriennes dans la littérature de colportage[45]. Au xviiie siècle, on le lit encore, mais péniblement, semble-t-il : dans le Moine de Lewis, il tombe des mains de son lecteur ennuyé. Nerval le mentionnera, peut-être surtout comme une curiosité de bibliophile, dans Angélique. C’est un « vieux roman ». Pourtant son rapport à l’illusion est bien moderne : rachetant la deception fatale de la Beste par la rédemption dynamique de Zéphir, Perceforest confirme que le roman est un genre paradoxal, cultivant l’écart, tout roman jouant, plus ou moins, à être un antiroman : « Or oyez fable, non fable mais hystoire vraye selon la cronique » (Pf, II, chapitre 43).