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En 1982, dans un article au titre en forme de paradoxe, Aron Kibédi Varga affirmait que « le roman est un anti-roman » — autrement dit, que le roman (ou, plus exactement, le roman « moderne ») trouvait son origine, non dans les « romans » du Moyen Âge et de l’Ancien Régime, mais dans les textes qui ont pris position contre le romanesque « traditionnel ». Pour l’essentiel, malgré son caractère apparemment iconoclaste, l’analyse de Kibédi Varga francisait la distinction défendue par la critique anglo-saxonne entre romance et novel, le dernier (sérieux, réaliste) se substituant au premier (conventionnel, idéalisé) à partir de la fin du xviie siècle, avec la triple offensive de Fielding, Richardson et Defoe.

Cette perspective procède d’une lecture historique par trop téléologique. Le roman évoluerait ainsi d’une enfance balbutiante, où l’on croyait aux fées, vers un esprit critique dont les premières lueurs apparaîtraient chez les romanciers humanistes, avant de rayonner pleinement au siècle des Lumières, préfiguration d’une maturité enfin atteinte avec le roman réaliste du xixe siècle. Dégagé aussi bien de la croyance aux enchantements surnaturels que de la foi en l’illusion naturaliste, le roman hypercritique du xxe siècle constituerait en quelque sorte l’aboutissement de cette évolution. Le genre manifesterait son plein potentiel de liberté dans un mouvement à la fois destructeur et régénérateur, faisant table rase du passé romanesque pour mieux refonder un roman toujours renouvelé.

Insistant sur l’idée d’un roman insoumis, subversif, les théoriciens du genre tendent à faire coïncider la naissance du roman moderne avec l’apparition des premiers textes en rupture avec l’esthétique ancienne. Pour eux, il n’y aurait donc pas de roman à proprement parler avant Don Quichotte ou, pour les plus hardis, avant Rabelais, voire, chez quelques rares intrépides, Antoine de la Salle. Nous sommes nous-mêmes convaincus de cette insubordination fondamentale, mais nous voyons cependant dans le rejet d’une poétique conventionnelle une qualité native du roman plutôt qu’un caractère acquis. Le rejet salutaire de vieilleries trop lues et trop entendues ne serait plus le fait exclusif et ponctuel de quelques génies séditieux, mais bien une constante du genre.

Contrairement à Jean-Paul Sartre qui distinguait comme « un des traits les plus singuliers de notre époque littéraire […] l’apparition, ça et là, d’oeuvres vivaces et toutes négatives qu’on pourrait nommer des anti-romans[1] », il nous semble bien, à la lumière de l’histoire du genre, que nos « vieux romans » sont (toujours) déjà des antiromans. La définition que proposait Sartre, en pensant aux romanciers des années 1930, s’avère en revanche tout à fait pertinente pour des oeuvres beaucoup plus anciennes. « Les antiromans », écrit-il, « conservent l’apparence et les contours du roman ; ce sont des ouvrages d’imagination qui nous présentent des personnages fictifs et nous racontent leur histoire. Mais c’est pour mieux décevoir : il s’agit de contester le roman par lui-même, de le détruire sous nos yeux dans le temps qu’on semble l’édifier[2] ».

Ce mouvement contradictoire d’édification et de destruction se trouve à l’origine même des premiers textes à se désigner eux-mêmes comme romans, dès la fin du xiie siècle. Il accompagne ensuite l’histoire du genre, pendant tout le Moyen Âge et l’Ancien Régime. L’expression même d’« antiroman » est d’ailleurs revendiquée à date ancienne, dès la deuxième édition du Berger extravagant de Charles Sorel, rebaptisé L’anti-roman en 1633. Le parti pris ludique de l’entreprise antiromanesque était exposé, lui, dès la préface à la première édition, en 1627 :

Je pense bien qu’il y en aura qui me voudront reprendre d’avoir mis icy des bouffoneries, et qui me diront que la vérité est si vénérable que son parti doit estre soustenu avec des raisons sérieuses : mais où est-ce qu’il me pourront trouver un meilleur stile que le satyrique pour faire hayr les mauvaises choses et en rendre mesme la censure agréable à ceux qui y sont interessez, et ne seroit-ce pas faire trop d’honneur à des sottises que d’en parler autrement qu’avec des railleries[3] ?

On retrouve cette veine moqueuse dans les différents procédés de réécriture et de détournement à l’oeuvre dans nombre de nos vieux romans. Depuis la plus stricte parodie d’un hypotexte bien identifié jusqu’à une tonalité ironique plus diffuse, les manifestations de subversion générique sont légions et se trouvent là où on les attendrait le moins, dans des textes que la critique a plutôt classés du côté du canon que de l’antiroman patenté.

Non seulement souhaitions-nous illustrer dans ce numéro l’ancienneté méconnue de la forme antiromanesque, nous espérions également débusquer la dynamique subversive dans des textes d’abord réputés pour leur contribution à l’édification du genre. On ne trouvera donc pas d’articles portant sur des ouvrages dont la teneur antiromanesque est bien attestée, du Petit Jehan de Saintré à Jacques le fataliste, déjà réchappés du lot des vieilleries romanesques par les tenants de la modernité la plus échevelée. Il nous a semblé plus pertinent d’envisager quelques-uns des parangons du genre du point de vue de leur ludisme intertextuel, afin d’établir ce que la forme romanesque a de fondamentalement contradictoire : c’est-à-dire que la création romanesque se ferait, plus souvent qu’à son tour, en « haine du roman ».

Cette lecture aux allures post-modernes, proposée par des critiques du xxie siècle forcément nourris à la double mamelle de la subversion et du renversement, pourrait sembler plaquée sur des textes qui n’en demandaient pas tant. Or les prises de position paratextuelles des vieux romanciers et les indices recueillis sur la réception des vieux romans par leurs premiers lecteurs invitent à reconsidérer la supposée nouveauté des jeux spéculaires auxquels se livrent romanciers et lecteurs de romans. Ainsi la mise en recueil des romans médiévaux suggère, dès le milieu du xiiie siècle, une conscience assez fine des conventions génériques. L’agencement de romans de la première génération (ceux de Chrétien de Troyes, par exemple) avec des romans très critiques, voire franchement parodiques (comme c’est le cas des Merveilles de Rigomer ou de la Vengeance Raguidel) jette un éclairage neuf sur les romans du maître champenois et sur la réception critique du roman arthurien par ces lecteurs aguerris qu’étaient les copistes. Le manuscrit Condé 472 de la bibliothèque du château de Chantilly, étudié ici par Francis Gingras, est particulièrement éloquent à cet égard.

Un texte comme le Perceforest, considéré par la critique comme un roman typique de la prose narrative du xive siècle et déjà cité par Chapelain comme l’exemple même du « vieux roman », se défend pourtant d’être un roman. Se désignant comme cronique ou istoire, il met à distance les conventions romanesques et, comme le montre l’article de Christine Ferlampin-Acher, trouve sa légitimité dans la diversité des influences, s’incarnant dans la figure protéiforme du luiton Zéphir, avatar des pouvoirs de transformations du genre romanesque lui-même. Dénonçant les périls déceptifs de l’illusion romanesque à travers la figure inquiétante de la Beste glatissante, le roman de Perceforest trouve en Zéphir, ange déchu puis rédimé, une conversion qui est celle-là même de la fiction romanesque, « rachetée par son rapport dynamique et problématique à l’histoire ».

Au xve siècle, après que Perceforest eut exploité le filon des alliances entre romans arthuriens et modèles antiquisants, après que les temps pré-arthuriens et les pères d’Arthur et de Tristan eurent été mis en scène dans le cycle de Rusticien de Pise, les auteurs d’Ysaïe le Triste et du Conte du Papegau choisirent au contraire des héros sans père pour mieux s’attaquer à l’héritage problématique du roman arthurien. L’enfance des héros est ainsi le lieu du renouvellement de l’écriture romanesque et d’une exploration critique des origines du roman. Le rejeton de Tristan et l’Arthur juvénile sont, à l’automne du Moyen Âge, « deux enfants chenus », suivant l’expression de Patricia Victorin, pris dans l’entre-deux d’une écriture menacée par le « radotage des récits anciens », mais qui, forte de quelques siècles de critique antiromanesque, s’engage plus avant dans « le balbutiement de l’écriture parodique ».

Cette idée d’enfance et de commencement irrigue d’ailleurs de manière significative toute la critique sur l’antiroman qui tend à voir à chaque époque un nouveau début pour les attaques antiromanesques. Pascale Mounier rappelle, en introduction à sa lecture des Angoysses douloureuses d’Hélisenne de Crenne, comment « on commence seulement à s’apercevoir que la Renaissance française constitue une période importante dans le développement du genre ». Elle invite ainsi à réévaluer la définition de l’antiroman, souvent trop étroitement associé au seul modèle comique ou parodique. À partir des Angoysses douloureuses, a priori plutôt attachées à la veine du roman sérieux voire sentimental, Pascale Mounier dégage un certain nombre de décalages qui font de ce texte « un laboratoire où s’expérimente une déstabilisation de modèles romanesques en vogue dans la première partie du xvie siècle ». Ce ne serait pas le moindre mérite de ce numéro que de permettre, par la diversité des spécialités et des points de vue réunis, de rappeler que les multiples naissances et renaissances du courant antiromanesque révèlent comment cette dynamique est pratiquement indissociable de la définition du genre.

Abordant l’âge classique, Jean-Paul Sermain rappelle ce que l’hypothèse dualiste d’Ian Watt a de foncièrement réducteur : il fait valoir comment, « pour accéder aux états anciens du roman, il est essentiel de repérer et de comprendre leur dimension antiromanesque, la manière dont ils se développent dans une opposition interne à leur double et à leur contraire ». Le roman français des années 1730-1740 n’est ni romance, ni novel ; il est le produit d’une dynamique autrement plus subtile entre le romanesque et sa contestation. La vie de Marianne apparaît ainsi comme un atelier où Marivaux, après avoir tâté du quichottisme, tente de construire une synthèse nouvelle. Se rapprochant des novelists anglais par son « idéalisme comique », il « nourrit son oeuvre d’une contestation antiromanesque qui lui est propre ». Rareté des péripéties, exhibition aussitôt niée du topos du manuscrit trouvé, caractère aléatoire de la composition, retards, bifurcations, inachèvements : l’opposition à l’idéologie et aux formes du roman, qui semblerait au départ moins marquée que dans d’autres ouvrages (de Pharsamon au Paysan parvenu), a ici valeur de manifeste. Le dynamitage n’est pas qu’un jeu (il n’est d’ailleurs jamais que cela). C’est sur lui — sur sa « perception » et son « interprétation » — que repose le « sens du roman », incarné par Marianne elle-même, héroïne impossible, narratrice fascinante, figure double dont la spécularité problématique pourrait servir de symbole à celle du genre romanesque tout entier.

Pour être plus discrète, la dimension réflexive de La nouvelle Héloïse n’en est pas moins présente. Jacques Berchtold montre comment, au détour d’un (célèbre) chapitre, Rousseau fait passer son monument sensible et sérieux du côté de la charge intertextuelle. Le récit de la circumnavigation de Saint-Preux (IV, 3) prend le contre-pied des voyages et des tempêtes romanesques, visant (de façon implicite mais indubitable) les épisodes équivalents de Télémaque ou de Cleveland, tout en entrant dans une relation équivoque avec la catabase de l’Énéide. « Anti-reportage » qui « relate malgré tout », texte composite puisant à des sources diverses — romanesque, épique, musicale, scientifique, etc. —, la lettre de Saint-Preux est une condamnation de l’injustice et de l’(in)humanité, dans laquelle le détournement générique remplit, de nouveau, une fonction de révélateur. Le passage signifie par ce qu’il n’est pas — par ce qu’il pourrait ou devrait être et que Rousseau refuse ostensiblement.

Sans quitter le xviiie siècle, Ugo Dionne s’intéresse à un autre alliage, un autre texte qui réunit, de façon « paradoxale », la docilité conventionnelle et la charge déflationniste : il s’agit de L’Ingénu de Voltaire dont plusieurs générations de critiques ont signalé (pour la déplorer et pour la réduire) la dimension duelle, gauloise et sensible, ironique et larmoyante. On a donc ici le cas — symétrique de ceux du Perceforest, d’Ysaïe le Triste, du Conte du papegau, des Angoysses douloureuses, de La vie de Marianne ou de La nouvelle Héloïse — d’un antiroman qui passe inopinément à l’ennemi, qui réintègre in extremis le giron du roman le plus inadmissiblement rétrograde. Répertoriant et commentant les diverses tentatives d’harmonisation ou d’amputation du conte, Ugo Dionne tente au contraire de faire valoir ce qu’il a d’insécable ou d’irréductible. Prenant appui sur Voltaire et sur le « paradoxe d’Hercule », il souligne la nature bilatérale, ou bidirectionnelle, de la relation que nouent le roman et l’antiroman. Si le roman est déjà un antiroman, l’antiroman, lui, est encore « romanesque » ; il ne saurait se concevoir que dans les cadres et les balises que le roman lui fournit et qui trouvent dans ces réalisations ludiques ou négatrices de nouvelles occasions de se manifester.

Le modèle dichotomique et successif suggéré par Ian Watt, puis repris à nouveaux frais par Aron Kibédi Varga, Thomas Pavel ou Milan Kundera, a donc le mérite de faire du roman « moderne » (ou du roman tout court) le produit d’une dynamique iconoclaste et cannibale. Le défaut de ce modèle est de dater cette dynamique, de la figer dans un point précis du temps (le début de l’âge classique, le tournant des xviie et xviiie siècles), ou d’en faire un processus linéaire, évolutif, qui à partir d’un moment charnière (Gargantua, Don Quichotte, Robinson Crusoë) mène inexorablement à Zola, Proust ou Sarraute, dans un mouvement de dépassement continuel, épousant celui de la modernité littéraire elle-même. On goûtera sans doute le paradoxe d’historiens de la littérature reprochant à des théoriciens leur excès d’historicité. Mais si nous questionnons ce scénario évolutif de la constitution romanesque, c’est pour mieux renvoyer le roman à son histoire — à toute son histoire, dans son unité foisonnante, et non à une version exsangue, décantée, réduite à quelques instants précieux.

En effet, chaque époque du roman français oppose un certain nombre de textes « traditionnels » (c’est-à-dire, dans ce cas, fondateurs d’une tradition) et une série de démarquages génériques, fondant leur poétique sur la négation des précédents. Aux romans de Chrétien de Troyes correspond l’univers déjanté mis en place par Les merveilles de Rigomer ; aux quêtes prolongées d’Amadis répondent les étranges périples de Pantagruel ou du Guénélic d’Hélisenne ; aux méandres précieux du roman baroque font face Le roman comique ou La fausse Clélie, et ainsi de suite, mutatis mutandis, pour les siècles des siècles — ces siècles que télescopent volontiers les commentateurs modernes, en les réduisant à la (Triste) figure d’Alfonso Quijano. L’antiroman n’apparaît jamais ; peu importe l’étape de l’histoire du roman où se porte notre regard, il est déjà là, dans des figures changeantes, aussi protéiformes que le roman lui-même.

Chaque oeuvre, ou à peu près, de la plus gravement conventionnelle à la plus joyeusement éclatée, appartient ainsi aux deux registres du roman et de l’antiroman. Le Conte du Graal, le Roman de Renart, le Perceforest, La vie de Marianne, La nouvelle Héloïse — comme L’Astrée ou La princesse de Clèves — sont en réaction par rapport à leur propre genre ; par l’évocation décalée de motifs ou de topoï, par la métalepse ou par le commentaire, par leurs fictions plus ou moins goguenardes de provenance ou d’édition, ils participent, aussi bien que Le berger extravagant, L’écumoire ou Le roman bourgeois, de la démarche antiromanesque. Quant à l’antiroman, il ne s’éloigne jamais assez du roman pour s’en détacher, pour quitter son orbite, pour échapper à son attirance ou à sa gravité. La frontière du roman et de l’antiroman n’existe pas : ni dans l’histoire (séparant un archaïsme romanesque et une modernité « lucide », caractérisée par l’antiroman), ni à une époque donnée, ni dans les textes eux-mêmes, dont la qualification ultime n’est jamais qu’affaire de proportions.

Cette conclusion n’est évidemment pas sans conséquence sur l’histoire du genre romanesque, comme sur sa définition. Le recours à la « longue durée » permet évidemment de relativiser ces ruptures qui, il y a trois ou quatre siècles, auraient permis l’émergence du roman moderne. Il invite les critiques « modernistes » du roman à repenser leur objet, à revenir vers ces pratiques pré-flaubertiennes, pré-quichottiennes, pré-rabelaisiennes, qu’on a trop eu tendance à renvoyer du côté de l’informe, de l’embryonnaire, de l’inachevé — ou, au contraire, du côté d’un formalisme caduc, voué à l’extinction. Mais fréquenter à nouveau les « vieux romans » amène à constater l’unité intrinsèque du genre et à réaliser à quel point le roman s’est défini essentiellement par ce travail de sape et de remise en question dont on a fait le propre de la seule démarche antiromanesque. Le roman est ce genre qui, dès le départ, et constamment par la suite, s’est constitué dans le détournement de lui-même. Il est ce genre qui, dès sa naissance, a porté sur lui-même le regard de la maturité.