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« On ne rend pas compte d’une oeuvre quand on exhume les codes auxquels à son insu elle obéit. »

Michel de Certeau, La Culture au pluriel, [1974] 1993, p. 215

Si les sciences sociales s’internationalisent, surtout à partir de la fin du xixe siècle, c’est grâce à l’émergence de réseaux universitaires et aux emprunts méthodologiques. C’est aussi, de façon plus manifeste, par la place réservée à l’international dans les objets de recherche. Cette place s’élargit non pas tant en raison d’une volonté institutionnelle qu’à la faveur de contacts intimes, stimulés par la diffusion d’écrits. L’appréhension de ce phénomène d’internationalisation passe par l’analyse de textes consacrés à des pays étrangers et à leur circulation, autrement dit par des médiations et des médiateurs.

André Siegfried en fournit une illustration pour les échanges franco-canadiens et franco-américains de la première moitié du xxe siècle. La médiation leplaysienne, tout particulièrement, l’incite à explorer le domaine international. Cette quête doit être située dans le contexte français de l’entre-deux-guerres, marqué par une indigence relative en matière d’analyse internationale et géopolitique : par exemple, le rôle crucial des États-Unis sur la scène internationale n’est guère compris dans toutes ses dimensions. Siegfried fait à cet égard figure de pionnier en France : ses études fouillées tranchent avec la légèreté ambiante des considérations internationales, où les stéréotypes à l’égard de l’étranger et des colonies sont renforcés par la croyance en une supériorité morale française. Au lendemain de la boucherie de 14-18, qui s’est soldée par une victoire chèrement acquise contre l’Allemagne, cette bonne conscience tend à se propager en France, de la droite catholique la plus traditionaliste au vaste personnel politique lié au puissant parti radical, voire au-delà, parmi les rangs d’une extrême gauche ralliée à l’Union sacrée contre l’agresseur germain.

Après une brève présentation de leur cadre générique d’expression, les médiations à l’oeuvre chez Siegfried seront traitées à partir de son objet de recherche nord-américain, de son rapport aux disciplines et de son outillage comparatiste. L’usage des matériaux dont nous disposons (données textuelles et archives) permet de dégager des constellations sémantiques en fonction de filiations et de filières idéologiques.

I. Les préoccupations internationales d’André Siegfried (1875-1959)

Issu d’un milieu familial protestant, anglophile, cultivé et fortuné — son père fut homme d’affaires, député dreyfusard et ministre sous la iiie République —, Siegfried suivit des études de droit et de lettres. À partir de 1911, il enseigne à l’École libre des sciences politiques (ÉLSP), dans la section des sciences économiques et sociales, où il succède à de grandes figures leplaysiennes comme Boutmy, Juglar et Levasseur. De 1920 à 1922, il anime la section économique du service français de la Société des Nations : on pourrait tenter une homologie entre ses approches tous azimuts de l’international et la fonction cardinale que la France entendait occuper, dans l’entre-deux-guerres, à la SDN. Il est élu en 1933 au Collège de France (chaire de géographie économique et politique). Parmi ses nombreux voyages à l’étranger, l’Amérique du Nord constitue une direction favorite. Il se rend un peu plus souvent aux États-Unis qu’au Canada : treize séjours contre neuf, la différence se creusant dans l’après-guerre. De ces voyages, dont le premier remonte à 1898, il tire entre 1906 et 1937 cinq ouvrages sur l’Amérique du Nord (publiés à Paris à la Librairie Armand Colin, sauf celui de 1935) :

  • Le Canada, les deux races (problèmes politiques contemporains), 1906.

  • Deux mois en Amérique du Nord à la veille de la guerre (juin-juillet 1914), 1916.

  • Les États-Unis d’aujourd’hui, 1927.

  • États-Unis, Canada, Mexique. Lettres de voyage écrites au Petit Havre, juin-décembre 1935, Le Havre, Imprimerie du Petit Havre, 1935.

  • Le Canada, puissance internationale, 1937.

Ses deux livres de référence sur le Canada (1906, 1937) et surtout son best-seller sur les États-Unis (traduit sous le titre America comes of age, New York, Harcourt, 1927), tous trois plusieurs fois réédités, lui apportent une audience internationale[2].

S’agissant de ses réseaux internationaux, on peut dire que Siegfried fréquente surtout les puissants. Au Canada, ses correspondants les plus réguliers sont le sénateur Dandurand, le recteur de l’Université Laval (Monseigneur Laflamme) et le directeur (belge) de l’École des hautes études commerciales de Montréal (Henri Laureys)[3]. Il entretient également une relation avec Hector Garneau, petit-fils de l’« historien national » François-Xavier Garneau et fils du poète Alfred Garneau : la première lettre archivée d’H. Garneau date du 15 juin 1904[4].

Nous avons dégagé dans un article récent (Fabre, 2004) les réseaux franco-canadiens dans lesquels Siegfried joue un rôle de pivot, aux côtés d’Édouard Montpetit, les deux professeurs occupant une position qu’on peut qualifier de symétrique dans les deux espaces universitaires, français et canadien. Nous avons insisté sur l’importance considérable — quoique discrète —, dans l’idéologie libérale de ces réseaux, du sénateur Raoul Dandurand (1861-1942), premier président de la Société des Nations en 1925 (Fabre, 2004, p. 47-48, 53-54 et 57-58). Outre les personnalités francophones déjà citées, il faut ajouter des professeurs et fonctionnaires canadiens anglophones qui correspondent durant les années 1920 et 1930 avec Siegfried : Newton W. Rowell (professeur de relations internationales à Toronto), George Smith (University of Alberta, Edmonton), C. E. Silcox (secrétaire général, The Social Service Council Of Canada, Toronto), T.S. Ewart (Ottawa), J. H. Soward (Department of History, The University of British Columbia, Vancouver), W. Kaye Lamb (Provincial Library and Archives, Victoria), M. R. H. Coats (Dominion Bureau of Statistics, Ottawa).

Aux États-Unis, il correspond avec quelques universitaires de renom, surtout de la côte est et de Chicago : A. Lawrence Lowell et F. W. Taussig (de Harvard) ; Harold Rugg (professeur à Columbia University et à Lincoln School, New York) ; Edwin R. A. Seligman (professeur d’économie, Columbia University of New York) ; Henry Carrington Lancaster (The Johns Hopkins University, Baltimore) ; Raymond Pearl (d’abord professeur, School of Hygiene and Public Health, puis directeur, Institute for Biological Research, John Hopkins University, Baltimore) ; E. Marshall (University of Chicago, Deparment of Economics) ; David Riesman (professeur de sociologie à Chicago puis à Harvard). Il est aussi en contact avec des journalistes comme W. E. Burghardt Du Bois et James W. Ivy (de la revue new-yorkaise The Crisis) ; Neil Martin (du Christian Science Monitor de Boston) ; Joseph A. Barry (du New York Times) ; W. T. Layton (directeur de l’influente revue britannique The Economist). Ses ouvrages ne passent pas inaperçus. Ainsi, par exemple, une recension de America comes of age est effectuée par Robert Redfield, qui enseigne au Département de sociologie et d’anthropologie de Chicago, dans l’American Journal of Sociology (numéro du 27 mars 1928).

Une série de lettres et de recensions datant de 1927, l’année de parution d’America comes of age, montre l’intérêt que cet ouvrage a suscité aux États-Unis et en Grande-Bretagne (FS, 2 Si 19). Il faudrait au moins un article pour en rendre compte. Les correspondants et réseaux britanniques de Siegfried sont également à citer : en premier lieu sir William Beveridge (London School of Economics and Political Science, où Siegfried compte beaucoup de relations, comme Layton et R. H. Tawney) et l’illustre historien Arnold J. Toynbee ; Lionel Curtis et Philip Kerr (British Institute of International Affairs) ; W. H. Steed (directeur de la Review of reviews) ; Neill Grant (éditeur de Morning Post).

Mais ces liens universitaires apparaissent distants, se limitant à l’envoi d’ouvrages et à des lettres de remerciement plutôt convenues[5]. Pourtant, on sait que Siegfried a enseigné un semestre avant la guerre à Yale et plusieurs mois encore à Harvard en 1955[6]. À Sciences Po, il a consacré un cours aux États-Unis pendant près de quinze ans, de 1941 à 1954 (voir Favre, 1989, p. 292). Son implication dans des réseaux franco-américains de politologues n’en reste pas moins faible, même après la guerre, et elle est quasiment nulle avec les universitaires canadiens de la faculté des sciences sociales fondée par le père Lévesque à la même époque à Québec. Il semble bien que la stature intellectuelle et académique acquise par Siegfried l’ait placé un peu au-dessus de la mêlée, et qu’il ait pu ainsi dédaigner de fréquenter ces réseaux universitaires. De plus, tous les témoignages concordent pour dire qu’il ne prisait guère les tâches administratives ou collectives, préférant cultiver son propre jardin intellectuel.

Lors du dépouillement des documents d’archives, le plus frappant est le soin avec lequel Siegfried décortique certaines oeuvres venant d’outre-atlantique. Ainsi, accumule-t-il plusieurs centaines de feuillets de notes (dactylographiées et, dans une moindre mesure, manuscrites) sur les deux ouvrages de Robert et Helen Lynd, Middletown : a Study in Contemporary American Culture (1929) et Middletown in Transition : a Study in Cultural Conflicts (1937)[7]. Il n’ignore pas non plus les travaux de Robert Park et de l’école de Chicago dans les années 1920, ni les enquêtes ultérieures de The Chicago Urban League (An Interracial Social Work Agency)[8]. D’autre part, c’est un habitué de l’American Library in Paris (9, rue de Téhéran) : il dresse des listes dactylographiées d’ouvrages sur un thème précis, par exemple Negroes, in America, en notant soigneusement la cote du libraire[9].

Enfin, Siegfried marque un intérêt certain pour l’oeuvre foisonnante de Sinclair Lewis (1885-1951), qui obtint en 1930 le prix Nobel de littérature. Il correspond avec lui et collecte une multitude d’informations pour un dossier sur le roman Babbitt (1922)[10], qui, avec Main Street (1920) et Elmer Gantry (1927), constituent la trilogie fondatrice du roman social américain. Il joint donc, à une expérience répétée de terrain, une culture livresque variée sur les États-Unis, assez impressionnante pour la France de l’époque.

II. Le paysage intellectuel au tournant du siècle

Il faut chercher le fondement des préoccupations internationales de Siegfried indissociablement dans son éducation familiale et dans sa formation intellectuelle. Nous nous intéressons à cet aspect généalogique parce qu’il montre comment se prépare et s’exerce l’attrait envers l’international, à partir de lectures, de rencontres et d’immersions dans des univers symboliques étrangers.

La circulation internationale de textes (ouvrages, articles, comptes rendus dans la presse, échanges épistolaires, pétitions, etc.) est devenue un objet de recherche à part entière[11]. Son appréhension donne lieu à la redécouverte de figures oubliées de nos jours et permet donc de compléter les constellations sémantiques qui marquent les productions intellectuelles d’un auteur, lesquelles se comprennent synchroniquement avec celles d’autres auteurs. C’est précisément à ce type de constellation que nous nous attacherons en ce qui concerne Siegfried. Des « figurants » de l’histoire intellectuelle peuvent donc réapparaître à l’occasion et se révéler être des médiateurs indispensables aux échanges internationaux.

La constellation française

La formation de Siegfried est marquée par une constellation assez hétérogène : écrivains politiquement engagés (Barrès, Péguy), poète soucieux de théorie (Valéry), premières figures des sciences sociales (précurseurs : Taine, Tocqueville ; initiateurs : Le Play, Le Bon ; géographes fondateurs : Reclus, Vidal ; historien : Seignobos).

Taine, Tocqueville, Le Bon

Il n’est pas question ici de détailler tous les canaux qui opèrent sur la pensée de Siegfried. Seuls quelques repères majeurs peuvent être envisagés. Ces canaux doivent être replacés dans un contexte où les réputations intellectuelles n’ont rien à voir avec celles qui prévaudront ultérieurement, où ni Marx, ni Freud, ni Durkheim ne tiennent le haut du pavé, où les sciences sociales, à l’état embryonnaire, sont encore à la traîne de leur matrice philosophique et en quête de légitimité.

Il faut insister tout d’abord sur l’influence du fameux trinôme de Taine, qui apparaît comme la pierre angulaire des comparaisons de Siegfried : trois ordres de facteurs — race, milieu et moment — déterminent l’individu. Malgré ses limites, ce déterminisme est assez profond puisqu’il suggère une liaison dialectique entre le milieu et l’individu. À bien des égards, la notion de « faculté maîtresse » annonce le raisonnement typologique, dans la mesure où elle est censée faire jaillir « le trait caractéristique et dominant duquel tout peut se déduire » (Taine, Essai sur Tite-Live, 1888). Comme plusieurs générations d’étudiants français, Siegfried est sensible à la rigueur intellectuelle et au libéralisme philosophique de Taine, dont il partage l’anglophilie et la foi protestante.

De Tocqueville, Siegfried s’inspire jusqu’à donner à sa thèse ès lettres un titre en forme de clin d’oeil : La démocratie en Nouvelle-Zélande (1904). Ce n’est pas pour rien que Gérard Bergeron avait associé ces deux auteurs dans son ouvrage de 1990, Quand Tocqueville et Siegfried nous observaient. Bien que les citations et les mentions de Tocqueville soient rares dans ses écrits, Siegfried le suit fréquemment : quand il lui reprend l’idée des « deux races » (l’une dominée, l’autre dominante et arrogante), exposée dans son journal de voyage au Bas-Canada durant l’été 1831 ; quand il souligne le paradoxe américain entre modernité et tradition ; quand il doute de l’efficacité du melting-pot si l’immigration n’est pas d’origine anglo-saxonne et sous la houlette puritaine ; quand il s’interroge sur l’avenir problématique de la minorité noire (voir Vincent, 1987, p. 249-250 et le cours de Siegfried intitulé Les États-Unis et la civilisation américaine, Institut d’études politiques de Paris, 1950-1951). Cependant, les liens entre Siegfried et Tocqueville ne sont pas nets. Ils s’inscrivent dans une période de redécouverte en France de l’auteur de La démocratie en Amérique. La réception de ce dernier y fut erratique (voir Roger, 2002, p. 86-93)[14] : le tournant du siècle correspond, après un temps d’oubli, à une réévaluation de Tocqueville grâce aux leplaysiens, en particulier à Boutmy. Cette réévaluation ne se fit pas sans certaines ambiguïtés, qu’illustrent bien les emprunts discrets de Siegfried.

Une autre gloire, mais plus éphémère, affleure parfois : Le Bon, avec sa Psychologie des foules (Paris, Alcan, 1895). Des connexions politiques et intellectuelles raccordent une partie des sciences sociales de la fin du xixe siècle à la pensée de Le Bon (Thiec, 1981, p. 427 ; Marpeau, 2000). Elle influence notamment un courant disciplinaire né à l’ÉLSP, qui se muera plus tard en « sociologie politique », dont Boutmy est le promoteur. Considéré comme une « figure idéaltypique de Sciences Po » (Vincent, 1987), Siegfried initie ce mouvement d’enquête avec son Tableau politique de la France de l’Ouest sous la iiie République, publié en 1913. Dans cette constellation, Le Bon est un catalyseur, parce que ses relations englobent, outre certains cercles universitaires et éditoriaux, les milieux politiques, le monde des affaires et la haute administration. De telles ramifications sont précieuses à l’entreprise de Boutmy : lorsqu’il crée l’ÉLSP, c’est avec le souci, après la débâcle contre la Prusse et l’effroi causé par la Commune de Paris, de souder les élites du pays, de leur insuffler un esprit de corps que Le Bon présente comme un garde-fou face à l’irrationalité et la dangerosité des foules. Néanmoins, il existe des différences importantes entre la pensée de Le Bon et celle de Siegfried : elles tiennent principalement au fait que l’oeuvre de Le Bon est hantée par l’idée de décadence inéluctable de l’Occident, alors que Siegfried reste malgré certaines réserves fidèle à une pensée libérale europhile (la civilisation anglaise en constituant l’épicentre) et optimiste.

La galaxie leplaysienne

La filiation leplaysienne pèse peut-être plus lourdement que les autres[15]. Siegfried sera l’un des rares à relayer jusque dans l’après-guerre l’enseignement des leplaysiens à l’ÉLSP. Modéré politiquement et intellectuellement, Siegfried répugne à s’identifier à une école, mais sa démarche n’apparaît pas moins fidèle à l’héritage leplaysien : même s’il n’effectue pas lui-même des monographies détaillées, elle repose sur des observations empiriques couplées à des compilations statistiques. Il préfère dessiner à grands traits, éliminer les détails superflus, sans renoncer aux anecdotes révélatrices dont il est friand.

Le Play et ses continuateurs entendaient donner une portée internationale à la science sociale. Siegfried se rattache à la tradition d’enquêtes des leplaysiens à l’étranger, comme aux États-Unis avec Claudio Jannet dans les années 1870, Paul de Rousiers en 1890 et Paul Bureau en 1893. Le Musée social[16] tient un rôle majeur dans la poursuite de ce mouvement : de 1894, date de sa fondation, à 1897, il est dirigé par un leplaysien de premier plan, Robert Pinot. La section des missions et enquêtes (l’une des sept sections que compte le Musée) est placée sous l’égide de Boutmy : les premières missions sont organisées en septembre et octobre 1895, en Grande-Bretagne et en Allemagne ; encouragé par Henri de Tourville, Rousiers retourne avec une petite équipe aux États-Unis, de juillet à décembre 1896. À l’image de son père, qui le préside, Siegfried collabore régulièrement et diversement aux activités du Musée. Ses livres sur la Nouvelle-Zélande, la Grande-Bretagne et l’Amérique du Nord s’inscrivent dans le programme d’enquêtes du Musée, dont l’éditeur attitré est Armand Colin ; c’est pourquoi ils paraissent naturellement dans la « Bibliothèque du Musée social ». Un autre leplaysien éminent, Le Pelletier, incarne cet intérêt pour l’Amérique du Nord : spécialiste d’économie sociale, il écrit plusieurs articles importants sur le travail des femmes aux États-Unis dans La réforme sociale (1902). Il existe donc une constellation favorable qui oriente les sciences sociales d’inspiration leplaysienne vers le Nouveau Monde, ce qui ne sera pas le cas des autres écoles sociologiques contemporaines, en particulier celle de Durkheim.

Dans la province de Québec, l’impact du leplaysisme (surtout de sa branche aînée, La réforme sociale) est loin d’être négligeable sur les intellectuels, les notables et les milieux d’affaires, au moins jusqu’au début du xxe siècle. Il existe un paradoxe dans cette pénétration : « la lenteur de l’implantation leplaysienne au Canada français » (Trépanier, 1986, p. 346) tranche avec tous ces « échanges de correspondance et voyages [qui] maintiendront des relations suivies entre les leplaysiens du Québec et ceux de France, en tout cas jusque vers 1906 » (ibid., p. 348). Comment expliquer le déclin ultérieur de ces relations ? « Au fur et à mesure qu’on avance dans le temps, on sera porté [au Québec] à invoquer plus volontiers la doctrine sociale de l’Église que la pensée leplaysienne. Il nous semble manifeste qu’il y a là une cléricalisation progressive des idées et de l’action sociales à la toute fin du xixe siècle et au début du xxe » (ibid., p. 354).

C’est sans doute Édouard Montpetit (1881-1954) qui, au Québec, incarne le mieux la seconde phase, plus délicate, de la pénétration leplaysienne. Lors de son séjour d’études à Paris, entre 1907 et 1910, il suit les cours des leplaysiens Émile Cheysson, A. Leroy-Beaulieu, P. Leroy-Beaulieu et F. Le Pelletier. Montpetit restera cependant réservé devant le libéralisme économique de P. Leroy-Beaulieu, qu’il venait écouter au Collège de France. Ses sympathies vont davantage vers A. Leroy-Beaulieu et G. Blondel (Montpetit, 1944, p. 94-95), qui sont ses professeurs préférés à l’ÉLSP[17]. Il s’agit là d’un des fils qui relient, avec des décalages dans le temps et l’espace, Siegfried et Montpetit.

Dans ce que nous appelons la galaxie leplaysienne, il ne faut pas voir une source permanente d’inspiration pour Siegfried mais plutôt un état d’esprit qui se manifeste dans les façons d’aborder les objets, d’enquêter et d’exposer les résultats. Dans cette galaxie figurent des fondateurs d’école (Boutmy), des chefs de file (Demolins, Tourville), des penseurs qui ont connu leur heure de gloire (Levasseur, Paul Leroy-Beaulieu), mais également des intellectuels de second plan, du moins à l’aune d’aujourd’hui (Jannet, Pinot, etc.). Sans vouloir raboter les mérites des uns et des autres, on peut relativiser ce classement un peu arbitraire en ajoutant que la notoriété et la postérité sont bien souvent capricieuses, comme en témoigne d’ailleurs le cas de Siegfried.

Le filtre colonial

Les observations des sociétés étrangères ne sont pas neutres : au tournant du xxe siècle, elles passent souvent par le filtre colonial (voir Said, 2000), qui s’applique aussi aux « colonies blanches » qu’on appellera bientôt « dominions ». Ainsi, quand les intellectuels français de renom visitent le Canada, ils traitent rarement d’égal à égal avec leurs homologues canadiens-français. Siegfried se lie d’abord — nous l’avons vu — avec des connaissances d’affaires ou politiques de son père, autrement dit des personnalités de premier plan (tel le sénateur Dandurand).

Les lunettes actuelles déforment certainement la perspective : à l’époque, il est fréquent, y compris dans les milieux intellectuels de gauche, d’exonérer le colonialisme de toute critique. Ce dernier pouvait être considéré comme un progrès social et une « oeuvre de civilisation ». Certains discours spécialisés des sciences sociales sont issus de cette matrice idéologique. L’ethnographie, la géographie, mais aussi la sociologie et l’économie, sont des disciplines que l’entreprise coloniale renforce en termes de légitimité institutionnelle. Par exemple, les chaires de géographie coloniale se multiplient à la fin du xixe siècle en Europe. Charles Robequain et Marcel Dubois sont les premières grandes figures de l’enseignement de la géographie coloniale française. Titulaire de la chaire de géographie coloniale à la Sorbonne depuis 1892, Dubois est le rapporteur de la thèse de Siegfried sur la Nouvelle-Zélande[18]. C’est un « ardent propagandiste de la grandeur impériale. Son colonialisme militant compensait sa position antidreyfusarde, ce qui le rendait acceptable dans une faculté qui était très engagée dans l’Affaire Dreyfus » (Sanguin, 1993, p. 193-194). Ces positions colonialistes ne sont pas seulement le fait de géographes français. Elles existent également parmi leurs homologues allemands ou belges, sans compter l’exemple britannique, particulièrement révélateur avec la Royal Geographical Society dont les administrateurs sont tout dévoués à la cause de l’empire (voir N. Smith, 1984).

L’anglophilie ambiante

Le traité d’Entente cordiale signé en 1904 accentue le climat anglophile des milieux intellectuels leplaysiens. Le courant de La science sociale se fonde sur un culte de l’expertise et du professionnalisme censé être l’apanage des Anglo-Saxons. Les discours comparatifs mesurent les performances des sociétés à cette aune, et leur fascination pour les success stories permet de comprendre pourquoi l’Amérique du Nord attire les regards. Le curseur scientifique semble se déplacer des îles britanniques vers leurs colonies de peuplement outre-Atlantique. Les leplaysiens créent en 1904 la Société internationale de la science sociale afin de doter leurs comparaisons d’un cadre institutionnel. Ce climat intellectuel explique les succès de librairie obtenus par des ouvrages qui traitent des sociétés anglo-saxonnes, comme ceux de Boutmy, Demolins ou Rousiers. Siegfried peut être considéré comme un continuateur de ces leplaysiens, dont il partage lectures et valeurs. Il prend connaissance grâce à eux d’une littérature spécialisée venant d’outre-manche ou d’outre-atlantique.

Siegfried valorise « l’oeuvre civilisatrice » de la Grande-Bretagne à travers le monde, au même titre que celle de la France. C’est pourquoi le statu quo (Siegfried, 1906, p. 407) conviendrait bien selon lui au régime politique du Canada : « La nation canadienne, même devenue américaine par les moeurs, peut cependant rester indéfiniment colonie de l’Angleterre » (Siegfried, 1906, p. 412). Il pose la même équation en 1916, dans son journal de voyage : « Moeurs américaines, loyalisme britannique ! Tout le problème de l’avenir politique canadien me paraît résumé dans ces deux termes. Est-il possible en effet qu’américain de moeurs le Dominion reste politiquement britannique ? » (Siegfried, 1916, p. 12). En 1937, il répond à cette question par l’affirmative, avec une foi en une « communauté politique anglo-saxonne » qui paraît excessive de nos jours : « Je ne puis quant à moi renoncer à croire que l’unité de l’empire existe ; mais c’est moins sous la forme d’un État, que du fait d’une communauté de conceptions politiques s’étendant à tous les Britanniques, et compréhensibles même à demi-mot pour tous les Anglo-Saxons » (Siegfried, 1937, p. 169).

On tentera de dessiner la galaxie anglo-saxonne de Siegfried, en la prenant comme un creuset idéologique, et non comme un réseau politiquement structuré. Nous mentionnerons simplement quelques éléments-clés sur les différentes figures de cette nébuleuse, en ajoutant le titre (en italique) de leurs textes les plus marquants.

III. L’objet américain et son rapport aux disciplines

Du récit de voyage à la « dissection scientifique »

Au tournant du xxe siècle, l’Amérique éveille l’intérêt de certains spécialistes en sciences sociales (voir Roger, 2002). Pour être crédibles, ces derniers sont tenus de démontrer que leur approche diffère des récits classiques de voyage, alors en vogue. Il en va de la légitimité de ces disciplines naissantes, et donc fragiles sur le plan institutionnel. La tâche n’est pas aisée, mais les contrastes parfois sensibles. Comme l’écrit W. L. Grant à Siegfried, le 24 mai 1906 :

Le Français moyen — tel Jules Huret — est si sentimental avec ses souvenirs, et si obnubilé par ce qui aurait pu être, qu’il regarde le Canada comme une province composée de ses propres fils, avec quelques petites poches d’expression anglaise. Dans votre livre, pour la première fois, nous sommes — si je puis dire — étendus sur la table de dissection, et calmement disséqués par un scientifique compétent. Votre analyse, d’une habileté presque inhumaine, ne provoque ni effusion de sang ni passion. Dans votre langue, le livre donne furieusement à penser.[19]

notre traduction

Grant oppose la démarche de clinicien de Siegfried à celle du grand reporter du Figaro, Jules Huret, auteur d’un double et épais volume sur l’Amérique du Nord paru à Paris en 1904 et 1905. Si l’un est beaucoup trop sentimental à ses yeux, l’autre devient le parangon du scientifique compétent. Bref, c’est la « rupture épistémologique » entre le journalisme et la science sociale qu’incarnerait ce livre de 1906.

Or, avec le recul, on est frappé par le caractère double et ambigu de l’oeuvre de Siegfried : sorte de mixte de récit de voyage et d’analyse à prétention scientifique, comme si chez lui les deux formes cognitives se juxtaposaient, voire s’entremêlaient, comme si toute « rupture épistémologique » devait avorter ou être différée. Son éclectisme, qui tient aussi de l’essai, ne le rend guère fréquentable dans le champ actuel des sciences sociales. Prenons garde toutefois aux effets de prisme produits par ce qu’on appelle outre-manche la Whig history : l’histoire du passé, réécrite d’un point de vue téléologique comme une marche en avant vers le présent, privilégie les vainqueurs et leur succession, dont il s’agirait d’expliquer la nécessité (voir Compagnon, 1990). Sans céder à la tentation d’un relativisme absolu qui conduit à nier l’existence de bifurcations décisives, on ne peut se satisfaire d’une histoire des sciences sociales qui évacue ses aspérités et ses contremarches.

Il existe un écart de perception entre les critères de scientificité des contemporains de Siegfried et ceux d’aujourd’hui. Certes le fin observateur de la réalité empirique canadienne ne ressemble pas au voyageur pressé qui, dans ses portraits, s’en tient au stéréotype. Il reste néanmoins ce qu’on pourrait appeler un « ethnographe mondain » : grâce aux carnets d’adresse de ses relations familiales, il base sa documentation sur les discussions affables qu’il mène avec des personnalités de premier rang (ministres, députés, hommes d’affaires, avocats, intellectuels), dont il retranscrit de mémoire les points forts.

Un caméralisme international

Siegfried ne se rattache pas à une discipline bien établie. Il se réclamera — assez timidement, du reste — de Paul Vidal de La Blache. Aussi se prétendra-t-il géographe, sans en avoir la formation. Les sciences politiques ne constituent pas encore en France une discipline à part entière, et ce sont ses élèves comme François Goguel qui l’enrôleront plus tard dans ce camp. Il entreprend consciemment une démarche plus englobante de science sociale (à la manière leplaysienne), en prenant comme objets des aires géographiques, culturellement circonscrites et posant des « problèmes » à la « communauté internationale ». Ces objets, il les soumet à des programmes de recherche en fonction de questionnements personnels suscités par l’« actualité internationale ». Cette problématisation des sujets d’actualité, tout en caractérisant son épistémologie, est à l’origine de sa notoriété[20]. Davantage qu’il ne construit ses objets (à l’aide de médiations conceptuelles), il traduit directement en objets des problèmes de gestion internationale (le plus souvent, des problèmes de rapports de forces). En d’autres termes, il développe sur le plan international une activité intellectuelle « caméraliste ». Le caméralisme « vise à renseigner des commanditaires réels ou supposés sur les phénomènes sociaux plutôt qu’à expliquer ceux-ci. [Il] détermine ses objectifs à partir des problèmes sociaux du moment. [Il] épouse les méandres de la conjoncture sociale et idéologique [...] » (Boudon, 1992, p. 312-314).

Siegfried suivra la piste américaine avec une constance soutenue. Quels sont les faits d’actualité qui incitent alors à se tourner vers l’Amérique du Nord ? La guerre hispano-américaine de 1898, sans doute, car elle soulève bien des craintes en France[21]. C’est aussi le Canada qui attire les regards français, avec, pour la première fois en 1896, la présence d’un Canadien français à la tête du Dominion. L’épisode connaît un retentissement en France, d’autant que Wilfrid Laurier se trouve en visite officielle à Paris en 1897, puis à nouveau en 1902 et 1907. Siegfried souligne que « la France a redécouvert les Canadiens vers la fin du xixe siècle [...]. Depuis lors elle leur porte un intérêt qu’on peut sans exagération qualifier de passionné et qui ne s’est plus démenti » (1937, p. 40).

D’un empire à l’autre

En matière d’analyse politique de l’Amérique du Nord, Siegfried acquiert lentement une réputation internationale. Le Canada fait alors partie, avec l’Australie, la Nouvelle-Zélande et l’Afrique du Sud, des « colonies blanches », objets des premières études de Siegfried au début du xxe siècle. Dans les années 1930, il élève le Canada au rang de « puissance internationale », tout en s’interrogeant sur l’avenir des relations entre Ottawa et Londres. Siegfried a toujours souligné le rôle crucial des colonies-dominions dans le commerce impérial britannique. Ce qui est en jeu à travers ces relations, c’est la stabilité d’un empire que Siegfried diagnostique en crise (dans La crise britannique auxxe siècle, 1931). L’Angleterre a trop misé sur ses investissements outre-mer, dont l’ampleur était inconnue des autres puissances souvent réduites à l’improvisation dans la gestion de leurs colonies. La logique d’extension des marchés qui lui a assuré l’hégémonie mondiale est en train de se retourner : un peu comme dans la fable de Borgès, la carte de l’empire paraît encore coïncider avec les possessions britanniques, mais ce monde sera bientôt en lambeaux. Par leur pragmatisme culturel et leur efficacité industrielle, les États-Unis sont en train de prendre la relève anglo-saxonne.

Une vision ethnique du social

À cette époque, le culte de l’expertise s’accommode bien des récits de voyage (outils privilégiés pour rendre compte de terrains étrangers) et des raisonnements en termes de groupes ethniques (c.-à-d. de « races »). L’angle choisi par Siegfried privilégie en effet les rapports de force entre groupes ethniques. Cette ethnicisation du social lui sera vivement reprochée par la suite (voir Birnbaum, 1993), mais il faut rappeler qu’elle apparaît à beaucoup de ses contemporains comme un progrès dans les sciences sociales. En imposant son objet américain, Siegfried se taille un domaine à double entrée :

  • une entrée politique : les mouvements d’une société sont lisibles à travers l’évolution de ses différents paliers de gestion (l’articulation du global et du local, dirait-on aujourd’hui) ;

  • une entrée ethnique : la société est un champ de rapports de force entre groupes concurrents, déterminés par une essence originelle (par exemple, ils sont catholiques et parlent français, ou protestants et parlent anglais).

Dans le vocabulaire actuel, la première entrée correspond aux phénomènes de gouvernance, la seconde aux phénomènes de domination — mais selon une approche substantialiste (il existe des raisons « naturelles » pour que les « Anglais » dominent les « Français » au Canada).

La matrice géographique

Dans ses cours comme dans ses ouvrages, Siegfried s’inspire de la géographie vidalienne, notamment du Tableau de la géographie de la France (1903). Vidal s’interroge sur les fondements de la personnalité géographique de la France, sur la genèse de son individualité. Autrement dit, il cherche comment se structure une totalité historique. Siegfried fait de même pour un pays plus jeune lorsqudécrit le Canada comme « une individualité politique distincte » (Siegfried, 1937, p. 24), dont il considère l’existence utile aux intérêts de l’Europe en Amérique du Nord. Rappelons qu’il occupe au Collège de France une chaire de « géographie économique et politique » : cet intitulé, qui n’est pas laissé au hasard (Favre, 1989, p. 290-291), traduit la montée en force d’une constellation sémantique.

Parce qu’il forme à la fois un trait d’union et une ligne de bifurcation dans l’histoire des sciences sociales, Émile Levasseur occupe une place prééminente — bien que sous-estimée de nos jours — dans cette constellation[22]. En faisant se juxtaposer, dans sa chaire au Collège de France, géographie, histoire et statistique économiques, Levasseur signe « le rapprochement de deux champs disciplinaires », celui de l’économie et celui de la géographie. Son « regard croisé » lui permet de critiquer certains principes de l’économie politique, qualifiés de dogmatiques (par exemple la théorie du fonds des salaires). Sa conception de l’évolution économique (où il prévoit une concentration croissante) le pousse à adopter une vision géographique, focalisée sur l’organisation spatiale (Commerçon et Boureille, 2000, p. 145). Fervent leplaysien, ses travaux se fondent à la fois sur des statistiques de population et sur des monographies de familles (il fut l’un des premiers en France à coordonner des enquêtes en milieu ouvrier). Ce disciple influent de Le Play met en avant le rôle majeur de la géographie, qu’il considère comme une synthèse des autres disciplines :

La géographie est la soeur de l’histoire ; elle a droit aux mêmes égards : si l’une nous fait connaître les développements successifs de l’humanité dans le temps, l’autre nous montre le développement simultané des diverses nations qui composent la grande famille humaine. [...] La géographie, c’est une mine inépuisable pour le moraliste qui peut y voir d’un même coup d’oeil, en embrassant les divers points du globe, des civilisations à leur naissance, à leur apogée, à leur déclin. La géographie, c’est une mine inépuisable pour le politique qu’elle éclaire [...]. La géographie, c’est l’alliée du commerce [...]. La géographie est un complément nécessaire de l’économie politique, à laquelle elle est liée par des liens non moins étroits qu’à l’histoire. »

Levasseur, 1865, p. 3

Siegfried semble suivre avec application ce programme de recherche et les divers usages de la géographie qui en découlent[23].

L’angle politique

Siegfried apporte à cet édifice complexe la vision politiste : il consacre, avec sa chaire, ce carrefour disciplinaire d’« avant-garde ». Ce n’est que bien plus tard qu’on tiendra son enseignement pour désuet : il n’était pas perçu comme tel à l’époque. Son audience s’explique par la convergence de courants issus de plusieurs disciplines et liés pour la plupart au leplaysisme, mais selon des imbrications de nature diverse (institutionnelles, idéologiques, générationnelles ou politiques). Ces logiques de recomposition « transdisciplinaire » contrastent avec les habituelles confrontations et démarcations entre disciplines, notamment entre disciplines constituées et disciplines émergentes (voir Mucchielli, 1998, 2e partie). En prenant comme objet les pays étrangers et en se dotant de compétences multiples (en géographie, en économie sociale, en politique internationale, en sociologie électorale, etc.), Siegfried se situe au carrefour de disciplines montantes (certains diraient, plus sévèrement, dans un flou non disciplinaire). Échappe-t-il, ce faisant, aux enjeux et rapports de force entre disciplines (par exemple, pour l’attribution de postes et de chaires) ? Sa nomination au Collège de France en 1933 marque en tout cas un succès personnel, rendu possible par la présence de réseaux influents, qui transcendent les rivalités disciplinaires. Les succès académiques de Siegfried ont été longuement préparés par la légitimation progressive de son oeuvre et de sa démarche, notamment à travers ses enseignements à l’ÉLSP. À cet égard, il n’est pas inutile de rappeler sur quels objets portaient ces cours[24].

En 1912-1913, Siegfried délivre aux côtés de G. Blondel un enseignement intitulé « Angleterre et Empire britannique, États-Unis, Extrême-Orient » qui s’intègre au programme « Politique économique des principales puissances (moins la France) depuis 1815 », dont le leplaysien A. Leroy-Beaulieu avait la responsabilité jusqu’à son décès en 1912. C’est l’« individualité » problématique de l’Empire britannique qui l’intéresse. En 1937, en se référant à sir Alfred Zimmern, professeur à Oxford, il évoquera (avec précision, mais sur un ton idyllique), le passage de l’Empire au Commonwealth :

Soit dans l’espace, soit dans le temps [...] on peut distinguer trois Empires britanniques. Dans l’espace : celui des colonies de peuplement, devenues les Dominions ; celui des colonies d’exploitation, qui correspondent à peu près aux Crown colonies ; enfin le groupe dispersé des bases navales et des stations de charbon ou de pétrole. Dans le temps, de même, il est aisé de distinguer trois chapitres d’histoire impériale : l’Empire et le Pacte colonial, le premier, basé sur la contrainte et la doctrine mercantile, meurt de la contrainte en 1783 par la perte des États-Unis ; le second, celui de l’autonomie coloniale et de la liberté économique, traverse victorieusement le xixe siècle, se terminant moins par une fin que par un épanouissement ; c’est alors la [sic] Commonwealth, fondée sur l’indépendance, sur l’égalité des Dominions, et qui, plus qu’un empire, est en effet une fédération de nations.

Siegfried, 1937, p. 154-155

Siegfried reprend aussi pour son enseignement à l’ÉLSP la dénomination chère à Levasseur de « Géographie économique », alors que la direction de l’école est assurée, jusqu’en 1936, par Eugène d’Eichtal, un autre disciple de Le Play[25]. Siegfried donne en outre en section diplomatique (dans le cadre de l’« année complémentaire ») un cours sur les matières économiques, destiné aux étudiants qui veulent compléter leurs connaissances afin de préparer le concours des Affaires étrangères.

En 1936, Siegfried dispense à l’ÉLSP un cours sur le Canada[26]. Il rédige un ensemble de notes et utilise des documents numérotés de I à VIII, parmi lesquels se trouvent :

  1. des coupures de presse anglophone :

    par exemple, l’article « Federal Powers in Canada » (The Times, 3-2-1936), qui lui sert à expliquer les « Limites du pouvoir fédéral au Canada ».

  2. des textes d’auteurs canadiens-français :

    « Survival of French Canada » (Marius Barbeau, The Canadian Forum, juillet 1935), à partir duquel il brode sur le thème « Quand les Canadiens français se défrancisent » ;

    « La jeunesse canadienne-française et la Confédération canadienne » (Albert Lévesque) ».

  3. des textes d’auteurs canadiens-anglais :

    Il intitule un de ses chapitres de cours « Les Canadiens français jugés par M. Griesbach »[27], en vue duquel il utilise un « memorandum (14-6-1935) » et une « lettre dactylographiée de M. Griesbach à A. Siegfried (14-6-1935) ».

Comme on le voit à travers ces exemples, Siegfried s’efforce de « coller » à l’actualité et de diversifier les points de vue.

Une critique contemporaine de l’approche économique de Siegfried

La posture paternaliste envers les peuples colonisés est alors des plus répandues. Les milieux intellectuels n’y échappent pas. Siegfried lui-même semble incapable de rompre avec ce modèle culturel, et donc avec l’air du temps. Son talon d’Achille réside probablement dans cette sensibilité trop marquée à l’esprit d’une époque, ce manque de recul théorique et idéologique. Là-dessus portent, au fond, toutes les critiques actuelles de son oeuvre.

Mais certains de ses lecteurs contemporains l’avaient déjà pressenti. Le reproche de superficialité perce ainsi dans un texte rédigé par Eugene Forsey[28]. Celui-ci va sévèrement critiquer l’approche économique de Siegfried dans une recension effectuée pour le Survey Graphic (Montréal, août 1937, p. 445-446, reprise dans The McGill News, Montréal, automne 1937)[29] : il relève chez Siegfried « l’ignorance complète des travaux de McGibbon, Jeness, Hurd, Whiteley et d’autres encore, pour ne rien dire des parties tirées de The Canadian Year Book » (notre traduction) et ajoute :

Les parties les plus faibles du livre sont celles qui traitent des sciences économiques. L’équipement théorique de M. Siegfried est nettement défaillant, de même que sa connaissance de la littérature économique canadienne et des statistiques. [...] Son admiration pour les Canadiens français n’est guère critiquable. Le reste de l’ouvrage est superficiel. Il laisse apparaître une naïveté désarmante au sujet des conditions climatiques et techniques de l’agriculture des Prairies, et la discussion autour de la « surproduction » de blé ignore la question des prix !

notre traduction

En citant ironiquement Siegfried (« L’ouvrier canadien arrive à l’usine dans sa voiture, porte des gantelets au travail, est bien équipé et bien logé. Souvent c’est un membre de l’American Federation of Labor »), il commente : « Tout au plus, seulement 12 à 15% des ouvriers canadiens sont syndiqués, et moins de la moitié de ceux-là adhèrent à l’American Federation of Labor Unions (Official Report of Labor Organization, 1935) » et achève par : « Ce compte rendu peut sembler dur. Mais la réputation de M. Siegfried et les prétentions de ce livre justifient des normes strictes de critique » (notre traduction).

Forsey illustre bien les réticences de la gauche canadienne face à l’ouvrage de 1937, alors que, trente plus tôt, celui de 1906 était de nature à la satisfaire car Siegfried y suggérait la nécessité d’un « tiers parti ouvrier » au Canada pour éviter les risques d’enlisement politique du bipartisme et contrebalancer la domination de « deux partis presque également conservateurs » (Siegfried, 1906, p. 268).

Un journal de gauche égratignera Siegfried, sous la plume d’un auteur qui signe H.K.S (article paru dans le Daily Clarion, Toronto, 30 avril 1937[30]). Ce dernier insiste sur l’absence chez Siegfried d’analyse en termes de classes sociales : « [...] les marxistes noteront bien sûr le défaut principal de ce livre et d’autres du même auteur — l’élimination comme par magie de la lutte des classes. [...]. » Plus clément, il termine cependant par : « Il ne fait aucun doute que ce camouflage n’est pas délibéré ; [...] on peut reprocher à tous les économistes orthodoxes de partir de postulats semblables. Mais nous pouvons être reconnaissants à André Siegfried pour son tableau vivant et stimulant de notre pays, l’humour bienveillant qui entoure sa description du peuple canadien » (notre traduction).

IV. Les ressorts de la comparaison

La triangulation comme méthode

À la démarche classificatrice de Taine dont il épouse les grands contours, Siegfried ajoute un comparatisme fondé le plus souvent sur la triangulation. Celle-ci opère comme vecteur discriminant (voir Fabre, 2002). Ainsi compare-t-il, au tournant du xxe siècle, le régime laïc de la France sous la iiie République, le cléricalisme en vigueur au Canada français et les églises protestantes du Canada anglais. Il procède également en triangle en ce qui concerne les relations internationales, par l’analyse des rapports géostratégiques entre les États-Unis, le Royaume-Uni et la France (notamment à travers leurs possessions et aspirations coloniales). Il distingue enfin les « civilisations » de ces trois pays, pour mieux faire ressortir combien les Canadiens français demeurent différents des citoyens étasuniens, la spiritualité des uns s’opposant à la matérialité (et à la spiritualité frelatée) des autres.

La tentation culturaliste

D’une certaine manière, Siegfried préfigure en France le courant nord-américain des area studies. Son appétit de savoir l’entraîne partout à travers le monde, et nous donne aujourd’hui l’impression qu’il survole certaines questions sans les épuiser. Rien n’échappe à son regard panoramique : il écrit sur l’Océanie, l’Afrique, les deux Amériques, l’Angleterre, l’Inde, le canal de Suez, Israël, la Suisse, les itinéraires intercontinentaux de contagion, etc. Cela joue au détriment d’une véritable spécialisation sur une aire culturelle. Mais à sa décharge, la tradition géographique française incarnée par les frères Reclus s’accommode bien de cette dispersion, qui passe pour un test d’érudition.

Chaque fois qu’il se rend au Canada, c’est après ou avant une visite aux États-Unis. Du fait de ces transits incessants, la comparaison entre les deux sociétés va, pour ainsi dire, de soi. Elle est facilitée par une proximité à la fois spatiale et chronologique. Sa maîtrise de l’anglais, et même de l’américain, est telle qu’il peut se sentir à l’aise en Amérique du Nord, y compris à l’université, où il assiste à des cours, donne conférences et séminaires[31]. En 1929, il rédige quelques phrases sur la « culture canadienne »[32] :

Les plus impérialistes des Canadiens sont des Américains par la culture : ils sentent et réagissent en Américains. Ils ont l’hostilité américaine pour la liberté de penser. Dans ces conditions ils créent un vide, un trou, qui fait appel d’air et attire encore plus d’influence américaine. Ce n’est pas avec ces notions négatives qu’on créerait une culture canadienne. Il faudrait quelque chose de positif. Mais cela le Canada ne le créera pas. Le pôle de résistance c’est une culture britannique, mais elle ne peut que rester limitée à un petit nombre de gens.

Ces lignes sont doublement intéressantes. D’abord parce qu’elles mettent en avant la notion de culture, rarement utilisée dans ses livres par Siegfried, si ce n’est par prétérition. Ce souci constant de capter la « personnalité culturelle » des pays, de tester ce faisant leur aptitude à devenir des « États-nations » (c.-à-d. des totalités signifiantes), n’est pas sans incidence sur la compréhension générale que nous pouvons avoir de sa démarche, pour ne pas dire de son épistémologie.

Ensuite parce qu’elles montrent que le mode de pensée de Siegfried est foncièrement élitiste, et conforme en cela à l’héritage leplaysien : y prédomine une représentation de la société où les élites guident le peuple, où le réformisme ne peut être le fait que d’une minorité dirigeante, où la question politique se résume dès lors à la formation d’élites réformatrices. Cette vision, encore très répandue de nos jours, évacue souvent le problème des médiations entre l’État et la société. Elle explique également les raisons pour lesquelles le protestant français Siegfried est resté dubitatif, à l’instar de son illustre prédécesseur Tocqueville, devant le protestantisme américain. Reposant sur « l’action sociale », celui-ci est perçu comme « une religion à peu près privée de tout caractère religieux et dont les assemblées ressemblent à des congrès politiques » (Siegfried, 1935, p. 89). Cette sécularisation qui se produit au sein même des cultes religieux inquiète Siegfried qui la décrit comme un rouleau compresseur.

Le particularisme canadien-français

Ce qui perce sous l’approche comparatiste de Siegfried, c’est le thème de la vocation ou de la survivance française en Amérique, énoncé à l’origine par des intellectuels français : l’historien catholique Rameau de Saint-Père, les géographes Élisée et Onésime Reclus (élevé comme son frère cadet dans la foi calviniste, Élisée est devenu militant anarchiste). Mais Siegfried, lui, ne se laisse guère aller au lyrisme : sachant le rapport de force défavorable à la France (quelle que soit sa volonté d’expansionnisme culturel), il se réfugie dans une nostalgie teintée de pragmatisme consensuel (la France et la Grande-Bretagne, réunies par l’Entente cordiale puis par la solidarité dans la guerre, pouvant servir de pont entre francophones et anglophones du Canada, afin de cimenter cette jeune nation). Les contrastes récurrents que Siegfried dégage entre les Canadiens français et les Étasuniens doivent être replacés dans ce contexte où nombre d’intellectuels français cherchent à se rassurer en peignant leur société sous les traits de David luttant contre Goliath (voir Roger, 2002).

Aux yeux de Siegfried, plus le Canada ressemble aux États-Unis, plus il hypothèque son « individualité ». Beaucoup d’observateurs sont frappés par la présence étasunienne au Canada, que les politiques canadiennes facilitent en recourant à la technologie et aux entreprises américaines. Siegfried sent le contrepoids britannique bien fragile et ne s’en accommode guère. L’américanisation du Canada constitue pour lui un danger :

[...] le péril d’une annexion [...] existe [...] sous une autre forme que celle de la conquête militaire ou politique. Ce n’est pas la nation américaine qui menace la nation canadienne ; c’est plutôt la civilisation américaine qui menace de supplanter au Canada la civilisation britannique.

Siegfried, 1906, p. 411

En 1937, confirmant son diagnostic — « les Canadiens sont rivés, économiquement et socialement, aux États-Unis » (Siegfried, 1937, p. 201) —, il présente l’attraction Nord-Sud sous un jour inéluctable :

[...] la rose des vents [...] sert à ce livre de leitmotiv. Le courant d’Est en Ouest alimente l’immigration en provenance de l’Europe et la dirige, au Canada, dans le sens des transcontinentaux, vers l’Ouest et la Colombie-Britannique. Mais le courant Nord-Sud, toujours présent, aspire le Canada vers les États-Unis, d’une façon silencieuse, anonyme, persistante, irrésistible, et à vrai dire fatale.

Siegfried, 1937, p. 79

L’attraction n’épargne pas les Canadiens français : « [...] le péril de l’américanisation subsiste pour les Canadiens français, dépassant de beaucoup celui de leur anglicisation » (Siegfried, 1937, p. 185-186). Dès lors, quand Siegfried souhaite le maintien du statut de dominion, c’est afin de ménager la possibilité d’un contrepoids, également favorable aux francophones : « [le Canadien français] ne restera lui-même que dans la mesure où il ne s’américanisera pas » (Siegfried, 1937, p. 55). Siegfried insiste sur le « groupe francophone » — incarné par le « paysan » — qui serait menacé, contrairement à ce que « la revanche des berceaux » pourrait laisser croire. Ce déclin survient au moment où le « groupe anglophone » — incarné par « l’entrepreneur de culture » (Siegfried, 1937, p. 101), autrement dit le producteur de blé de l’Ouest —, semble économiquement florissant, même s’il traverse avec difficulté les crises des années 1930. Le déséquilibre pourrait s’accentuer, avec notamment l’apport d’une immigration qui profite surtout au « groupe anglophone ». L’analyse paraît schématique, mais elle n’est pas sans nuances. Car le « groupe anglophone », à terme, n’est guère mieux loti : en lui « s’insinue l’américanisme » (1937, p. 70), rien ne le protège de cette menace susceptible de le « dénaturer ».

Des conséquences désastreuses de la grande dépression, Siegfried tire un peu hâtivement l’idée d’une sorte de supériorité ontologique du paysan canadien-français sur « l’entrepreneur de culture » de l’Ouest, ce dernier étant plus fragilisé par les secousses économiques :

Il y a là deux conceptions opposées de ce que l’homme peut demander à la terre. D’une part en effet, il s’agit d’une agriculture qui fait vivre, au lieu d’une agriculture qui enrichit : c’est, plutôt qu’un moyen de faire fortune, un genre de vie. Voilà justement ce que l’Américain ne saurait admettre : il veut s’enrichir, et s’enrichir vite ; il cultivera, c’est vrai, et souvent fort bien, mais ce qui le préoccupe c’est d’acheter, de revendre, d’arbitrer, en encaissant un bénéfice visible et chiffrable, qu’il sera possible de mobiliser pour aller ailleurs ; surtout, il ne sait pas, ne veut pas attendre : il a perdu ce sens instinctif du temps, qui est le garde-fou du paysan. Celui-ci sait, par contre, que la terre peut faire vivre, mais qu’à la longue il est imprudent de lui demander davantage.

Siegfried, 1937, p. 93

Siegfried admet que sa position est « défensive », la campagne étant assimilée à une « forteresse morale » (Siegfried, 1937, p. 92). Dans un entretien avec Bertrand de Jouvenel (cf. « André Siegfried. Historien du Nouveau Monde », dans Les Nouvelles littéraires, 6 février 1937), il oppose de façon nostalgique le « peasant » et l’« agricultural industrialist » :

L’Américain croit qu’à force de déplacements, au moyen de journaux et en usant de la radio, bref en multipliant les contacts, il devient un homme plus complet. Ce n’est pas vrai. L’homme attaché au sol et qui apprend de la terre les voies mystérieuses par lesquelles opère la nature est le plus savant, a un développement plus harmonieux, connaît la valeur créatrice de la Durée. L’homme de la civilisation américaine est un homme malheureux.

Face à cette civilisation vouée au malheur, Siegfried s’efforce donc de reconnaître un particularisme canadien-français en Amérique du Nord. En cela, il traduit dans la langue naissante des sciences sociales ce qui relève de constructions identitaires mythologiques, particulièrement prégnantes en Europe.

Les peuples ont-ils une âme ?

Siegfried est un écrivain-voyageur à l’ancienne, un globe-trotter formé à la comparaison. Parce qu’elle touche à l’international, sans frontières disciplinaires bien nettes, sa démarche se fonde sur un culturalisme de circonstance, une recherche un peu vaine — et de nos jours discréditée — de l’« âme des peuples » (titre d’un de ses ouvrages, paru en 1950 chez Hachette). On pourrait avancer une hypothèse qui, sans évacuer la trame idéologique de cette oeuvre, chercherait en quoi elle a pu fasciner et entrouvrir des portes à la connaissance de l’étranger : l’approche racialiste[33] de Siegfried relève davantage d’un culturalisme de surface que de l’anthropologie raciale. Sans doute Siegfried a-t-il cédé à une certaine illusion identitaire dans ses travaux comparatistes. Mais sa perception de l’étranger, tout en passant par le prisme exotique, contribuait à la construction de savoirs sur les rapports entre l’endogène et l’exogène, et devenait ainsi un moyen de donner du sens à l’internationalisation des objets des sciences sociales. Ce sens nous paraît aujourd’hui réducteur, mais il constitue un maillon — qu’on ne peut occulter — d’une longue chaîne de comparaisons internationales. Siegfried aurait pu cependant jouer du paradigme culturaliste avec plus de finesse, en évitant de tomber par exemple dans le piège du « péril jaune[34] ».

L’exemple des nationalismes européens des xviiie et xixe siècles montre comment écrivains et philosophes ont créé de toutes pièces l’« âme essentielle » d’un peuple ou d’une nation, alors que la formation des États européens relève de processus fragiles et contradictoires (voir Geary, 2003). Née « d’un postulat et d’une invention », la nation « ne vit que par l’adhésion collective à cette fiction », autrement dit par la croyance en un substrat originel homogène et l’oubli des « échanges croisés » qui alimentent les constructions identitaires nationales (Thiesse, 1999, p. 14-15).

D’une guerre à l’autre, avec leur cortège d’épreuves vécues, Siegfried est resté trop attaché à l’idée d’une « âme essentielle des peuples » pour tirer les leçons d’un relativisme historique qui n’avait guère de défenseurs à son époque. La mythification d’une essence nationale des peuples, dans laquelle il a beaucoup donné lui aussi, appelle sans doute une distance critique. Elle n’en fonde pas moins un système relativement stable de références, qui reste encore vivace aujourd’hui, y compris dans les comparaisons internationales à prétention scientifique.

Conclusion

Que manque-t-il à Siegfried dans l’internationalisation de ses objets de recherche ? Il nous semble que c’est avant tout une base conceptuelle solide, comme par exemple celle que Max Weber a su procurer à la notion d’idéal type, qui condense le formel et l’historique et permet en cela d’envisager le changement social[35]. Chez Weber, le formel est au fondement logique de la compréhension des transformations : l’invariant que l’on pose de façon arbitraire est précisément ce qui révèle, par contraste, les variations ou les changements. Le type permet de réintroduire l’ordre du temps, de restituer la profondeur historique, suivant un canevas qui diffère du récit. La démarche typologique de Siegfried apparaît plus allusive : elle repose sur des figures de rhétorique, sur un récit non dénué de charme mais guidé par une psychologie des peuples relativement sommaire. Bref, elle procède d’un essentialisme explicatif (des qualités ou des déficiences « naturelles » d’un peuple), qui tend à minorer les possibilités de changement social. Elle prête le flanc à la critique classique du culturalisme[36].

Ne faudrait-il pas cependant nuancer ce sombre bilan ? Quand Siegfried inventorie l’ensemble des traits distinctifs d’un groupe (d’une race, comme il l’écrit malencontreusement), il ne s’arrête jamais à cet exercice descriptif. Il montre que des traits sont privilégiés au détriment d’autres pour affirmer une distinction culturelle : les membres les plus en vue de chaque groupe instrumentalisent certains traits stéréotypés à leur profit, comme c’est le cas dans les rapports interculturels au Canada. D’une certaine manière, en exemplifiant le devenir des Canadiens français, Siegfried ne vise pas seulement l’influence française (qu’il sait mineure), mais suggère que des contre-courants peuvent résister aux courants dominants. Bien que nourri de culture impériale, et anglophile de surcroît, Siegfried n’est nullement insensible aux phénomènes de domination, comme celle qu’exercent les Anglo-Saxons au Canada. Mais demeure en lui ce sens de la mesure qui l’écarte de formes de pensée plus incisives.

D’où la difficulté de voir en Siegfried un passeur. S’il a pu effectivement franchir des frontières géographiques et disciplinaires, il apparaît plutôt à nos yeux comme un passager, qui a accompagné un mouvement général, au lieu de l’initier. Ce n’est donc pas un fondateur mais davantage un traducteur. Un passant, ni négligeable ni considérable (car il reste un « généraliste » alors que la spécialisation va bientôt s’imposer dans les sciences sociales). Malgré tout, il témoigne au siècle des illusions perdues d’une passion candide à sillonner les océans en quête de terres méconnues. Son parcours, en ce sens, n’est pas étranger à ce que Northrop Frye appelle la transvaluation : il retourne toujours vers lui, mais avec l’espoir d’avoir appris au contact des autres.