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En deçà des questionnements théoriques qu’il pourrait éventuellement susciter, ce numéro est né d’une idée toute simple : les pensées, méthodes et théories sociales ne voyagent pas toutes seules, elles ont besoin de voies de passage et de passeurs, au sens le plus concret de ces termes. Autrement dit, leur circulation au sein d’un espace national ou international n’est pas due au hasard ni à la seule bonne volonté d’acteurs déjà impliqués dans un réseau ou une institution scientifiques. Il faut que ces acteurs soient dotés d’un certain charisme — ou, si l’on préfère, de capacités d’argumentation et de persuasion —, que des voies soient percées, cultivées et entretenues, que des synergies se produisent. L’international correspond à un changement d’échelle dans l’implication d’acteurs nationaux reconnus ou désireux de l’être : il prolonge — en les complexifiant — des carrières scientifiques nationales. Il pose ainsi des problèmes particuliers et souvent ardus à l’analyse des échanges scientifiques.

Une tentative d’articulation de textes aux objets diversifiés

Le Québec comme pivot comparatif

Le fait de choisir la société québécoise comme principal pivot comparatif n’est pas seulement dû à la localisation géographique de la revue. Ce choix s’est imposé à nous dans la mesure où les sciences sociales ont évolué au Québec au rythme de tensions multipolaires, entre des traditions concurrentes, en train d’essaimer : tradition française (et d’abord leplaysienne), tradition américaine (avec notamment le rôle important joué à partir des années 1940 par l’école de Chicago), sans oublier bien sûr le poids séculaire de l’enseignement religieux relevant de l’Église catholique romaine ni les poches anglophones du Québec perméables à des infiltrations britanniques (comme McGill ou Bishop). La cléricalisation de la société québécoise (dont on peut suivre les linéaments et le déclin, du milieu du xixe siècle aux années 1960) a évidemment pesé sur le développement idéologique des sciences sociales, mais dans un sens rarement univoque. Ces dernières se sont imprégnées du conservatisme politique — résolument contre-révolutionnaire — prôné par le Vatican. Mais elles ont aussi intégré divers aspects du catholicisme social, plutôt progressistes, avec par exemple l’encyclique Rerum Novarum (1891) de Léon XIII, surnommé « le pape des ouvriers ». À un autre moment historique, on peut considérer que le concile Vatican II (1962-1965) a entériné des changements d’attitude profonds parmi les nombreux intellectuels catholiques québécois — ecclésiastiques, clercs ou laïques — oeuvrant dans le champ des sciences sociales.

Un chantier sociohistorique est désormais ouvert autour des réseaux intellectuels québécois[1]. Étant donné l’histoire propre de la société québécoise, les acteurs religieux, pris dans toute leur diversité, y tiennent un rôle essentiel, y compris bien sûr dans le développement des sciences sociales, à la fois comme gardiens de la tradition et comme accoucheurs de la modernité (voir à ce sujet Meunier et Warren, 2002 ; Angers et Fabre, 2004). Nous n’avons pas abordé de front ce thème majeur, qui pourrait faire l’objet à lui seul d’un numéro de revue. Mais il est présent ou sous-jacent dans plusieurs des articles que nous avons réunis. Ainsi Jacques Palard procède-t-il à une homologie éclairante entre l’évolution de la société québécoise de l’après-guerre (surtout des années 1960 à 1980) et les paliers successifs qui ont marqué la pratique du sociologue français Henri Desroche, dont la foi catholique s’est conjuguée à une rare ouverture d’esprit. Palard évoque, à l’aide de divers témoignages et de données textuelles, cette figure de véritable passeur, et ce, à plusieurs titres : passeur entre les continents — Europe, Afrique et Amériques (dont le Québec) ; passeur entre les disciplines — sociologie, anthropologie, économie politique, histoire, théologie et philosophie (par exemple ses travaux sur le théisme et l’athéisme dans la pensée utopique) ; passeur, enfin, entre les êtres et entre les écoles nationales, tant ses pratiques faisaient de lui un animateur hors pair, mieux, un maïeuticien, que ce soit dans la recherche-action, dans la formation des étudiants et d’autres adultes, ou encore dans la promotion du coopératisme. Au Québec, son intérêt pour le développement régional, qui bien sûr existait bien avant sa venue, a laissé des traces dans plusieurs milieux. Cette portée est due sans doute au fait que Desroche initiait des réseaux, actualisant et concrétisant des collaborations qui sans lui auraient pu rester virtuelles.

Le Québec présente de façon exemplaire l’image d’une société où les savoirs des sciences sociales sont la résultante de l’action conjuguée de processus sociaux multiples, internes et externes. En permanence, des vecteurs étrangers ont contribué aux transformations internes des disciplines et à leur découpage. Les sciences sociales québécoises ont tiré parti, elles aussi, de l’amplification et de la diversification des contacts internationaux, qu’autorisaient des moyens de plus en plus rapides de transport (du bateau à vapeur jusqu’à l’avion à réaction) et de communication (du télégraphe à Internet). Il ne faut surtout pas oublier cet élément décisif qu’est la vitesse de transport : au début du xxe siècle, il fallait une quinzaine de jours pour traverser l’Atlantique en paquebot, quand quelques heures suffisent aujourd’hui en avion.

L’internationalisation des sciences sociales n’a pas reposé seulement sur des réseaux interpersonnels. À certains moments — qu’il faudrait déterminer avec précision sous la forme de périodisations —, les institutions étatiques ont impulsé des échanges scientifiques et universitaires dont ont profité les sciences sociales. Les exemples de l’ISFC[2] puis de la CREPUQ[3] et du CCIFQ[4] viennent naturellement à l’esprit, mais il en existe d’autres : ainsi celui des coopérants français dans l’administration publique et l’enseignement québécois, qu’examine Jacques Portes dans ce numéro. Sur la base d’une enquête auprès des anciens coopérants militaires français au Québec, qui ont servi durant les années 1960 et 1970, Portes soulève plusieurs questions sensibles sur les voies d’échange institutionnelles, et les rapports entre coopération et immigration. Comment des liens durables peuvent-ils se nouer de gouvernement à gouvernement en des termes équitables ? Quels sont leurs limites et leur devenir ? Issue d’un contexte politique particulièrement favorable, l’expérience a-t-elle été concluante, ou au contraire laisse-t-elle place à de l’insatisfaction chez les acteurs ? Il semble bien établi par Portes que des visées différentes, au moins dans les prolongements possibles de cette coopération, aient d’emblée hypothéqué l’opération. Le gouvernement québécois désirait en effet fixer au Québec une grande partie de ces coopérants, ce qui n’était pas du tout l’intention du gouvernement français. Néanmoins, le dispositif a fait l’objet d’une réelle concertation entre les gouvernements et a concerné un nombre non négligeable d’acteurs. Il a pu favoriser ou rendre propices des collaborations de type universitaire : parmi les coopérants français qui ont oeuvré dans le domaine des sciences sociales ou du service social au sens large du terme, certains exercent encore ces métiers au Québec, et continuent d’y imprimer leur marque.

Si les autres articles de ce numéro ne traitent pas directement de dispositifs institutionnels étatiques, ils tentent cependant de saisir d’autres types d’institutionnalisation, en prenant comme champ d’observation des relations intellectuelles qui se nouent entre le Québec et des espaces étrangers. La société québécoise y est perçue à divers moments de son histoire, les sciences sociales réfractant à chacun de ces moments les problèmes et les projets qui la traversent. Que cette société n’ait pu accéder jusqu’à maintenant au statut officiel de nation, tout en suscitant en propre une multitude de travaux en sciences sociales (endogènes comme exogènes), nourrit notre hypothèse de départ selon laquelle le comparatisme pâtirait à s’en tenir à des approches purement nationales, d’État à État, sans mesurer l’importance des disparités provinciales ou régionales. C’est bien pourquoi Jean-Philippe Warren opère une comparaison discriminante au sein d’un même espace national, en distinguant et en mettant en regard (ou en concurrence ?) deux écoles du Canada qui le plus souvent s’ignorent — celle de la sociologie québécoise francophone et celle de la sociologie canadienne anglophone. Cet exercice lui permet de comprendre comment s’institutionnalise une discipline dans des contextes diversifiés, voire contrastés. Il décrit à l’aide d’exemples précis ce qui accompagne ce processus d’institutionnalisation : les pratiques sociologiques de légitimation de la discipline au Québec francophone et au Canada anglophone sont traitées en matière d’institutionnalisation sociologique comme deux espaces relativement clos l’un par rapport à l’autre, mais toujours au regard d’un troisième pôle d’observation, qui sert de repère comparatif : la sociologie américaine. Warren revient également, à travers cette exploration de deux foyers sociologiques mitoyens mais indépendants, sur un leitmotiv de l’histoire des sciences sociales : le dilemme entre l’universalité et la singularité, qui apparaît comme l’une des polarisations constitutives de la modernité.

Le texte de Jennifer Platt prolonge en quelque sorte celui de Warren. Dans un texte très bien documenté, Platt repose en effet, bien que d’une autre manière, la question des spécificités canadienne et québécoise en sociologie. Elle s’attache pour cela à des médiations particulières, rarement traitées en tant que telles — les médiations méthodologiques — et dégage la part respective des méthodes quantitatives et qualitatives dans les publications des principales revues de sociologie canadiennes et québécoises, depuis les années 1960. Cette approche comparative n’est pas seulement descriptive : Platt cherche des explications aux différences enregistrées, en convoquant elle aussi d’autres pôles de production sociologique qui peuvent rayonner et influer hors de leurs limites territoriales — les États-Unis et le Royaume-Uni pour la langue anglaise, la France pour la langue française. Au-delà des grandes tendances transnationales — rapidement esquissées dans l’article —, l’auteure retient de ses analyses qu’il y a autant de similitudes que de différences dans les traitements méthodologiques qui prévalent dans les revues canadiennes de langue anglaise et les revues québécoises de langue française, même si des évolutions sensibles pendant la période étudiée sont notables. Les saillances actuelles les plus nettes dans les revues constituant le corpus ressortiraient à des différences de genre, les auteurs faisant davantage appel à des méthodes quantitatives que les auteures.

Les disciplines à travers le prisme international

Si des composantes étrangères interviennent dans les processus de constitution et d’institutionnalisation des disciplines académiques, il est théoriquement possible de systématiser une démarche qui consisterait à les identifier et à dresser une carte des constellations sémantiques qui résultent des interférences observées. Nous ne visons pas simplement ici les phénomènes de réception des pensées étrangères. Car se profile, au-delà même de ce problème crucial, la recherche des intrications concrètes avec les pensées endogènes que ces réceptions produisent. Ce programme est d’autant plus exigeant qu’il existe des décalages, des contretemps et des hiatus parfois difficiles à saisir dans les conditions de réception des pensées étrangères.

On voit bien qu’à travers la problématique des voies internationales de passage et des passeurs transfrontaliers, ce numéro contribue indirectement à la question du rapport entre les disciplines, que posait avec acuité un numéro précédent de Sociologie et sociétés (« L’interdisciplinarité ordinaire », 1999). Nous déplaçons seulement la focale vers le double mouvement de construction nationale et d’internationalisation des sciences sociales. Par analogie, on pourrait dire que l’internationalisation joue un rôle important à la fois dans la construction des disciplines et dans leur confrontation. Jean-Michel Berthelot notait que les structures d’enseignement et de recherche qui assurent l’institutionnalisation des disciplines « peuvent varier selon les traditions nationales et donner lieu à des découpages et des polarités différents » (1999, p. 3). Les sciences sociales se déploient en effet différemment d’une société à l’autre. Ces variations renvoient à des spécificités nationales : par exemple, les industrial relations, les cultural studies et les gender studies constituent des disciplines à part entière en Amérique du Nord et en Grande-Bretagne, où elles sont enseignées à l’université, ce qui n’est pas le cas en Europe continentale. Toute fondation de discipline s’accompagne de nouvelles délimitations de frontières et de partages frontaliers. Les distinctions par rapport aux découpages précédents révèlent sans doute des points de vue épistémologiques et des exigences pratiques qui sont propres aux disciplines fondées (Berthelot, 1999, p. 10). Ces dernières s’inscrivent néanmoins dans une histoire disciplinaire nationale : elles en sont le produit et ne peuvent s’en détacher.

C’est ce que montre Paul Sabourin en proposant une relecture de la genèse de la connaissance économique dans le Québec de la première moitié du xxe siècle. En adoptant une posture épistémologique qui s’inspire de Maurice Halbwachs et de Hanna Arendt, Sabourin insiste sur les activités de pensée médiatisées en réseaux, et explore ainsi sous un jour nouveau la production et la réception du travail de deux figures générationnelles majeures pour la discipline économique au Québec : Édouard Montpetit et son héritier, à la fois fidèle et infidèle, Esdras Minville. La localisation sociale de ces penseurs est mise au jour afin d’examiner les propriétés des espaces intellectuels construits en qualité de sciences sociales permettant ou non la confrontation des formes de connaissances et la constitution ou non d’une distanciation par rapport à la transcendance religieuse et à l’universalisme économique.

Dans une optique différente, mais sur des périodes qui se chevauchent en partie, Gilles Dostaler déploie tous les enjeux — largement nationaux, là encore — qui marquent les réceptions de John Maynard Keynes au Canada et au Québec. Ces réceptions varient dans le temps et apparaissent assez nettement différenciées selon que l’on se place du point de vue anglophone ou francophone. On sait quel fut l’impact international de la publication de la Théorie générale de Keynes en 1936, dont les idées prévalaient encore dans certains milieux dirigeants et intellectuels des années 1970. On a aussi beaucoup interprété les nombreuses médiations qui ont édulcoré sa pensée économique, en la tirant en particulier vers le libéralisme caractérisant certaines écoles néo-keynésiennes, et celle notamment bien connue, des keynésiens de la synthèse (le manuel d’économie de Samuelson, L’économique, qui relève de cette obédience, sera longtemps le livre de référence planétaire en économie). Ajoutant une pierre significative à cet édifice, tout le mérite de Dostaler est de montrer, exemples concrets à l’appui, que les diffuseurs de Keynes au Canada (mais c’est aussi le cas de ses contempteurs) ne sont pas seulement soucieux d’un message théorique et pédagogique à faire passer. Ses anciens élèves canadiens et autres professeurs formés à son école useront de médiations multiples — indistinctement cognitives et idéologiques — pour traduire les thèses de Keynes en véritables programmes gouvernementaux de politique économique.

Il y aurait tout un programme de recherche à lancer sur les passerelles ou au contraire les mises à distance qui s’établissent entre les différentes écoles nationales, en fonction d’affinités ou de démarcations. Car ces écoles se structurent, en partie du moins, en relation/opposition entre elles. Ainsi se réfèrent-elles, positivement ou négativement, à des sources étrangères. L’exemple du marxisme ou plutôt des marxismes est à cet égard révélateur. En dépouillant les articles de deux revues québécoises — Parti pris et Socialisme — dont l’impact fut important auprès de l’intelligentsia de l’époque, Nicole Laurin se livre à une sociographie précise de l’irruption de formes diverses et antagoniques de marxisme dans un espace intellectuel québécois en pleine mutation, celui des années 1960-1980. Sans doute l’université fut-elle à ce moment-là l’un des lieux les plus actifs de divulgation du marxisme. L’appropriation qu’on en fit au Québec fut tardive au regard de l’Europe ou même des États-Unis, mis à part quelques exceptions, surtout anglophones comme Eugene Forsey ou Frank Scott à McGill. Du fait qu’elle fut à la fois dans l’air du temps (sur le plan de l’engagement en faveur de causes internationales ou de pays se réclamant du marxisme) et à contretemps (sur la lecture des textes de Marx, que plusieurs générations successives d’intellectuels européens avait entreprise depuis le siècle précédent), cette réception est intéressante à analyser précisément dans sa spécificité nationale, et ce d’autant plus que tout l’espace public québécois connut alors, à des degrés divers, les répercussions de cet engouement.

Les risques d’une approche purement internaliste

La sociologie des sciences sociales gagnerait, nous semble-t-il, à comporter une étude des éléments étrangers et des zones de contact qui animent les écoles nationales. Cette ouverture à l’international ne revient pas à céder à une mode passagère, mais présente l’avantage de diversifier les paliers de contextualisation, et donc d’opérer des changements d’échelle susceptibles de mieux faire comprendre les processus de connaissance et de méconnaissance. Elle prévient les risques d’une approche purement internaliste des sciences sociales. Celle-ci tend à réécrire l’histoire du passé comme une marche en avant vers le présent, en affirmant un principe inébranlable de progrès. C’est la tentation d’un historicisme génétique qui attribue une place cruciale aux auteurs sélectionnés, au détriment des autres tenus pour négligeables, datés ou politiquement douteux. L’histoire des disciplines peut alors s’apparenter à une vaste tautologie, présentant les auteurs élus comme une sorte d’avant-garde scientifique, les précurseurs de ce qu’il convient de penser et d’exposer ici et maintenant. On décrira le passage d’une génération à l’autre comme une avancée vers la vérité, une réduction de l’illusion. Le récit se déploie ici en fonction du dénouement auquel il veut aboutir. On s’éloignera des contextes dans lesquels s’inscrivent les problématiques et les processus cognitifs, pour juger le passé à l’aune du présent.

Gérard Fabre propose a contrario de voir, dans les erreurs ou les errements de certaines productions passées, des éléments positifs qui ont pu contribuer à l’étalonnage des connaissances. Dans un texte sur les travaux nord-américains de Siegfried, Fabre replace ces derniers à la fois dans le contexte national français et dans le paysage international des sciences sociales de la première partie du xxe siècle. Il les réinscrit, ce faisant, dans des constellations sémantiques particulières, souvent évacuées lorsqu’on isole la pensée d’un auteur. Le télescopage des galaxies intellectuelles nationales et internationales permet de mieux comprendre les approches culturalistes de Siegfried, tombées lentement dans le discrédit, après avoir été initialement encensées. On peut observer ainsi à travers quelles médiations se sont développées les préoccupations précoces de ce dernier à l’égard de l’international, notamment des pays anglo-saxons. Ces préoccupations dénotent une posture relativement singulière au sein des espaces intellectuel et universitaire français de l’époque.

Perspectives générales de recherche

Entre les nations

Si d’un côté, il n’y a pas d’aires culturelles closes, complètement hermétiques et autarciques, d’un autre côté, pour que l’« international » ait un sens, il faut bien que des « nations » se soient préalablement formées, selon des processus historiques et géographiques extrêmement variés, mais dont les effets de différenciation se révèlent des plus concrets. C’est pourquoi les nations ne sont pas seulement des artefacts ou des accidents de l’histoire, quand bien même elles procéderaient de « communautés imaginées ». L’ouvrage de l’anthropologue Benedict Anderson, si souvent cité dans les bibliographies, est à l’origine de quelques méprises. En prenant des exemples parmi les pays du Nouveau Monde (États-Unis et Amérique latine) et de son terrain de recherche (le Sud-Est asiatique), Anderson voulait montrer, en contrepoint du cas classique des États-nations européens, que les nationalismes sont fondés et forgés dans des conditions historiques précises, que la nation s’apparente à une « communauté politique imaginaire, et imaginée comme intrinsèquement limitée et souveraine » (Anderson, 1996 [1983], p. 19). Il refusait d’assimiler, comme le font Ernest Gellner et d’autres à sa suite, l’invention du nationalisme à une contrefaçon ou à une supercherie. C’est pourquoi il préférait insister sur les notions d’imagination et de création.

Loin d’une approche oecuménique et idyllique, l’internationalisation des sciences sociales ne paraît pas appréhendable sans la prise en compte des axes nationaux qui la permettent, avec leurs forces centrifuges ou centripètes. Cela signifie qu’il n’existe pas d’internationalisation sans affrontements sociocognitifs et rivalités géopolitiques. Dans un ancien numéro de Sociologie et sociétés, Céline Saint-Pierre (1980) insistait déjà, au sujet du champ sociologique (illustré par les sociologies espagnole et italienne), sur l’existence d’un double processus dans lequel l’internationalisation va de pair avec des pratiques nationalisées. Les histoires nationales jouent donc un rôle moteur dans les configurations disciplinaires générales.

Pour Bourdieu, « les luttes au sein de chaque champ national » restent déterminantes (2002, p. 8). Le plus souvent, les réceptions étrangères des oeuvres ne font que réfracter ces luttes et les intérêts propres qui caractérisent les « nationalismes intellectuels ». Dans un cours au Collège de France, Bourdieu considérait que « l’international est [...] un recours contre les pouvoirs temporels nationaux, surtout dans les situations de faible autonomie » (2001, p. 150[5]). Mais ce recours possible n’empêche pas, d’un autre côté, un usage impérialiste des sciences sociales. Céline Saint-Pierre faisait remarquer que « le processus de coopération internationale [...] ne s’accompagne pas toujours de la mise en place de mécanismes permettant [...] aux pays en voie de développement d’y prendre part sur un pied d’égalité [...] » (1980, p. 9). Elle insistait sur les risques que faisait courir « un processus d’occidentalisation de la connaissance [...] qui reflète les rapports de domination et de dépendance [...] entre les États » (p. 10).

L’internationalisation comme « import-export intellectuel »

Les phénomènes d’internationalisation ont donc souvent été analysés comme relevant d’une circulation concurrentielle et d’échanges inégaux. Une concurrence intervient entre champs intellectuels nationaux, où les dominants occupent symboliquement le centre et les dominés, la périphérie. Pierre Bourdieu a développé cette approche et suscité de multiples travaux réunis notamment dans la revue Actes de la recherche en sciences sociales[6]. Une « science des relations internationales en matière de culture » (Bourdieu, 2002, p. 3) y est défendue à condition de poser d’emblée que la vie intellectuelle n’est pas « spontanément internationale », qu’elle subit l’influence des diverses formes de nationalisme et d’impérialisme. C’est ainsi que les échanges internationaux dépendent de facteurs structuraux, eux-mêmes « générateurs de malentendus ». Le plus important de ces facteurs serait que « les textes circulent sans leur contexte » (p. 4). De ce hiatus, découle le fait que « le sens et la fonction d’une oeuvre étrangère sont déterminés au moins autant par le champ d’accueil que par le champ d’origine » (p. 4). On peut considérer que Bourdieu fut l’un des premiers à définir un cadre global d’analyse des « conditions sociales de la circulation internationale des idées ».

Des objets multiples de recherche

Parmi les objets concrets d’application de cette théorie des champs, Bourdieu propose « une sociologie comparée des préfaces » (p. 5), qui paraît en effet un moyen judicieux de distinguer les formes de réception d’une même oeuvre. On a également exploré selon cette perspective l’internationalisation des champs universitaires (voir, en bibliographie, les travaux de Victor Karady et de Christophe Charle). Des données d’archives sont utilisées pour étudier la genèse des échanges entre universités, la place des étudiants étrangers sur les marchés universitaires et la mobilité des professeurs. Les institutions internationales (congrès, instituts de recherche et d’enseignement) constituent un autre objet d’application possible : il s’agit d’évaluer leur impact dans la formation et l’institutionnalisation des disciplines. De ces travaux, il ressort que l’internationalisation des sciences sociales a commencé très tôt, comme le prouve la multiplication dans le dernier quart du xixe siècle des congrès de sociétés savantes. Mais loin d’être seulement une aventure de l’esprit, elle tire parti des conquêtes coloniales et de ses soubassements idéologiques, qui lui offrent un cadre concret de développement (Said, 2000). Au tournant du xxe siècle, les constructions et controverses disciplinaires, comme plus généralement les processus d’accumulation des savoirs, s’inscrivent dans la « double logique des luttes entre pouvoirs politiques nationaux et des concurrences internationales entre sciences et savants » (Charle, 2000, p. 95).

Autre domaine important de réflexion : la manière dont la critique bibliographique traite des oeuvres étrangères, autrement dit les traces textuelles laissées par la critique bibliographique. Le recensement et l’examen des comptes rendus d’ouvrages étrangers dans des revues spécialisées peuvent se révéler très instructifs. On évoquera pour la France des périodiques comme la Revue internationale de sociologie de René Worms, L’Année sociologique d’Émile Durkheim, la Revue de synthèse historique d’Henri Berr (voir Leroux, 1998) ou Les Annales des historiens Marc Bloch et Lucien Febvre. Par exemple, en étudiant la critique bibliographique dans L’Année sociologique, Bertrand Müller (1993) dégage les stratégies de renforcement et de diffusion de la discipline sociologique en France.

Une autre orientation possible consiste à identifier des relations intellectuelles qui révèlent les affinités entre des écoles de pensée appartenant à des aires géographiques différentes. Il s’agit donc ici de mettre au jour et d’expliquer les proximités entre des écoles de pensée étrangères. Si les références à ce sujet ne sont pas rares, le domaine demeure encore peu exploité. Kalaora et Savoye (1989, p. 151-158 ; Savoye, 1994, p. 61-101) ont mis au jour les proximités intellectuelles qui ont favorisé les échanges entre leplaysiens français et partenaires étrangers. Ces échanges accompagnent à la fin du xixe siècle le développement international (États-Unis, Allemagne, Grande-Bretagne, France, etc.) des enquêtes budgétaires auprès des ménages, dans le cadre d’une gestion économique et sociale qui se veut plus rationnelle des problèmes liés à la pauvreté et au déracinement. On pourrait également évoquer la proximité des objectifs initiaux, sinon des protocoles d’enquête, qui ont présidé à la fondation d’institutions comme Hull-House en 1889 à Chicago (voir D. Smith, 1988 ; Ross, 1992, p. 226-229) et le Musée social (pépinière de leplaysiens) à Paris en 1894 (voir Chambelland [dir.], 1998 ; Horne, 2002).

Médiation et réseau

Au schéma classique producteurs-récepteurs (les uns pouvant être étrangers ou même hostiles envers les autres), il faut ajouter la figure du médiateur, qui n’est pas toujours un conciliateur (voir Vincent Descombes, 1996). La notion de médiation permet de dépasser une vision substantialiste du social (ou plus exactement, ici, de deux pôles autonomes dans l’échange social) pour privilégier une approche relationnelle. Pour notre part, nous prenons cette notion de médiation d’une façon ouverte au regard des perspectives théoriques à venir : nous faisons simplement le constat de l’existence de médiations sociales et de la nécessité d’en rendre compte pour comprendre la logique des processus historiques, dans la mesure où les rapports sociaux, loin de rester à l’état d’abstractions, s’incarnent dans des figures individuelles et matérielles. Chacune de ces figures est d’ailleurs autant diversifiée que l’est le social lui-même. Ces incarnations étant foisonnantes, il faut opérer des choix méthodologiques sur l’importance de telles médiations au détriment de telles autres, à défaut de pouvoir circonscrire et identifier toutes les médiations relatives à un objet donné.

La notion de réseau est généralement associée à celle de médiation. Fréquemment évoquée en sociologie des sciences et en sociologie des arts (voir les travaux de Michel Callon, de Bruno Latour et d’Antoine Hennion, en bibliographie), la méthodologie des réseaux apparaît particulièrement adaptée à la question des modes de circulation internationale des savoirs académiques et des oeuvres d’art. Elle ne s’oppose pas forcément à celle des champs, mais peut dans une certaine mesure la compléter. Demeure la question suivante : à partir de quel moment peut-on parler de réseau ? Il est toujours difficile de répondre à cette question. Comment dégager l’existence de liens entre des personnes, et appréhender la nature et le degré d’approfondissement de ces liens ? Ces liens sont-ils positifs ? Favorisent-ils la coopération ? Entrent-ils dans un contexte de rivalité ? Sont-ils de surface ou de profondeur ? On voit bien que surgit ici la question des réseaux comme espaces d’inclusion, ce qui suppose qu’ils sont aussi des espaces d’exclusion.

Les tenants de notre projet et ses aboutissants possibles

Ce numéro ne donnera pas lieu à un palmarès des passeurs en sciences sociales. Il ne décernera pas des prix, ne distribuera pas des bons ou des mauvais points. Il vise seulement à dégager des traits distinctifs entre plusieurs figures de passeurs, à énoncer leurs particularités, à caractériser le plus précisément possible ces passeurs, et partant, leurs voies de passage. Car les uns ne sont pas explicables sans les autres. L’étude des configurations sociales de ces passages conduit à mieux saisir la formation et la contiguïté des réseaux intellectuels internationaux. Elle donne aussi un autre éclairage de leurs productions scientifiques, ancrées dans des espaces nationaux de référence mais pouvant jusqu’à un certain point les transcender. En ce sens, l’analyse de l’émergence des réseaux scientifiques montre comment ces derniers peuvent se consolider en traversant les frontières institutionnelles. À ce titre, ce numéro devrait servir à documenter des phases méconnues de l’histoire des sciences sociales au Canada français et au Québec.

Mais il a une autre ambition, celle de proposer des éléments de réflexion aux sociologues de la connaissance, dans la mesure où les articles réunis inscrivent le travail de connaissance en sciences sociales dans des configurations sociales qui ne se réduisent pas au « contexte » — pris comme une toile de fond — mais l’englobe dans un processus plus général de production. Autrement dit, les connaissances ne sont pas forcément soumises à un contexte, qui en serait le facteur déterminant. Elles peuvent contribuer à forger et à modeler différemment ce contexte. On pourrait ainsi lire chacun des textes composant ce numéro comme une illustration possible du fait qu’il existe des points d’entrée nécessaires pour rendre intelligibles et accessibles des expériences de pensée, de manière à les situer socialement comme production et circulation de savoirs. Quels éléments faut-il mettre en lumière dans le travail et les échanges intellectuels de Siegfried pour comprendre la nature de son approche comparative ? Comment lit-on les travaux de Keynes en situation de crise ou de solutions de rechange dans les politiques économiques ? Se situant dans un espace de pensée contraint par la réalité incontournable de l’impérialisme états-unien, de quelles façons au Québec dans les années 1960 va-t-on s’approprier les théories marxistes ? Ces conditions intellectuelles d’alors sont-elles relatives à un espace québécois situé au carrefour d’un empire politique (Angleterre), d’un empire économique (États-Unis), d’un empire culturel (France) et d’un empire religieux (Église catholique) ? Comment le développement de complicités intellectuelles et de la formulation d’intérêts sociaux partagés d’un bord comme de l’autre de l’Atlantique fera de l’économie sociale un cadre de pensée partagée s’inscrivant dans une coopération durable ? Est-ce que la construction identitaire des sociologues canadiens a mené jusqu’à une reformulation canadienne de la méthodologie dans leurs productions sociologiques ?

Ces points d’entrée servent de clés méthodologiques à partir desquels peut s’engager l’étude des médiations sociales. Si ces clés n’ouvrent pas toutes les portes explicatives des phénomènes de production, elles permettent de situer la connaissance à travers des expériences intellectuelles qui jalonnent les itinéraires singuliers des acteurs. Ces points d’entrée indiquent en cela les modes d’association des acteurs qui président aux réseaux spécifiques d’échanges des connaissances. Ils constituent une base d’exploration des dispositifs et des conditions permettant ces échanges. Ils s’apparentent à des leviers à partir desquels il est envisageable d’identifier le plus précisément possible les opérations de lecture, d’écriture et d’édition nécessaires à l’élaboration de toute pensée. En ce sens, les points d’entrée de chaque auteur, si différents soient-ils, sont comparables, voire complémentaires, dans la mesure où ils visent à reconstituer les expériences et les cheminements cognitifs, sans pour autant prétendre les restituer littéralement.

Comme le souligne Hennion (1993), les médiations doivent être analysées dans leur matérialité, autrement dit à partir d’une « théorie active de la médiation comme opération productive, indétachable des objets, et assignable à des acteurs identifiés ». Nous pouvons nous interroger à juste titre aujourd’hui sur la valeur explicative des théories qui rendent compte de ces médiations. Certaines réserves ne nous empêchent pas de constater que ces recherches suscitent, au-delà d’une première appréhension éclatée de la pluralité des médiations concrètes, un travail de reconceptualisation de ce que nous nommerons une morphologie sociale de la connaissance. En ce sens, on remarquera que les études de médiations réalisées dans ce numéro ne reprennent pas le fanion postmoderne de l’éclatement des savoirs. Chacune des contributions nous entraîne plutôt vers un approfondissement des observations et des questionnements sur la nature du travail intellectuel impliqué dans les diverses conceptions du social et de la sociologie. Elles cherchent ainsi à mieux maîtriser notre travail collectif de connaissance. Au fil de la lecture, émerge la dimension internationale du travail et des échanges intellectuels dès la constitution des sciences sociales, au Québec comme ailleurs.

Cette élaboration internationale de la connaissance pourrait être interrogée à travers la problématique actuelle qui propose, selon la formulation de Jean de Munck (2001), d’appréhender la « pensée » comme distribuée socialement. La notion de distribution sociale de la « pensée » envisage le lieu des activités de l’esprit humain, non pas dans « le moi-qui-pense » ni en référence à un principe unitaire de raison, mais comme une procédure discursive sujette à contestation. Il n’y a plus de séparation posée entre l’intérieur et l’extérieur de l’individu. L’esprit apparaît donc sous la forme d’une « intrication pragmatique avec le monde et l’autrui » (Putman, cité par Munck, 2001, p. 9). Il découle de cette conception que la pensée s’élabore à travers des relations sociales auxquelles chaque protagoniste participe d’une façon différenciée, du fait qu’il possède en propre une part de savoir et un point de vue spécifique. Chacun de ces « segments » contribue au dispositif collectif d’apprentissage, que l’on peut décrire ainsi comme le lieu effectif de la pensée, celle-ci étant de ce fait distribuée socialement. La fréquente dénégation de cette distribution sociale par une raison conçue comme légitime, substantielle plutôt que relationnelle, entraîne une « gestion particulière du processus d’apprentissage collectif » (Munck, 2001, p. 185). C’est sous le couvert de cette « gestion particulière » que se constituent, sous leur aspect sociocognitif, les rapports sociaux de domination.

Un des aboutissants possibles du numéro sera de contribuer à l’ouverture d’un espace de discussion entre les tenants de l’élaboration de modèles sociologiques de la connaissance et les défenseurs des approches en termes de médiations sociales. Cet espace, qu’il conviendrait de consolider, nous apparaît comme l’une des voies de réponse aux impasses actuelles de la connaissance contemporaine que note Jean de Munck. Celles-ci sont dues notamment au choc « entre l’universel formel et la concrétude des contextes », qui « se répercute à tous les niveaux de la lecture » (Munck, 2001, p. 3). Dans ce cadre, la théorie de la connaissance, malgré ses avancées, se dédouble « entre une version positiviste dure de sa méthodologie, et une tendance déconstructiviste » (ibid.). Il serait trop long ici d’expliciter en quoi les modèles sémantiques et pragmatiques en sociologie, de par leur posture relationnelle, sont compatibles avec une conception des savoirs distribués socialement. L’un des enjeux majeurs en sciences sociales devient dès lors la maîtrise du savoir, produit comme savoir collectif. Les sociologies actuelles ont-elles encore à gagner d’un retour vers l’épistémologie marxiste de la connaissance, vers les opérations de transformation inhérentes à la genèse du savoir économique, vers les acquis et les erreurs des débuts du comparatisme entre nations, vers les usages que l’on faisait des dispositifs d’insertion dans des réseaux internationaux antérieurs ? Cette vaste question, à multiples facettes, renvoie à nos mémoires sélectives des sciences sociales, à leurs variations et à leurs réactualisations.

En somme, nous espérons que l’élaboration de ce genre de travaux puisse susciter la formulation d’une nouvelle entrée sur les problèmes récurrents qui jalonnent le développement des sciences sociales. Comment pouvons-nous prétendre, en sciences sociales, développer un savoir général, étant donné les contraintes sociales que nous éprouvons à l’instar de toute personne et de tout groupe social ? Comment cumuler et transmettre un savoir sociologique tenant compte de cette diversité sémantique des notions fondamentales de nos disciplines ? Devant ces tâches qui portent sur la transmission des acquis de nos disciplines, nous parions sur une explicitation des savoir-faire sociologiques qui, loin de s’arrêter à la prescription de règles de méthodes, se fonde sur des expériences de connaissance, auxquelles précisément donne accès l’étude des médiations sociales.