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Si l’on en juge par la célébration dont elle est l’objet et les récompenses qu’elle reçoit, il semble que la poésie d’Hélène Dorion réponde mieux qu’une autre à certaines attentes. Dans Nous voyagerons au coeur de l’être [1], par exemple, l’unanimité des commentaires nous rappelle que la poésie de Dorion est reçue comme « une voix charismatique » approfondissant un « questionnement des failles de l’existence » (7). Jean Royer évoque un « voyage au fond de l’être » (29), Guy Cloutier intitule son confraternel hommage « Son poème est un sanctuaire » (107) et Bertrand Laverdure, dont la présence ici m’étonne, exhibe un peu de la « nudité existentielle du silence » (41). Tous, poètes, critiques, traducteurs, soulignent la teneur spirituelle d’une véritable plongée ontologique. Celui-là parle d’un « cheminement » (86), une autre d’une « mystique de l’essentiel » (55). Bref, on s’entend pour dire que la poésie de Dorion engage la poète, et le lecteur avec elle, dans une exploration intense, une quête de sens dont se révèle invariablement la profondeur.

Parcourant ce recueil de fervents commentaires parallèlement à ma lecture du dernier livre de Dorion, je ne suis pas parvenu, faute, peut-être, d’une envie suffisante, à prendre part à la quête. C’est que cette quête, cette aventure engageante, elle m’a paru inégalement poursuivie par les poèmes de Ravir : les lieux [2]. C’est surtout que, soyons franc, j’ai été moins sensible à la dimension exploratoire de cette poésie, à son étreinte du risque ou à son consentement à l’égarement, qu’à l’impression qu’elle donne d’une assurance, d’un accomplissement, d’une élégance bien consciente (un peu ravie, aussi ?) d’elle-même. Je me suis dit que la part la plus prenante de l’aventure avait eu lieu, puisque la quête de Dorion, m’assurent ses commentateurs, se poursuit depuis plus de vingt ans. Puis, avec le temps et les publications, toute écriture, si profondes et sincères qu’en soient les visées, ne génère-t-elle pas sa propre difficulté en accroissant fatalement ses exigences, quant aux possibilités qu’elle a de se renouveler dans la fidélité à elle-même ? Pour prendre les choses à l’envers, on peut se demander si une quête commencée et poursuivie aussi intensément qu’on le dit n’a pas toutes les chances d’arriver quelque part, c’est-à-dire d’atteindre ce lieu qu’elle reconnaîtra comme le sien propre et dans lequel elle voudra s’installer. Les poèmes de ce nouveau livre, en tout cas, ont l’air de savoir assez où ils vont, mieux : de savoir où ils sont arrivés. Loin du travail de fouille, l’écriture, ici, montrerait plutôt ce qu’elle a trouvé. Il n’est pas indifférent que de nombreux moments de Ravir : les lieux, à commencer par le premier poème, en appellent au regard, et l’on peut dire que, tout en demeurant réfractaire à la figuration, l’écriture de Dorion se fait cette fois plus concrète. Certains poèmes, des septains en deux séquences très soudées de quatre et trois vers, procèdent presque de l’objectivité picturale :

Les flèches tombent

au centre des eaux

qui vacillent aussitôt

— la plaie

sur le dos du lac

brouille le soir

qui cherchait à venir.

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Voyez aussi ce rayon lunaire contondant, ce rendu quasi géométrique du paysage, et cette évocation finale imparable, ce passage (marqué par le tiret) de l’évocation « réaliste » au sommeil ou au songe :

Ce soir, la lune

tranche le lac, creuse

un puits de silence

abrupt à l’horizon.

Le monde tressaille

— les yeux clos

tu le traverses.

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Ce tressaillement, ce sont les enjambements répétés faisant trembler le quatrain qui nous le font éprouver. Pourtant le concrétisme, le goût de la chose vue et de la sensation ne sont pas la pente naturelle de l’écriture de Dorion [3]. Son lieu, son domaine, c’est l’impalpable (la lumière, l’ombre, le vide), c’est l’invisible (le vent, la voix, le silence), c’est l’effacement systématique de toutes les marques de la spécification : on écrira l’arbre, la ville, la fenêtre, le chemin, mais on prendra soin de ne pas dire lesquels ou de les trop qualifier. Et si on qualifie, on ne donne pas à voir pour autant. Ce poème d’ouverture, par exemple, ne me laisse rien voir de ce qu’il me dit de regarder :

D’ici bouge la lumière. Regarde

le vide lourd sur l’épaule

éparpillé parmi les fenêtres.

11

Le vide lourd, ma foi, ça peut aller, la poésie nous a habitués aux oxymores, depuis Les fleurs du mal. Mais la vraie question de l’âme simple, c’est : qu’est-ce qu’un vide lourd observé tout à la fois sur l’épaule et parmi (oui, parmi) les fenêtres où on le trouve éparpillé ?

Sans plus d’explications, le réel, chez Dorion, souvent déferle, « pareil à l’espace sans bords » du poème de Gaston Miron [4] : « Obscure, dénudée […] la marée s’agrandit. » (35) Les contours des choses ne sont pas nets, à moins que le regard s’efforce de les ravir. Le poète est un ravisseur, il prend la beauté. Mais ravir les lieux (sans le deux-points, les lieux étant complément d’objet), aussi bien, parce que tout poète cultive ses topoï, s’approprie les lieux communs. À moins qu’il ne s’agisse de ravir les lieux du monde et leur beauté, par la vertu de l’opération poétique, à l’éphémère, à l’indifférence, au trivial. Pour que le lieu, par nature définissable, circonscrivable, limité, accède au non-lieu de l’utopie ou de l’idéal. Enfin, le ravissement a un autre sens, qu’il ne faudrait pas négliger : c’est le bienfait de la joie, l’émotion de l’extase. C’est, au sens religieux, l’état d’une âme ravie, et, ultimement, le fait d’être transporté au ciel. On parle du ravissement de saint Paul.

Ravir : les lieux a reçu le Prix de poésie de l’Académie Mallarmé. Le communiqué de presse souligne qu’Hélène Dorion est la première Québécoise à recevoir ce prix prestigieux.

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Le ravissement de Léon-Guy Dupuis, dans Vous êtes ici [5], ne monte pas plus haut que le troisième étage d’un hôtel cheap, et de lieu, il n’y en a pas d’autre que celui de ce décor de road-movie qui s’est arrêté dans une chambre au papier (dé)peint, un espace où mettre en scène des échanges sexuels qui n’atteignent jamais le septième ciel : « Tes étreintes échouent […] à restaurer l’éclat. » (55) La seule ascension est celle de… l’ascenseur, élément ironique de la spatialité dans cet ouvrage de 48 morceaux de prose qui tiennent du tableau, du fragment et de la réminiscence. La formule « Vous êtes ici », évidemment empruntée aux plans qu’on trouve dans divers lieux publics et qui ont pour fonction de rassurer le visiteur, agit plutôt ici à la manière d’un refrènement, comme pour interdire à l’avance tout exit, toute fuite hors de l’hôtel sordide, toute échappée au dehors. Comme de juste, cette prose poétique resserre ses séquences sur un réel cru, trivial, et confiné au lieu unique. On passe bien d’une chambre à une autre et du deuxième au troisième étage, mais c’est toujours plus ou moins le même espace étroit. On est dans une sorte de huis clos, cette nuit d’hôtel en cinq temps ne s’ouvrant sur l’aurore qu’à la toute dernière page.

L’écriture de Dupuis, visuelle, narrative, descriptive, attentive aux menus détails, produit des textes qui font penser à des séquences filmiques, certaines valant par la réserve, le ton clinique ou le pouvoir suggestif de l’écriture, d’autres donnant un peu trop dans la manière accrocheuse. L’organisation du livre elle-même, en cinq séquences très égales de dix textes d’environ une demi-page (seule la partie centrale compte huit textes), avec passage d’un « je » masculin à un « je » féminin, semble le résultat d’un montage faisant se succéder divers plans d’une même scène primitive diffractée. Cette structure en cinq parties est calquée sur les changements de chambre du narrateur dans l’édifice, ce qui instaure une dynamique amusante entre le lieu de la fiction et le livre qu’on tient dans ses mains, les plans de l’hôtel suggérant les divisions du recueil, comme si leurs cloisons (entre les pages, entre les chambres) appartenaient à deux univers réversibles.

Un livre bien fait, intelligemment structuré, un objet soigné, de la couverture rouge Saint-Valentin à l’originale table des matières. On ne s’y ennuie pas (on n’a pas le temps, c’est un court-métrage), mais on éprouve, sa lecture terminée, cette impression que quelque chose lui manque (un défaut, peut-être…), que la vanité menace cette affaire mi-rose, mi-porno, et qu’il est des jours, comme disait la chanson, où Cupidon s’en fout.

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Beaucoup plus simples, beaucoup trop, ne manqueront pas d’ajouter certaines fines bouches portées sur la chose complexe, sont les poèmes de Ken Norris que Pierre DesRuisseaux a traduits et qui paraissent au Noroît. Ces poèmes, ils vont à rebours de bien des poétiques (post)modernes. Ils font comme si elles n’existaient pas, et ça nous change des poèmes qui n’existent que par elles. Hôtel Montréal [6] (oui, encore un hôtel, mais ce n’est pas le même) opère un tri dans les poèmes parus chez Talonbooks en 2001. Les lecteurs d’ici qui ne connaissaient pas Norris, New-yorkais établi à Montréal dans les années 1970 et auteur de plusieurs livres, pourront donc le découvrir, ses oeuvres n’ayant été jusque là traduites en français que par l’édition… française. Norris appartient-il à la poésie québécoise ? Autant que David Solway, que Louis Dudek. Certes, il s’agit de traductions, mais l’occasion nous est donnée, justement, de saluer le travail de Pierre DesRuisseaux. Exagéré-je, en disant que les poèmes traduits appartiennent autant au traducteur qu’à l’auteur ? Les poèmes de Norris, de toute façon, ne sont pas loin de couper l’herbe sous le pied au commentaire, tant ils ont l’air d’exister tout juste, sans plus, et tant ils renoncent — parfois admirablement — à l’intensité, à l’effet, au « littéraire ». Attention : je n’insinue pas que seuls les poèmes « simples » et que leur littéralité ravit au commentaire sont admirables… Ce qui impliquerait que les poèmes complexes sont mauvais ou inintéressants. Il nous faudrait alors ignorer les quatre cinquièmes de l’oeuvre de Stéphane Mallarmé, à commencer par Un coup de dés…, tout René Char, et les travaux de poètes moins célèbres et plus près de nous : Normand de Bellefeuille, par exemple, ou André Roy, ou Marcel Labine, tiens.

Je dis seulement que « la perversion hermétiste [7] » ou la surconscience formaliste, ces coqs fiers, perdent de leurs plumes dans certaines comparaisons. Il faut, pour s’en convaincre, aller lire « Les charmants téléphones », « Le mitan », « Trop de joie », « Les poèmes » et « Les crocus tant attendus », entre autres petites choses inimitables écrites en anglais par Ken Norris et réécrites en français par Pierre DesRuisseaux.

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Est-ce le vers libre, sa nature, son usure, puis la façon dont on s’en saisit, c’est-à-dire naturellement, spontanément (suppose-t-on), comme d’un outil archi-disponible, pour aligner sans plus de façon des mesures diverses, de surcroît sans ponctuer (ou si peu), bref : est-ce le vers libre, que Jacques Roubaud appelle le VIL (vers international libre [8] : un produit qu’on fabrique partout, objet d’un remarquable libre-échange), qui nous fait paraître certains livres bien pâles ? On pourrait se poser cette question au sortir de Terra vecchia [9], de Carole David, paru aux Herbes rouges. Question un peu injuste, certes, car l’emploi du VIL (adoptons l’acronyme comique) est si répandu, qu’il semble mesquin d’en adresser le reproche à un livre en particulier. En fait, c’est l’usage paresseux qu’on en fait, dans Terra vecchia, qui alimente notre critique. D’une linéarité constante et finalement monotone, ne dérogeant guère à la parfaite concordance de la ligne et de la syntaxe, très frileux dans l’enjambement, le VIL de Terra vecchia fait sombrer le navire lancé par Carole David à la reconquête de la terre ancestrale (terra vecchia signifie « terre vieille » en italien). Ce travail d’exhumation des origines (il s’agit de remuer cette terre) nous livre une histoire qui ne trouve pas la formule de l’émotion, bien qu’elle en circonscrive le lieu, bien qu’elle en réactive les lieux (communs) : le désenfouissement comme figure de l’activité scripturale, la juxtaposition des époques (des couches) dans le travail archéologique du ressouvenir, la symbolique opposant l’ancien (Roma) et le nouveau (l’Amérique, Montréal) mondes, le voyage comme retour à soi, etc.

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Les origines, le retour aux paysages urbains de l’enfance ont aussi occupé Marcel Labine, qui parcourt autrement, dans Le pas gagné [10], des territoires fétiches, depuis le lieu domestique privé [11] jusqu’au quartier d’autrefois retrouvé (c’est le coeur du livre, sa partie centrale), au fil d’escales diverses : resto, parc, bar, rue commerciale, bouche de métro, terrain vague… Comme il fallait s’y attendre, l’ensemble est très organisé, Labine ayant au moins autant de goût pour les itinéraires bien dessinés que pour les errances au labyrinthe. Si « [l]a grammaire des lieux ne connaît pas de règles » (93), un livre, lui, en tant qu’édifice de langage, crée toujours ses propres paramètres.

Dans Le pas gagné, sept parties de vingt textes chacune agissent comme autant de modes, voire de vitesses d’écriture. De la section inaugurale placée sous les signes de l’aube et du commencement (c’est l’ouverture du « chantier d’en face » [12] dès le deuxième poème [12]) à la dernière, ce septième jour voué au bilan à l’issue du processus génétique de la création (on a droit à de belles pages sur la poésie, sa fragilité, son « acharnement » [168] — c’est en définitive le vrai sujet du livre), le déplacement dans l’espace donne lieu à un déplacement du point de vue, chaque partie du livre assumant une voix narrative différente. L’activité scripturale et l’activité ambulatoire vont ainsi de pair, le pas du marcheur et l’avancée du poème étant également affaires de régulation, de pulsation, de battue, mais aussi de linéarité/ sinuosité. Les deux activités sont encore similaires quant au pouvoir qu’elles exercent sur la mémoire et l’introspection, qu’il s’agisse d’effacer les marques du présent ou de réactiver d’anciennes obsessions. Quoiqu’il en soit, Le pas gagné réinvestit les lieux et les formules du chantier poétique avec un enthousiasme communicatif, Labine poussant le jeu formel jusque du côté des modèles vénérables de la ballade et du sonnet, par exemple, dans une section qu’il intitule « Frivolité », mais qui a sa « gravité », puisqu’elle s’attache aux pas des premiers ouvriers [13] de la poésie, notamment en exploitant les diverses possibilités de configuration d’un ensemble de quatorze vers (on a donc des sonnets italiens, anglais, inversés, etc.). Cet éventail formel du Pas gagné s’accorde à la variété des paysages qui y sont figurés. Diversité qui traduit tout aussi bien l’inconstance du monde et les altérations du temps. Ces mots de Charles Baudelaire, autant que ceux d’Arthur Rimbaud, pourraient avoir stimulé l’écriture de Marcel Labine : « la forme d’une ville/Change plus vite, hélas ! que le coeur d’un mortel [14] ».

Rimbaud. C’est à lui qu’est emprunté ce beau titre-là, et de nombreux éléments du livre, ponctuels ou non, jeux d’échos, reprises de vers ou de formules-chocs, allusions multiples, saluent l’oeuvre tutélaire. Le pas gagné : celui du poème, sa marche (main)tenue (« Tenir le pas gagné [15] », dit Rimbaud) en dépit du reste, contre le reste. Tenir le pas gagné : préserver ce gain-là, conserver son avance, sa manière trouvée, qu’on ne soldera pas. On pourrait aussi entendre : le « pas-gagné » (avec l’adverbe de négation), ce qui n’est pas donné, tout ce que les étals du jour n’offrent pas gratis, voire : tout ce que le temps nous vole, ainsi que l’exprime la deuxième partie du recueil, qui a pour titre « Déprédations ». Mais aussi : tout ce que le poème conquiert, son lieu, sa formule, quand il ne craint pas d’étreindre, comme celui de Labine, la réalité rugueuse.

Il y aurait beaucoup à dire encore de ce livre substantiel et prenant, très concerté et très libre tout à la fois, par lequel le poète de Papiers d’épidémie et de Carnages signe un opus aussi grave que ludique. Le thème rimbaldien de l’adieu au monde, réitéré, n’empêche pas l’affirmation de l’amour, jamais soldé chez Rimbaud [16]. Cela en dépit d’une posture franchement anti-lyrique :

La gravité du monde est-elle si grande

Qu’il faille s’y perdre en lamentations,

Y geindre comme le nourrisson ou la bête esseulée ?

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Posture plus stoïcienne qu’anti-lyrique, à vrai dire, un peu pongienne (ainsi que le laisse entendre la suite de cette page), un peu herberougiste. Posture païenne, parce que l’air de l’enfer ne souffre pas les hymnes — ce qui précède le deux-points étant aussi important que la suite, ici : « Point de cantiques : tenir le pas gagné ».