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Introduction

Bien souvent, le dialogue reste le parent pauvre d’une poétique romanesque qui n’a d’yeux que pour le récit et pour qui le personnage demeure implicitement un être d’action plutôt que de parole. Cette situation entraîne trois conséquences fâcheuses. Premièrement, alors que la réflexion sur le récit a permis de mettre en lumière l’architecture complexe du concept d’action, et de procéder à des analyses extrêmement fines de l’organisation narrative des textes [1], l’absence d’une véritable reconnaissance de l’importance du dialogue nuit à la mise sur pied d’une recherche fondamentale suivie sur la nature de cette pratique non moins complexe que celle de la représentation de l’action. Si bien qu’aujourd’hui encore, l’analyse de la parole romanesque procède, lorsqu’elle a seulement lieu, de conceptions souvent partielles où les acquis de la pragmatique, par exemple, ne sont pas toujours considérés.

Deuxièmement, la parole romanesque est fréquemment perçue comme un simple moment de l’intrigue. Pourtant, la gestion particulière de l’implicite, qui est sans doute le coeur de toute pratique dialogale romanesque, est le lieu d’inscription privilégié des charges esthétiques et idéologiques de l’univers du roman. Dans cette optique, la parole partagée n’est plus simplement une partie de l’action — qu’il s’agisse de l’entraver, de la favoriser, de la masquer ou de la révéler —, mais elle devient un véritable enjeu du discours romanesque dans son entier, qui peut venir y structurer ou refléter les conflits dont procède le monde qu’il met en scène.

Troisièmement, négliger le dialogue, c’est aussi négliger une possible pensée romanesque du langage [2]. Car s’il est vrai que l’individu agissant (ou ne parvenant pas à agir) — peut-être dans son rapport à la morale, comme le laisse entendre Thomas Pavel [3] — occupe souvent le centre du discours fictionnel, il n’en demeure pas moins que, depuis le début du dix-neuvième siècle au moins pour la littérature française, la parole est devenu un objet de la réflexion romanesque. On peut même faire un pas de plus pour affirmer, avec Marie-Hélène Boblet, qu’une « philosophie de la parole en acte et du dialogue se fait entendre dans l’écriture littéraire de la parole [4] ». Sitôt qu’il met en scène la parole partagée, le roman en propose, par le fait même, une conceptualisation. En raison sans doute d’un cadre théorique poétique et sémiotique ferme, peu nombreuses hélas sont les études qui ont pris pour sujet cette poétique et cette pensée de la parole propres au roman.

Ces questions théoriques expliquent sans doute la faveur critique limitée qu’a connue la mise en scène de la parole dans Trente arpents (1938) de Ringuet, quand bien même, comme on va le montrer au long du présent article, ce roman développe une poétique et une pensée de la parole partagée d’une complexité et d’une finesse rares. Dans leur quasi-totalité, en effet, les réflexions menées sur les dialogues dans ce beau roman l’ont été à la lumière d’un concept de dialogue très restrictif, borné, pour le dire vite, à la mise en oeuvre d’un dictionnaire et d’une grammaire, d’un lexique et de règles de combinaison plus ou moins développées et usuelles.

Par exemple, Daniel Chartier [5] montre que, chez les premiers critiques du roman, le débat autour du dialogue semble s’être concentré sur la présence et la proportion excessive de blasphèmes chez les paysans fictionnels, par opposition à leurs homologues réels. On le voit : c’est, dans ce cas, un problème de lexique pensé en termes mimétiques.

Du côté de la critique savante, Madeleine Ducrocq-Poirier remarque que

Le livre de Ringuet aide à la connaissance des paysans d’une façon générale ; son réalisme n’est pas essentiellement canadien-français, comme on désirait qu’il le fût. Seuls, la langue et quelques usages évoquent les paysans du Bas-Saint-Laurent ; ainsi les « sacres » et les exclamations injurieuses émis en guise de réponse dans la conversation ou pour ponctuer l’émission d’opinions personnelles [6].

De son côté, Paul Gay écrit :

Quant au problème de la langue, Ringuet a pris apparemment la solution la plus facile : à côté de pages dignes de Flaubert, il a collé des pages de patois régional plutôt douteux. Il n’a pas voulu de la « voix moyenne » de Louis Hémon, de Savard et de Germaine Guèvremont. C’était souci de réalisme [7].

Plus près de nous et de façon plus approfondie et systématique, Javier García Méndez [8], secondé par Réjean Beaudoin [9], a proposé une lecture de Trente arpents qui met l’accent sur la retenue avec laquelle le narrateur laisse parler ses personnages, dans laquelle se marquerait en bout de ligne une évaluation francocentriste négative de cette langue paysanne. Parlant de l’incipit romanesque, Garcia Mendez dit :

Trente arpents plonge le lecteur, dès le départ, dans la substance discursive de son univers et, ce faisant, déclare qu’il accorde une confiance inédite au discours des personnages, et à leur milieu. Plus encore, ce milieu sera, avant tout, un environnement verbal et le personnage, un discours, un assemblement singulier de mots, une manière de nommer les choses [10].

C’est faire preuve d’une grande justesse de vue que de noter l’importance quantitative et qualitative que Trente arpents accorde à la mise en scène de la parole paysanne. On rappellera simplement ici, à la suite de García Méndez, que le roman s’ouvre effectivement sur une parole du personnage principal, parole dont la marginalité grammaticale et lexicale ne peut manquer de frapper : « On va commencer betôt les guérets, m’sieu Branchaud. Mon oncle m’a dit comme ça en partant : I’faudra labourer le champ en bas de la côte, demain. Si seulement y peut s’arrêter de mouiller [11] ! » L’accent mis sur cette présence sociolectale par sa position stratégique à l’ouverture de l’oeuvre dit assez le poids que le roman entend conférer, et conférera effectivement, à cette parole autre qui est celle du paysan.

Mais la remarque de García Méndez, et derrière elle l’ensemble de son analyse, demeure fondée sur le concept de langue qu’on a identifié plus tôt. En effet, en ne considérant la parole du personnage que comme « assemblement singulier de mots » et une « manière de nommer les choses », García Méndez néglige les autres contraintes pragmatiques qui pèsent sur elle compte tenu du fait qu’elle est partagée, échangée.

Dans La parole romanesque [12], Gillian Lane-Mercier développe une conception dialogale beaucoup plus complexe et intégrative. Elle pose que le dialogue romanesque et le dialogue réel possèdent une base commune, le macrodiscours, que l’univers du roman travaillera ensuite en fonction de ses impératifs scripturaux, narratifs, génériques, esthétiques et idéologiques. Ce macrodiscours, « potentiel pragmalinguistique [13] » commun aux deux formes de dialogue, peut être décrit à l’aide des concepts de « rapports de force, de rôle social, de potentiel illocutoire, d’emprisonnement présuppositionnel et de principes conversationnels [14] », empruntés respectivement à François Flahault et Erving Goffman, John R. Searle et John Langshaw Austin, Oswald Ducrot et H. Paul Grice. Sans entrer dans le détail de cette conception d’une remarquable richesse, on notera que le coeur du macrodiscours consiste en une manière d’organiser l’implicite qui configure l’échange et où réside l’essentiel de la signification de l’échange. C’est précisément ce complexe macrodiscursif que l’univers romanesque réorganise en fonction de ses impératifs scripturaux, narratifs, génériques, esthétiques et idéologiques ; autrement dit, lesdits impératifs se laissent lire dans la manière dont le roman organise l’implicite dialogal.

Sitôt qu’on consent à voir au coeur du dialogue romanesque non pas simplement un lexique et une grammaire, mais bien une gestion particulière de l’implicite — sitôt donc qu’on le considère d’un regard pragmatique —, s’inscrivent en ce lieu à la fois les enjeux fondamentaux du roman et une philosophie de la parole partagée. Dans le cas de Trente arpents, ce type de réflexion peut s’avérer doublement profitable. D’une part, comme on va le voir, le travail proprement poétique de Ringuet est d’un tel achèvement que les enjeux idéologiques et narratifs du roman — la fin d’un monde homogène — non seulement se reflètent dans l’organisation des dialogues, mais en plus y trouvent une expression particulièrement forte. D’autre part, la philosophie qui se laisse lire dans cette articulation d’un destin culturel et d’habitudes de parole est une véritable anthropologie de la conversation, une façon de penser le lien intime qui unit l’être humain, sa communauté et son langage, par le reflet du devenir des deux premiers dans les transformations du troisième.

C’est le territoire de cette poétique et de cette philosophie que nous voulons arpenter dans les pages qui suivent. Le roman met de l’avant trois dimensions de la parole partagée : une économie particulière de l’implicite ; une délimitation des objets discursifs ; un plurilinguisme socioculturel. Nous nous emploierons à décrire ces trois dimensions autant dans ce que le discours du narrateur en dit que dans ce que la configuration particulière de la parole des personnages en montre. Lorsque cela sera possible, nous soulignerons aussi le lien explicatif que le narrateur propose entre les spécificités de la parole paysanne et certaines caractéristiques de cet environnement culturel. Précisons sans délai que, même si la facture réaliste/naturaliste du roman peut y inviter le lecteur, nous ne porterons pas de jugement ethnographique sur cette parole paysanne fictionnelle. En d’autres mots, l’enjeu de notre propos n’est pas de tenter de déterminer le conformisme éventuel de la parole paysanne fictionnelle avec une parole paysanne réelle. Il s’agira plutôt de voir en quoi, par les paramètres qu’elle se fixe, cette manière de représenter et de questionner une parole paysanne est aussi, sinon d’abord, une manière de représenter et de questionner la parole. Le but de cet article est donc l’identification du concept de parole à l’horizon duquel le roman se déploie.

Quand dire, c’est taire

Le narrateur de Trente arpents se livre, globalement, à deux types de commentaires sur la parole paysanne. D’un côté, il offre quelques propos généraux sur les spécificités de ces moeurs conversationnelles ; de l’autre, il double bon nombre de dialogues d’un discours d’accompagnement qui a pour but d’expliciter l’implicite compris dans les échanges. La quasi-totalité des propos généraux tourne autour de ce qu’on pourrait nommer la réticence de la parole paysanne. Cette réticence est à saisir dans deux acceptions distinctes : d’un côté, on est peu volubile, on ne prend pas plaisir à parler longuement — paramètre, en somme, quantitatif — ; de l’autre, on ne livre pas directement ce qui doit être dit — et, là, on pointe tout différemment vers une économie particulière de l’implicite. La dimension quantitative peut se lire dans les citations suivantes : « Ils parlaient lentement et peu, à leur accoutumée, étant paysans donc chiches de paroles » (TA, 73) ; « [le curé] avait le même geste esquissé que ses ouailles, la même brièveté de parole, les mêmes réticences » (TA, 111) ; à propos d’un personnage qui cherche à ressembler à Wilfrid Laurier : « Il en tirait une assurance verbeuse qui tranchait sur les attitudes un peu effacées des autres paysans. » (TA, 372)

Le narrateur lui-même laisse entendre que cette dimension quantitative ne doit pas être considérée de façon autonome ; elle est en lien direct avec l’économie de l’implicite, comme le montre l’extrait concernant le curé, tronqué tantôt et livré maintenant dans son intégralité : « [Le curé] avait le même geste esquissé que ses ouailles, la même brièveté de parole, les mêmes réticences et par cela même, une pareille divination des choses sous-entendues » (TA, 111, nous soulignons).

C’est là que se loge la caractéristique première de cette parole : elle est certes laconique, mais parce que ce qu’il y a à dire et à entendre demeure enfoui dans le non-dit. Dans Trente arpents, la parole paysanne se donne comme le signe de ce qui doit être compris sans être dit ; elle vaut moins en elle-même que pour ce vers quoi elle pointe discrètement, dans son économie de moyens.

Près d’une quinzaine de dialogues du roman, s’étendant parfois sur plusieurs pages, vont constituer la mise en scène concrète des propos que l’on vient de voir, et qui tournent autour de la question du non-dit, de l’implicite. Pour montrer l’organisation de cette représentation de la conversation paysanne, nous allons analyser en détail un extrait de l’un de ces dialogues. Il s’agit d’un fragment du premier échange verbal du roman, entre le père Branchaud et Euchariste Moisan :

Branchaud parut hésiter, puis tira avec décision sa blague à tabac :
— T’as pas loin de vingt-deux ans, Euchariste, à c’t’heure ?
Il avait dit cette phrase simplement, tout en bourrant consciencieusement à coups de pouce minutieux le fourneau de sa pipe : ça y était donc, il avait parlé. Du moins c’était tout comme et Moisan l’avait bien senti qui avait ramassé ses mains sur ses genoux. Il fallait bien qu’il y allât, puisque ce jeune feignant-là ne se voulait point décider.
— Vingt trois au printemps, m’sieu Branchaud… Tant que ma tante Éphrem a vécu, ça me paraissait pas. Elle me traitait toujours en enfant. Mais à c’t’heure…
Il hésita un moment et se mit à regarder fixement la tache noirâtre d’un noeud sur le plancher de la galerie.
— … Mais à c’t’heure, c’est pas pareil. La maison est grande, seulement mon onc’ Éphrem et pi moé. Et pi mon onc’ commence à vieillir. Il a ben cassé depuis deux ans. Ça fait que… ça fait ben d’l’ouvrage pour un homme quasiment tout seul.
— … Ouais. Vous avez grand de terre, c’est vrai. Il va betôt falloir que tu penses à…
Il se tut pendant qu’il allumait sa pipe, enveloppé dans un nuage de fumée bleutée. Mais aux oreilles de Moisan tintait : « … que tu penses à te marier, marier ! » comme les sonnailles martelées au trot du cheval sur les chemins d’hiver.
— … À prendre un homme engagé, continua le vieux à voix haute, sans sourciller.
Mais les mêmes mots flottaient en lui, doucement à la dérive. L’un et l’autre savaient de quoi il s’agissait tout autant que si le premier eût dit : « Il est temps que je me marie et c’est votre Alphonsine que je veux » et que l’autre eût répondu : « Eh ! oui ! Il y a assez longtemps que tu viens voir Alphonsine ; mariez-vous donc avant les semailles du printemps. »

TA, 73-75

Il est frappant de constater à quel point ce premier dialogue est entrecoupé par des interventions narratoriales. Plus encore, les répliques des personnages elles-mêmes sont segmentées pour permettre des propos narratoriaux : car si l’on compte bien cinq tirets qui marquent les répliques, il y a en tout trois répliques : deux de Branchaud, dont une est segmentée, et une d’Euchariste, également scindée. Les interstices résultant de ce morcellement et les passages d’une réplique à l’autre sont autant de lieux investis par la parole narratoriale pour expliciter les enjeux d’une conversation apparemment banale sur l’âge d’Euchariste et les impératifs liés à sa terre.

Ces interventions du narrateur prennent d’abord une double forme : une description des gestes et du paraverbal et une description des pensées des personnages — jusqu’à la dernière phrase du fragment, au statut légèrement différent. Pour ce qui est des gestes, et plus particulièrement de l’action de Branchaud consistant à allumer sa pipe et à fumer, leur valeur n’est pas précisée. Mais l’on peut observer que ces gestes scandent la progression des répliques. De plus, allumer une pipe et la fumer, c’est aussi prendre la décision d’imposer un moment où l’on ne travaillera pas, d’ouvrir donc potentiellement l’espace de discussion à des propos qui sortent du cadre étroit des activités courantes, voire à des questions d’une importance particulière [15].

Les interventions narratoriales les plus marquantes sont celles qui nous livrent les pensées des personnages sur ce qui se cache derrière les propos apparemment légers qui sont échangés. Un premier signal apparaît après la question de Branchaud : « ça y était, il avait parlé. Du moins, c’était tout comme ». Signal en apparence ambigu, puisque d’un côté il souligne l’importance de ce qui vient d’être dit, et de l’autre laisse entendre que ce n’est pas exactement de cela qu’il s’agit. Cette ambiguïté disparaît sitôt qu’on envisage la situation sous l’angle de l’implicite : le signal veut dès lors dire que ce propos-ci est lesté d’une charge implicite particulière. Autrement dit, ce dont il est question n’est pas inclus dans la réplique de Branchaud, qui prend toute son importance par le fait qu’elle a pour fonction de pointer vers cet élément encore caché.

Plus tard, le narrateur profite d’une pause dans une autre réplique de Branchaud pour glisser les pensées d’Euchariste : « Mais aux oreilles de Moisan tintait : “… que tu penses à te marier, marier !”» C’est, certes, la manière dont Euchariste complète mentalement la réplique suspendue de son interlocuteur, mais surtout, une façon d’expliciter les enjeux véritables de la conversation, son thème, la nature de ce qui a été implicité. Derrière cette conversation sur l’âge du personnage et sur sa terre, il est question du mariage de Moisan.

Deux petites surprises lecturales suivent cette pensée d’Euchariste. Tout d’abord, alors que ce dernier pensait qu’il s’agissait de mariage, Branchaud lui parle d’engager un employé. On pourrait du coup croire que le jeune homme s’était fait des idées et qu’il est bien puni d’avoir cru comprendre quelque chose qu’il n’avait pas compris. Il s’agirait en somme de la mise en scène d’un malentendu lié à des désirs et des pensées individuels distincts. Mais la seconde surprise ne tarde pas, puisque, conformément à cet usage de l’implicite que nous observons, le dit n’a ici presque aucune valeur par rapport au non-dit, et cette réplique qui semblait aller à l’encontre des pensées d’Euchariste finit par aller tout à fait dans le même sens, comme l’indique le narrateur en disant qu’en Branchaud flottaient les mêmes mots — les mêmes mots qu’Euchariste a entendus tinter à ses oreilles. Ce jeu avec les attentes lecturales peut être vu comme une leçon de conversation dispensée par le narrateur, qui indique que notre manière habituelle de donner du sens aux répliques est ici partiellement inopérante et doit être remplacée par un autre usage, où le non-dit joue un rôle aussi central que spécifique. Il est aussi une manière de montrer la communauté d’idées, d’attentes, d’intérêts inexprimés, mais bien présents, qui lie ces deux hommes — et, comme on le verra, par-delà les individus, la communauté de cette société paysanne dont ils sont membres [16]. Car s’il est peu surprenant que des moeurs conversationnelles fassent la part belle à l’implicite, il n’en demeure pas moins que l’assurance du présent passage du dit à un non-dit aussi spécifique et distinct du dit n’est possible qu’au prix d’un espace des possibles conversationnels à la fois restreint et uniformément partagé par les membres de la collectivité [17].

Le dernier commentaire du narrateur livre explicitement les véritables enjeux du dialogue et les valeurs illocutoires de diverses répliques des personnages : Euchariste a demandé à Branchaud la main de sa fille et ce dernier la lui a accordée. Plus encore, ce dernier commentaire montre que cette manière d’user de l’implicite est un véritable usage conversationnel, qu’il est partagé par les personnages, qu’il appartient au nombre des pratiques sociales qu’ils ont en commun et qui forment une vraie culture. Il ne s’agit pas d’une lubie de l’un auquel l’autre se serait habitué, mais du bien collectif de cette population paysanne que le roman met en scène.

Par-delà les techniques et effets de naturalisation de ses interventions (au moyen de la pensée des personnages notamment), le narrateur apparaît clairement, dans ce fragment, comme l’indispensable relais interprétatif permettant la pleine compréhension de l’interaction. C’est une posture qu’il adopte également dans les autres dialogues du roman : il met en scène des dialogues où l’implicite joue un rôle essentiel, et il fait oeuvre de traduction [18]. L’idée maîtresse traversant les contraintes de mise en scène dialogale que s’impose le narrateur est celle d’une spécificité de la parole paysanne, qui réside dans un usage généralisé du non-dit. Plus fondamentalement, c’est l’idée que l’échange de paroles est une activité réglée, mais dont les règles sont multiples, liées notamment à des milieux sociaux. Le coeur de ces règles sert à passer de ce qui est dit, mais d’une importance limitée, à ce qui est tu, mais essentiel, et il réside dans une communauté d’expériences et de pensée, renvoyant ultimement à une permanence et une homogénéité sociales.

On retrouve la trace de cette pratique dialogale particulière dans de nombreux exemples, parmi lesquels on peut citer ceux-ci, particulièrement frappants :

Euchariste n’eut qu’à laisser entendre combien le travail était dur depuis le départ du vieux pour [que le curé] comprît que le jeune homme ne pouvait ni ne voulait rester seul.

TA, 111

Or Euchariste savait que son voisin [Phydime Raymond] désirait ce bout d’érablière pour arrondir la sienne, tout en haut. C’était là une vieille histoire puisque déjà le père de Phydime Raymond en avait eu envie. Non qu’il en eût jamais parlé à l’oncle Éphrem. Mais ce sont là choses qui se devinent, qui se sentent, ne serait-ce qu’à l’air détaché que prend quelqu’un pour vous dire que « les érables ont pas l’air bien bonnes, dans ce coin-là ». Quand, des mois plus tard, le même voisin se plaint que ce n’est pas la peine de faire du sucre, parce qu’il a si peu d’érables sur sa terre, on comprend ce que parler veut dire.

TA, 141

Un jour d’entre semailles et moisson que tous deux travaillaient à la réfection d’une clôture sous le ziz-ziz aigu des moustiques, Moisan avait demandé à son fils :

— Dis donc, Oguinase, tu t’ennuies pas trop avec les gens de par icitte, qui sont pas des gens comme tes amis du collège ?

Ce n’est pas cela qu’il lui demandait, mais bien plutôt si des fois l’envie ne venait point à son gars de revenir vers eux, vers la terre et les vieux, de tourner le dos à cette vie extraordinaire et pour lui absurde des études et des livres pour rentrer dans la norme qui est le travail manuel, le contact avec le sol âpre où tous les gestes ont un sens dont l’utile s’impose, parce qu’ils sont eux-mêmes commandés par les choses.

TA, 202

Ces trois extraits mettent en présence Euchariste et le curé, Euchariste et son voisin et Euchariste et l’un de ses fils — autant de personnages qui appartiennent à des sphères distinctes. Le même usage de l’implicite est la norme dans ces extraits, avec ces quatre personnages ayant entre eux des rapports variables ; il s’agit dès lors d’une manière de faire commune, partagée par tous ces gens. Dans le dernier extrait, l’interprétation narratoriale est nettement plus ample que la réplique d’Euchariste. Non seulement le narrateur utilise près de quatre fois plus de mots que le personnage, mais en plus il ancre les propos de son personnage dans une philosophie pratique de la terre, dont la formulation comme la teneur semblent excéder de beaucoup les compétences d’Euchariste, peu familier avec les « idées ». Cette apparente invraisemblance exhibe surtout une pensée de l’univers culturel comme systémique, où tous les éléments s’accordent en une vision du monde structurée et dont l’effet structurant s’étend jusqu’aux paroles des personnages dont elles organisent et valorisent les objets discursifs. Autrement dit, la communauté d’idées et d’expériences qui est la condition première de l’importance et du rôle de la réticence à l’intérieur de la conversation paysanne de Trente arpents trouve son fondement dans un rapport agricole à la terre [19] : des modalités de ce rapport dépendent, via un terreau culturel commun qui restreint fortement l’espace des possibles, l’usage et l’identification du non-dit [20].

On le sait, toutefois, ce roman de la dépossession, qui marque la fin d’un genre et d’une société, met en scène non pas la permanence d’un environnement culturel homogène, mais son lent déclin, sa disparition graduelle. Or, le crépuscule de cette forme de vie se marque au sein même de l’organisation de l’espace conversationnel, où viennent dès lors se refléter les principaux enjeux romanesques. À deux reprises seulement dans le roman, on assiste à des mésaventures interprétatives, l’un des interlocuteurs se méprenant sur la signification implicite des propos de l’autre. Ces deux échecs impliquent Euchariste Moisan et son fils Éphrem. La première méprise, sur laquelle nous nous concentrons, manifeste clairement ce déclin culturel auquel nous faisons allusion. Elle a lieu lorsque Éphrem veut annoncer à son père son intention de quitter la terre pour s’en aller aux États-Unis, cependant qu’on fume la pipe [21] :

— C’est comme su c’te terre icitte, i’a pu besoin de grand monde !
Euchariste dressa les oreilles, mais il évita de regarder du côté de son fils de peur qu’il ne s’arrêtât. Il se contenta de l’encourager d’un :
— C’est vrai que not’ terre elle est bonne, mais elle est pas ben grande !
Ça y était donc. Éphrem y venait. […]
— J’ pense ben, p’pa…
Un temps d’arrêt.
— … que… y faudrait ben un de ces jours que je décide qué’que chose !….
— Ben, y a pas à dire, t’es en âge. Il faut finir par finir.
Éphrem se moucha d’un revers de main. Il paraissait soulagé d’un grand poids.
— Ben, si vous étiez consentant, j’pense que ça serait pas mal décidé. I’ y a assez longtemps que je retarde… Puisqu’i’ faut que ça se fasse, ça sert à rien de traîner !
Maintenant on pouvait y aller plus carrément puisque l’on se comprenait. Et Euchariste se souvint d’une scène en tous points semblable, avec le père Branchaud, où on n’avait pas eu besoin d’en dire plus long. […]
— J’m’en vas te dire une chose. J’suis pas riche, mais j’ai qué’ques cennes de côté ; j’sus ben prêt à t’aider mon gars.
— Vous allez faire ça ! s’exclama Éphrem.
— Ouais, j’vas faire ça. Y a la terre des Picard qu’est à vendre pas trop cher. Avec un peu d’ouvrage ça te fera une belle terre !
Mais voilà qu’Éphrem avait levé la tête, ahuri.
— Une terre ? Pourquoi c’est faire ?
— Ben quiens ! c’t’affaire ! pour t’établir dessus avec une bonne petite femme, comme la Louisette à Edouard, par exemple.
Le silence fut tel qu’on entendit au loin le choeur incertain des rainettes là-bas, dans le bas-fond fleuri des salicaires. À son tour, Euchariste leva les yeux et heurta ceux de son fils redevenus subitement durs.
— Qu’est-ce que c’est que c’t’affaire de Louisette pi d’la terre aux Picard ? Vous aviez dit t’à-l’heure que vous le saviez que je pars aux États !
— Aux États ?….
- Ouais, aux États ! Le cousin m’a trouvé une bonne place à Lowell, ousqu’il est à c’t’heure !

TA, 303-305

Comme le narrateur l’indique clairement au cours du dialogue, ce fragment doit se lire parallèlement à celui, cité tout à l’heure, qui ouvre le roman et où Euchariste discute avec Branchaud. La situation des personnages est semblable, dans un rapport père-fils, les formules utilisées sont parfois les mêmes, les thèmes évoqués — de la terre à l’aide financière — sont identiques. A priori, cette scène semble donc s’inscrire dans une continuité homogène, dans un temps cyclique où le même fait éternellement retour. C’est en l’occurrence la perpétuation des usages conversationnels qui marque cette apparente immobilité sociotemporelle. Cette apparence d’immobilité rend encore plus nette la mésentente interprétative, et, derrière elle, la fêlure première et irrémédiable du monde paysan d’Euchariste qui va progressivement disparaître. La scène initiale n’a pas pu être rejouée, la compréhension de l’implicite, fondement de la parole paysanne, est impossible, et la surprise, qui était celle du lecteur dans le premier dialogue, est maintenant celle des personnages. Il est révélateur que cette méprise, qui se marque dans les usages conversationnels, mais touche les fondements du monde paysan, soit une incompréhension qui intervient entre Éphrem et Euchariste. Il s’agit d’une incompréhension, car ici on ne partage plus les mêmes savoirs et idées sur le monde, qui constituent le fonds commun permettant le décodage pertinent de l’implicite. L’ensemble initialement limité des possibles, condition de l’usage conversationnel paysan, s’est ouvert à d’autres éventualités, à d’autres aspirations, voire à des aspirations individuelles : dès lors, le risque de ne plus pouvoir se comprendre sans qu’on ait besoin d’en dire plus long augmente de façon exponentielle. Aussi, il est révélateur que l’incompréhension qu’on lit dans le passage ait lieu entre Euchariste, représentant par excellence du monde paysan, et Éphrem, dont la narration construit patiemment la marginalité dans cet univers [22]. D’ailleurs, l’existence d’un personnage tel qu’Éphrem au sein même de la famille d’Euchariste est bien le signe, fût-il avant-coureur, de la disparition prochaine de cette société : la commune vision du monde qui assure l’existence de cette société est désormais susceptible de ne plus se transmettre de père en fils, à la manière d’un héritage culturel ; plus encore, le fils est à même, maintenant, de rompre délibérément avec cet héritage. C’est ainsi la fin d’une vision du monde, et donc la fin d’un univers, qui se joue dans ce malentendu conversationnel apparemment banal, mais qui ébranle en vérité les fondements du cadre culturel paysan.

Objets et modalités

La mise en scène romanesque de la parole paysanne intègre ainsi des considérations assez complexes liées à la manière dont on parle, à une économie de l’implicite spécifique. Mais sa pensée de la parole partagée va au-delà de ce seul comment de la conversation, pour en questionner le quoi, c’est-à-dire les thèmes abordés, les objets discursifs, selon que l’espace de la conversation leur est ou non accessible. De quoi parle-t-on ou non, et pourquoi ? — voilà ce qui intéresse ici Trente arpents.

Tôt dans le roman, une première ligne de partage très nette est tracée par le narrateur lorsqu’il résume les propos échangés par les jeunes Euchariste et Alphonsine :

La longue après-midi, jusqu’au moment de traire les vaches chacun chez soi, se passait assis côte à côte sans presque rien dire quand on s’était donné les nouvelles de la terre et des voisins. Ils n’échangeaient pas des idées qui sont le papier-monnaie de l’esprit, bon pour les gens des villes, mais bien des faits qui sont les pièces de métal, les bonnes pièces d’or ou d’argent sur lesquelles on ne discute pas.

TA, 76-77

Dès l’abord, la réflexion romanesque sur la parole comprend cette question des objets discursifs, qu’elle double d’une signification socioculturelle : elle oppose les idées aux faits, attribuant les premiers à la ville et les seconds à la campagne. Ces deux dimensions sont essentielles. Se met en place un paradigme structurant dont va dépendre la légitimité (voire la possibilité) ou l’illégitimité (voire l’impossibilité) de la quasi-totalité des objets discursifs. L’opposition des idées et des faits s’insère dans celles, plus fondamentales, de l’abstrait et du concret, de l’immatériel et du tangible, du psychologique et du physique, de l’intérieur et de l’extérieur. Les thèmes conversationnels relevant des premiers termes de l’opposition n’ont pas droit de cité dans l’espace de parole paysanne, selon des modalités dont on aura à parler, alors que ceux qui relèvent des seconds lui appartiennent dée. Cette parole est en bout de ligne caractérisée par l’absence des premiers thèmes et la présence des seconds.

La signification socioculturelle attribuée aux objets discursifs est tout aussi importante. Rappelons le contexte des interactions livrées ci-dessus au discours raconté : il s’agit de deux très jeunes adultes un peu timides entre lesquels naît une idylle. Dès lors, cette volonté d’en rester aux seuls faits aurait très bien pu avoir une cause psychologique, liée aux individus en présence dont la gêne amoureuse entraverait la parole et qui, ne sachant comment dire ce qui leur tient à coeur, opteraient pour un thème neutre et peu compromettant. Or, en même temps qu’elle livre la nature des propos tenus, l’instance narratrice, d’une part, prend bien soin d’identifier les causes de ces limites pour éviter une mésinterprétation lecturale, et, d’autre part, catégorise cette causalité comme sociale, c’est-à-dire court-circuite toute tentative d’imputer au contexte amoureux la factualité des paroles échangées. Bref, la pensée de la parole partagée propre à Trente arpents comprend la conscience de limites imposées aux objets discursifs, la définition de ces limites en fonction de la frontière conceptuelle qui sépare l’abstrait du concret, et l’attribution d’une origine sociale ou culturelle à cette définition.

Les situations dialogales mises en scène dans ce registre concernent l’en deçà et l’au-delà de la limite imposée à l’espace conversationnel, même si celles qui touchent au second cas de figure sont plus nombreuses et développées. Le narrateur délimite clairement les objets discursifs ordinaires de ses paysans fictionnels en plus d’une occasion. On en trouve un exemple après l’enterrement de l’oncle d’Euchariste :

[Les femmes] parlaient maladie et mort qui est le sujet de conversation le plus fécond chez les paysans de toute race et de tout pays. […] Naissance, mariage, maladie, mort : événements de leur vie calme et sans heurts. La mort, surtout.

On ne dit jamais : « Telle chose s’est passée en 1862 » ; mais bien : « C’est arrivé l’année de la mort de la mère Chartrand. » […] La route du passé se mesure par les morts qu’on a laissés tout le long. Quant à l’avenir, il s’exprime par les pronostics de la terre, et du ciel qui fait et défait les moissons terrestres. « Il va mouiller demain, pour sûr, pi mon grain qu’est pas rentré ! » […] Qu’y a-t-il dans la vie des paysans de plus important que le vie et la mort des leurs sinon la vie et la mort des moissons ?

TA, 105-106

Un autre exemple, a contrario cette fois-ci, se lit dans la perception qu’a Éphrem de la femme américaine d’Alphée Larivière, « retrouvant en elle tout ce qui, de la femme, lui paraissait le plus désirable au monde : des vêtements qui ne soient pas de travail, une conversation qui ne soit pas de la terre, des soucis qui ne soient ni des bêtes ni des moissons » (TA, 248-249, nous soulignons). Dans l’un et l’autre extraits se manifestent la forme concrète prise par les objets discursifs (vie et mort des paysans et des moissons) et les raisons quantitatives et qualitatives de la restriction dont ces objets sont le produit : les paysans ne parlent que de cela parce que les événements de leur vie s’y résument et parce que ces événements y jouent un rôle de premier plan. Ce rabattement du qualitatif sur le quantitatif se veut aussi une explication de l’immobilisme de la société paysanne : si tout ce qui importe est précisément tout ce dont se compose l’existence, il n’y a aucune raison de provoquer des changements dans ce cadre de vie. Par contre, et c’est bien ce que montre le rapport d’Éphrem à la conversation de la femme de Larivière, sitôt qu’on a d’autres aspirations, ce cadre de vie et l’espace conversationnel qu’il engendre ne peuvent que laisser insatisfait ; et le besoin d’une conversation « qui ne soit pas de la terre » est, sur le plan dialogal, la marque, liée aux objets discursifs, de cette ouverture impensable que représente Éphrem.

Cela étant, il faut noter que les conversations au discours direct se situant dans le cadre de l’en deçà de la limite sont rarissimes dans le roman. La plupart du temps, c’est le discours raconté qui restitue ce type de propos, pour l’agrémenter de considérations sociologiques comme on vient de le voir. À cela, il faut sans doute alléguer des raisons d’intensité dramatique à peu près nulle, comme le montre l’extrait suivant, où Euchariste et son oncle discutent un matin :

— Fait pas chaud, à matin.
— Fait pas chaud, répondit Euchariste qui se chauffait les mains près du poêle.
— Y a encore gelé c’te nuit’, y a gelé pas mal.
— Ah ! ouais, y a gelé.
— Ça a l’air comme si l’hiver allait être dur.
— C’en a ben l’air.

TA, 96

Quoi qu’il en soit, la disparition progressive du monde paysan trouve à s’exprimer également par le biais des objets discursifs, comme en témoigne ce passage qui établit, sans toutefois les expliciter clairement, des liens entre l’apparition de l’automobile et la disparition d’une manière d’être ensemble dans et par le langage :

On était loin des dimanches d’autrefois, des après-midi douces et un peu mornes passées sur la véranda. L’automobile était venue qui avait changé tout cela. Chaque remise en abritait maintenant une […]. Et chaque dimanche de la belle saison la famille sdans le baquet, le fils aîné tout raide au volant ; et l’on passait d’une paroisse à l’autre, comme autrefois on allait chez le voisin.
— Quiens, gârd’donc qui’s’qu’arrive !
Euchariste se pencha. Une voiture s’arrêtait sous les cenelliers que les chenilles pavoisaient de leurs tentes grises.
— Quiens ! Bonjour… Comment qu’ça va ?
— Ben, ben, ‘Charis, pi toé ?
— Ben, moé tou. Pi chez vous ? Tout le monde est ben ?
— Tout le monde est ben, merci.
— Qu’est-ce qu’y a de neu’ ?
— Ah ! toujours du même pi du pareil.
La conversation tomba. Autrefois, on se serait demandé et donné des nouvelles de la terre et de la fenaison commencée. À quoi bon maintenant, à quoi bon apprendre ce que tous savaient, s’informer du travail partout le même, les labours, les hersages, les semailles, les moissons, les engrangeages, de leur calamiteuse richesse.

TA, 369-370

Bien que l’on ne sache pas précisément en quoi consiste la relation de causalité entre l’automobile et la vanité actuelle des conversations (par opposition à leur fécondité antérieure), cette relation est indubitablement posée. La caducité de cet objet discursif habituel qu’est la terre a pour source le progrès, qui dès lors, et à tous les sens de l’expression, réduit au silence un environnement socioculturel. La disparition de cette parole, et, à sa suite, d’une culture, se manifeste aussi dans la nature de la conscience temporelle qui s’exprime ici. Alors que le temps paysan se présente comme cyclique, rythmé par le retour des saisons, la présence d’un autrefois qui s’oppose implicitement à un aujourd’hui relève de toute évidence d’une temporalité linéaire, que, par ailleurs, l’idée de progrès présuppose nécessairement.

Si l’on considère maintenant les dialogues qui jouent avec l’au-delà de la limite, on constate qu’ils montrent une parole qui se heurte à la barrière de l’abstrait, de l’immatériel, du psychologique, de l’intérieur — selon des modalités qui vont de l’incapacité constitutive à l’inconvenance, c’est-à-dire d’un ne-pas-pouvoir-dire à un devoir-ne-pas-dire. Du côté de l’incapacité, l’expression de l’émotion, de ce qu’on ressent et qui trouble, pose aux paysans de Ringuet des problèmes presque insolubles. Euchariste en fait l’expérience très consciente lorsque le curé évoque avec lui l’envoi éventuel d’Oguinase au collège : « Euchariste ne répondit rien encore. Il écoutait le curé, admirant en lui ce qu’il eût tant voulu posséder : le don des mots, la facilité de tirer au grand jour les choses que l’on sent s’agiter en soi et que tourmente le désir de sortir. » (TA, 177) Euchariste ne parvient pas à prendre pour objet de son discours ce qu’il sent s’agiter en lui, c’est-à-dire ce qui relève du psychologique, de l’intériorité. Cette incapacité de parler de ce qu’on ressent, de franchir la limite première, est constitutive du paysan de Trente arpents. Précisons : ce qui est de l’ordre de l’intériorité n’est pas par principe hors de la prise du langage, comme le montrent les nombreuses remarques psychologiques du narrateur qui parvient à exprimer ce que les personnages ne peuvent dire. L’intériorité n’est pas par définition de l’ordre de l’indicible. Par contre, au nombre des traits qui forment le personnage du paysan de Ringuet, il y a cette incapacité à dire ce qu’il ressent, qui du coup est présentée non comme un choix, mais comme un état de fait. Comme pour être davantage soulignée, cette incapacité implique que le narrateur vienne occasionnellement suppléer aux carences actorielles en énonçant ce que les personnages ne peuvent formuler, donnant par exemple un sens psychologique à des gestes, des attitudes, des silences ou même des paroles — ce qui présuppose tout à la fois sa familiarité avec le monde paysan, et son appartenance au monde urbain. Deux extraits le soulignent. Dans le premier, Euchariste fait ses adieux à Oguinase laissé en ville :

— J’cré ben que j’m’en vas être obligé de m’en aller, dit enfin le père.
— Tu t’en vas acheter tes poules, p’pa ?
— Ouais ! pi j’voudrais essayer de partir à midi, si y a moyen.
— Bon.
Moisan mit sa main sur l’épaule de son fils en une étreinte limitée ; c’était le seul moyen qu’il trouvât d’exprimer son émotion à se séparer de lui.

TA, 194

Dans ce second extrait, il est fait mention de son affection pour Éphrem : « Car au fond et sans qu’il eût jamais su dire pourquoi, c’est Éphrem qui toujours avait été son enfant de prédilection, maintenant qu’Oguinase n’était plus à lui. Une prédilection inavouée, certes, comme le sont les affections des gens simples que ni leurs paroles ni leurs gestes ne livrent jamais. » (TA, 165) Si, comme on le voit, la mise en scène romanesque aboutit à des situations un peu paradoxales, où le narrateur énonce avec simplicité et précision une intériorité que le paysan n’a jamais évoquée d’aucune manière, voire dont il est inconscient, il n’en demeure pas moins que, dans ses paradoxes mêmes, elle manifeste l’impossibilité, pour les objets discursifs psychologiques, d’accéder à l’espace de la conversation paysanne du fait des (in)compétences actorielles en la matière. Ces carences ont deux origines distinctes qui peuvent à l’occasion se mêler : la nature largement inconsciente des mouvements intérieurs, que sous-tend donc une vision particulière de la psychologie paysanne, et le manque de ressources conceptuelles pour nommer ce que l’on « sent s’agiter en soi », l’essentiel du répertoire langagier se bornant à baliser le travail de la terre.

L’inconvenance, ou le devoir-ne-pas-dire, frappe aussi quelques objets discursifs, qui se trouvent ainsi plus ou moins exclus de l’espace conversationnel. En tête de liste, on trouve les propos concernant la sexualité ou certaines de ses dimensions, comme dans cet extrait où Moisan s’étonne que son cousin américain n’ait que deux enfants, et lui demande si sa femme est malade :

« Rivers » se mit à rire bruyamment et traduisit la question à Grace qui ouvrit des yeux stupéfiés, puis convertit une immense envie de rire en une grimace mi-sourire mi-mépris.
Well, cousin, on trouve que c’est assez de deux, un boy pi une fille.
— Moé itou j’aurais p’t’têt’ aimé autant pas en avoir treize. Mais on mène pas ça comme on veut.
Damn it ! ma femme pi moé on a décidé de mettre les brékes, déclara-t-il péremptoirement.
Moisan se tut, déconcerté, gêné. Comment pouvait-on parler ouvertement de pareilles choses ? […] Il détourna un peu les yeux.

TA, 247-248

Le fragment est particulièrement intéressant, mettant en regard deux manières distinctes de se comporter devant un objet discursif particulier, reliées à l’appartenance socioculturelle des interlocuteurs, en croisant les foyers évaluatifs. À l’amusement vaguement méprisant des Américains qui considèrent visiblement la question de Moisan comme manifestant une pensée un peu arriérée répond l’embarras du paysan qui estime que son cousin aborde de façon inappropriée un sujet honteux au regard des normes édictées par l’Église. Pour ce qui est d’Euchariste, son embarras montre que des parts importantes de la dimension morale de la vie paysanne sont réglées par l’Église — et que les règles présidant au devoir-ne-pas-dire émanent en partie de l’autorité religieuse.

En plus de ces lois morales de la conversation, inspirées par la religion catholique et ses représentants, le devoir-ne-pas-dire prend aussi la forme d’une discrétion, d’un respect de la vie privée de l’interlocuteur. Un autre embarras d’Euchariste permettra d’en prendre la mesure, alors qu’Albert, le Français qui l’aide dans le travail aux champs, lui annonce son départ pour l’Europe en guerre :

— Je m’en vais. Oh ! pas pour longtemps. Vous pouvez être tranquille, je serai de retour pour les foins prochains, au plus tard.
— Fais à ton idée, Albert, t’es ton maître. C’est toé qui sais. Mais… (il hésita à poser une question si directe)… mais j’pensais que tu voulais pu retourner là-bas.

TA, 267

Il faut préciser qu’Albert quitte Euchariste après avoir passé onze ans à son service. Or, malgré cette longue proximité, la question d’Euchariste demeure encore à ses yeux une forme d’indiscrétion. Ce n’est pas une timidité propre à Euchariste qui se laisse lire ici, mais un découpage de la sphère privée et de la sphère publique propre à la vie paysanne, qui d’une part représente une forme particulière de la division paradigmatique entre l’intérieur et l’extérieur, et d’autre part englobe de nombreux domaines de l’existence et de l’expérience à l’intérieur de ce qui relève de la vie privée — et qui ne doit donc pas devenir objet discursif [23]. À la différence de ce qu’on a vu tout à l’heure avec le ne-pas-pouvoir-dire, ce n’est pas une carence langagière ou une psyché particulière qui sont à la source de ces gênes, mais bien un mouvement conscient où se marquent l’acceptation et l’intériorisation des normes sociales liées aux convenances conversationnelles, et, plus fondamentalement, à une organisation et une valorisation des expériences et de l’activité humaines.

Altérités sociolectales

Le tour d’horizon de la pensée de la parole propre à Trente arpents serait incomplet s’il ne prenait en considération une partie au moins de la riche dimension sociolectale du roman, de son plurilinguisme, retrouvant ainsi la question lexico-grammaticale qui peut maintenant se poser à nouveaux frais. Dans l’un des deux articles déjà cité, García Méndez insiste sur la distance entre la parole narratoriale, de l’ordre du français standard, et la parole actorielle paysanne, la première rejetant la seconde qu’elle fait taire et s’adressant à un narrataire français qui s’incarne dans le roman sous la forme d’Albert. C’est mettre le doigt sur une très importante question langagière — mais c’est aussi d’une part perdre de vue l’éventail sociolectal du roman, et d’autre part passer sous silence le plus important conflit du roman à ce titre. Nous limiterons dans le présent article nos commentaires au conflit [24].

Ce conflit, qui se manifeste dans (ou entre) les sociolectes en présence, mais concerne le devenir de deux environnements socioculturels, apparaît une première fois vers la fin de la deuxième partie, lorsque la famille Moisan reçoit la visite d’un cousin établi aux États-Unis. Après l’arrivée de Walter S. Larivière en automobile, la première conversation qu’ils ont concerne le nom véritable dudit cousin — manière d’indiquer combien centrale sera ici la question identitaire. Il s’appelait Alphée Larivière, et a dû changer son nom, incompréhensible aux États-Unis, pour Walter S. Rivers. Euchariste lui réplique : « Ouais, mais avec ça t’es pu canayen pantoute ! » (TA, 245) Et le narrateur enfonce le clou :

[C]hanger son nom de famille […], c’est un peu répudier les ancêtres et dépouiller tout ce que le passé familial a pu accumuler sur ce nom d’honneur, de tradition laborieuse, de continuité malgré tout. Et si déjà le départ aux États-Unis était une façon de désertion, ce dernier abandon […] était en quelque sorte un reniement comme celui de saint Pierre, et même une trahison, comme celle de Judas.

TA, 246

Les enjeux sont ainsi clairs : traduttore, traditore, si l’on ose dire. Avoir ainsi traduit son nom, c’est accepter en vérité les manières de faire d’autrui et abandonner les siennes propres, et considérer par la force des choses celles d’autrui comme meilleures que celles que l’on avait avant. C’est changer de groupe de référence, changer de culture, dénigrer celle à laquelle on a appartenu [25].

La conversation initiale entre Euchariste et Alphée/Walter [26] a ainsi pour fonction de mettre au premier plan la question de la traduction — c’est-à-dire, dans le contexte du roman, de la conservation ou de la transformation — d’une langue maternelle dans une conjoncture migratoire, et de la lester de valeurs identitaires sociales et culturelles. Or, le propre de la parole du cousin, comme plus tard le propre de la parole d’Éphrem installé aux États-Unis, est de présenter, alors même que les locuteurs cherchent à s’exprimer en français, un mélange de tournures et de termes français, anglais ainsi que de « mots étranges d’un anglais chichement francisé et que personne ne comprenait » (TA, 246). Du reste, le narrateur use, avec une certaine inconstance, de l’italique pour souligner ces altérités (ou altérations) langagières : « Mon grand fille Lily alle est comme ouiveuse dans une factrie sur la Main. Alle a pas venu parce qu’elle doit marier un boss de gang du Ruthland » (TA, 246-247) ; « [w]ell, j’ai une bonne job steady à la Sunshine. […] J’suis boreur de flanges » (TA, 402) ; « [i]’s nous ont dit aujourd’hui que l’ouvrage i’était un peu slack ; pour qué’que temps on va loafer deux jours par semaine. » (TA, 437) Truffé de ces termes étrange(r)s, leur langage devient le signe de leur reniement de la terre, et derrière elle du reniement de leur identité. La disparition et le remplacement des termes français ou québécois par des termes anglais signifie en dernier ressort ce déclin de la forme de vie paysanne sur lequel nous sommes souvent revenus, et son remplacement par un autre environnement socioculturel. Et ce n’est certes pas une surprise que le personnage d’Éphrem, dont l’altérité a été maintes fois soulignée, soit celui dont la parole va se transformer dans le sens d’une disparition progressive du français au profit de l’anglais, c’est-à-dire de sa culture paysanne d’origine au profit de sa culture américaine d’adoption.

À plusieurs reprises, le dialogue entre Euchariste et son cousin ou Éphrem américanisé est émaillé d’incompréhensions : « Moisan n’osait pas dire qu’il n’y entendait goutte » (TA, 247) ; « [Moisan] n’avait pas compris le mot » (TA, 248) ; « à dret, le Public Library. — Le… quoi, Éphrem ? » (TA, 394) Ou encore dans ces exemples :

— Qu’est-ce qu’i’ a fait’ pour devenir si riche que ça ?
Éphrem eut un regard mystérieux et complice :
— I’ a fait’ ça dans la booze.
Le père hésita. Il ne comprenait pas qu’on pût faire fortune dans…

TA, 395

Il n’osa point demander d’éclaircissement. Aussi bien, depuis qu’il parlait avec son fils lui était-il arrivé plusieurs fois de s’y perdre, égaré qu’il était par des séries de vocables inconnus dont il ne savait point s’ils étaient des mots étrangers ou des termes de métier ; mais bien loin de se sentir honteux pour son fils, il se sentait plutôt mortifié de sa propre ignorance.

TA, 402

Ces situations d’incompréhension sont particulièrement révélatrices : derrière la barrière de la langue, une autre, culturelle, autrement infranchissable, se dresse entre les interlocuteurs. Par-delà la « série de vocables », une manière commune de faire, de penser et d’être se manifeste, qu’Euchariste ne parvient à saisir. Ces problèmes dialogaux sont en fait les difficultés d’un dialogue des cultures qui semble ne pas pouvoir s’instaurer. Dans l’avant-dernier extrait, on voit bien comment Euchariste tente d’appréhender la réalité urbaine américaine (la « booze » à laquelle son fils fait référence étant la vente de whiskey pendant la prohibition) à la lumière de son expérience paysanne, où le signifiant est lié à un signifié légèrement différent [27]. De là, notamment, ce sentiment de perte des repères que Moisan ne cesse d’éprouver depuis qu’il a pris le train pour quitter sa paroisse, et plus encore depuis son arrivée à White Falls. Et s’il est perdu dans cette ville, il s’est tout autant perdu en son fils qui a définitivement tourné le dos à la vie paysanne et épousé le mode de vie des États.

Dans la géographique axiologique de la fiction, les États-Unis deviennent ainsi un univers culturel totalement distinct du monde paysan, celui où ce monde paysan vient s’abîmer, disparaître — ou, pour le dire autrement, la forme active de cette lente disparition. C’est en effet le lieu où se rendent ceux qui veulent quitter ce monde, tourner le dos à cette forme de vie qu’ils jugent insatisfaisante, le lieu où les noms propres se transforment, interrompant la lignée en un geste qui fait table rase du passé, le lieu de la ville et de l’automobile, donc du progrès. Et c’est dans la parole partagée que se marquent ces multiples caractéristiques, i.e. d’une part dans la constitution même de l’étrange sociolecte d’Alphée/Walter ou d’Éphrem/Jack où l’anglais prend progressivement la place du français, où la culture d’accueil gomme lentement la culture d’origine, et d’autre part dans la rencontre pour le moins laborieuse de ce sociolecte et de celui d’Euchariste, où l’incompréhension signale la rupture, et la honte ressentie par le paysan, sa conscience diffuse d’avoir affaire à meilleur que lui.

Conclusion

À mesure qu’il chemine vers la prêtrise, Oguinase en vient à se métamorphoser sur plus d’un aspect. De cette transformation, les autres membres de sa famille se font les témoins, constatant « qu’il n’y avait plus rien de commun entre eux que le souvenir d’un autre Oguinase, vêtu comme eux, parlant comme eux, pensant comme eux et comme eux tourné vers les bâtiments et les champs » (TA, 237, nous soulignons). Cette citation montre bien le rôle et l’importance confiés à la parole par le roman : il s’agit d’un trait caractéristique de l’être humain, perçu comme essentiellement social, membre d’une communauté qui le définit et dont tous ses agissements attestent en retour. La parole est un fait culturel, un fait dans lequel se marque l’appartenance de l’individu à une forme de vie — et donc, comme on l’a vu à plus d’une reprise, un fait aussi où se marque le destin (permanence, métamorphose ou disparition) d’une forme de vie.

Dans cette perspective véritablement anthropologique qu’il déploie, Ringuet est loin de limiter la parole à un ensemble lexico-grammatical. Bien plutôt, il en fait une construction plurielle d’usages complexes qui configurent la conversation dans toutes ses occurrences et donnent forme à une économie de l’implicite abondamment mise en scène dans des dialogues à l’architecture savante et équilibrée, et à un espace du dire qui accepte ou refuse des objets discursifs selon des modalités multiples qui sont autant d’éclairages sur les fondements de la communauté. Dans son actualisation romanesque, cette pensée complexe n’est de plus pas limitée à un seul environnement socioculturel, puisque Trente arpents se loge à l’enseigne du plurilinguisme en donnant voix à différents points de vue ancrés dans des collectivités variées, qui parfois s’opposent dans leurs principes.

Nous ne voudrions toutefois pas mettre un terme à notre réflexion en faisant simplement de Ringuet un anthropologue de la conversation. Car, nous espérons avoir pu le montrer, il est d’abord et avant tout un romancier de premier plan. En effet, s’il n’est pas rare que le narrateur se livre à des considérations anthropologiques, il n’en demeure pas moins que cette pensée dont nous avons suivi la trace se manifeste le plus souvent dans les dialogues eux-mêmes, c’est-à-dire dans une véritable mise en scène romanesque où se laisse voir un effort de poétique intense et dont les résultats emportent l’adhésion. En d’autres termes, si parfois Ringuet dit cette anthropologie, il la montre la plupart du temps. Plus encore, la pensée qui sous-tend ces dialogues n’est pas un corps étranger à la matière romanesque : tout au contraire, elle en est partie intégrante, elle scande la progression de l’intrigue, elle reflète en les densifiant ses enjeux idéologiques. Les dialogues de Trente arpents sont les lieux textuels où se lisent les spécificités de cette société paysanne fictionnelle et son déclin graduel, de même que sa rencontre conflictuelle avec le progrès venu du Sud [28]. Le propre de cette anthropologie fictionnelle de la conversation que met en scène Trente arpents, c’est d’abord et avant tout d’être une oeuvre d’art.