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S’agissant de la partie romanesque de l’oeuvre de Beckett, c’est sans conteste sa « trilogie » (Molloy, Malone meurt, L’innommable) qui a bénéficié des plus grandes faveurs de la réflexion critique ; Mercier et Camier n’y jouit pas d’une solide réputation. Et, si l’on veut observer des dialogues inhabituels, c’est vers son oeuvre théâtrale qu’on sera porté le plus naturellement, faisant ici aussi bien souvent l’impasse sur ce roman mal aimé.

On le sait, l’auteur a longtemps hésité avant d’autoriser la publication de ce texte : écrit en 1946, il ne paraîtra qu’en 1970 [2]. Causées par l’insatisfaction esthétique de Beckett devant son roman, ces réticences ont en un sens conditionné le discours critique sur Mercier et Camier : ce roman a généralement été considéré dans une perspective qu’on pourrait qualifier de « génétique » — son intérêt venant de ce qu’il marque une étape essentielle dans la constitution d’une poétique beckettienne qui trouvera sa pleine expression ultérieurement. C’est ainsi que le considèrent notamment Ludovic Janvier [3], Gérard Durozoi [4] ou encore Annie Montaut [5]. Les présupposés narratifs et téléologiques de cette perspective souvent adoptée amènent à appréhender Mercier et Camier à l’aune d’autres réalisations romanesques.

Notre point de vue sur le roman est différent : nous voulons y voir une exploration littéraire de cette pratique qu’est la conversation. C’est donc dire que nous ne le lirons pas comme la préfiguration d’une oeuvre à venir, mais regarderons tout autrement comment ses dialogues constituent autant de manières de questionner les fondements, les enjeux et les écueils de la parole partagée.

Nous ferons ainsi nôtre cette proposition de Ricoeur sur la fonction de la fiction, « qu’on peut dire indivisément révélante et transformante à l’égard de la pratique quotidienne ; révélante, en ce sens qu’elle porte au jour des traits dissimulés, mais déjà dessinés au coeur de notre expérience praxique ; transformante, en ce sens qu’une vie ainsi examinée est une vie changée, une vie autre [6] ». Le discours romanesque se fait ainsi discours de savoir. En cela, on pourrait dire par exemple que tout récit est un discours de savoir sur l’action : n’importe quel récit, en effet, puisqu’il est ce signe textuel [7] par lequel on représente l’action, donne à voir, par les choix qu’il opère, une manière de penser l’action. S’il met l’accent sur l’intention du personnage ou au contraire privilégie les dispositions sociologiques qui l’ont poussé à agir, sa pensée de l’action penchera vers le libre-arbitre ou au contraire vers le déterminisme. Mettre en scène un récit, c’est afficher, consciemment ou non, une manière de penser le rapport de l’être humain à son agir.

Ce qu’on vient de dire sur le récit s’applique également au dialogue, signe textuel par lequel on représente la conversation. Marie-Hélène Boblet le dit fort justement : « Une philosophie de la parole en acte et du dialogue se fait entendre dans l’écriture littéraire de la parole [8]. » Mettre en scène un dialogue romanesque [9], c’est nécessairement dire quelque chose de la conversation réelle : c’est nécessairement révéler et transformer certains de ses traits.

Cette nécessité est d’ordre sémiotique : par nature, un signe ne représente pas le tout de son référent, mais seulement certaines de ses propriétés, agencées d’une manière qui éclaire le référent sous un jour particulier [10]. Reste, comme on l’a dit plus tôt, que le discours romanesque peut faire de cet écart l’un de ses enjeux — ou non. En d’autres mots, un roman peut ou non chercher à dire quelque chose de la conversation par sa mise en scène (et en signe) dialogale ; il peut ou non chercher à explorer, par un travail sur le signe, sur le dialogue, cette pratique qu’est la conversation.

À ces oeuvres dans lesquelles le dialogue devient l’occasion de sonder la parole partagée, Philippe Dufour a donné le titre générique de roman philologique dans le cadre d’une récente étude sur le xixe siècle français. Son projet consiste, pour une part, à « montrer comment le nouveau regard du romancier sur le langage engendre de nouvelles configurations du dialogue et comment ces formes portent une pensée du langage [11] ». Il lie ainsi transformations culturelles (un nouveau regard sur le langage), poétique (de nouvelles configurations dialogales) et épistémologie romanesque (une pensée du langage propre aux romans philologiques).

Nous entendons mener cette étude dans un esprit similaire — mais avec des ambitions légèrement moindres. Comme Mercier et Camier nous occupera seul, nous aborderons de façon privilégiée les deuxième et troisième volets de la réflexion de Dufour, de manière à décrire les configurations dialogales beckettiennes — et surtout leur façon de travailler dans les marges improbables de la conversation — et à porter au jour la pensée de la conversation dont elles sont la manifestation littéraire [12].

Les lieux romanesques auxquels nous accorderons la plus grande attention sont ceux où l’échange verbal prend un tour inattendu — et l’on sait qu’ils sont nombreux chez Beckett. L’analyse patiente de ces bizarreries dialogales montrera que, loin d’être des jeux langagiers gratuits, elles sont des façons de mettre en lumière, par l’absurde, les enjeux de la conversation : elles sont une manière d’aller toucher à ce que la parole partagée peut avoir d’essentiel ; ou, pour le dire autrement, elles construisent silencieusement une image de la conversation et de ses enjeux, elles en proposent une philosophie proprement romanesque dont on verra l’actualité en la mettant en parallèle avec des recherches linguistiques, pragmatiques ou philosophiques sur la conversation et le langage menées dans la seconde moitié du xxe siècle. Il ne s’agira certes pas de lire Beckett à la lumière de tel théoricien, mais bien de voir que la pensée romanesque de celui-là va dans le même sens que la pensée conceptuelle de celui-ci.

C’est ainsi qu’en dernier ressort, on retrouvera, mais par la bande, le volet de nature culturelle de la réflexion de Dufour. La communauté de pensée qui se laissera apercevoir dans le roman et dans les sciences humaines est à envisager comme la manifestation d’une conception du langage qui serait comme l’apanage du xxe siècle et dont le discours romanesque comme le discours scientifique sont tout ensemble témoins et traces.

Une pensée de la conversation

Coq-à-l’âne, dénégations, non-sens, affirmations qui se nient aussitôt elles-mêmes, répétitions, contradictions — voici quelques termes ou expressions qu’on utilise [13] pour parler du dialogue dans Mercier et Camier. C’est pour l’essentiel faire preuve d’une grande justesse. En effet, les dialogues du roman vont travailler les marges de la conversation, là où elle se défait, où elle est mise en péril, où elle devient aussi péril pour ceux qui parlent. Le dialogue beckettien vient ici inquiéter la conversation. Mais, dans le bruit des paroles échangées, cette inquiétude dialogale n’est pas indifférenciée : de la conversation, elle cible avec soin certaines dimensions, qu’elle contribue à éclairer dans le même temps qu’elle les détourne. Le dialogue propose ainsi une image complexe de la conversation et de ses enjeux, ne se bornant certes pas à l’exploration des seules incohérences de la parole partagée. Si pensée romanesque de la conversation il y a, elle est plurielle, fine et nuancée. On l’a dit, des anomalies dialogales plus ou moins marquées, incongruités cocasses qui d’abord font sourire, sont le moyen privilégié de sa mise en scène et, de la même manière, l’objet privilégié de notre investigation. Ces dysfonctionnements montrent chaque fois, mais en creux, le fonctionnement ordinaire de la conversation, ainsi que ses enjeux identitaires ou épistémiques.

De la difficulté d’être aubergiste, ou le lieu de l’identité

À plusieurs reprises au cours de leurs « aventures », Mercier et Camier s’entretiennent avec des personnages ayant pour trait commun d’occuper une fonction sociale qui les définit : un gardien, un policier, un barman, un aubergiste. Et c’est dans l’exercice de leur fonction que ces personnages interagissent avec les deux compères, qui sont donc, au gré de ces circonstances, contrevenants ou clients. Ces dialogues finissent tous par déraper peu ou prou, et deviennent par là le moyen de sonder la façon dont l’identité se constitue et se met en jeu dans la conversation. On pourra l’observer en détail dans l’extrait suivant, où Mercier et Camier parlent avec le gérant d’une auberge dans laquelle, sur l’invitation de ce dernier, ils viennent d’entrer :

Pour ma part, dit Mercier, je suis heureux de faire votre connaissance, enfin. Il y a longtemps que votre personne me hante.
Ah, dit l’homme.
Mais oui, dit Mercier. Vous vous tenez généralement sur un seuil, ou à une fenêtre. Derrière vous un torrent de lumière et de joie, qui devrait normalement réduire vos traits à néant. Mais il n’en est rien. Vous souriez. Vous ne devez pas me voir, car je suis de l’autre côté de la ruelle, enveloppé dans d’épaisses ténèbres. Moi aussi je souris, et je passe mon chemin. Vous vous appelez Gall. Me voyez-vous, dans mes songes, monsieur Gall ?
Débarrassez-vous, dit l’homme.
De toute façon je suis content de vous retrouver, dit Mercier, dans des conditions tellement meilleures.
Débarrassons-nous de quoi ? dit Camier.
Enfin, de vos manteaux, dit l’homme, de vos chapeaux, que sais-je. Patrice !
Mais regardez-nous, dit Camier. Avons-nous vraiment l’air de porter des chapeaux ? Serions-nous gantés à notre insu ? Voyons un peu.
Qu’attendez-vous pour faire monter nos malles ? dit Mercier.
Patrice ! cria l’homme [14].

Le contexte de l’interaction impose aux interlocuteurs des identités spécifiques que leurs répliques doivent manifester pour prétendre à une quelconque légitimité : ici, Mercier et Camier sont des clients de l’auberge et l’homme est le tenancier des lieux. C’est à ce titre qu’ils échangent et c’est ce titre que doivent montrer leurs propos, le comique de la situation tenant précisément au fait que ces identités attendues sont diversement mais constamment remises en question par les répliques de Mercier et Camier. Cette remise en question est d’autant plus radicale qu’elle s’enracine non pas dans l’énoncé mais dans l’énonciation, non pas sur le plan de l’explicite, du posé, mais celui de l’implicite, du présupposé : elle est donc à la fois fuyante et fondamentale. Ce qu’on pourrait dès lors qualifier de faillite des identités finit, du reste, par contaminer les institutions qui les légitiment.

En un sens, cette faillite identitaire est d’emblée consacrée par la deuxième réplique de Mercier. À l’égard du contexte, cette réplique est hors de propos, elle s’inscrit en dehors de ce que permettent d’ordinaire les rôles ici assignés aux personnages. Elle ne manifeste pas l’identité pertinente, se situant dans un registre trop intime au regard de la définition imposée par les paramètres sociaux de l’interaction et que le gérant avait confirmée, juste avant l’extrait cité, en invitant les deux individus à entrer dans son auberge. On peut, par ailleurs, se demander quel serait le contexte pertinent pour une réplique de ce genre… Au surplus, ce problème identitaire trouve un écho dans le nom dont Mercier affuble le gérant : Gall n’est pas son véritable nom — il s’appelle en vérité Gast, comme on l’apprend quelques lignes plus loin. Gall est ainsi un nom onirique, fantasmé, qui ne correspond pas à la réalité, tout comme l’identité (ou les identités) exhibée(s) par la parole de Mercier ne correspond(ent) pas à la « réalité » de la situation. L’impertinence du propos prend une tournure encore plus claire dans la question que Mercier adresse à « monsieur Gall » : « Me voyez-vous, dans mes songes, monsieur Gall ? » Celui à qui cette question est adressée n’est à l’évidence pas celui qui peut y apporter une réponse — le gérant Gast n’est pas le Gall onirique de Mercier et peut difficilement dire ce que voit l’un des personnages des rêves de Mercier. Littéralement, Mercier ne parle pas à la personne qui convient, pas plus qu’il ne parle comme il convient à son interlocuteur. L’échec d’une parole configurée, sur le plan identitaire, par les exigences d’un contexte social précis se marque ici au coeur d’une réplique qui se déploie dans leur plus complet oubli, niant par son existence même ce qui aurait dû être, le taisant par ce qu’elle dit.

Il faudrait ici parler d’une véritable violence, dans la mesure où c’est bien l’annihilation d’un espace de parole conventionnel et disposant ou imposant les identités que cette réplique accomplit. À cette violence d’un oubli plus ou moins volontaire fait écho celle de Gast, qui ne répond pas à Mercier, annulant ainsi la parole de l’autre [15]. Double violence, en réalité, puisque d’abord Gast ne répond pas à la question de Mercier, et qu’ensuite il ne s’adresse pas spécifiquement à Mercier — ni comme individu, ni comme rêveur — mais à Mercier et Camier comme clients ; violence, donc, faite à l’individu et à son discours. Comme discours et comme manifestation identitaire, sa réplique est celle d’un aubergiste qui s’adresse à ses clients, les invitant à se mettre à l’aise : réplique hautement conventionnelle et de circonstance, qui réaffirme le cadre « réel » de l’interaction.

À cette réplique, deux réponses. Celle de Mercier fait le pont entre son rêve inopportun et ce que Gast a dit : le verbe « retrouver » présuppose qu’ils se sont déjà vus avant — en l’occurrence dans le rêve, qui voit ainsi son existence réaffirmée, après la négation en acte de Gast — ; le syntagme « des conditions tellement meilleures » renvoie, lui, à la fois au rêve, qui est présupposé puisque « meilleures » est un comparatif, et à la situation présente, valorisée par rapport au rêve. Malgré son ambiguïté présuppositionnelle, où le rêve se trouve discrètement réaffirmé, cette réplique pourrait être vue comme une sorte de retour à la normale.

De son côté, Camier, muet jusqu’ici, se met à questionner la pertinence de l’invitation à se débarrasser — puisque c’est bien toujours de quelque chose qu’il faut se débarrasser, et qu’il s’agit de savoir de quoi. Une petite interaction a lieu entre Camier et Gast à propos de ce dont il convient de se débarrasser : Gast suggère un peu au hasard les manteaux ou les chapeaux de ses clients, à quoi Camier rétorque : « Mais regardez-nous […]. Avons-nous vraiment l’air de porter des chapeaux ? Serions-nous gantés à notre insu ? Voyons un peu ». Même si cette interaction entre Camier et Gast semble s’ériger sur des bases nettement plus partagées que celle qui précède, entre Mercier et Gast, il n’en demeure pas moins qu’elle procède d’une sorte de malentendu. Lorsque Gast convie les deux compères à se débarrasser, cette formule vaut surtout comme geste d’accueil rituel, non pour son contenu propositionnel, et serait en somme l’équivalent d’une sorte de « mettez-vous à l’aise » ou de « faites comme chez vous ». Elle sert aussi, sinon surtout, à réaffirmer les identités qui s’imposent — valant donc comme énonciation plutôt que comme énoncé. Tout différemment, Camier en fait d’abord un énoncé, une phrase dont le contenu importe fondamentalement, et qu’il se fait fort de questionner. Se marquant par « enfin » et par « que sais-je », la surprise de Gast devant cette attitude montre bien que pour lui la question de Camier était hors de propos — et cette impertinence sera encore soulignée par le fait qu’il ne réponde plus à Camier après cela. Pour ce dernier, en revanche, l’absurdité réside dans les propos de l’aubergiste, qui invite ses hôtes à se délester de vêtements et d’accessoires qu’ils ne portent pas. L’ironie des deux questions de Camier dit assez l’absence de lien entre l’invitation de Gast et les faits.

On assiste ainsi, au moyen de la mise en évidence de l’impertinence du propos, de son absence de lien avec les objets mondains qu’il entend décrire, à la ruine, par Camier, de la parole ritualisée de Gast. Ruine d’abord parce que cette parole n’est pas saisie pour ce qu’elle est : elle n’est plus une formule de politesse, une manière bienveillante de se dire et de dire l’autre, mais une proposition dont l’adéquation à la réalité doit être jaugée. Dans cette réduction d’un effet pragmatique à une correspondance sémantique, les mots reçoivent une valeur qu’ils n’ont pas, et perdent celle qu’ils ont. Ruine ensuite parce que l’analyse de cette parole conventionnelle la montre comme déconnectée des faits : elle tourne à vide, semble ne rien dire, s’élève en marge du monde. Alors que, tout à l’heure, Mercier minait les identités de circonstance en parlant depuis un tout autre lieu, Camier les mine maintenant en montrant que la réplique qui les sous-tend est sans lien avec la réalité dont elle parle.

Cet ébranlement de l’image de soi telle qu’elle se construit dans et par la parole prend une tournure absurde dans la dernière réplique de Mercier, qui se situe dans le droit fil des propos de Gast. On entend presque l’une de ces conversations génériques où un voyageur arrive dans une auberge et est invité à se mettre à l’aise, cependant qu’on monte son bagage à l’étage — étapes normales d’une interaction convenue. Mais rien ici ne tient plus, et cette réplique de Mercier, qui semblait s’inscrire dans ce scénario qu’on vient d’évoquer, consacre au contraire sa perte : en effet, ni Mercier ni Camier n’ont de malles — et ces propos convenus ne conviennent plus. Tout se passe comme si le seul moyen de montrer l’identité attendue revenait à dire n’importe quoi : dans sa dimension identitaire, l’énonciation n’est appropriée que lorsque l’énoncé est conventionnel mais sans objet, et l’énoncé est pertinent au prix d’une énonciation qui manifeste une identité inopportune. Comme énoncés, les propos de Gast sont ceux d’une tradition, tant sociale que littéraire, qui n’a plus lieu d’être — ou du moins dont ce roman n’est plus le lieu. Ils deviennent une forme désuète vidée de sa substance, impropre à dire le monde ou à s’en faire le gardien.

De cette désuétude, de cette inadéquation constitutive, il reste une dernière trace à souligner. On aura noté qu’à deux reprises, dans l’extrait, Gast appelle un certain Patrice qui ne lui répond pas. On devine, et cela se confirme plus tard, que ledit Patrice est un employé que Gast somme de venir. Son silence, malgré les appels pressants de son patron, finira par s’expliquer : le pauvre homme est mort. En plus de se faire signe d’un monde qui a cessé d’être, la parole de Gast, sur le plan identitaire, se fait adresse à celui qui n’est plus : difficile de mieux marquer sa décisive inactualité et, derrière elle, l’obsolescence de l’institution dont cette parole est l’expression.

Le fragment dont on vient de proposer l’analyse est emblématique des dialogues de Mercier et Camier avec les autres personnages socialement définis. Il explore, en la minant, la conversation comme mise en scène contextuelle de soi et d’autrui, comme attribution et exhibition d’identités constituées par l’énonciation même. L’hésitation sur le nom de l’aubergiste — Gall dans le rêve (et, surtout, le discours) de Mercier, Gast dans les faits — dit assez l’enjeu identitaire de ce type de passage. C’est en effet l’identité que Gast revendique, et que les circonstances semblent par ailleurs réclamer, qui est ici mise à mal. Mercier, d’abord, s’y attaque avec sa réplique qui n’est pas plus celle d’un client qu’elle ne s’adresse à un aubergiste : dans et par son énonciation, Mercier nie donc l’identité de Gast. Ce dernier la réaffirme, énonciativement toujours, par une réplique qui, d’une part, invalide celle de Mercier en n’y donnant aucune suite et qui, d’autre part, s’adresse à des clients — et donc positionne Gast, en retour, comme un avenant aubergiste. C’est au tour de Camier de s’attaquer à Gast, en lui montrant que sa réplique est sans objet réel — impertinence complète qui ruine du même élan l’énonciation dont elle procédait. Par l’absurde, Mercier en rajoute dans la même veine, répétant les positions énonciatives impliquées par Gast en un énoncé sans plus d’objet que celui de Gast. L’aubergiste tente ultimement de réaffirmer son identité par un appel à l’autre, à un autre, subalterne, dont la réponse devrait confirmer l’identité — mais cet autre est mort, et cette disparition, en plus d’être un nouveau démenti des faits, entraîne celle d’une identification qui ne peut décidément venir [16].

Ces aléas identitaires de Gast ont une spécificité : ce n’est jamais dans l’énoncé que Gast s’affirme ou que Mercier et Camier contestent son statut, mais bien dans et par l’énonciation. L’identité n’est donc pas extérieure à la parole, mais bien consubstantielle à celle-ci : c’est là son lieu. Gast ne dit pas qu’il est aubergiste : il tient des propos qui sont ceux de l’aubergiste s’adressant à des clients ou à ses employés. Et Mercier et Camier ne disent pas que Gast n’est pas aubergiste : ils s’adressent à lui comme quelqu’un qui n’est pas un client à quelqu’un qui n’est pas aubergiste, ou ils s’attaquent aux présupposés de son énoncé, en contestant par là même l’énonciation.

Le fragment analysé révèle une nouvelle configuration du rapport entre la parole et l’identité. Cette dernière ne préexiste pas à la conversation, mais elle s’y constitue, s’y négocie, s’y éprouve. La parole n’est donc pas l’un des moyens d’afficher ou de dissimuler une identité qui siégerait ailleurs : elle en est le siège. Le sujet n’est pas maître de son langage : c’est au contraire son langage qui, désormais, le maîtrise. Nous ne faisons pas du langage ce que nous voulons, mais c’est bien lui qui fait de nous ce que nous sommes. Cette pensée, selon laquelle le sujet se réalise dans le langage, traverse, selon des modalités certes variables, mais avec constance, le discours des sciences humaines en France, de Lacan à Foucault en passant par Barthes. Elle est exemplairement déployée par François Flahault dans La parole intermédiaire [17]. Dans cet essai, Flahault s’attaque au « problème de la réalisation du sujet dans la parole et le langage » (PI, p. 36), en voyant, pour commencer, dans la conception instrumentaliste du langage (le langage comme outil de communication) « une sorte d’élaboration défensive, développée sous les auspices d’une science positiviste, et permettant d’opposer une dénégation à l’emprise du langage sur notre être » (PI, p. 36 ; nous soulignons). Sa célèbre thèse est que, dans toute parole, on exprime inévitablement un rapport de places auquel nul n’échappe, et que personne ne maîtrise pleinement : « toute parole, si importante que soit sa valeur référentielle et informative, se formule aussi à partir d’un “qui je suis pour toi, qui tu es pour moi”, et est opérante dans ce champ » (PI, p. 50). Il précise encore les enjeux de cette thèse :

[…] le sujet se réalise en tant que reconnu à une place, qui elle-même se définit dans un système de places. « Se réalise » et non « s’exprime » puisque est en cause l’existence même du sujet et non pas la simple question de savoir comment il parle de lui. « Place » et non « rôle », car c’est l’identité même du sujet que sa position dans un système de places soutient […] L’essentiel est qu’étant donné la place d’où je parle, j’assigne une place complémentaire à l’autre et lui demande, en s’y tenant, de reconnaître que je suis bien celui qui parle de ma place […].

PI, p. 70

Chaque parole implique donc — mais de manière toujours implicite — une réalisation identitaire réciproque de son auteur et de son interlocuteur, réalisation identitaire dont le seul lieu est le langage même et que l’interlocuteur confirme (ou infirme) de la même manière, dans et par ses propres paroles.

Le fragment beckettien montre une même manière de penser le lien entre langage et identité : il dit l’impossible instauration ou reconnaissance de l’identité de Gast, constamment mise en péril, sinon niée, par Mercier et Camier qui, par des biais divers mais toujours langagiers et implicites, sapent la place identitaire de Gast. Et, précisément, si le texte peut mettre en scène, avec l’intelligence qu’on a voulu montrer, un tel travail de sape, c’est bien qu’est sienne l’idée que le langage est le lieu de réalisation du sujet. Et en cela, en lestant la conversation d’enjeux identitaires aussi fondamentaux, il se fait témoin littéraire [18] autant que trace de cette pensée du langage qui a pris forme au cours du xxe siècle. De la conversation envisagée comme lieu identitaire, Beckett montre enfin la face sombre car, si c’est dans et par la parole partagée que l’identité se constitue, ce peut tout aussi bien être là qu’elle se défait — lorsque les interlocuteurs ne s’accordent pas la reconnaissance réciproque que demande chaque prise de parole, lorsqu’ils refusent ou sont incapables de cautionner le rapport de places que l’autre instaure. C’est cet égarement que dit le fragment commenté, tant lorsque Mercier nomme Gast Gall que lorsque l’aubergiste appelle à lui un mort, c’est-à-dire celui-là même qui ne peut répondre, et ne peut donc cautionner le rapport de places. Ces faux noms, ces faux appels, ces malles, gants et chapeaux qui n’existent pas, aussi, sont autant de manière de répéter cette absence de réalisation du sujet dans le langage dont Gast est la mise en forme littéraire.

Boire et gigoter, ou la mosaïque langagière

On sait la place que prennent les dialogues délibératifs dans Mercier et Camier, les deux personnages passant un temps considérable à envisager diversement leur voyage, pour bien souvent aboutir, sinon à rien, du moins à peu de choses [19]. C’est du reste fort justement qu’on a pu parler ici d’une crise de l’argumentation [20]. Ces interactions prennent plusieurs formes, dont l’une en particulier va retenir maintenant notre attention. À la faveur de répliques apparemment dépourvues de portée explicite, le roman met en scène un enjeu fondamental de la conversation : il montre comment cette pratique est, par définition, le lieu de rencontre de savoirs langagiers potentiellement hétérogènes. Ce faisant, il véhicule une image de la langue autrement complexe que celle, uniforme, d’un Saussure : il ne s’agit plus d’un tout homogène, mais d’un ensemble d’univers discursifs aux découpages conceptuels spécifiques et dans lesquels un même mot peut prendre des significations distinctes. On commentera deux exemples, subtils sous des dehors inoffensifs. Dans le premier, Mercier et Camier sont sur le point de partir :

Si on allait boire un coup ? dit Camier.
Je nous croyais d’accord, dit Mercier, pour ne plus boire qu’en cas d’accident, ou d’indisposition. Cela ne figure-t-il pas parmi nos nombreuses conventions ?
Il ne s’agit pas de boire, dit Camier, il s’agit de prendre un petit verre, en vitesse, pour nous donner du coeur au ventre.

MC, p. 32

Des jeux de catégorisation complexes sont à l’oeuvre dans les deuxième et troisième répliques : en leur centre, la question de la légitimité de l’absorption d’alcool. Comme première catégorisation, concernant les modalités de l’évaluation, une ligne de partage demande à être tracée sur un axe où s’opposent permission et interdiction. La seconde catégorisation touche à la manière de penser la consommation d’alcool. Mercier structure cette seconde opposition, qui doit recouper la première, autour de l’état des consommateurs potentiels : s’ils sont indisposés ou accidentés, la consommation est permise, sinon, elle est interdite. C’est en fonction de cette double catégorisation que l’activité est appréhendée par Mercier qui, du reste, laisse entendre que c’est là non une lubie de sa part, mais le fruit d’une règle de conduite que les deux personnages se sont donnée. L’état psychologique et physique globalement dysphorique impliqué par l’autorisation pourrait par ailleurs laisser supposer un usage thérapeutique ou analgésique de l’alcool.

De son côté, la réplique de Camier commence par confirmer le premier mode de catégorisation : il conserve l’axe de légitimité, avec autorisation et interdiction, sans chercher à y opposer quoi que ce soit d’autre, d’ordre pratique par exemple, ou encore esthétique ou politique. En revanche, il opère une importante refonte de la seconde catégorisation de Mercier, en remplaçant son critère unique (l’état des consommateurs) par trois autres critères distincts. En disant « un petit verre », il commence par imposer une première catégorisation quantitative liée à la consommation, absente chez son compère : il oppose ici « boire » (et l’on peut ou doit dès lors entendre qu’il s’agit d’une généreuse quantité) au « petit verre » (faible quantité). En disant « en vitesse », qu’il oppose toujours à « boire », il ajoute un nouveau critère quantitatif décrivant le temps, bref ou long, consacré à l’activité. Avec « pour se donner du coeur au ventre », il laisse deviner un dernier critère, d’un autre ordre cette fois : il s’agit de l’effet psychologique escompté chez le consommateur. L’absorption qui pousse à l’action s’opposerait ici à celle qui empêche de passer à l’action ou nuit à son accomplissement — idées associées au verbe « boire ».

La manière dont Camier utilise ce verbe doit aussi être soulignée. Il commence par répliquer à Mercier : « Il ne s’agit pas de boire ». C’est donc dire qu’il assimile l’activité telle que Mercier la conceptualise à « boire », et qu’il l’oppose à « prendre un petit verre, en vitesse, pour se donner du coeur au ventre ». Cette opposition n’était pas présente chez Mercier : pour lui, il n’y avait qu’une seule consommation autorisée, considérée en fonction d’un seul critère — l’état des buveurs potentiels. Camier ouvre l’espace légitime à un second type de pratique, si bien qu’il existe chez lui deux consommations autorisées : l’absorption « thérapeutique », aussi caractérisée comme massive, longue et dépourvue d’effet dynamisant (autant de critères qui n’ont de sens qu’à rendre possible une autre appréhension du phénomène), et l’absorption « dynamisante », caractérisée comme légère et rapide. Et cette multiplicité des critères entraîne une multiplicité des termes chez Camier : « boire » et « prendre un petit verre », alors qu’il n’y a chez Mercier qu’un seul terme : « boire ». Ainsi, le découpage conceptuel de ce verbe varie selon ses contextes d’usage : meaning is use.

Il faut évidemment ajouter que ces divers découpages conceptuels sont liés au voyage. Dans la mesure où elle implique un arrêt et une possible dégradation des compétences de l’agent, la consommation d’alcool peut en elle-même nuire au voyage que veulent entreprendre Mercier et Camier — d’où, sans doute, la première convention dont fait état Mercier. Camier reconfigure l’espace conceptuel pour rendre compatibles consommation et voyage : celle-là devient rapide (elle ne provoque pas une longue interruption), modérée (elle n’affecte pas négativement les compétences des buveurs) et dynamisante (elle va, tout au contraire de l’autre, favoriser le voyage).

Pour banal, voire trivial, qu’il semblait être, ce court échange n’en est pas moins la mise en scène de deux découpages conceptuels hétérogènes, et cette hétérogénéité se marque clairement dans les acceptions distinctes que reçoit le verbe « boire » chez les deux personnages. Les implications sont d’importance. Du côté de l’image de la langue, on abandonne une perspective monolithique au profit d’une perspective pluraliste. Et aucun point de vue métalangagier n’apparaît, qui pourrait permettre de départager les définitions distinctes des deux personnages pour y trouver la « vraie » et la « fausse ». Cela n’est pas sans incidence sur le rapport beckettien au langage. À juste titre, on a souvent dit que l’oeuvre de Beckett consacrait le divorce entre les mots et les choses, l’incapacité des premiers à rejoindre les secondes, leur usure autoréférentielle. Le passage qu’on vient d’analyser laisserait entendre une deuxième manière d’envisager le lien entre les mots et les choses, où ce n’est pas la coupure qui importerait, mais l’éparpillement des premiers en une multitude de discours où ils reçoivent des sens divers et non nécessairement compatibles. Au pessimisme ontologique s’ajouterait alors, chez Beckett, une intuition de la pluralité discursive — que, précisément, le dialogue fictionnel permet d’explorer et de rendre sensible, en se faisant le lieu de rencontre, de négociation, de conflit même, de ces univers discursifs dissemblables.

De là, une image particulière de la conversation se laisse lire dans ce premier exemple. Elle n’est pas le lieu où les points de vue s’ouvrent à leur dehors, mais tout au contraire le lieu de leur confrontation : les découpages conceptuels demeurent imperméables, ne se transforment pas au contact d’autres manières de penser. Dans ce type de dialogue beckettien, on ne se rencontre pas : on ne peut que constater l’écart qui nous sépare de l’interlocuteur, sans moyen de le combler [21]. Vision certes sombre, mais qui, à une époque où le dialogue — des peuples, des religions, des cultures, des civilisations — est devenu le modèle permettant de se figurer un espace commun d’ouverture à l’autre, présente l’avantage non négligeable de nous rappeler que cette ouverture est loin d’être le nécessaire destin du dialogue.

Des enjeux identiques sont présents dans le second fragment que nous voulons commenter. Ce très court échange a lieu juste après que Mercier et Camier eurent entrepris de quitter la ville :

Si, par contre, dit Camier, nous jugeons préférable de retourner à la ville —.
Mais nous venons de quitter la ville, dit Mercier, et maintenant tu parles d’y retourner.
Quand nous avons quitté la ville, dit Camier, il fallait quitter la ville. Nous l’avons donc quittée avec juste raison. Mais nous ne sommes pas des enfants. Si la nécessité, changeant soudain de visage, s’exerce maintenant à nous refouler, nous n’allons pas nous mettre à gigoter, j’espère.

MC, p. 64

Le connecteur argumentatif par lequel Mercier débute sa réplique laisse entendre une opposition entre son propos et celui de Camier. Cette opposition, on s’en doute, est de l’ordre des concepts qui conditionnent les énoncés des personnages. Le coeur du débat entre les protagonistes réside dans l’opportunité d’envisager un retour en ville. Dans sa réplique, Mercier fait comprendre, plus qu’il ne le dit explicitement, qu’il est actuellement inopportun d’envisager un tel retour. Parler de retourner en ville n’est pas pertinent pour cette raison que « nous venons de quitter la ville ». Autrement dit, lorsqu’une action (ardue, qui plus est) vient d’être accomplie, envisager une autre action, qui annulerait les résultats de la première, n’est pas pertinent. Est ici à l’oeuvre l’idée d’une cohérence intentionnelle. Ce qui permet de juger de l’opportunité d’une seconde intention, c’est, pour Mercier, sa cohérence et sa non-contradiction avec une première intention récemment accomplie : leur intention était de quitter la ville, ils sont sortis de la ville, il est dès lors impensable, pour l’instant, d’envisager le retour en ville. En termes plus courants, il faut pour Mercier avoir de la suite dans les idées. Les deux catégories qui se croisent ici pour former l’arrière-plan conceptuel de Mercier sont, d’une part, une évaluation, avec des critères de pertinence et de non-pertinence et, d’autre part, une pensée de l’action comme manifestation d’une intention, avec pour critères des intentions cohérentes et durables et des intentions incohérentes et éphémères.

C’est une pensée de l’action complètement différente qu’on trouve chez Camier. Ses propos sur la sortie de la ville en montrent les contours. Déjà, il procède à l’évaluation de cette première action — ce que n’a pas fait Mercier, pour qui seul le retour en ville, c’est-à-dire une seconde action, pouvait être pesée. Il fait usage du verbe de modalité « falloir », ce qui présuppose quelque chose de l’ordre du devoir, de l’obligation ou, comme Camier le dit lui-même, de la nécessité. Et c’est précisément là que se loge sa pensée de l’action : une action est évaluée dans sa conformité avec ce qu’imposent des circonstances extérieures à l’agent. Autrement dit, les circonstances (sans qu’elles soient définies chez Camier, par ailleurs) demandent une action en particulier, et l’action envisagée ou accomplie par l’agent est pertinente si elle est conforme (ou se conforme) à cette « action circonstancielle », et non pertinente dans le cas contraire. On passe ainsi d’une action évaluée dans sa cohérence intentionnelle chez Mercier à une action évaluée dans sa conformité circonstancielle chez Camier.

Toujours chez ce dernier, au demeurant, la catégorisation évaluative va plus loin que la seule pertinence. En effet, poser un geste non conforme à ce que les circonstances exigent, c’est faire l’enfant, c’est gigoter — c’est en somme se comporter déraisonnablement. C’est refuser de reconnaître les forces qui s’exercent sur l’action humaine et la conditionnent, ou faire comme si elles n’existaient pas, ou n’avaient pas valeur de quasi-obligation. C’est avoir une vue trop courte, une compréhension limitée — celle qu’on attribue aux enfants, précisément.

Ce sont ainsi deux philosophies de l’action que ces brèves répliques trahissent. D’un côté, celle de Mercier, où le seul paramètre est l’intention de l’agent, sa constance et sa cohérence ; de l’autre, celle de Camier, où s’exerce la force de la nécessité, plus grande que la volonté de l’agent, et que ce dernier peut reconnaître ou nier, mais à laquelle il ne peut échapper. On voit ici le fondement déterministe sinon tragique du propos de Camier — et l’on voit combien diffèrent les deux manières d’appréhender l’action qui sont au principe des propos des personnages.

Et c’est cela que le fragment commenté met lui aussi en lumière : la multiplicité des découpages conceptuels. Derrière cette multiplicité se devine la conscience diffuse qu’il n’y a pas un point de vue privilégié et juste sur le monde et que l’appréhension et l’intellection de ce dernier sont toujours fonction d’architectures conceptuelles silencieuses, en nombre indéfini, et dont aucune ne peut se prévaloir en principe d’une supériorité quelconque. On note également, plus présente que dans le premier extrait, une évaluation des propos de l’autre — presque explicite chez Camier, qui voit dans l’attitude (et donc la manière de penser) de Mercier des enfantillages. Ce que dit celui qui ne découpe pas le monde à notre manière nous apparaît comme essentiellement déraisonnable.

Cette pensée romanesque où prédomine la pluralité des univers discursifs et de leurs fondements conceptuels est en lien étroit avec cette réflexion philosophique qui cherche à penser les pratiques langagières comme multiples et hétérogènes, et conceptuellement réglées. Au sein de traditions bien différentes, deux noms viennent immédiatement à l’esprit. Tout d’abord le Foucault de L’archéologie du savoir [22]. On rappellera les quatre concepts qu’il met au point [23] : l’énoncé, le discours (« ensemble d’énoncés en tant qu’ils relèvent de la même formation discursive » [AS, p. 153]), la pratique discursive (« ensemble de règles anonymes, historiques, toujours déterminées dans le temps et l’espace qui ont défini à une époque donnée, et pour une aire sociale, économique, géographique ou linguistique donnée, les conditions d’exercice de la fonction énonciative » [AS, p. 153-154]) et la formation discursive (« dans le cas où entre les objets, les types d’énonciation, les concepts, les choix thématiques, on pourrait définir une régularité […], on dira, par convention, qu’on a affaire à une formation discursive » [AS, p. 53]). En faisant allusion à ses propres travaux sur l’histoire de la folie, Foucault montre que ce qu’on a dit de la folie a varié diachroniquement, et que ces multiples énoncés doivent leur existence à ces conditions conceptuelles de possibilité que sont les diverses pratiques discursives médicales qui ont cherché à penser la folie. Comme il le dit lui-même, en évoquant plusieurs pratiques : « ce ne sont point des mêmes maladies qu’il est question ici et là ; ce ne sont point des mêmes fous qu’il est question » (AS, p. 46). Autrement dit, la pratique discursive organise conceptuellement un objet discursif qui lui est propre. C’est une pensée extrêmement proche qu’on a pu voir à l’oeuvre chez Beckett, où une même activité (boire, revenir en arrière), insérée dans deux énoncés et donc deux pratiques discursives distinctes, hérite de deux sens distincts : ce ne sont point des mêmes activités qu’il est question ici et là. Dans ces deux dialogues — parmi tant d’autres — se laisse deviner une appréhension discursive du langage.

Difficile aussi de ne pas penser à Bakhtine. Sa conception du discours révèle une pensée de la langue similaire à celle qu’on suit chez Beckett. Il dit ainsi : « Tous les langages du plurilinguisme, de quelque façon qu’ils soient individualisés, sont des points de vue spécifiques sur le monde, des formes de son interprétation verbale, des perspectives objectales sémantiques et axiologiques [24]. » C’est ce que Bakhtine appelle l’aspect intentionnel du discours : le fait qu’il construise sémantiquement et évalue tel objet du monde. Le discours devient donc également une sorte de condition de possibilité des propos tenus (qui ne peuvent l’être qu’au sein d’un discours). Cette construction sémantique et cette évaluation, c’est ce que l’on a pu observer dans les extraits de Mercier et Camier. Les dialogues sont précisément construits pour que cette propriété intentionnelle du discours soit particulièrement apparente : si tous les personnages partageaient un même discours, son uniformité aurait rendu imperceptible son architecture conceptuelle. Et c’est le propre du roman, son dialogisme définitoire, selon Bakhtine, que de favoriser ces rencontres des discours sans offrir de point de vue dominant qui permette de juger de la justesse ou de la fausseté de chacun d’entre eux.

On pourrait, bien entendu, citer encore d’autres noms (Wittgenstein, Kuhn ou encore Georges Vignaux, par exemple, mériteraient une mention), mais le but n’est pas ici de constituer le catalogue complet de tous ceux qui ont, durant le siècle, cherché à penser la fragmentation discursive du langage, la pluralité des univers conceptuels, voire leur incommensurabilité, les modalités infiniment variables de constitution des objets dans et par le discours. Il s’agissait essentiellement de mettre en évidence l’existence de cette manière de penser dans les sciences humaines — et de montrer qu’il y a, entre ces perspectives philosophiques et la pensée littéraire de Beckett, d’indéniables homologies.

Reste que, chez l’écrivain, la conversation devient le lieu d’une rencontre tout à la fois inévitable et impossible entre ces discours, ces manières de penser : elle devient l’occasion de constater leur présence, leur prolifération, les mondes qu’elles impliquent — et aussi, sinon surtout, leur incompatibilité. Car c’est une fois de plus la face sombre de cette rencontre qu’explore Beckett : celle où les savoirs discursifs ne parviennent pas à se saisir, à s’inventer un espace commun. La conversation devient même une machine perverse à produire ces antagonismes, comme si parler ne revenait qu’à constater la distance de pensée qui me sépare de l’autre sans pouvoir la combler, comme si la parole partagée se payait du lourd prix d’une incompréhension, ainsi que d’une lutte de pouvoir, où l’on cherche à imposer à l’autre un découpage du monde qu’il n’a pas choisi, qui ne correspond pas à ses intérêts. Le dialogue entraîne la prolifération de mondes hétérogènes, en conflit par principe : et la séparation, ici, n’est plus entre les mots et les choses — mais entre les mots et les mondes des interlocuteurs [25].

Pour conclure

Roman philologique, alors, que Mercier et Camier ? Sans nul doute. Il fait de la parole partagée l’un de ses enjeux essentiels, multipliant par l’inflation dialogale qui le caractérise les moyens d’une investigation en profondeur de certaines de ses dimensions [26]. Il cherche à montrer ce que parler veut dire.

Surtout, il le fait non pas au moyen d’un discours métaconversationnel assumé par le narrateur ou un personnage, mais bien par un travail poétique soutenu sur la forme même du dialogue — travail dont on a cherché à rendre compte avec la minutie que cela exige. Car, comme on l’a répété, nos analyses n’ont pas pour fonction d’éclairer le seul passage qu’elles décrivaient, mais bien de montrer, sur la base d’exemples emblématiques, les configurations dialogales qui traversent l’ensemble du roman. Mercier et Camier abonde de dialogues où l’identité des interlocuteurs se constitue et est mise en péril, où la pluralité incommensurable des discours marque la progression des répliques.

Par-delà cette poétique et cette pensée romanesques, on a aussi cherché à rendre sensible l’empreinte discrète mais profonde d’un savoir sur le langage commun au littéraire et à la réflexion théorique du xxe siècle. Dans la constitution et la transmission de ce savoir, la littérature et la philosophie n’ont pas un statut différent : dans leur ordre propre, elles sont deux de ses formes.

Pour donner une ampleur nouvelle à ce pan de la réflexion qu’on a voulu plus allusif que les autres, on pourrait d’ailleurs se demander si l’imaginaire de la fin, de la ruine, qui traverse le roman, si ce repli exsangue des formes langagières et littéraires sur elles-mêmes, constitutives de la poétique beckettienne, ne pourrait pas être mis en relation avec le linguistic turn qui a, selon plusieurs à la suite de Rorty, caractérisé la philosophie du langage du siècle dernier, s’il n’en est pas une réalisation littéraire. Pour rapide qu’elle soit, cette ouverture n’en revêt pas moins une importance méthodologique certaine : il s’agit, on l’aura peut-être compris, de mettre les configurations dialogales en relation avec l’imaginaire de l’oeuvre. C’est donc dire que le sens qu’un roman donne à la parole partagée tient également à son économie imaginaire, voire scripturale, fictionnelle et narrative [27].

Ces liens encore à explorer ne doivent toutefois pas faire perdre de vue que, si Mercier et Camier est bien un roman de son temps, il n’en développe pas moins une vision particulière de ce temps, une conscience nette et douloureuse, sous l’humour grinçant, des abîmes de la parole partagée, de ses dévoiements, de ses détresses. Il complique ainsi son image, ou plutôt la rend à sa complexité, mettant au jour cette part d’ombre qui constitue la conversation au même titre que les vertus communicatives qu’on aime peut-être trop à lui prêter.