Corps de l’article

Dans les deux ouvrages fondateurs du nouveau roman, L’ère du soupçon[1]de Nathalie Sarraute et Pour un nouveau roman[2] d’Alain Robbe-Grillet, le lecteur est devant les mêmes thématiques: la mort du personnage, la disparition de l’intrigue, le développement de nouvelles formes d’écriture. Et pourtant, les idées que véhiculent les deux recueils d’essais s’offrent à lui de façon différente. Alors que le style de L’ère du soupçon penche vers le «littéraire», celui de Pour un nouveau roman comporte des résonances polémiques et scientifiques. Sachant que, dans leurs grandes lignes, les théories de Robbe-Grillet sont fondées sur celles de Sarraute (au moins en ce qui concerne les concepts clés), on peut se demander pour quelle raison elles semblent changer d’allure en passant d’un recueil à l’autre.

Une première hypothèse se dégage lorsqu’on examine la façon dont les théories de L’ère du soupçon se sont acheminées vers Pour un nouveau roman. La différence est sans doute issue du «détour» qu’elles ont effectué: il ne s’agit pas, en effet, d’une transformation directe, mais d’un passage médiatisé par la chronique. De 1955 à 1957, Robbe-Grillet publie deux séries de brefs articles dans les journaux de l’époque — en l’occurrence, L’Express (1955-1956) et France Observateur (1957). C’est ainsi que les idées novatrices présentées par Sarraute au lectorat lettré des revues littéraires de l’époque — les Temps Modernes et la Nouvelle Nouvelle Revue française — de 1947 à 1956, puis recueilli sous forme de livre, sont vulgarisées à l’intention d’un public amateur. Leur caractère «superficiel» résulterait donc du dispositif par lequel elles sont passées.

Il semble aisé de trouver des preuves à l’appui d’une telle interprétation. Tout d’abord, dans le fait qu’il s’agit en grande partie dans la première série — celle de L’Express — d’affaires «superficielles»: les premiers articles s’occupent respectivement de la rentrée littéraire[3], de l’écrivain[4] et du profil du lecteur[5]. Bien que le journal les dénomme dans leur ensemble «brefs essais», c’est uniquement à partir du sixième article que la chronique revêt la forme d’un véritable essai: elle apparaît comme une tentative d’expliquer les nouvelles tendances romanesques, et non plus uniquement comme une présentation des tendances qui prévalent sur le marché des biens littéraires. La deuxième série semble, elle, se rapprocher d’emblée de l’essai dans la mesure où elle discute des notions clés empruntées à Sarraute, tels le personnage et l’intrigue; mais elle le fait encore sous des dehors provocants, en gardant ce qui semble être la superficialité du dispositif:

Cependant les gens «sérieux», ceux pour qui la littérature n’est pas une vaine distraction, exigent de l’anecdote une qualité particulière. Il ne lui suffit pas d’être plaisante, ou extraordinaire, il lui faut par surcroît être vraie[6].

Il en va de même pour la riche figure du soupçon, le protagoniste principal du recueil éponyme de Sarraute:

Elle témoigne, à la fois chez l’auteur et chez le lecteur, d’un état d’esprit singulièrement sophistiqué. Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais à travers lui, ils se méfient l’un de l’autre. Il [le personnage] était le terrain d’entente, la base solide d’où ils pouvaient d’un commun effort s’élancer vers des recherches et des découvertes nouvelles. Il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque, le terrain dévasté où ils s’affrontent. Quand on examine sa situation actuelle, on est tenté de se dire qu’elle illustre à merveille le mot de Stendhal: «le génie du soupçon est venu au monde». Nous sommes entrés dans l’ère du soupçon[7].

Cette présentation est considérablement appauvrie dans la chronique. Au premier chef parce que l’argument de Robbe-Grillet portant sur la mort du personnage[8] ne retient guère la complexité de la notion de soupçon creusée par Sarraute. En effet, il reprend la définition conventionnelle du héros telle qu’elle a été formulée par la romancière: «Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie […] un personnage doit avoir un nom propre […]. Enfin et surtout, il doit avoir un caractère[9]», pour citer à sa suite la description poétique offerte par Sarraute de l’aspect «vivant» des personnages traditionnels:

Le personnage, s’il est réussi, finit par vivre une existence indépendante: il échappe à son créateur. Comme l’écrit Nathalie Sarraute dans sa très pertinente analyse (L’ère du soupçon) «c’est le moment bien connu de quelques “vrais romanciers” où le personage […] se met soudain, telles les tables tournantes, animé par un fluide mystérieux, à se mouvoir de son propre mouvement»[10].

Il prolonge alors cette description dans son style enthymémique: «si le personnage vit, c’est que le roman de personnages n’est pas mort», afin de réfuter par la suite cette thèse: «On oublie seulement que toutes les grandes oeuvres contemporaines prouvent justement le contraire[11].» Il conclut par une extension qui ne relève en rien de l’idée de Sarraute. Tandis que chez l’écrivain de L’ère du soupçon, le personnage n’est que le support de la matière psychologique nouvelle dont on est en train de faire la découverte, chez l’auteur de la chronique, le destin du personnage est lié à la nature changeante du monde — qui passe de l’univers de la bourgeoisie balzacienne au monde de la consommation anonyme, du «numéro matricule» dont le résultat est la dissolution du héros romanesque, «son meilleur soutien d’autrefois[12]». On voit dès lors comment la théorie psychologique de Sarraute à propos du personnage est transformée en un argument portant sur le monde extérieur et la société.

Cependant, une lecture de la version finale des essais tels qu’ils ont été recueillis dans Pour un nouveau roman révèle des changements mineurs dans le tissage du texte. C’est dire que l’hypothèse selon laquelle la superficialité des essais de Robbe-Grillet dérive du passage par la chronique n’est pas exhaustive. Si les mêmes idées sont exprimées dans un style semblable, c’est qu’il doit y avoir une autre explication pour rendre compte des différences rhétoriques entre Sarraute et Robbe-Grillet. Pour éclairer ces dissemblances, on doit comprendre la façon dont les chroniques ont été intégrées dans le recueil.

En effet, Pour un nouveau roman porte les traces des deux séries. La série de L’Express est explicitement rappelée dans l’incipit du recueil. Intitulé «À quoi servent les théories»[13], le premier article s’ouvre sur la polémique qui s’est développée autour de cette série d’articles et d’autres essais publiés dans les revues littéraires de l’époque:

Je publiais donc, dans un journal politico-littéraire à grand tirage (L’Express), une série de brefs articles où j’exposais quelques idées qui me semblaient tomber sous le sens […]. Le résultat de ces articles ne fut pas ce que j’attendais. Ils firent du bruit, mais on les jugea, quasi-unanimement, à la fois simplistes et insensés[14].

Le rappel de la série permet alors d’entrer dans le vif du débat et sert d’introduction aux idées de ce texte et des essais suivants. Il s’avère que si Robbe-Grillet réfléchit à son oeuvre romanesque et produit des textes qui en traitent, c’est grâce aux critiques: «Je ne suis pas théoricien du roman», déclare-t-il dans l’incipit de l’essai[15] à la suite de quoi il rappelle ceci:

J’ai seulement, comme tous les romanciers sans doute, aussi bien du passé que du présent, été amené à faire quelques réflexions critiques sur les livres que j’avais écrits, sur ceux que je lisais, sur ceux encore que je projetais d’écrire. La plupart du temps, ces réflexions étaient inspirées par certaines réactions […] suscitées dans la presse par mes propres livres[16].

Voilà donc la clé: l’écriture des essais de Robbe-Grillet est motivée par une force externe — celle de la voix critique[17]. On est ici aux antipodes de ce qui inspire l’écriture théorique de Sarraute, qui expose dans son introduction la nature fortement introspective de son oeuvre:

J’ai commencé à écrire Tropismes en 1932. […] Je me suis aperçue en travaillant que ces impressions étaient produites par certains mouvements, certaines actions intérieures sur lesquelles mon attention s’était fixée depuis longtemps. En fait, me semble-t-il, depuis mon enfance. […] Mon premier livre contenait en germe tout ce que, dans mes ouvrages suivants, je n’ai cessé de développer […]. J’ai été amenée ainsi à réfléchir — ne serait-ce que pour me justifier ou me rassurer ou m’encourager — aux raisons qui m’ont poussée à certains refus, qui m’ont imposé certaines techniques, à examiner certaines oeuvres du passé, du présent, à pressentir celles de l’avenir, pour découvrir à travers elles un mouvement irréversible de la littérature et voir si mes tentatives s’inscrivaient dans ce mouvement[18].

Il s’avère que chez l’écrivain de L’ère du soupçon, la recherche scripturale est fortement liée à sa propre expérience, en l’occurrence à la quête de techniques romanesques susceptibles de permettre la découverte d’une matière psychologique nouvelle. Si l’on prélève au hasard un passage du Planétarium[19], on retrouve la même écriture, typique de toute son oeuvre romanesque depuis Tropismes[20] et dont elle parle dans son essai «Conversation et sous-conversation[21]», une écriture hésitante, qui cherche à atteindre la matière qui se trouve en dessous de toute conversation:

«Oh, il faut qu’il vous raconte ça, c’est trop drôle… Elles sont impayables, les histoires de sa tante… La dernière vaut son poids d’or. Si… racontez-leur, c’est la meilleure, celle des poignées de porte, quand elle a fait pleurer son décorateur… Vous racontez si bien… Vous m’avez tant fait rire, l’autre jour…. Si… Racontez» Cette façon brutale qu’elle a de vous saisir par la peau du cou et de vous jeter là, au milieu de la piste, en spectacle aux gens… Ce manque de délicatesse chez elle, cette insensibilité… Mais c’est sa faute, à lui aussi, il le sait. C’est toujours ce besoin qu’il a de se faire approuver, cajoler… Que ne leur donnerait-il pas pour qu’ils s’amusent un peu, pour qu’ils soient contents, pour qu’ils lui soient reconnaissants…. Ses propres père et mère, il les leur livrerait… Mais lui-même, combien de fois il s’est exhibé, s’est décrit dans des poses ridicules, dans des situations grotesques…[22]

Qui plus est, Sarraute emploie les mêmes techniques dans le récit de vie, qui à son tour lui servira de «matière vivante» composée de «parcelles de vérité» de son enfance:

Nei, das tust du nicht… «Non, tu ne feras pas ça»… ces paroles viennent d’une forme que le temps a presque effacée… il ne reste qu’une présence…celle d’une jeune femme assise au fond d’un fauteuil dans le salon d’un hôtel où mon père passait seul avec moi ses vacances, en Suisse, à Interlaken ou à Beatenberg, je devais avoir cinq ou six ans, et la jeune femme était chargée de s’occuper de moi et de m’apprendre l’allemand… Je la distingue mal… mais je vois distinctement la corbeille à ouvrage posée sur ses genoux et sur le dessus une paire de grands ciseaux d’acier… et moi… […] et je dis en allemand… Ich werde es zerreissen.

— En allemand… Comment avais-tu pu si bien l’apprendre?

— Oui, je me le demande… Mais ces paroles, je ne les ai jamais prononcées depuis… Ich werde es zerreissen… «Je vais le déchirer»… le mot zerreissen rend un son sifflant, féroce, dans une seconde quelque chose va se produire… je vais déchirer, saccager, détruire… ça sera une atteinte… un attentat… criminel… mais pas sanctionné comme il pourrait l’être, je sais qu’il n’y aura aucune punition… de mon père… Qu’est-ce que tu as fait, Tachok, qu’est ce qui t’a pris? et l’indignation de la jeune femme…. Mais une crainte me retient encore, plus forte que celle d’improbables, d’impensables sanctions, devant ce qui va arriver dans un instant… l’irréversible… l’impossible… ce qu’on ne fait jamais, ce qu’on ne peut pas faire, personne ne se le permet…[23]

En effet, les tropismes, ces mouvements microscopiques aux confins de la conscience qu’elle découvre et révèle dans son écriture romanesque et qu’elle utilise aussi dans son autobiographie, sont au coeur des discussions qui composent les essais dans la mesure où c’est à travers leur prisme qu’elle analyse le projet romanesque. Sarraute commence par leur octroyer une définition: il s’agit de mouvements non verbaux et internes qu’il faut déployer aux yeux du lecteur. Elle détermine aussi leur positionnement (ils se situent derrière la conversation la plus banale). Elle explique enfin que pour les saisir, le lecteur ne doit pas être distrait par des personnages ni par une intrigue, notions qu’elle attaque dans le deuxième essai, qui porte le même titre que le recueil.

Sur cette base, l’essai «L’ère du soupçon»[24] apparaît comme une tentative de définir le roman moderne en se débarrassant des critères anciens. Cet essai propose ainsi de passer de l’économie du héros à une économie de la narration à la première personne, et de la fonction mimétique du roman à sa fonction psychologique. Sarraute attribue à l’écrivain ses propres recherches: l’écrivain est présenté comme quelqu’un qui éprouve les mêmes sensations que son lecteur[25]. Comme ce dernier, il ressent l’écroulement du personnage et se méfie de l’intrigue. Il fait du roman, sous l’oeil perspicace du lecteur, une recherche des petits mouvements tropismiques[26].

Dans «Conversation et sous-conversation», le troisième essai[27], Sarraute propose un repli sur soi-même. En effet, loin de préconiser l’engagement de l’écrivain dans la vie sociale et politique, ce texte demande au contraire de laisser l’engagement au journaliste[28] et de permettre à l’écrivain d’oeuvrer dans le domaine qui lui est réservé et où la littérature peut donner ses meilleurs résultats — notamment la recherche des mouvements de la conscience humaine par l’entremise de la technique du dialogue. Le roman est présenté comme un terrain d’exploration, comme une dynamique en constante évolution. Sarraute y prépare sa solution au problème de la désuétude des formes actuelles du roman — qui consiste dans un emploi particulier du dialogue tel qu’elle a pu le développer par sa propre expérience d’écrivain.

Aussi introduit-elle quelques définitions qui lui permettent de faire ressortir la nouveauté de son approche. Elle établit ainsi une distinction entre le «dedans» et le «dehors»: tandis que le modèle de l’écriture classique issu du XVIIe et du XVIIIe siècle cherche à fournir une description externe des actions, des personnages et des événements, le roman moderne procède à l’observation interne des profondeurs obscures: aux «carcasses vides» de la description extérieure des personnages et des actions, elle oppose la recherche et la découverte de «la substance vivante» du dedans[29].

En présentant l’insuffisance des deux approches principales du dialogue, Sarraute prépare déjà le terrain pour la sienne propre, qui consiste en une technique inédite:

Le dialogue, qui ne serait pas autre chose que l’aboutissement ou parfois une des phases de ces drames, se délivrerait alors tout naturellement des conventions et des contraintes que rendaient indispensables les méthodes du roman traditionnel […].

Il ne s’agit là, évidemment, que de recherches possibles et d’espoirs[30].

Enfin, rédigé à l’occasion du recueil, l’essai qui le clôt, intitulé «Ce que voient les oiseaux»[31], développe la notion d’un réalisme, «neuf» et «sincère», que Sarraute oppose au réalisme néoclassique, une écriture engagée qu’elle qualifie péjorativement de formaliste[32]. L’écrivain de L’ère du soupçon remplace la synonymie classique entre «réalisme» et «représentation» du monde externe par le rapport d’équivalence qu’elle crée entre l’analyse des «parcelles de réalité» (les fameux tropismes ou mouvements internes) et la «recherche d’une vérité[33]».

Chez Robbe-Grillet, il s’agit au contraire, comme nous l’avons remarqué, d’une écriture essayistique fortement polémique[34] nourrie des réactions suscitées par la critique[35] et ne procédant pas par introspection, comme c’était le cas chez Sarraute. Par exemple, la deuxième partie de son dernier essai, «Du réalisme à la réalité»[36], est une reprise mot à mot de sa réponse dans le Figaro littéraire à Jean Guéhenno, membre de l’Académie française, qui l’accuse d’avoir chassé l’homme du monde[37]. La critique de Guéhenno est donc à la base de la théorie du nouveau réalisme qu’il développe tout au long de son essai.

En tête d’article, Robbe-Grillet présente le réalisme non pas comme une théorie mais comme un étendard sous lequel se rassemblent tous les écrivains d’aujourd’hui qui s’intéressent au monde réel, et où chacun cherche à créer une oeuvre plus réelle[38]. Le réalisme serait aussi une idéologie, donc une source de confrontation entre les différents courants littéraires qui cherchent à se l’approprier en chassant leurs prédecesseurs — classiques et romantiques, romantiques et naturalistes[39]. C’est aussi un concept polysémique étant donné que chaque groupe et chaque individu lui confèrent un sens différent. Enfin, le réalisme provoque des révolutions littéraires, car celles-ci se sont depuis toujours réclamées du réalisme[40]. Le réalisme, tel qu’il est défini dans cet essai, est externe et politique: il appartient au groupe et se trouve au coeur de la lutte de pouvoir entre les groupes qui cherchent à se définir.

Chez les deux écrivains, nous trouvons ainsi deux activités poétiques contraires, ce qui se manifeste autant dans le contenu que dans le style: de l’extérieur vers l’intérieur pour Sarraute et de l’intérieur vers la surface pour Robbe-Grillet. Sarraute cherche apparemment «le petit fait vrai», technique issue du XIXe siècle, qu’elle préfère à la technique convenue d’imitation du réel[41]. Or, aussitôt l’a-t-elle empruntée à Flaubert qu’elle lui substitue une recherche psychologique, car ce sont les «profondeurs» psychologiques, rappelons-le, qui détiennent les «parcelles de vérité». L’auteur de Pour un nouveau roman, lui, remplace le critère du «petit fait vrai», destiné à produire un effet de réel (un critère déjà débattu et réfuté ailleurs par Sarraute et Robbe-Grillet), par celui du «faux». Non seulement le faux est le nouveau critère proposé par Robbe-Grillet pour évaluer les nouveaux romans, mais il devient également l’objectif même de la fiction moderne, car l’écrivain est quelqu’un qui est censé inventer le monde autour de lui[42].

C’est à cela que réagit Guéhenno, lorsque dans son essai du Figaro littéraire en 1963, il attaque le roman moderne qui gâte le plaisir du lecteur en lui décrivant un univers incompréhensible dont l’homme est absent[43]. À la place de l’ancien paradigme littéraire dont se réclame ce membre de l’Académie française, Robbe-Grillet en propose un autre: il ne s’agirait plus, comme l’entend le critique, de s’approprier le monde, mais de le produire par le travail de l’écriture. Dans cette optique, il n’y aurait pas de monde extérieur au roman: celui-ci serait désormais lui-même un univers à part entière, le monde. C’est un monde subjectif, inventé et créé par l’imagination de chacun, et c’est justement cela qui le rend plus réel que n’importe quelle réalité extérieure soi-disant «objective», si tant est que celle-ci existe. Le nouveau «programme de recherche» du roman consisterait à édifier une réalité que l’écrivain ne connaît pas à l’avance, mais qu’il invente au fur et à mesure qu’il écrit[44]. Dès lors, le roman n’est plus perçu comme une transcription du monde, mais plutôt comme sa construction[45]. C’est pourquoi, du point de vue opérationnel, la nouvelle voie proposée au roman consiste en une description pure destinée à fournir au lecteur la signification immédiate des choses, sans au-delà et sans référence à un monde externe[46].

L’épilogue du même essai («Du réalisme à la réalité») est consacré au débat suscité par un autre critique, Jean-René Huguenin, qui, en 1961, écrit une critique véhémente en réaction à l’article «Nouveau roman, homme nouveau» (1961) de Robbe-Grillet, où il accuse entre autres le nouveau roman d’être une forme datée[47]. Dans ce dernier essai du recueil, Robbe-Grillet tente d’ores et déjà de prévoir ce qui va remplacer le paradigme romanesque nouveau. Dans cette optique, le nouveau roman devra céder la place à d’autres tentatives littéraires[48]. Il serait alors lui aussi, selon le dicton de Huguenin, «une mode qui passe»:

Une idée fort reçue concernant le «Nouveau Roman» — et cela depuis que l’on a commencé à lui consacrer des articles —, c’est qu’il s’agit là d’une «mode qui passe». Cette opinion, dès qu’on y réfléchit un peu, apparaît comme doublement saugrenue. Même en assimilant telle ou telle écriture à une mode […] le Nouveau Roman serait, au pire, le mouvement des modes, qui veut qu’elles se détruisent au fur et à mesure pour en engendrer continuellement de nouvelles. Et, que les formes romanesques passent, c’est précisément ce que dit le Nouveau Roman[49]!

En neutralisant la critique de Huguenin, l’auteur de Pour un nouveau roman montre par les idées qu’il développe dans son oeuvre que celle-ci est en effet une mode qui passe, car c’est ce qui constitue l’essence même de son idéologie: les formes littéraires sont condamnées à être provisoires, contemporaines de leur temps. Et si la révolution littéraire s’est déjà accomplie, la nouvelle écriture du roman contemporain risque de devenir elle-même une convention. En se projetant ainsi dans l’avenir, Robbe-Grillet prévoit la naissance d’un nouveau nouveau roman:

Mais dès que le Nouveau Roman commencera à «servir à quelque chose» […] ce sera le signal pour les inventeurs qu’un Nouveau Nouveau Roman demande à voir le jour, dont on ne saurait pas encore à quoi il pourrait servir — sinon à la littérature[50].

On voit ainsi comment la critique participe activement au développement des idées de Robbe-Grillet et même à leur naissance. Le meilleur exemple dans ce domaine reste sans doute celui de Roland Barthes, dont les essais ont fourni l’infrastructure théorique de l’écriture essayistique de Robbe-Grillet[51]. En effet, la «philosophie des surfaces» qu’on attribue à Robbe-Grillet provient de l’analyse critique que Barthes a proposée des premiers romans de Robbe-Grillet, Les gommes et Le voyeur[52] dans l’essai «Littérature objective», rédigé en 1954[53]. Ce texte apparaît comme le générateur de l’essai «Une voie pour le roman futur»[54] de Robbe-Grillet. Non seulement ce dernier y reprend les vocables qui caractérisent le discours du critique, mais il emprunte également ses concepts.

Malgré l’absence de référence explicite[55], la présence de Barthes s’inscrit dans la texture de l’article. Des expressions comme «des mots à caractère viscéral, analogique ou incantatoire», «le coeur romantique des choses» ou encore l’usage de la métaphore des fouilles archéologiques permettant à Robbe-Grillet d’expliquer sa réticence à l’égard de la métaphysique ainsi que sa volonté de s’en tenir «aux surfaces» des choses dans ses descriptions confirment la justesse de l’hypothèse selon laquelle il n’y a pas de Robbe-Grillet sans Barthes[56]. Une hypothèse qu’ils confirment d’ailleurs tous deux lorsqu’ils suggèrent, lors du colloque Robbe-Grillet, qu’entre l’écrivain et son critique, du moins jusqu’au début des années 1960, il existe des relations symbiotiques[57]. Quoique, selon Robert Champigny, Robbe-Grillet prêche contre l’usage des métaphores dans le roman, il montre comment son écriture théorique en est en fait profondément imprégnée[58]. Or, ces métaphores proviennent de l’essai de Barthes «Littérature objective»[59]. Dans l’article figurant en tête du recueil, «Une voie pour le roman futur», Robbe-Grillet écrit en conclusion:

C’est donc tout le langage littéraire qui devrait changer, qui déjà change. Nous constatons, de jour en jour, la répugnance croissante des plus conscients devant le mot à caractère viscéral, analogique ou incantatoire. Cependant que l’adjectif optique, descriptif, celui qui se contente de mesurer, de situer, de limiter, de définir, montre probablement le chemin difficile d’un nouvel art romanesque[60].

La séquence phrastique «le mot à caractère viscéral» ainsi que l’adjectif «optique» renvoient aux sources barthésiennes de cette métaphore:

Chez l’écrivain romantique, il est possible d’établir une thématique de la substance, dans la mesure précisément où, pour lui, l’objet n’est pas optique, mais tactile, entraînant ainsi son lecteur dans une expérience viscérale de la matière […][61].

Mais Robbe-Grillet ne s’appuie pas uniquement sur Barthes sur le plan verbal et sur le plan métaphorique. L’intégration du langage barthésien dans son texte se fait à des degrés conceptuels plus profonds et, en ce sens, l’essai «Littérature objective» devient pour Robbe-Grillet un véritable générateur de théories. Par exemple, il fait sienne la dichotomie entre surface et profondeur proposée par Barthes en l’employant dans tous ses essais et articles. Pour expliquer le type de roman contre lequel Robbe-Grillet s’insurge, Barthes avait inventé la métaphore de la fouille:

Ici, encore, il faut se rappeler le fond traditionnel sur lequel s’enlève la tentative de Robbe-Grillet: un roman séculairement fondé comme expérience d’une profondeur: profondeur sociale avec Balzac et Zola, «psychologique» avec Flaubert, mémoriale avec Proust, c’est toujours au niveau d’une intériorité de l’homme ou de la société que le roman a déterminé son champ; à quoi correspondait chez le romancier une mission de fouille et d’extraction. Cette fonction endoscopique, soutenue par le mythe concomitant de l’essence humaine, a toujours été si naturelle au roman, que l’on serait tenté de définir son exercice (création ou consommation) comme une jouissance de l’abîme[62].

Une idée que Robbe-Grillet adapte aussitôt à son gré de la façon suivante:

Le rôle de l’écrivain consistait traditionnellement à creuser dans la Nature, à l’approfondir, pour atteindre des couches de plus en plus intimes et finir par mettre au jour quelque bribe d’un secret troublant[63].

Pour exprimer le nouveau projet de Robbe-Grillet, c’est-à-dire sa révolution romanesque, Barthes utilise la métaphore de la surface:

L’écriture de Robbe-Grillet est sans alibi, sans épaisseur et sans profondeur: elle reste à la surface de l’objet et le parcourt également, sans privilégier telle ou telle de ses qualités […][64].

Métaphore réutilisée par Robbe-Grillet:

Autour de nous, défiant la meute de nos adjectifs animistes ou ménagers, les choses sont là. Leur surface est nette et lisse, intacte, sans éclat louche ni transparence. Toute notre littérature n’a pas encore réussi à en entamer le plus petit coin, à en amollir la moindre courbe[65].

Cet emploi du langage barthésien permet de voir en quoi la poétique essayistique de Robbe-Grillet se fonde sur une source extérieure à sa propre création — mais n’oublions pas qu’il s’agit d’une critique de son oeuvre romanesque: il y a donc circulation de sa poétique littéraire vers la critique, et enfin vers sa poétique de l’essai.

Conclusion

Comment expliquer les différences qui opposent les poétiques de l’essai propres aux deux chefs de file du nouveau roman? Dans un premier temps, on en a cherché la clé dans le passage d’un dispositif énonciatif à un autre: de la revue savante qui se propose d’informer un auditoire «spécialisé», à savoir les critiques littéraires, au journal qui publie des chroniques ou des essais de «vulgarisation» littéraire destinés à un public amateur. Il s’avère cependant que lorsque les idées de Robbe-Grillet sont réintégrées dans un dispositif savant, soit le recueil d’essais littéraires que constitue Pour un nouveau roman, elles ne gagnent en «profondeur» ni sur le plan thématique ni sur le plan stylistique.

La différence réside avant tout dans la poétique respective des deux écrivains. Chez Sarraute, la notion de fouille psychologique qui domine les essais est née de l’introspection qu’elle pratique constamment et de sa propre expérience de l’écriture romanesque. Ses essais relèvent donc d’un work in progress, une écriture en gestation, et ne constituent pas un «traité» ou une étude scientifique de l’objet décrit[66]. C’est sans doute sa manière de remédier à la perte imposée par tout langage critique qui apporte «une grande lucidité, une conscience trop claire au cours du travail, […] assez dangereuses[67]». Elle opte donc pour une écriture plus poétique qui se rapproche de son style romanesque, comme l’a bien montré Ann Jefferson, selon qui les essais critiques de Sarraute reprennent des stratégies utilisées dans les romans afin d’éroder les différences génériques entre les deux types d’écriture: on retrouve en particulier dans le style de l’essai la mimique du dialogue, l’usage de l’ironie et le traitement de la métaphore[68].

Robbe-Grillet, lui, se nourrit de la réaction qu’a suscitée chez les critiques son oeuvre littéraire et journalistique. Ses essais penchent vers le discours agonique: ils empruntent la forme d’un discours persuasif dans lequel le débat d’idées est un combat[69]. C’est la nature polémique de son écriture essayistique, la reprise du discours des critiques aux remarques et aux reproches desquels il répond, qui autorisent l’introduction de métaphores, étranges dans un style qui se veut dénué de toute signification métaphysique, chez un auteur pour qui la chaise est «là avant d’être quelque chose», comme il nous le rappelle d’ailleurs tout au long de sa carrière.

Au-delà des contraintes génériques, une ressemblance stylistique s’instaure donc entre les écrits d’un même individu au détriment des similitudes qu’aurait pu imposer l’usage du même dispositif énonciatif par deux auteurs. Ainsi, les essais de Sarraute, constamment en quête des mouvements microscopiques de la conscience au-delà de la rigueur requise par la réflexion critique, penchent vers le littéraire. En revanche, le style hautement descriptif des romans de Robbe-Grillet et le style polémique qui caractérise ses chroniques provoquent des réactions qui, à leur tour, produisent des contre-réactions de la part de Robbe-Grillet, et qui sont la matière vivante de ses essais. Il s’avère que le style personnel domine la poétique essayistique de chacun des deux écrivains du nouveau roman. On comprend dès lors pourquoi, en lisant Robbe-Grillet après Sarraute, on a l’impression de passer d’une rhétorique des profondeurs à une rhétorique des surfaces, malgré la similitude des thématiques.