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Introduction

Le Québec vit, depuis le milieu des années 1990, des changements importants dans la prestation des soins de santé mentale. D’une part, on a assisté à ce qui est considéré comme une quatrième vague de désinstitutionnalisation ; les hôpitaux psychiatriques ont dirigé près de la moitié de leurs clients vers d’autres ressources. En effet, de 1995 à 2002, le nombre de lits en psychiatrie est passé de 6 000 à 3 496 (Vérificateur général du Québec, 2003). Or, les vagues précédentes auraient eu une certaine incidence sur le nombre de personnes ayant des troubles mentaux dans la communauté (Dorvil, Guttman, Ricard, et Villeneuve, 1997). D’autre part, devant les critiques concernant le manque d’intégration des services, on a récemment proposé de nouvelles façons de faire (Santé Canada, 2002) et, au Québec et ailleurs, on a fait des ajustements en créant des ressources plus intégrées pour les personnes ayant des troubles concomitants. Ainsi, on a vu naître à Montréal des ressources comme le Centre Dollard-Cormier, le Centre Cormier-Lafontaine, le Centre Foster et le programme Relais-Méthadone. De plus, le ministère de la Santé et des Services sociaux vient de proposer un Plan d’action (MSSS, 2005) qui vise à améliorer la continuité des services et leur accessibilité. Ainsi, le développement prioritaire de services de première ligne rapidement accessible pour toute la population est à la base de ce plan.

Or, les personnes itinérantes ayant des troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie représentent un groupe particulièrement vulnérable et ayant des besoins de services complexes (Drake, 1991, 1996 ; Folsom et coll., 2005 ; Kertesz et coll., 2005). En effet, comparativement à d’autres itinérants, ceux avec des troubles concomitants vivent plus dans la rue que dans des refuges, souffrent plus fréquemment de détresse psychologique, échangent des faveurs sexuelles pour de la nourriture et de l’argent, et ont plus de risque d’être arrêtés par la police et d’être incarcérés, d’être isolés de leur famille, et de vivre de la victimisation (Drake, 1996).

Les personnes itinérantes ayant des troubles concomitants se butent à plusieurs difficultés dans la réception de services adaptés à leur condition et à la multiplicité de leurs problèmes. Premièrement, autant aux États-Unis qu’au Canada, les services pour les personnes atteintes de troubles mentaux et ceux pour les personnes aux prises avec des troubles liés aux substances ont été développés de façon parallèle et, encore aujourd’hui, les deux systèmes de services ne présentent que peu d’interactions. Timko (2003) indique que ces systèmes diffèrent passablement. Chacun possède des mécanismes de financement et des méthodes de formation du personnel qui lui sont propres, et des philosophies d’intervention qui sont parfois opposées. Toutefois, malgré des tentatives pour créer des liens entre les deux systèmes traditionnels, une mauvaise coordination entre ces réseaux représente souvent une entrave majeure à l’accessibilité aux services pour les personnes ayant des troubles concomitants (Drake et coll., 2001).

Par ailleurs, le lien entre les personnes itinérantes et les services est plutôt complexe : certains facteurs sont associés aux personnes itinérantes elles-mêmes et d’autres aux professionnels qui dispensent les soins. Ainsi, on constate que les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux cherchent moins d’aide ou n’obtiennent pas de services en santé mentale. D’une part, elles sont méfiantes face à l’autorité et aux services et d’autre part, les troubles mentaux qu’elles présentent sont souvent compliqués par de la colère, du ressentiment et de l’aliénation engendrés par l’extrême pauvreté et l’isolement (Chafetz, 1990). Par ailleurs, les cliniciens deviennent sceptiques face aux chances de rétablissement des personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux. Ils trouvent souvent la situation de ces dernières misérable et se retirent défensivement en ne portant attention qu’aux conditions cliniques, soit les symptômes psychiatriques, qu’ils trouvent plus tolérables ou acceptables que la situation de vie globale dans laquelle se trouve la personne itinérante atteinte de troubles mentaux (Lamb et coll., 1992).

Définition et prévalence des troubles concomitants

Selon Santé Canada (2002), l’ensemble des troubles concomitants se rapporte aux personnes qui vivent une association de troubles mentaux, émotionnels et psychiatriques avec une consommation excessive d’alcool ou d’autres drogues psychoactives. Bien que l’expression de double diagnostic ait été largement utilisée, Santé Canada suggère que l’idée de concomitance est plus juste puisqu’elle rend compte du fait que l’on constate, comme il sera discuté plus loin, une pluralité de problèmes chez ces personnes, plutôt qu’une dualité. Dans cet article, l’expression troubles concomitants sera utilisée pour décrire la présence de troubles mentaux de l’axe I, tels les psychoses et les troubles affectifs, et de troubles liés aux substances (alcool ou drogue).

L’ampleur exacte des problèmes de santé mentale et de toxicomanie chez les personnes itinérantes demeure une source de controverse en raison de difficultés méthodologiques (manque de définition commune, difficultés de recrutement des sujets, mobilité de la clientèle, variété d’instruments de mesure) (Toro et coll., 1999b). Les recherches classiques des années 1980-1990 ont démontré des taux élevés de problèmes de santé physique, de troubles mentaux et d’abus de substances chez les personnes itinérantes (Fischer et Breakey, 1991). Fischer (1990), dans une recension d’écrits, estime qu’entre 3,6 et 26 % des personnes itinérantes souffrent de troubles concomitants avec alcool et entre 8 et 31 % de troubles concomitants avec substances. Les troubles liés aux substances ont été considérés comme les problèmes les plus prévalents au sein des personnes itinérantes, présents chez entre deux tiers et trois quarts des hommes itinérants et chez entre un quart et la moitié des femmes itinérantes. Quant aux troubles mentaux, jusqu’à la fin des années 1980, dans les études les plus rigoureuses, on établissait de manière constante qu’entre un tiers et la moitié des personnes itinérantes souffraient de troubles mentaux graves tels que les troubles affectifs (19 % à 30 %) et la schizophrénie (11 % à 17 %) (Koegel, Burnam, et Farr, 1988 ; Vernez, Burnam, McGlynn, Trude, et Mittman, 1988 ; Breakey, Fischer, Kramer, Nestadt, Romanoski et coll., 1989 ; Susser, Struening, et Conover, 1989).

Les études plus récentes ont tenté de préciser certains aspects reliés aux troubles concomitants. North, Eyrich, Pollio et Spitznagel (2004) ont comparé trois recherches populationnelles (1980, 1990 et 2000) et estiment par ailleurs que la proportion de troubles liés à l’alcool est restée plutôt stable chez les hommes, mais a beaucoup augmenté chez les femmes en vingt ans. La consommation de drogue aurait augmenté chez les deux sexes au cours de cette période. La proportion de personnes itinérantes ayant des troubles affectifs aurait augmenté significativement et les troubles de schizophrénie et les troubles de personnalité antisociale seraient restés stables au cours de ces vingt ans. Une étude de Folsom et coll. (2005) auprès de clients ayant des troubles mentaux sérieux estime que 15 % de ces personnes étaient itinérantes et que respectivement 55 %, 20 % et 25 % souffraient de troubles de schizophrénie, de troubles bipolaires et de dépression majeure. Soixante pour cent présentaient des troubles liés aux substances. Folsom et ses collègues (2002) avaient identifié précédemment que les troubles mentaux étaient plus fréquents chez les personnes itinérantes que dans la population en général. Ainsi, la schizophrénie serait environ dix fois plus fréquente chez les personnes itinérantes que dans la population générale. Lovisi (2003) a évalué la prévalence des troubles mentaux chez une population itinérante habitant dans des ressources d’hébergement au Brésil. Il ressort que 12 % souffraient de dépression majeure, 10,7 % de schizophrénie, 44 % d’abus ou de dépendance à l’alcool et 7,5 % d’abus ou dépendance à la drogue ; 66,5 % avaient l’un ou l’autre de ces problèmes. Kertez et coll. (2005) ont examiné la proportion de troubles mentaux et de toxicomanie lors de l’entrée de personnes itinérantes chroniques, itinérantes transitoires et ayant une résidence dans un programme de désintoxication. Les personnes itinérantes chroniques présentaient plus de troubles liés à l’alcool (55 % vs 36 % et 25 %) que les autres groupes, 40 % avaient fait des tentatives de suicide et 36 % souffraient de dépression majeure, bien que la différence avec les autres groupes ne soit pas significative. Au Canada, Goering (2005) estime que 46 % des personnes fréquentant des ressources pour personnes itinérantes souffraient de dépression majeure, 5,7 % de schizophrénie, 62 % d’abus ou de dépendance à l’alcool et 38,7 % d’abus ou dépendance à la drogue. Enfin, 75 % des personnes itinérantes ayant des troubles mentaux auraient aussi des troubles liés à l’abus de substances (Mood Disorders Society of Canada, 2005).

Toutefois, on ne possède pas de tels renseignements relativement à la situation des personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants au Québec. En 1991, Fournier (1991) estimait à 43 % la proportion d’itinérants de Montréal ayant eu un trouble mental au cours de leur vie, dont 9 % une schizophrénie, 4 % un trouble bipolaire et 25 % une dépression majeure ou une dysthymie.

Les services

Peu de recherches se sont penchées sur la question de l’utilisation des services par les personnes atteintes de troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie. Parmi celles-ci, Kushel, Perry, Bangsberg, Clark et Moss (2002) rapportent que 40 % des personnes itinérantes ont utilisé l’urgence au cours de la dernière année, ce qui est quatre fois plus que la moyenne américaine. Cependant les utilisateurs fréquents, qui comptent pour 8 % de cette population, représentaient la majorité du total des utilisations. Selon Hopper, Jost et Hay (1997) et Tsemberis (2004), une petite portion des personnes itinérantes utilise les salles d’urgence, les prisons et les services de courte durée de manière périodique et ne parvient jamais à se sortir de cette situation. Typiquement, ces personnes présentent des troubles mentaux (Sullivan, Burnam et Koegel, 2000 ; Tsemberis, 2004) auxquels s’ajoutent des troubles liés aux substances (Drake, McHugo et Clark, 1998 ; Johnson, Freels, Parsons et Vangeest, 1997 ; McCarthy, Argeriou, Huebner et Lubran, 1991).

Chez les non-itinérants, on a noté que les individus ayant des troubles concomitants sont hospitalisés plus fréquemment (Blanco-Perez, Blanco, et Grimaldi, 1996 ; Brady, Casto, et Lydiard, 1991 ; Reich et Himmelhoch, 1974), ont un début plus précoce de la maladie (Blanco-Perez, Blanco, et Grimaldi, 1996 ; Brady et coll., 1991 ; Reich et Himmelhochm, 1974 ; Sonne, Brady et Morton, 1994), et davantage d’épisodes caractérisés par une forte dépression, ou des épisodes mixtes de dépression et de manie (Sonne et coll., 1994 ; Keller, Lavori, et Coryell, 1986). Ces états de comorbidité peuvent retarder le rétablissement des épisodes affectifs (Keller et coll., 1986 ; Strakowski, Keck et McElroy, 1998) et sont susceptibles de mener à l’utilisation accrue des services de santé. Simon et Unützer (1999) ont rapporté que les services psychiatriques et ceux pour les troubles d’abus de substances ont compté pour 45 % des coûts totaux dans un groupe de 1 346 individus possédant une assurance-santé privée et ayant des troubles bipolaires. Dickey et Azeni (1996) ont constaté que les individus ayant une concomitance ont généré des coûts de traitement presque 60 % pour cent plus importants que ceux qui n’ont pas eu un désordre d’utilisation de substances (N=1,493). La différence de coût était due principalement à un plus grand nombre d’hospitalisations pour soins aigus.

Par ailleurs, une recherche récente sur l’utilisation des services par les personnes itinérantes (Kushel, Vittinghoff, et Haas, 2001) révèle que 62,8 % d’entre elles avaient reçu des services ambulatoires et, dans une analyse multivariée, que les personnes ayant trois problèmes de santé et plus avaient le plus de chance d’avoir recours à ce type de service, comparativement à celles n’ayant pas ces caractéristiques. Les auteurs rapportent aussi que 32,2 % avaient fréquenté une urgence au cours des douze derniers mois et qu’environ un quart des répondants (23 %) avaient été hospitalisés au cours de cette même période ; les individus avec des troubles mentaux et ceux avec des troubles concomitants présentaient une plus grande probabilité d’utiliser un département d’urgence ou d’être hospitalisés que ceux sans ces problèmes. Les personnes avec trois problèmes et plus présentaient un risque encore plus élevé. Salit, Kuhn, Hartz, Vu et Mosso (1998) rapportent de plus que les personnes itinérantes avec des troubles concomitants vivent plus d’hospitalisations, d’une durée plus longue que les non-itinérants, mais vivant dans un état de pauvreté. Les auteurs ont conclu que la durée d’hospitalisation était reliée à un manque de ressources d’hébergement dans la ville de New York.

Selon North et Smith (1993), chez les personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux, les services seraient sous-utilisés proportionnellement à leurs besoins. Fournier, Toupin, Ohayon et Caulet (1993) ont plutôt noté que les taux d’utilisation des services de santé mentale chez les sans-abri au cours de leur vie sont très élevés comparativement à la population en général, mais que ces taux chutent considérablement lorsque l’on s’attarde à l’utilisation relativement à une période plus récente. North et Smith (1993) rapportent qu’environ le quart de leur échantillon souffrait d’un trouble mental de l’axe I autre qu’un abus ou une dépendance à une substance et que la plupart de ces personnes avaient reçu une forme ou une autre de traitement au cours de leur vie. Ainsi, 85 % des personnes schizophrènes avaient reçu un traitement psychiatrique lors d’une hospitalisation et 63 % un traitement psychiatrique dans des services ambulatoires. Chez les personnes atteintes d’un trouble bipolaire, ces proportions sont respectivement de 74 % et 41 %. Toutefois, seulement un tiers des personnes dont la schizophrénie ou la manie était active au cours de la dernière année avaient reçu des traitements à cet effet au cours de cette période. Les personnes atteintes de dépression majeure avaient reçu moins de traitement que les personnes itinérantes ayant d’autres diagnostics psychiatriques. Selon Fournier et Mercier (1996), les urgences d’hôpitaux reçoivent la clientèle des personnes itinérantes en état d’intoxication aiguë. Sur la base de sa recension d’écrits, jusqu’à 30 % des personnes itinérantes vues à l’urgence auraient des problèmes médicaux (c.-à-d. psychiques ou psychiatriques) liés à l’alcool. Ces patients sont les plus mal perçus par le personnel médical et le plan de traitement consiste souvent à les retourner à la rue le plus rapidement possible.

Il ressort donc de ces recherches que l’on possède très peu d’information concernant les personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants et leur utilisation des services. En effet, peu d’articles ont été écrits relativement aux services qui sont offerts à cette clientèle et la majorité d’entre eux datent des grandes enquêtes, réalisées dans les années 1990 aux États-Unis. Au Québec, où l’on vit actuellement des changements dans l’organisation des soins de santé afin de mieux intégrer les services, il importe de mieux connaître l’utilisation des services des personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants.

Méthode

Échantillon

Les données utilisées sont tirées d’une enquête menée auprès de la clientèle qui utilise des ressources accueillant des personnes itinérantes dans les territoires de la Régie régionale de Montréal-Centre et de la Communauté urbaine de Québec (Fournier, 2001). Cette enquête inclut l’ensemble des personnes-jour ayant fréquenté, durant une période d’enquête de neuf mois, les centres d’hébergement (n=17), les soupes populaires (n=7) et les centres de jour (n=12) recevant des personnes itinérantes de ces régions en 1998-1999. Un échantillon aléatoire stratifié de personnes fréquentant les ressources a été établi en fonction d’un recensement préalable de toutes les personnes qui fréquentent les ressources pour personnes itinérantes de ces deux régions. Une pondération a été établie par l’Institut de la statistique du Québec afin de produire des estimations non biaisées par rapport au plan de sondage et à l’absence de répondants pour certaines journées (Fournier, 2001).

Au total, 1 168 personnes ont été approchées pour participer à l’entrevue ; de ce nombre 757 personnes ont accepté de participer. Aucune exclusion n’a été faite sur la base du statut résidentiel ; les personnes pouvaient être sans domicile fixe au moment de l’étude, l’avoir été dans le passé ou ne jamais l’avoir été. La plupart des personnes composant la population à l’étude sont des hommes, soit 85,6 %, près des deux tiers (63,2 %) ont été recrutés dans la ville de Montréal et la moyenne d’âge est de 39,8 ans. Trente-quatre pour cent des personnes interrogées étaient sans domicile fixe lors de l’entrevue et 43,5 % l’avaient déjà été au cours de leur vie. Au moment de l’enquête, 74,9 % étaient célibataires et la même proportion vivait de l’aide sociale.

Procédure d’enquête

Les entrevues ont été réalisées par 16 intervieweurs, qui ont été recrutés sur la base de leur expérience professionnelle en tant qu’intervieweur ou auprès de la clientèle visée, mais n’ayant aucune formation clinique particulière. Ils ont cependant reçu une formation de 50 heures, particulièrement pour le Diagnostic Interview Schedule. Cette formation incluait une partie théorique visant à expliquer les objectifs de l’enquête, les questionnaires et le déroulement, et des séances pratiques à l’aide de jeux de rôles.

Variables

En plus des variables sociodémographiques habituelles telles l’âge et le sexe, le statut domiciliaire a été catégorisé de la façon suivante : 1 = sans domicile fixe au moment de l’entrevue, 2 = sans domicile fixe antérieurement, mais pas au moment de l’entrevue, 3 = jamais été sans domicile fixe.

Les troubles mentaux identifient deux types de problèmes de l’axe I, soit les troubles psychotiques et la schizophrénie, d’une part, et les troubles affectifs tels la dépression majeure, la dysthymie et les troubles bipolaires d’autre part. Les troubles de l’axe II sont principalement ceux de personnalité antisociale, qui ont été mesurés systématiquement chez tous les sujets, et quelques troubles bipolaires identifiés par un psychiatre oeuvrant auprès des itinérants. Les troubles reliés à l’usage de substances incluent, tels que définis par le DSM-IV, les abus et dépendance à l’alcool et aux différentes drogues. Ces problèmes de même que les autres troubles mentaux étaient cotés : 0 = jamais de problèmes ; 1 = problèmes au cours de la dernière année ; 2 = problèmes antérieurs à la dernière année. La concomitance des troubles mentaux et de troubles reliés à l’usage de substances est définie par la présence des deux problèmes au cours de la même année.

L’utilisation des services inclut l’aide d’un professionnel pour les troubles mentaux (c.-à-d. prêtre, médecin généraliste, psychiatre, psychologue, travailleur social, infirmière ou autre professionnel de la santé) au moment de l’entrevue, de même que : l’utilisation d’une urgence psychiatrique, l’hospitalisation en psychiatrie, l’utilisation de psychothérapie, de programme de jour en santé mentale et de programme résidentiel, l’utilisation d’un traitement en toxicomanie, d’un centre de désintoxication et de groupes d’entraide (AA, NA, CA) : 0 = antérieur ou jamais ; 1 = au cours de la dernière année. L’utilisation de certaines combinaisons (ex. : professionnels et utilisation de l’urgence) de ces services au cours de la dernière année est aussi décrite.

Instruments

Santé mentale

Le Diagnostic Interview Schedule (DIS-IV ; Robins, Helzer, Croughan, et Ratcliff, 1981) a été employé pour identifier les troubles mentaux. Seules les sections suivantes de cet instrument ont été utilisées : schizophrénie, troubles schizophréniformes, trouble schizo-affectif, troubles affectifs (dépression majeure, dysthymie, hypomanie, manie, troubles bipolaires I et II), trouble de personnalité antisociale et jeu pathologique. Cet instrument ne nécessite pas que l’interviewer soit psychiatre ou clinicien. Il a été utilisé dans plusieurs enquêtes, dont une où environ 20 000 personnes ont été interrogées (Robins et coll., 1984) et d’autres menées auprès d’itinérants (Fischer et coll., 1985 ; Farr et coll., 1986 ; Fournier, 1991).

Troubles reliés à l’usage de substances

Le Composite International Diagnostic Interview Simplified (CIDIS ; Kovess et Fournier, 1990) a permis d’évaluer les troubles liés à la consommation de substances, soit les problèmes d’abus et de dépendance à l’alcool et aux drogues. Il s’agit d’une version simplifiée du CIDI (Composite International Diagnostic Interview), un instrument aux propriétés psychométriques connues. Nous avons utilisé la version la plus récente, permettant de tenir compte des critères du DSM-IV. Cette nouvelle version n’a pas été validée, mais la précédente, basée sur le DSM-III-R l’avait été (Kovess, Fournier, Lesage, Amiel-Lebigre, et Caria, 2001). L’accord inter-juges entre le CIDIS et un groupe de cliniciens s’est révélé bon pour les troubles liés à l’alcool (kappa=0,70) et passable pour ceux liés à la drogue (kappa=0,43). Cependant, pour cette dernière donnée, peu de sujets présentaient ce type de problème.

Utilisation des services

L’instrument pour mesurer l’utilisation des services de santé mentale est le même que celui utilisé par Fournier (1991) lors de l’enquête de 1988. Il comporte trois parties : la première porte sur les hospitalisations ; la deuxième sur d’autres formes de services (c.-à-d. urgence psychiatrique, psychothérapie, programmes de traitement de jour, programme résidentiel et consultation de professionnels) ; et la troisième sur différentes formes de traitement reçues à cause de problèmes de drogue ou d’alcool (c.-à-d. traitement en toxicomanie, séjour en centre de désintoxication et groupes d’entraide tels les AA, NA et CA). Ce questionnaire s’inspire largement de trois autres questionnaires utilisés avec des populations itinérantes, soit ceux de Farr, Koegel, et Burnam (1986), Morse et coll. (1985), et Roth, Bean, Lust et Saveanu (1985). Quelques items ont été ajoutés afin de mesurer les barrières à l’utilisation des services telles que la croyance que le problème se réglera par lui-même ou que la personne le réglera seule, le coût associé au service, la distance ou le temps nécessaire, etc. Cette section affiche un taux de non-réponse de 8,1 %. Les personnes ayant omis cette section présentent plus de troubles mentaux que les autres – 73 % vs 60 % de troubles de l’axe I à vie –, puisque ce questionnaire se situait vers la fin de l’entrevue. Il est cependant difficile de présumer de l’utilisation des services de santé mentale par ces personnes.

Analyses

Une première étape de vérification des données a été effectuée afin d’examiner les erreurs possibles, les données manquantes ou aberrantes. Par la suite, des tableaux croisés ont été réalisés et des chi-carrés ont été effectués. Ces analyses descriptives ont été réalisées à l’aide du logiciel SPSS pour Windows version 12.

Résultats

Le tableau 1 décrit la prévalence des troubles mentaux et ceux liés aux substances chez la population des personnes fréquentant les ressources pour itinérants. Il appert que plus de 60 % de cette population a souffert de troubles mentaux au cours de sa vie et environ les deux tiers ont eu des troubles liés aux substances. De plus, près de la moitié des itinérants a vécu des troubles mentaux au cours des douze mois précédant l’entrevue et une proportion semblable a démontré des troubles liés aux substances. Par ailleurs, on constate que le pourcentage de personnes itinérantes ayant vécu des problèmes de drogue ou d’alcool au cours de la dernière année (46 %) est moindre que celui relatif à ces problèmes pris individuellement (alcool : 32,5 % ; drogue : 30,4 %), ce qui indique que plusieurs personnes vivent ces deux types de problèmes. Enfin, près du tiers des personnes qui fréquentent les ressources pour personnes itinérantes présentent des troubles de l’axe II, bien que seul le trouble de personnalité antisociale ait été mesuré de façon systématique chez les répondants.

Tableau 1

Prévalence des troubles mentaux et des troubles liés aux substances chez les personnes itinérantes à vie et au cours de la dernière année (n = 757)

Prévalence des troubles mentaux et des troubles liés aux substances chez les personnes itinérantes à vie et au cours de la dernière année (n = 757)

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Le tableau 2 décrit la présence concomitante de troubles mentaux et des troubles reliés aux substances au cours de l’année ainsi qu’antérieurement à la dernière année, de même que la répartition des problèmes. D’abord, il ressort qu’environ 22 % des répondants ont vécu les deux types de problèmes au cours de la dernière année. Il est également possible de constater qu’au cours de la dernière année, la prévalence des problèmes en santé mentale uniquement s’élève à près de 16 % tandis que ceux reliés aux substances uniquement s’avèrent de l’ordre de 14 %. La concomitance apparaît ainsi prédominante comparativement à la présence seulement de troubles mentaux ou de troubles liés aux substances seulement. Enfin, il est possible de constater que près de 15 % des personnes fréquentant des ressources pour personnes itinérantes ne présentent aucun trouble mental ou relatif aux substances tant au cours de leur vie qu’au cours de la dernière année.

Tableau 2

Troubles mentaux selon les troubles liées aux substances et concomitance des problèmes à vie et au cours de la dernière année (n = 740)

Troubles mentaux selon les troubles liées aux substances et concomitance des problèmes à vie et au cours de la dernière année (n = 740)

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L’examen des principales données sociodémographiques (Tableau 3) en relation avec la présence de troubles concomitants, soit la présence de troubles mentaux et toxicomanie au cours de la dernière année, permet de constater que la concomitance est proportionnellement semblable chez les hommes (21,4 %) et les femmes (22,6 %), de même que pour les différents groupes d’âge (18-29 ans : 21,8 % ; 30-44 ans : 19,3 % ; 45 ans et plus : 24,4 %). Par contre, la concomitance varie significativement selon le statut résidentiel (Chi-carré = 20,7 ; dl = 2 ; p < 0,0005), les personnes n’ayant jamais été itinérantes (4,8 %) présentant nettement moins de troubles concomitants que celles l’ayant déjà été au cours de leur vie (22,7 %) et que celles l’étant actuellement (31,2 %).

Tableau 3

Caractéristiques sociodémographiques des personnes itinérantes ayant des troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie (n = 757)

Caractéristiques sociodémographiques des personnes itinérantes ayant des troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie (n = 757)
***

Chi-carré (2, n = 371) = 20,75, p < .00005

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Les tableaux 4 et 5 décrivent respectivement l’utilisation de services en santé mentale et en toxicomanie selon les divers types de diagnostics et de concomitance de problèmes. Il ressort (Tableau 4) que les personnes ayant eu des troubles concomitants ont utilisé les services de façon assez similaire à celles ayant eu seulement des troubles mentaux au cours de la même période, et ce, pour la plupart des services en santé mentale. Toutefois, pour l’ensemble des services en santé mentale, 56 % des personnes ayant des troubles concomitants les utilisent comparativement à 45 % de celles ayant des troubles mentaux et 23 % de celles ayant des troubles liés aux substances. Enfin, on note aussi que 23 % des personnes ayant eu seulement des troubles liés aux substances au cours de la dernière année ont utilisé des services en santé mentale au cours de cette même période.

Il en va de même pour les services relatifs aux troubles liés aux substances (Tableau 5). En effet, aucune différence significative n’a été constatée quant à l’utilisation des services en toxicomanie selon la concomitance des problèmes ou les troubles reliés aux substances. Les pourcentages d’utilisation pour les différents types de services (traitement en toxicomanie, centre de désintoxication et groupes d’entraide) s’avèrent comparables en regard des deux types de diagnostics. Par ailleurs, on retrouve le même phénomène que celui des services en santé mentale à l’effet que plusieurs personnes n’ayant pas eu de troubles liés aux substances au cours de la dernière année ont utilisé des services relatifs à ce problème. Enfin, notons que chez les personnes ayant des troubles concomitants, seulement 25,9 % (données non publiées) ont utilisé les deux types de services (santé mentale et toxicomanie) au cours de la dernière année.

Tableau 4

Utilisation des services de santé mentale au cours de la dernière année selon la concomitance des problèmes (n = 757)

Utilisation des services de santé mentale au cours de la dernière année selon la concomitance des problèmes (n = 757)

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Tableau 5

Utilisation des services liés aux substances au cours de la dernière année selon la concomitance des problèmes (n=740)

Utilisation des services liés aux substances au cours de la dernière année selon la concomitance des problèmes (n=740)

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Le tableau 6 présente des données relatives à l’appréciation des services utilisés. Ainsi, on constate que plus des deux tiers des personnes présentant des troubles concomitants ont trouvé utiles certains services la dernière fois qu’ils les ont utilisés. Les clients ayant fait séjour en centre spécialisé, en clinique ou ayant vécu une hospitalisation pour des troubles reliés à l’alcool ou à la drogue ont été relativement plus nombreux à avoir trouvé le service utile que ceux ayant participé à un groupe d’entraide pour les troubles liés aux substances. Par ailleurs, on a demandé à ceux qui avaient eu besoin de services en santé mentale au cours des six derniers mois et n’en avaient pas reçus quelle était, à leur avis, la raison principale pouvant expliquer cette absence de services. Il ressort que pour les personnes présentant des troubles concomitants, la principale raison invoquée est le fait que la personne pensait que le problème se réglerait de lui-même. Toutefois, les raisons mentionnées le plus fréquemment sont associées à des difficultés d’accès.

Tableau 6

Perception des services et raisons pour ne pas avoir reçu des services

Perception des services et raisons pour ne pas avoir reçu des services
1

Il a été demandé aux répondants qui avaient utilisé les services en question, s’ils avaient trouvé le service utile ou non la dernière fois qu’ils l’avaient utilisé.

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Discussion

Bien qu’ayant été menée en 1999, et que depuis plusieurs changements sont survenus dans le système de santé, cette étude constitue la plus grande enquête de santé réalisée auprès de la clientèle utilisant des ressources pour itinérants des régions de Montréal et de Québec. Elle se compare à ce qui se fait de mieux dans le domaine des enquêtes auprès d’itinérants (Fournier, 2001). Il ressort de cette étude sur l’utilisation des services par 757 personnes qui fréquentent les ressources pour personnes itinérantes qu’une proportion importante d’entre elles souffrent ou ont souffert de troubles mentaux, soit près de 60 %. De plus, il faut se souvenir que certaines pathologies, tels les troubles anxieux et les troubles de personnalité limite, n’ont pas été incluses dans l’enquête afin de limiter la durée de l’entrevue, qui était déjà fort longue. Ce fait est particulièrement important puisqu’il a été souligné que les troubles paniques auraient augmenté chez les personnes itinérantes (North et coll., 2004). Quant aux troubles de personnalité limite, s’il est reconnu que ces personnes utilisent souvent l’alcool et les drogues de façon imprévisible (Ekleberry, 2000), il a été souligné que l’on retrouve souvent des chevauchements de ce diagnostic avec d’autres troubles de l’axe I et de l’axe II. On peut donc croire que le pourcentage des troubles mentaux, déjà élevé, pourrait sous-estimer la prévalence de ces troubles chez les personnes qui fréquentent les ressources pour itinérants.

Cette proportion dépasse celles habituellement rapportées dans les études, qui se situent plutôt entre 28 % et 37 % (Fournier, 1996). De plus, lors d’une enquête semblable à celle menée dans la présente étude, et en utilisant la même définition de l’itinérance, Fournier (1991) estimait à 43 % cette proportion. Une partie de cet écart peut s’expliquer par des différences dans la méthode d’échantillonnage entre les deux études ou le fait que la présente étude a été réalisée dans les deux villes de Québec et de Montréal, au lieu de seulement à Montréal, comme en 1991. Bien que l’explication détaillée dépasse la portée du présent article, il reste que de telles proportions indiquent l’ampleur du problème de la maladie mentale chez les personnes itinérantes et la nécessité de trouver des solutions à cette situation.

Les résultats de la présente étude mettent en évidence l’ampleur du phénomène de la concomitance des troubles mentaux et de toxicomanie chez les personnes fréquentant les ressources pour itinérants, soit 22 % ; ce pourcentage se situe près de la limite supérieure des résultats obtenus par Fischer (1990) et dépasse les résultats obtenus par Drake (1991). Il importe que les personnes aux prises avec des troubles de personnalité ou des troubles liés aux substances puissent compter sur une équipe prête et désireuse d’intervenir auprès d’elles. À cet effet, Minkoff et Drake (1992) soulignent que ces personnes ne forment pas un groupe homogène ; ils parlent même de double hétérogénéité, soit celle d’itinérant et celle des troubles surajoutés. De plus, les personnes ayant les doubles diagnostics de troubles mentaux et de troubles liés aux substances ne se conforment pas au rôle de patient dans le système de désintoxication et dans celui du système psychiatrique ; Bachrach (1987) les considère comme inaptes au système (system misfits). Or, ce serait plutôt le système qui ne leur concède pas une place. La séparation entre les deux modalités de traitement, soit celle pour les personnes atteintes de troubles mentaux et celle pour les personnes aux prises avec des troubles liés aux substances, entraîne un sous-diagnostic de ces deux problèmes ; de plus, il semble que l’on donne des congés prématurés aux personnes atteintes (Bachrach, 1987).

On constate aussi que les personnes ayant des troubles concomitants n’utilisent pas plus les services de santé mentale ou ceux liés à la toxicomanie que les personnes n’ayant que le type de problème en question et ces taux d’utilisation de services restent très bas. En effet, lorsque l’on compare avec les résultats rapportés dans les études de Kushell et coll. (2001, 2002), à l’effet que 32 % des personnes itinérantes ayant des troubles concomitants avaient utilisé une urgence générale, on remarque que le pourcentage de 16,4 %, rapporté dans la présente étude, est particulièrement bas. Pourtant, dans notre étude, les personnes ayant utilisé des services les considèrent généralement comme utiles et les barrières décrites indiquent que les barrières reliées à la personne prédominent légèrement sur celles reliées aux services. Ces derniers résultats diffèrent de ceux de Rosenheck et Lam (1997) à l’effet que le fait de ne pas savoir où aller était la première barrière, suivi du temps d’attente et des complications ; ils diffèrent également des résultats de Kushell et coll. (2001) où le manque d’assurance constituait une barrière. Toutefois, il faut noter que dans notre étude le nombre de personnes ayant répondu à cette question était très faible.

Ces différences peuvent provenir de différences méthodologiques ou encore des caractéristiques des populations étudiées, puisqu’il a déjà été souligné que les résultats pouvaient varier de beaucoup dans les recherches auprès des itinérants en fonction de la définition qui est retenue (Fournier, 1996) ou des instruments utilisés (Toro et Warren, 1991). Il est possible que ces résultats témoignent, pour cette clientèle, d’une difficulté de recevoir des services hospitaliers. À cet effet, Thibodeau, Fortier et Campeau (1997) ont clairement décrit que très peu de personnes itinérantes sont prises en charge par les hôpitaux de garde pour itinérants et que ces hôpitaux tendent souvent à retourner le client à la rue sans aucune forme de suivi.

D’autre part, les personnes itinérantes ayant des troubles concomitants ont été peu nombreuses à utiliser des services en santé mentale et en toxicomanie au cours de l’année précédant l’entrevue de recherche. Ceci peut résulter du fait que, malgré les recommandations de Drake et coll. (2001), les services fonctionnent encore de manière séparée et que les services soient utilisés en fonction du problème le plus criant, laissant souvent le problème secondaire ou tertiaire non réglé. Toutefois, il faut se rappeler que l’enquête a été réalisée en 1999 et que depuis, certains changements ont été réalisés dans le réseau de la santé, tels que recommandés entre autres par Santé Canada (2002). Ainsi, des ressources ayant pour mission de prendre en charge les personnes ayant des problèmes concomitants ont été créées, tels le Centre Cormier-Lafontaine pour les troubles concomitants ou le programme Relais-Méthadone pour les troubles d’héroïnomanie et d’itinérance.

Cependant, ces ressources ne peuvent accueillir qu’un nombre limité de clients. Donc, parallèlement à ces initiatives d’intégration dite verticale des services, c’est-à-dire que l’intégration consiste à réunir les différents services sous un même toit, un principe qui a démontré une certaine efficacité aux États-Unis (Smith et coll., 1999) ; il faut améliorer l’intégration virtuelle ou horizontale des services. Cette dernière implique une structure entourant un ensemble de distributeurs de services et impose la coordination de leur action de manière à offrir des services diversifiés et continus à la clientèle visée. Fleury (2002) rapporte que l’intégration virtuelle, en tant que structure organisationnelle, est mieux adaptée à la complexité des systèmes de soins de santé, générant plus de flexibilité pour s’adapter aux besoins diversifiés de la clientèle. Drake (2001) insiste sur l’importance de l’intégration des services pour rencontrer les besoins des personnes itinérantes ayant des troubles concomitants. À cet effet, il propose que l’on mette sur pied des équipes de suivi intensif dans la communauté, ces équipes devraient être adaptées à la condition de ces personnes. Ainsi, Dixon, Krauss, Kernan, Lehman, et DeForge (1995) suggèrent que, contrairement au PACT (Program for Assertive Community Treatment) traditionnel où les clients restent dans le programme de façon permanente, plusieurs clients itinérants peuvent « graduer » vers une ressource plus « légère » lorsqu’ils sont plus stables. Certains auteurs américains ont démontré que les projets basés sur le PACT étaient plus efficaces pour améliorer la qualité de vie des personnes itinérantes atteintes de troubles mentaux, limiter leur hospitalisation, et améliorer leur gestion des symptômes et leur assiduité à la médication (Lehman, Dixon, Kernan, DeForge, et Postrado, 1997 ; Dixon, Weiden, Torres, et Lehman, 1997). De plus, cette approche présenterait un meilleur rapport coût-efficacité que la gestion de cas (Morse, Calsyn, Klinkenberg, Trusty, Gerber et coll., 1997 ; Wolff, Helminiak, Morse, Calsyn, Klinkenberg et coll., 1997).

Enfin, il faudrait aider ces personnes à se sortir de l’itinérance, donc à avoir un logement. « Avoir une adresse, c’est acquérir une identité sociale, c’est prendre part à l’aventure humaine. L’absence de logement constitue un premier pas vers la marginalisation : on n’existe nulle part, on n’est rien » (Brière, Chanard, Dorvil, et Morin, 2000). Ceci permettrait aussi de diminuer la proportion inquiétante de personnes ayant des troubles concomitants chez les personnes itinérantes. Or, les recherches récentes (Rosenheck, Kasprow, Frisman, Liu-Mares, 2003 ; Mares, Kasprow, et Rosenheck, 2004) ont indiqué que des logements supervisés, où sont offerts les services de santé mentale et de toxicomanie, représentent un excellent rapport coût-efficacité. De plus, Schutt, Weinstein, et Penk (2005) ont démontré que les personnes itinérantes présentant des troubles concomitants préféraient cette option à d’autres formules.

Limites

Cette recherche, effectuée dans les deux plus importantes régions urbaines du Québec, soit Montréal-Centre et la Communauté urbaine de Québec a été réalisée dans les ressources pour personnes itinérantes. La généralisation de ces résultats avec d’autres régions du Québec doit se faire avec prudence, puisque d’autres villes peuvent offrir des services différents de ceux de Montréal et de Québec, ce qui changerait la composition de l’échantillon. Par ailleurs, le choix de sélectionner des personnes itinérantes a été motivé par le fait que le recensement préalable avait indiqué qu’à peine 10 % des personnes itinérantes n’étaient pas rejointes par les ressources pour cette clientèle.

La constitution d’un échantillon pour une recherche sur l’itinérance représente un défi. Différentes recherches ont tenté de constituer des échantillons les plus représentatifs possible. Or, ceci est difficile, étant donné la situation même des personnes au coeur de la recherche. À cet effet, la présente étude se base sur un recensement préalable qui a évalué le nombre et la répartition des personnes itinérantes au cours d’une année. Ainsi, un échantillon aléatoire a été créé et, de plus, les données ont été pondérées afin de tenir compte de la population journalière fréquentant les ressources pour itinérants. On peut donc croire que l’échantillon retenu est aussi représentatif de la clientèle utilisant des ressources pour personnes itinérantes de ces deux villes qu’il est possible de l’être compte tenu que cette population est constamment en mouvement.

Il faut souligner le taux de non-réponse des sections portant sur l’utilisation des services en santé mentale, lesquelles sections étant situées vers la fin du questionnaire. Les diagnostics des répondants n’ayant pas complété le questionnaire ont été déduits par un psychiatre ou une équipe de chercheurs. Dans une autre recherche, ces sujets n’auraient probablement pas été inclus dans l’étude. Nous avons cru bon de les conserver afin d’obtenir un portrait le plus complet possible, du moins pour la partie descriptive. Bien qu’il soit probable que ces personnes présentent plus de troubles psychotiques que les autres répondants, les analyses démontrent que leur exclusion a un effet négligeable sur les résultats quant à leur utilisation des services (Fournier, 2001). Bref, on peut croire que l’échantillonnage de cette étude est parvenu raisonnablement à contourner les principaux obstacles inhérents à ce type de recherche.

Conclusion

Il ressort donc que les personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants de santé mentale et de toxicomanie utilisent très peu les services reliés à leurs problèmes et que les services, à la lumière de l’utilisation de cette clientèle, apparaissent plutôt séparés quant à ces deux problèmes. Certaines pistes de solutions tels les logements supervisés et les approches de type PACT devraient être mises de l’avant pour améliorer la qualité de vie de ces personnes. Enfin, les efforts d’intégration, tant verticale que virtuelle, des systèmes de santé mentale et de toxicomanie doivent se poursuivre afin d’améliorer l’accessibilité aux soins pour cette clientèle. À cet effet, le nouveau Plan d’action vise à une meilleure intégration des services, tout en offrant une plus grande accessibilité. Y aura-t-il une place pour les personnes itinérantes atteintes de troubles concomitants ?