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Avant-propos

L’équipe d’auteurs est constituée de thérapeutes et professionnels autochtones de même que de professionnels, et de psychologues non autochtones. Leur démarche est fondée sur une approche de la guérison sociale fondée en la complémentarité, d’une part, de la sagesse et des forces de guérison traditionnelles des collectivités et, d’autre part, des approches de psychothérapie moderne. La facilitation du cheminement vers le mieux-être des individus et des groupes autochtones, par le soutien psychologique clinique et communautaire, est au centre de leurs préoccupations. La notion d’empowerment est aussi centrale à leur démarche d’accompagnement orientée par et pour les communautés autochtones. Les lignes qui suivent sont le récit d’une rencontre entre la psychologie clinique et les forces traditionnelles innues dans la communauté de Nutashkuan. Les processus décrits dans cet article se sont échelonnés sur cinq ans et leur observation clinique permet d’en comprendre le fonctionnement et les particularités.

1. Introduction

L’expérience et la littérature nous enseignent que la colonisation est déterminante dans l’histoire des Autochtones du Canada. Pour la communauté innue de Nutashkuan, à l’instar d’autres communautés autochtones du Canada, le projet d’assimilation – conjugué aux autres formes d’oppression subies par les Autochtones – a engendré une incidence et une prévalence de troubles tant individuels que communautaires, qui sont plus élevées que celles rencontrées dans la société dominante. Le profil psychosocial des communautés autochtones demeure inquiétant et les liens entre cette situation contemporaine et leur passé troublant n’est plus à établir (Canada (a), Canada (b)).

Les Autochtones ont déjà identifié plusieurs problématiques qui marquent leurs communautés de façon redondante ou ponctuelle et ont soutenu que les traumatismes vécus dans le passé sont, pour une large part, à l’origine du malaise dans lequel évoluent leurs communautés. Face à ces arguments, l’État canadien a admis sa responsabilité à l’égard des Autochtones en 1996 par le biais des rapports émanant de la Commission royale d’enquête sur les peuples autochtones. Marquant le début d’un processus qui vise l’atteinte d’un respect mutuel entre l’État et les Autochtones et d’une réparation des torts causés à ces derniers, cette reconnaissance permit aux Autochtones d’accéder à un contexte politique et économique propice à leur mobilisation pour entamer leur propre guérison. Cela dit, la santé globale (physique psychologique et communautaire) des Autochtones du Canada demeure fort préoccupante et plusieurs situations échappent au contrôle des autorités publiques gouvernementales comme locales. L’accumulation d’échecs à l’issue de diverses tentatives classiques pour aborder et régler ces problématiques indique que la profondeur et la variété des blessures infligées aux Autochtones exigent des processus innovateurs pour une guérison durable et complète. L’espoir d’atteindre cet objectif ultime est par ailleurs nourri par le développement d’approches positives et culturellement adaptées en matière de guérison par lesquelles les communautés plongent dans leur passé pour mieux le dépasser. Le présent article vise à partager l’une de ces expériences qui, depuis 1998, contribue à construire, puis mettre à profit, divers outils pour appuyer la communauté de Nutashkuan dans son processus de guérison et lui permettre d’entrevoir un avenir qui soit affranchi des souffrances héritées du passé.

1.1. La santé et la guérison autochtone

Traditionnellement, Autochtones et non-Autochtones défendent des acceptions distinctes du concept de guérison. Conséquemment, les pratiques que chacun met de l’avant pour atteindre cet objectif diffèrent aussi largement. Une certaine perméabilité des cultures autochtones aux diverses influences extérieures et modernes explique cependant cette tendance à faire appel à la fois aux méthodes traditionnelles de guérison et aux approches de la médecine moderne. Si cette diversification des méthodes et des techniques de guérison du corps et de l’esprit caractérise l’histoire récente des Autochtones, elle a aussi provoqué diverses formes de résistances et d’oppositions à la pénétration d’approches thérapeutiques non autochtones. L’expérience nous indique que dans la communauté innue de Nutashkuan, ce sont particulièrement des aînés qui, forts des enseignements de la tradition, ont manifesté une méfiance face aux thérapeutes non autochtones et leurs méthodes modernes, fondées sur la science. Par ailleurs, les plus jeunes qui grandissent dans les réserves et qui sont éduqués à l’école ignorent souvent les méthodes traditionnelles promues par leurs aïeux. Cette situation a provoqué une période où la guérison sociale et individuelle fut laissée en suspens en raison d’une confusion sur les méthodes appropriées pour cette fin. Le débat généré autour de ces questions s’est récemment ouvert et, grâce à certaines initiatives communautaires, une collaboration s’est instaurée entre les défenseurs des procédés « traditionnels », d’une part, et « modernes », d’autre part. Il en résulte un processus de facture nouvelle, orienté vers la guérison.

Le projet Usseniun, signifiant « Vie nouvelle » en langue innue est né en 1999 dans la communauté de Nutashkuan, au Québec. Il est un exemple d’initiative communautaire qui a su rallier les forces du milieu autour de la guérison de chacun et de la communauté. Cette démarche originale met en lumière le degré d’implication des Autochtones, soucieux de trouver leur voie vers un mieux-être individuel, familial et communautaire en se réappropriant des pratiques traditionnelles. Avant de présenter plus en détail les diverses phases du projet de guérison de Nutashkuan, un bref survol historique s’avère nécessaire pour en situer l’origine.

2. Un peu d’histoire

2.1. Loi sur les Indiens

À la suite de la Révolution américaine et de la guerre d’Indépendance qui prit fin en 1781, les Britanniques en lutte contre les « insurgents » n’ont presque plus eu recours aux Autochtones pour défendre les intérêts de la couronne britannique (Canada 1996b). En revanche, les terres occupées par les populations indigènes en Amérique du Nord sont riches et la volonté d’en prendre possession constituera le point de départ du projet d’assimilation. Ainsi, au nom d’une intention annoncée de protéger les communautés autochtones, le gouvernement du Canada délogera tout de même peu à peu les Autochtones de leurs terres et les écartera de l’administration de leurs affaires. Cette attitude culminera avec la promulgation de la Loi sur les Indiens de 1876 (Canada (c) 1980).

Outre le fait qu’elle considère les Autochtones comme des citoyens d’âge mineur ou de second ordre, les articles 109 et 112 de cette loi prônent l’émancipation, c’est-à-dire l’affranchissement du statut d’Indien, pour les individus, mais aussi pour une communauté entière. Ainsi, les populations autochtones n’ont-elles comme choix que la tutelle permanente du gouvernement fédéral ou encore l’assimilation complète. Dans la foulée de la Loi sur les Indiens, de 1913 à 1932, l’assimilation devient le but avoué des Affaires indiennes du gouvernement fédéral canadien. Comme le souligne une déclaration émanant du gouvernement fédéral de 1920 : « Notre objectif est de poursuivre le travail jusqu’à ce qu’il n’y ait plus un seul Indien au Canada qui n’est pas été absorbé dans le corps politique et jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de question indienne ni de département des Affaires des Sauvages [...] ». (Leslie et Maguire, 1980)

La Commission royale sur les peuples autochtones relate et dénonce sans équivoque les fondements de cette politique d’assimilation :

«La politique d’assimilation se fondait sur quatre a priori déshumanisants (et incorrects) au sujet des autochtones et de leurs cultures :

  • C’étaient des peuples inférieurs.

  • Ils étaient incapables de se gouverner et les autorités coloniales étaient les mieux placées pour savoir comment protéger leurs intérêts et leur bien-être.

  • La relation spéciale fondée sur le respect et le partage que consacraient les traités était une anomalie historique qui n’avait plus sa raison d’être.

  • Les idées européennes de progrès et de développement étaient de toute évidence correctes et pouvaient être imposées aux autochtones sans tenir compte des autres valeurs, opinions ou droits qui pouvaient être les leurs. »

CANADA (a), 2005

2.2. Régime des pensionnats

Le régime des pensionnats, instauré au Canada dès 1892, fut l’outil central de cette politique d’assimilation. Comme le souligne toujours la Commission royale sur les peuples autochtones : « À la fin de leurs études dans les pensionnats, les enfants, après avoir été resocialisés et baignés dans les valeurs de la culture européenne, seraient les prototypes d’une magnifique métamorphose : le “sauvage” devenu civilisé, prêt à accepter ses privilèges et ses responsabilités de citoyen. » (MAINC (b)). Entre 1934 et 1962, six pensionnats voient le jour au Québec : deux en Terre crie, un en Terre algonquine, un chez les Attikameks et deux chez les Innus. Le dernier pensionnat fermera ses portes en 1980 (Ibid.). Ces véritables institutions de réforme ont laissé chez certains enfants des blessures empreintes d’abus, de sévices et de négligences d’ordre physique, psychologique, moral et sexuel. Toutes les populations touchées ont vécu des ruptures ; certains auteurs ont qualifié cette période noire de l’histoire autochtone de « génocide culturel » (Schissel et Wotherspoon, 2003 : 35).

Une illustration du cycle de la guérison

Une illustration du cycle de la guérison
Source : FADG

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En 1998, conscient de l’impact spécifique des pensionnats sur les communautés autochtones, le gouvernement accède aux demandes des peuples autochtones et consacre 350 millions de dollars à la mise sur pied de programmes de guérison communautaire pour les autochtones « qui ont souffert des séquelles laissées par les sévices physiques et sexuels subis dans les pensionnats » (FADG, 2005).

2.3. Fondation autochtone de guérison (FADG)

Le 30 mars 1998, et conséquemment à cette injection de fonds fédéraux, la Fondation autochtone de guérison est créée pour supporter les communautés autochtones dans leurs processus de guérison. Il s’agit d’un organisme autochtone indépendant, à but non lucratif, qui est issu de consultations du gouvernement canadien auprès des survivants des pensionnats et des organismes autochtones. Le rôle de la fondation est double. Il vise en premier lieu à faciliter la guérison des communautés autochtones, métisses et inuites à travers le Canada. Il vise en second lieu à créer un pont entre les Blancs et les Autochtones afin que ces derniers comprennent et s’approprient le processus de guérison. Sa mission, qui doit s’échelonner sur dix ans, est d’appuyer des projets communautaires qui tentent de remédier aux traumatismes intergénérationnels subis dans les pensionnats. Elle consiste aussi à répondre aux besoins de guérison de nombreux survivants, ainsi que de leur famille et leurs descendants (FADG, 2005). Peu après la création de la FADG, la communauté de Nutashkuan s’est mobilisée pour lui présenter un projet de guérison qui nécessitait un financement substantiel pour s’amorcer.

3. Nutashkuan et le défi de la guérison

3.1. La communauté innue de Nutashkuan et ses ressources pour la guérison sociale

Nutashkuan est une communauté innue située sur la Basse-Côte-Nord. Elle compte un peu plus de 800 habitants, dont 180 survivants des pensionnats. On estime que 60 % de la population a moins de 25 ans (CSSSPNQL, 2005).

Avant 1997, les services sociaux dispensés dans la communauté de Nutashkuan étaient assurés par un regroupement tribal innu, dont l’autorité décisionnelle était située en dehors de la communauté. Les ressources humaines en matière d’aide psychosociale se trouvaient donc, à cette époque, à l’extérieur de la communauté. En raison de divers facteurs sur lesquels on ne peut s’étendre ici, les problématiques comme la violence sociale et familiale, la consommation excessive de drogues et d’alcool et les comportements de délinquance gagnaient en importance. Notre expérience indique que les modèles de guérison ou de thérapie traditionnels qui étaient proposés par les aînés ont été progressivement mis à l’écart par les programmes fédéraux de soins qui privilégiaient des approches modernes et pragmatiques. Cette mise à l’écart a sans doute contribué à alimenter le doute dont les jeunes faisaient majoritairement preuve à l’égard de « la tradition » au profit de l’approche « moderne ». Dans ce contexte, une polarisation des conceptions de la guérison et des approches thérapeutiques s’est effectuée au sein de la population avec, d’une part, les défenseurs de la « tradition » et, d’autre part, les adeptes de l’approche « moderne ». Pendant que la communauté débattait de ces questions, ses membres qui vivaient des problématiques individuelles, familiales et sociales ne pouvaient bénéficier des soins et de support fondés sur une vision partagée et cohérente de la guérison. Cette situation ouvrit la voie à un mode d’intervention « à la pièce » au prix d’une approche plus globale, consciente du passé et adaptée culturellement.

Source : Secrétariat aux affaires autochtones du Québec

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Correspondant à une volonté d’autonomisation sur le plan de la santé et des services sociaux dispensés sur le territoire de la communauté de Nutashkuan, le conseil de bande effectua la prise en charge des services sociaux et d’aide à l’enfance et à la famille dès 1997. Les six mois qui suivirent ce mouvement important furent consacrés à une vaste discussion ouverte et communautaire concernant les défis que posait la co-existence, jusqu’alors difficile, des différentes alternatives thérapeutiques en place.

Une réflexion s’engagea alors entre les aînés, détenteurs du savoir thérapeutique « traditionnel », et les professionnels formés aux techniques « modernes ». Ce partage mit en évidence la nécessité pour la communauté d’aborder les problématiques qu’elle vivait dans une perspective large qui impliquerait l’ensemble de la communauté au processus de guérison. Notons que, jusqu’à cette récente étape d’ouverture, aucun lien entre les problématiques rencontrées dans la communauté de Nutashkuan et les séquelles du régime des pensionnats n’avait été envisagé. À la suite de cette période de rencontre et de partage, les responsables des services sociaux de Nutashkuan ont pris contact avec la Fondation autochtone de guérison. Il devint alors évident que les problématiques dont faisaient état les projets de guérison subventionnés par la fondation correspondaient étroitement aux problématiques rencontrées dans la communauté de Nutashkuan. Immédiatement, des liens de causalité, effectués automatiquement entre la consommation de drogue ou d’alcool et certains dysfonctionnements des individus, furent peu à peu révisés, bonifiés d’un recul historique, ce sur quoi nous reviendrons plus loin.

Ce premier contact avec la FADG motiva la formation d’un comité de six aînés, reconnus par les membres de la communauté comme étant détenteurs de culture et de sagesse. L’objectif poursuivi par ce comité était la constitution d’un projet de guérison s’adressant à la communauté de Nutashkuan et sa soumission à la FADG en vue d’obtenir un financement. Pour appuyer les aînés, une consultation s’est ensuite enclenchée entre les aînés, les survivants des pensionnats, les intervenants locaux et les psychologues. Le projet fut conçu, présenté et déposé à la FADG. Il consistait en un programme de thérapie communautaire de guérison devant se dérouler en forêt à raison de quatre fois par année, sur un territoire historiquement occupé par les Innus et leurs ancêtres.

3.2. Thérapies en forêt pour une guérison collective

Le projet intitulé Usseniun (Vie Nouvelle) fut donc déposé à la FADG en février 1999 et débuta en septembre de la même année avec un financement initial prévu pour deux ans. Un prolongement d’Usseniun, appelé Mamuitun (S’unir) a pris le relais en avril 2003, et ce, pour deux autres années. Par une approche innovatrice fondée sur la complémentarité entre les méthodes psychothérapeutiques contemporaines et divers modes de guérison « traditionnelle », ainsi que par le recueillement fraternel en forêt, le projet poursuit trois objectifs principaux. Le premier objectif est de permettre, d’une part, une exploration directe et en profondeur des douleurs présentes et passées associées aux sévices subis dans les pensionnats et à leurs répercussions intergénérationnelles. D’autre part, il vise à l’atteinte d’une prise de conscience des problèmes (abus de substances psychoactives, violences, déchirure du tissu communautaire, etc.) qui sont étroitement – mais non exclusivement – liés à ces douleurs. Le deuxième objectif est de faciliter une plus grande libération par la parole et le partage intime des émotions, sentiments et états d’esprit vécus. Le troisième objectif est de permettre la récupération d’un pouvoir d’être et d’agir qui soit sain pour chacun, de façon à mettre en place des actions correctrices et arrêter la transmission intergénérationnelle d’un héritage destructeur.

Pour répondre à ces objectifs, les intervenants des services de santé et des services sociaux tels que l’agent innu du Programme national de lutte contre l’abus d’alcool et de drogues chez les Autochtones (PNLAADA), le responsable innu en santé communautaire (RSC) de même que des praticiens, des travailleurs sociaux et des psychologues autochtones comme non autochtones sont engagés dans la réalisation, tout autant que les aînés et les ex-pensionnaires. La dynamique particulière créée par la multitude d’intervenants, le partage des rôles et des tâches de même que la mise en commun des stratégies d’intervention ont un effet important sur ce qui est convenu d’appeler, en termes cliniques, la relation thérapeute-patient. Dans ce projet, les « patients » contrôlent plusieurs des paramètres des thérapies et les « thérapeutes » s’investissent personnellement, commentent diverses situations sur la base d’expériences personnelles dans un moment de vie collective qui dure jusqu’à dix jours en forêt.

3.2.1. Problématiques visées et clientèle

Depuis le premier projet financé en 1999, environ 200 personnes ont participé aux thérapies en forêt. Le nombre de participants lors d’un séjour de thérapie peut varier de huit à soixante, mais la moyenne se situe, de manière générale, autour de vingt personnes. Chaque participant est libre de participer autant de fois qu’il le souhaite. En cas de contraintes techniques importantes, comme la difficulté et le prix du transport aérien sur les lieux du séjour très éloignés en forêt, la priorité est accordée aux personnes qui n’ont jamais participé aux thérapies. Dès les premières activités du projet, la période et le lieu de la thérapie ont été proposés par un comité d’aînés. Ce comité identifie les clientèles cibles et informe les professionnels des principales problématiques pendantes dans la communauté. La clientèle cible consiste en des groupes ouverts et hétérogènes et est composée d’adultes de tous les âges et des deux sexes. Cette clientèle invitée à prendre part aux thérapies est généralement accompagnée d’individus qui, au cours du temps, ont exprimé un désir spontané d’y participer. Notons parmi les clientèles cibles : les survivants des pensionnats, les couples, les hommes – souvent plus difficiles à sensibiliser –, les femmes, les jeunes ou encore les familles.

3.2.2. Déroulement

Quatre cycles d’expéditions en territoire ancestral ont lieu chaque année, soit en fonction de chaque saison. Les cycles se déroulent en trois étapes : la préparation de la thérapie en forêt, l’expédition thérapeutique en forêt et le suivi dans la communauté.

La préparation : un volet logistique et un volet clinique

La préparation des différents séjours en forêt est devenue, au fil du temps, l’étape la plus importante pour la réussite du séjour et des étapes subséquentes. Elle exige une préparation clinique et logistique rigoureuse, mais garante d’une certaine souplesse pour pallier les différents aléas et contretemps inhérents aux séjours en forêt. Sur le plan logistique, afin d’assurer le succès du projet et de chacun des cycles de thérapies, il est tout d’abord nécessaire de sensibiliser la population. Cette sensibilisation s’effectue par le biais de réunions d’information qui ont pour but d’expliquer le projet, le soutien de la FADG, ainsi que le déroulement global et les objectifs d’un séjour de thérapie en forêt. Souvent, des capsules radiophoniques prennent le relais aux réunions pour diffuser l’information de façon plus large au sein de la communauté. Lors des premières expériences de thérapies en forêt, les inscriptions étaient peu nombreuses. L’inconnu et le doute qui empêchaient l’inscription de plusieurs aux activités semblent avoir désormais cédé le pas à un engouement et une volonté d’implication importante, de sorte qu’aujourd’hui, la liste de participants est longue et l’opposition au projet au sein de la communauté demeure contenue.

Concernant le séjour lui-même, le lieu où se déroule la thérapie est choisi parmi les territoires ancestraux des Innus de Nutashkuan. Il est désigné par le comité qui veille à l’organisation du séjour. Sur cet aspect, l’organisation logistique s’attarde, entre autres, aux aspects relatifs à la sécurité : téléphone satellite, radio, etc. On planifie également l’établissement du campement, l’épicerie et l’organisation des repas, le voyage et bien sûr le recrutement des aides de camp et des cuisinières. Les aides de camp quittent la communauté à destination du lieu de séjour deux jours avant le début de la semaine de thérapie. Ceci leur alloue le temps nécessaire à l’établissement du campement. Ce dernier est composé des tentes pour les participants, de la tente cuisine et du shaputuan, chapiteau dans lequel se regroupe fréquemment l’ensemble des participants. Ce sont également les aides de camp qui ferment le campement une fois les participants partis.

La préparation clinique des cycles de thérapies comporte quant à elle deux volets distincts. Dans un premier temps, la préparation clinique du séjour en forêt consiste à sélectionner certaines thématiques, à définir la grille horaire des activités traditionnelles (chasse, pêche, récolte, rassemblements, etc.) et non traditionnelles (volet clinique des séjours en forêt), à préparer des ateliers, des stratégies d’intervention, des psychothérapies individuelles et de groupe, etc. Dans un second temps, la préparation porte plus précisément sur le client lui-même. Les personnes intéressées à participer aux cycles de thérapies sont invitées à s’inscrire au centre de santé et des services sociaux de la communauté. Il arrive cependant que certaines personnes soient dirigées à un psychologue ou un intervenant des services sociaux locaux. Le professionnel effectue, le cas échéant, l’ouverture du dossier, l’explication personnalisée de ce qu’est la psychothérapie, entame des discussions concernant les attentes du client, etc.

L’expédition thérapeutique en forêt

Les premiers jours du séjour en forêt sont axés sur la mise en train et le réveil des douleurs. Les jours suivants sont consacrés au travail de guérison et les derniers jours à l’action afin que les participants retournent dans la communauté avec un plan qui les aidera à faire face à certaines problématiques, à court, moyen et long terme (par un suivi dans la communauté). L’essence même de chaque journée intensive de thérapie communautaire en forêt consiste en l’assainissement global des individus. L’assainissement global implique l’assainissement du corps (par le respect du corps, la réappropriation de ses sensations et l’expérience d’un mode de vie sain associé à la vie en forêt) ; l’assainissement de l’esprit (par l’enseignement des aînés concernant le respect des forces de la nature et la restauration et la réappropriation de l’héritage de la cosmologie innue) ; l’assainissement du coeur (par le partage, sous la supervision des psychologues, des expériences traumatisantes vécues, des émotions qu’il faut consentir à partager en vue de la reconstruction de l’estime de soi et en relation bienveillante avec son entourage affectif immédiat) ; et l’assainissement de l’âme (par la place que prend la prière du matin et du soir, sous la supervision spirituelle des aînés et qui vise l’appel du courage et de l’humilité nécessaire au pardon et à la réconciliation profonde envers soi-même, sa famille et sa communauté).

Le séjour thérapeutique en forêt marie les activités et outils traditionnels innus et les outils contemporains des psychologues. La semaine, comme chaque journée, s’ouvre et se termine par un espace spirituel. La plupart du temps, les matinées et les débuts d’après-midi sont consacrés aux ateliers des professionnels. Lors de ceux-ci, différents outils thérapeutiques comme le génogramme, le psychodrame (Leutz, 1985 ; Widlöcher, 2003), le théâtre thérapeutique, les cercles de parole, les ateliers de relaxation sont utilisés selon les thématiques abordées et les clientèles. Des activités traditionnelles occupent le reste de l’après-midi. Ces dernières sont très variées et comprennent, selon les expéditions : l’enseignement des propriétés des herbes médicinales, la chasse, la pêche, le dépeçage, la cuisine locale et la confection de la bannique (pain autochtone traditionnel), la construction de canots ou de raquettes, les contes et légendes, l’histoire locale, les témoignages de la vie au pensionnat, etc. Les soirées sont diversifiées : cercle de parole, atelier de gestion du stress, contes et légendes, ateliers de thérapie, etc.

Le suivi

Les derniers jours de l’expédition sont consacrés à la préparation du retour dans la communauté. Il s’agit donc du développement d’une stratégie de suivi qui repose sur une approche orientée vers les solutions (O’Hanlon, 1995) pour chaque participant et s’appuie sur un plan concret, réaliste, accessible, précis, possible et simple (Pinard, 2001). Par ailleurs, dans un souci de reconnaissance et pour féliciter la démarche de chacun des participants, démarche qui peut constituer un point tournant dans la vie des participants, une réception menée par les pairs est tenue et des certificats sont remis aux participants.

Au retour de la thérapie, un suivi individualisé est offert au besoin, soit par un intervenant local, soit par des services de psychothérapie ou encore dans un centre de réadaptation lorsque le profil des participants l’exige sur le plan clinique. Le suivi vise à ce que les outils thérapeutiques présentés aux participants lors des séjours en forêt soient mis en oeuvre et se traduisent dans le quotidien personnel, familial et communautaire de chacun. Toujours dans la communauté, des rencontres de groupe, des cercles de parole ou encore le groupe de femmes constituent des ressources tout aussi importantes pour soutenir les participants qui en auraient besoin au sortir de l’expédition. Une formation d’aidants naturels est aussi en voie de prendre forme en parallèle des séjours en forêt. Conséquemment, la communauté de Nutashkuan disposera dans un avenir rapproché de plus de personnes ressources pour venir en aide aux individus qui en feraient la demande. Ceci demeure toutefois conditionnel à l’allocation de ressources financières et humaines suffisantes pour soutenir ces diverses initiatives, tant de la part des autorités locales que gouvernementales.

3.2.3. Résultats

Les Autochtones considèrent la santé comme « un état de bien-être à la fois psychologique et social qu’engendre et entretient, chez l’individu comme dans le groupe sociétal dont il fait partie, une démarche globale fondée sur l’harmonie, le respect mutuel et la fidélité à des valeurs essentielles partagées » (Petawabano, 1994). L’individu, fort des quatre dimensions de son existence (physique, mentale, émotionnelle et spirituelle), vit en interrelation avec sa famille, sa communauté et sa nation, comme le montre le cercle de santé des Autochtones.

Les cercle de santé des premières nations

Les cercle de santé des premières nations
(CSSSPNQL 2005)

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La vision autochtone de la santé nous incite à souligner et présenter certains impacts et résultats du projet selon trois dimensions : individuelle, familiale et communautaire, puis à l’échelle de la nation innue. Notons que si nous constatons de manière empirique une amélioration globale de la santé de la communauté de Nutashkuan pour une période correspondant à la durée totale du projet, il serait imprudent d’associer intégralement cette amélioration à l’existence même du projet. Par ailleurs, les observations générales et les impacts que nous constatons ouvrent des pistes pour explorer plus en profondeur le phénomène de co-création d’approches thérapeutiques, tout en posant des questions d’intérêt pour l’avenir de l’intervention psychosociale en communautés autochtones.

Impact individuel

L’un des effets importants des thérapies en forêt agit fort probablement sur l’estime de soi des participants. Une étude interne (Bériault, 2002) sur ce thème a été réalisée au cours du projet Usseniun et indiquait que l’estime de soi, sociale et personnelle, a augmenté chez les participants, en particulier chez les femmes. De même, la responsable des Services infirmiers du Centre de santé et de services sociaux de Nutashkuan rapportait qu’entre 1999 et 2002, période correspondant aux trois premières années du projet, les demandes de services en urgence pour des lésions corporelles ou des états d’anxiété consécutifs à la violence familiale sont passées de 110 à 15 par année. Elle note également une diminution de la consommation d’anxiolytiques et une baisse des demandes de services concernant la gestion du stress. Il semble donc qu’une prise en charge individuelle soit en progression.

Par ailleurs, les hommes et les femmes de la communauté semblent accorder davantage d’importance à la dimension corporelle. Dans le souci d’une meilleure santé physique, certains ont même créé un club de marche. D’autres ont cessé leur consommation d’alcool, d’autres encore se sont attardés à l’amélioration de leurs habitudes alimentaires afin de contrer le diabète qui sévit fortement en milieu autochtone.

Impact sur la famille et la communauté

L’un des impacts positifs des projets Usseniun et Mamuitun est l’esprit d’initiative qui émane de la communauté. Ceci a contribué, entre autres facteurs, à la naissance de nombreux projets à Nutashkuan depuis les dernières années. Parmi les initiatives les plus importantes, le regroupement des femmes innues au sein d’un comité nommé Kanikantet s’est organisé en OSBL et est devenu une structure distincte du conseil de bande. Sa mission est de venir en aide aux femmes. La maison des jeunes, les travailleurs de rue et le projet pour enrayer la criminalité auprès des jeunes sont d’autres réalisations concrètes qui mettent l’accent sur le désir d’amorcer des changements à partir des forces du milieu. Ces initiatives portent à penser qu’un processus d’empowerment se met graduellement en place dans la communauté (Dufort, 2001). Puisque la majorité des participants à ces initiatives sont en fait des ex-participants aux thérapies en forêt, peut-on prétendre que ces personnes ont trouvé non seulement le chemin de la guérison, mais qu’en plus, elles souhaitent aussi transmettre ces nouveaux acquis à leurs semblables et les soutenir dans leur démarche ?

Un autre exemple significatif du point de vue de l’amélioration de la santé communautaire est le programme Nakatueniman nituassim (« Je protège mon enfant »), une autre initiative locale financée par la FADG. Ce projet, réalisé en étroite collaboration avec le Centre de la petite enfance Uapukun de Nutashkuan, met l’accent sur la sécurité affective des enfants ainsi que sur les règles éducatives, l’autorité et les compétences parentales. Ce projet a vu le jour à la suite des thérapies en forêt et aux actions de prévention au cours desquelles les parents exprimaient le désir de comprendre davantage leurs enfants et les problématiques qu’ils vivent. La trame de cette demande se retrouvait dans le souhait de récupérer leur autorité parentale et d’instaurer l’harmonie familiale. Les parents sont en ce sens passés du constat de dysfonctionnement familial au désir d’action, de changements. Ce nouveau programme est donc accueilli avec enthousiasme et porte ses fruits. À titre d’exemple, une aide par les pairs est déjà offerte aux parents qui désirent améliorer leur capacité à superviser leurs enfants dans la réalisation de leurs devoirs scolaires.

Toujours en lien avec la famille, le nombre de signalements à la Direction de la protection de la jeunesse concernant les jeunes dans la communauté a radicalement diminué ces dernières années. Cette statistique positive peut également être associée aux divers ateliers concernant la violence familiale, les compétences parentales et l’harmonie qui sont offerts lors des séjours en forêt. Aussi, les hommes semblent accorder une importance grandissante à leur rôle de père qu’ils souhaitent affirmer, en particulier en termes d’éducation. D’ailleurs, certains pères ont récemment présenté une demande formelle auprès des autorités de la communauté pour pouvoir créer un groupe d’entraide pour hommes avec l’appui du Centre de santé et des services sociaux de Nutashkuan. Les hommes de la communauté s’entendent aussi pour affirmer que c’est lors des thérapies en forêt que « le rôle de père » fut abordé pour la première fois de manière concrète et constructive, dans une perspective de guérison sociale.

En somme, nous assistons à une mobilisation accrue des individus, tant au niveau communautaire que dans leur famille ou leur couple. Cette mobilisation met en exergue ce pouvoir d’agir, l’empowerment, qu’ils développent au quotidien en se donnant des lieux de bien-être. Elle permet aussi de renforcer leurs liens d’attachement générateurs d’une meilleure résilience, capacité de rebondir devant les épreuves et les traumatismes de la vie (Cyrulnik, 2003 ; Stout, 2003). Les quelques expériences relatées précédemment incitent aussi à entrevoir le groupe et l’engagement communautaire comme des assises solides permettant un développement de la résilience et constituant, pour les individus, un facteur de protection et un lieu d’attachement réparateur (Dufort, 2003). Il serait d’ailleurs important d’approfondir la compréhension de ce phénomène par l’exemple qui suit.

Au début du projet de thérapie en forêt, des rencontres cliniques avec les participants étaient nécessaires pour les motiver, mesurer leur intérêt et la pertinence de leur participation, mais aussi pour assurer leur suivi clinique tant lors des séjours qu’au retour des séjours. Aujourd’hui, un mécanisme d’autoprotection, de prise en charge local de nombreux cas de détresse psychologique s’est mis en place dans le processus de guérison et fonctionne si bien que le nombre de psychologues nécessaires à la supervision des séjours en forêt est passé de deux à un. Ce retrait progressif des psychologues rencontre l’un des objectifs généraux de cette démarche qui s’appuie sur l’affirmation des forces internes de la communauté, son empowerment.

Impact à l’échelle de la nation innue

Les impacts du projet tels que pressentis à Nutashkuan ont suscité, dans d’autres communautés innues, un intérêt pour effectuer un retour sur les traumatismes vécus et mettre en place leurs propres stratégies. En effet, le projet de thérapies en forêt, en réveillant les douleurs – et par là même les consciences – et en favorisant l’engagement des individus, a fait émerger ailleurs une sensibilité particulière à l’égard du passé et un désir d’explorer et de partager davantage le vécu. Par exemple, le colloque « Lumière sur l’héritage » a vu le jour dans la foulée du projet de Nutashkuan. À la suite de ce colloque qui réunissait pour la première fois au Québec les survivants du pensionnat de Maliotenam et leurs descendants de diverses communautés innues, le poids de l’histoire et son effet sur les maux qui pèsent sur plusieurs communautés furent envisagés et mis en contexte. La nécessité de se mobiliser pour trouver ensemble le chemin de la guérison représente la conclusion globale de cet événement, qui fut le catalyseur de plusieurs nouvelles initiatives communautaires. Six communautés de la Basse-Côte-Nord disposent aujourd’hui de projets, financés par la Fondation autochtone de guérison, qui correspondent à leurs caractéristiques. Même si ces projets présentent des similitudes avec celui de Nutashkuan, ils restent cependant originaux quant au cheminement proposé vers la guérison.

Outre les résultats globaux relatifs aux individus, aux familles, à la communauté et à la nation innue présentés auparavant, le projet de guérison particulier à Nutashkuan a eu des effets qui méritent une attention particulière, natamment en ce qui a trait à la perception de la consommation de drogues et d’alcool et la modification des relations entre Autochtones et non-Autochtones dans le cadre des projets.

Alcool, drogues et dépendances

Dès 1999, le comité des aînés qui avisait les responsables des services sociaux des problématiques les plus importantes à aborder dans le cadre des thérapies en forêt voyait en la relation entre Autochtones et non-Autochtones, les écoles, l’alcool et la toxicomanie les causes de l’ensemble des problématiques vécues dans la communauté de Nutashkuan. À plus forte raison, les deux derniers éléments, l’alcool et la toxicomanie, étaient reconnus comme étant à la source des maux individuels, familiaux et communautaires. Cela dit, les membres du comité et les personnes qu’ils ont consultées envisageaient un rapport de cause à effet direct entre la consommation excessive de drogues et d’alcool et les problèmes de Nutashkuan. Cette explication bénéficiait d’une acceptation générale très forte. Pour exprimer cela, on admettait par exemple que de « lâcher la bouteille », selon une expression locale, réglerait les problèmes intégralement. Graduellement, et grâce aux premières activités thérapeutiques qui abordaient cette question tout en l’inscrivant dans les thèmes chers à la FADG (traumatismes sexuels, psychologiques, violence, dimensions intergénérationnelles), l’abus de telles substances pouvait dorénavant être perçu comme étant lié à la réminiscence de souffrances, en fait comme l’une des conséquences d’un processus historique et non pas uniquement comme étant la source d’autres problèmes ou le simple choix d’individus.

À partir de ce point, le rapport des individus à la drogue et à l’alcool s’est modifié sensiblement au profit d’une permutation des paramètres des problématiques liées à la consommation. Perçue auparavant comme la cause des problèmes, la consommation de drogues et d’alcool fut graduellement considérée comme un effet, voire le corollaire d’autres traumatismes. Le geste même de la consommation, qu’on envisageait uniquement comme une fatalité à la source de tous les maux, est conséquemment devenu l’objet d’un processus de responsabilisation. Par ce processus, le « besoin de consommer », au sens d’une dépendance physique à l’alcool, fut peu à peu entrevu et narré dans les termes de besoins affectifs sous-jacents à l’histoire traumatique récente et passée des communautés. On a aussi estimé que la blessure de l’histoire marque de son sceau les générations les plus directement touchées, comme celle des ex-pensionnaires, mais aussi leurs descendants qui vivent eux aussi les traumatismes de leur société. Cette prise de conscience, au-delà de l’éclairage qu’elle porte sur l’héritage collectif, a aussi pour effet de mettre les consommateurs en position de force face à leurs problèmes individuels, familiaux et communautaires. Cette force provient de leur compréhension du geste de consommer comme s’inscrivant en continuité des souffrances héritées de l’histoire, et non comme la cause fondamentale des diverses problématiques sociales de la communauté, voire comme un marqueur indéfectible de l’identité innue. Graduellement, la consommation est donc devenue une dimension surmontable du vécu individuel et collectif.

La consommation de drogues et d’alcool – encore abordée aujourd’hui lors de séjours de thérapies en forêt –, comme toutes les autres problématiques, est une question dont le traitement est invariablement proposé par les participants au cours des activités de thérapie. D’autres questions importantes comme les abus sexuels, la violence familiale ou sociale, la gestion des émotions, la communication, la gestion du stress, l’estime de soi, la criminalité, la résolution de conflits, les compétences parentales furent aussi abordées en profondeur au cours des six dernières années, à travers les divers projets financés par la FADG jusqu’à maintenant. Comme c’est le cas pour la question de la consommation de drogues et d’alcool, l’origine, la place et l’impact de l’ensemble de ces problèmes ont été révisés au profit de considérations plus globales, faisant appel aux souvenirs d’un passé douloureux qui teintent toujours la vie quotidienne à Nutashkuan. C’est donc dire que l’ordre de priorité des problématiques a changé, la perception fondamentale des causes et des impacts de ces dernières s’est simultanément modifiée au fur et à mesure des différentes thérapies et cheminements individuels, familiaux et communautaires subséquents.

Autochtones et non-Autochtones : un pas de plus vers l’autre

Dans notre expérience du projet de Nutashkuan, nous avons aussi pu constater une évolution du degré d’ouverture entre Autochtones et non-Autochtones, colorée par un souci de partage et de complémentarité. Les mentalités et les attitudes des non-Autochtones envers les Autochtones – et vice-versa – évoluent depuis déjà quelques décennies vers plus de tolérance mutuelle. Cependant, chaque monde, autochtone comme non autochtone, a trouvé dans le projet un espace propice au changement, au respect et à la convivialité. Pour les thérapeutes non autochtones, l’expérience a permis d’acquérir une plus grande tolérance à l’ambiguïté, à l’insécurité et aux frustrations dans leur pratique. Le renouvellement de l’approche thérapeutique de ces derniers s’exprime dans un ensemble d’éléments, comme l’intégration d’histoires et de métaphores innues pour illustrer des concepts liés à la pratique de la psychothérapie et le partage de savoirs que cette méthode d’intervention implique.

L’application d’un regard plus engagé vers l’autre a donc permis la co-création de techniques et de méthodes d’intervention et de supervision basées sur la confiance et le respect mutuel. Cette expérience a placé les Autochtones et les non-Autochtones engagés dans les projets de thérapie en forêt dans une situation de co-vulnérabilité où chacun a dû faire un pas vers l’autre pour comprendre ses différences, en apprécier l’essence et enrichir sa vision du monde. Cette expérience se veut rafraîchissante dans un contexte où les relations entre Autochtones et non-Autochtones achoppent à bien des égards. Effectivement, les divers conflits liés au territoire ou à l’autonomie politique autochtone par exemple ralentissent le rapprochement entre Autochtones et non-Autochtones dans diverses autres sphères. Si le projet de guérison contribue à un certain rapprochement, son déploiement a aussi souffert de la distance, séparant les uns des autres, que l’histoire a créée.

Par ailleurs, entre Innus, un processus semblable de rapprochement fondé sur la tolérance s’est manifesté clairement. Par exemple, les aînés autochtones avaient auparavant tendance à reprocher aux jeunes leur mode de vie qu’ils jugeaient puéril et inadéquat. Aujourd’hui, les aînés font preuve d’une plus grande écoute, expriment le souhait de comprendre les jeunes et présentent une meilleure capacité pour accueillir la souffrance de l’autre. Les jeunes, quant à eux, expriment plus de reconnaissance envers les aînés, desquels ils reçoivent une attention désormais plus indulgente.

Conclusion

L’engagement grandissant des membres de la communauté dans le projet de thérapies en forêt, tant sur le plan du nombre de participants que de la qualité de leur implication, nous permet de souligner le succès de la démarche des thérapies en forêt. La participation des aînés et des ex-pensionnaires à la résolution de problématiques lourdes constitue, à notre avis, un progrès important pour la santé individuelle, familiale et communautaire des Innus. Étant donné que le projet et son déroulement sont élaborés par et pour les gens de la communauté et en fonction de leur histoire particulière, les méthodes thérapeutiques évoluent et s’adaptent au gré des priorités identifiées dans le milieu. De cette façon, le projet s’arrime à la vie et aux préoccupations individuelles et communautaires.

Dans cette optique, même s’il peut être imprudent de transférer intégralement l’approche développée à Nutashkuan dans une autre communauté, il demeure cependant pertinent d’adopter une démarche semblable dans d’autres contextes autochtones, à l’unique condition que les initiatives émanent des forces internes de ce milieu. Ce qui est important de comprendre de cette expérience – et c’est là l’un de ses intérêts fondamentaux –, c’est qu’il s’agit d’un processus de co-création entre divers individus soucieux d’accompagner les communautés dans la guérison sociale.

Notre évaluation de la réussite du projet est principalement inspirée par notre observation empirique des résultats. La démarche mériterait par ailleurs une évaluation plus systématique dans le cadre d’une recherche indépendante. En l’absence de cette évaluation externe, nous demeurons persuadés que les succès vécus à travers les projets sont générateurs d’espoir dans la vie d’individus et de familles vivant dans des communautés aux prises avec de lourdes et diverses problématiques sociales. Alors que la première expédition était confrontée à une résistance importante et ne comptait que huit participants, celle de mars 2005 rassemblait 140 participants venus spontanément sur le site de ressourcement. Sans soutien financier particulier, ces femmes et ces hommes sont venus en apportant une thématique qui leur est chère aujourd’hui : l’harmonie familiale et la paix sociale. Cette thématique comprend un souci pour le développement du bien-être, la sécurité et le respect. Autrefois préoccupés par la consommation excessive d’alcool et de drogues, les gens de Nutashkuan ont aujourd’hui à coeur de développer le bien-être et l’épanouissement de la famille et de la communauté. Les participants à cette dernière expérience ont clairement exprimé le souhait d’une poursuite du projet, d’une prise en charge autonome et du maintien du travail de psychothérapie en petits groupes. Il est effectivement primordial pour préserver cette vague d’espoir teintée de pouvoir d’agir, d’assurer la pérennité du projet afin que la communauté ne connaisse pas de ruptures, comme c’est trop souvent le cas en milieu autochtone. D’ailleurs, la Fondation autochtone de guérison a récemment fait savoir à la communauté que le projet de thérapie communautaire en forêt était prolongé pour les deux années à venir. Cette nouvelle est accueillie avec enthousiasme, comme un signe de reconnaissance de la pertinence et des réussites du projet.

Au-delà de l’apport important de la FADG, les bénéfices de ces projets pourraient perdurer grâce à des programmes intégrés de prévention en santé mentale, propres à la communauté de Nutashkuan. Ceci pose cependant le problème du financement des initiatives autochtones par les autorités ministérielles compétentes. L’injection de fonds, au-delà des programmes ponctuels, serait nécessaire au développement de ces programmes et témoignerait d’une véritable volonté politique d’accompagner les communautés vers leur autonomie en matière de santé et de services sociaux. De plus, un soutien des diverses initiatives émergentes renforcerait un réseau d’entraide indispensable à la guérison et permettrait le développement de nouvelles approches thérapeutiques intégrées et adaptées au traitement de divers traumatismes directement liés aux pensionnats indiens de même que d’autres maux qui les accompagnent ou qui en sont dérivés. Si la guérison prend sa source à l’intérieur de chaque individu, les organisateurs et participants à ce projet souhaitent qu’elle fasse son chemin au sein des familles pour ensuite rayonner dans toute la communauté et au-delà.