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Introduction

À l’heure actuelle, l’approche de réduction des méfaits (ARDM) est vue comme un bouleversement paradigmatique dans le champ de la régulation de la pratique psychotrope (Quirion, 2001), une alternative aux modèles existants (Erickson, 1993 ; Duncan, Nicholson, Clifford, Hawkins et Petosa, 1994 ; Marlatt, 1996 ; Fisher, 1995 ; Rozier et Vanasse, 2000), « une force révolutionnaire majeure » (Marlatt, 1996), « une rupture épidémiologique majeure » (Bibeau et Perrault, 1995 : 234).

En 1998, la politique fédérale de régulation de l’usage psychotrope se réclame d’être une approche de réduction des méfaits (RDM) (Stratégie canadienne antidrogue, 1998). Les stratégies de RDM trouvent donc un ancrage dans les décisions politiques concernant les drogues au Canada. Toutefois, certains auteurs relatent des problèmes inhérents à la conceptualisation propre de l’approche, ainsi qu’à l’institutionnalisation de ses pratiques. Par exemple, Brisson (1997) souligne un processus de définition et de conceptualisation qui ne fait pas l’unanimité au sein des partisans, signalant l’absence de consensus sur certaines dimensions au sein de l’approche. Les définitions minimales et maximales de Brisson (1997), les terminologies différentes utilisées en Europe et en Amérique du Nord (Brisson, 1997) et les divergences sur les mesures légales à entreprendre pour réduire les méfaits de la prohibition (Beauchesne, 2000 ; Brisson, 1997 ; Riley, 1996) en sont des exemples. Ce phénomène souligne alors la présence d’un continuum de définition et de conceptualisation qui permet la récupération de l’approche en construction, par certains acteurs ou certaines institutions, dans des mesures variables (Gillet et Brochu, soumis). Ces problèmes soulèvent alors un questionnement (une piste à explorer) sur le type de définition et de conceptualisation choisies et utilisées par le gouvernement fédéral dans son approche pour réduire les méfaits des drogues au Canada.

Selon plusieurs auteurs (Beauchesne, 2000 ; Brisson, 1997 ; Riley 1994), l’apparition du phénomène du sida, et son lien avec le partage de matériel d’injection pour l’usage de drogue, a été sans aucun doute le phénomène principal qui aura milité en faveur de l’approche de RDM et de son adoption politique. C’est ce qui lui a permis de s’émanciper et de devenir une approche reconnue et légitime dans le champ de la toxicomanie. Ce contexte a permis l’émergence de pratiques avérées comme les programmes de méthadone et d’échange de seringues. Toutefois, lors de l’institutionnalisation de ces pratiques, Quirion (2001) relate un glissement conceptuel de la notion de méfait au profit de celle de risque. Ce glissement conceptuel induit alors une approche qui vise à contrer les risques (transmission du VIH) que constituent certaines populations plutôt qu’à réduire les méfaits, envers eux-mêmes, de leurs comportements de consommation. Cette stigmatisation des usagers n’est pas sans rapport avec l’adoption croissante de la notion de méfait collectif, au détriment de celle de méfait individuel initialement instituée (Quirion, 2001). Il s’agit d’un lourd prix à payer pour les usagers qui deviennent alors responsables des problèmes sanitaires et sociaux (Quirion, 2001).

Ainsi, des stratégies tant prometteuses ne sont pas sans susciter des questionnements quand vient le temps de les institutionnaliser au sein d’une approche de régulation de l’usage psychotrope. Au regard de ces critiques, il devient pertinent de mieux étudier le contexte canadien pour évaluer la situation qui est la nôtre. Il s’agit alors de découvrir comment l’approche de RDM (ou ses stratégies) se conceptualise, depuis quand et par quels mécanismes institutionnels. Il importe également d’identifier les dangers et les limites de cette conceptualisation particulière. Si la RDM est considérée comme une approche sanitaire, voire de santé publique selon certains, et que les soins et les programmes de santé sont normalement de compétences provinciales, il devient intéressant et nécessaire de se questionner davantage sur les enjeux qui amènent le gouvernement fédéral à présenter sa Stratégie antidrogue comme étant une approche de RDM.

Méthodologie

Les buts et les objectifs

Le but de cette étude consiste à connaître et à comprendre la conceptualisation de la RDM au sein des objectifs et des priorités de l’État canadien (agenda politique). Pour ce faire, deux aspects seront étudiés, soit celui de la RDM et celui de l’agenda politique canadien. Les objectifs suivants seront visés :

  1. identifier la présence et la conceptualisation de la RDM au sein de l’agenda politique ;

  2. identifier le contexte d’institutionnalisation des pratiques de RDM au sein de l’État ;

  3. identifier la place qu’occupe la RDM (et plus largement la santé) au sein des priorités gouvernementales ; et

  4. identifier les limites et les enjeux de cette conceptualisation (analyse critique).

Ainsi, il ne s’agit pas tant d’évaluer l’efficacité des premières pratiques reconnues comme telles que d’analyser les mécanismes théoriques et pratiques d’institutionnalisation de ces actions au sein de l’agenda politique.

Le matériel empirique

Le matériel analysé est constitué des trois documents que sont les Stratégies canadiennes (ou nationales) antidrogue[1] (SCA, 1988, 1994 et 1998). Ces documents reflètent la position officielle du gouvernement sur la problématique des drogues et les interventions qui en découlent. L’étude de ce matériel constitue une analyse du discours fédéral qui permettra de comprendre les représentations et les conceptualisations théoriques sous-jacentes aux SCA. Cette démarche s’effectuera à l’aide de grilles d’analyse verticale (au sein des stratégies) et horizontale (entre les stratégies). Les SCA ont été choisies comme corpus empirique, car elles représentaient les seuls documents qui remplissaient trois conditions principales, soit (1) des documents comparables et de nature identique, (2) qui représentent le discours gouvernemental, et (3) qui s’échelonnent sur une période de temps suffisamment longue (plus de dix ans) depuis l’explosion des stratégies de RDM, dans les années 1980, jusqu’à maintenant.

Les grilles d’analyses

Les grilles d’analyses verticales permettent de faire une analyse interne des trois stratégies. Chacune permet d’atteindre simultanément la compréhension des deux aspects visés par cette étude (conceptualisation de la RDM et agenda politique) et de leurs objectifs inhérents. Toutefois, chaque grille renferme, par nature et au travers des thèmes utilisés, des dimensions prédominantes et spécifiques dans l’atteinte de cette compréhension.

La première grille verticale que l’on retrouve à l’annexe A permettra d’analyser la problématique (les causes, les comportements problématiques, les conséquences et l’ampleur) des drogues telle que vue et présentée par le gouvernement au sein des SCA. L’analyse de cette problématique permet de comprendre le cadre conceptuel et théorique de l’agenda politique auquel se rapporte le gouvernement pour justifier son action, mais aussi contribue à identifier la présence et la conceptualisation possible de la RDM grâce aux problématiques qui lui sont familières. La deuxième grille verticale permet d’analyser la stratégie d’action fédérale (le contexte, les buts et les objectifs, les principes de base, les fronts d’action, les priorités et les orientations futures). Il s’agit d’identifier l’approche paradigmatique utilisée (système philosophique, scientifique, moral, etc.), les politiques mises en place, les institutions et les mécanismes institutionnels en jeu, les stratégies utilisées et les actions entreprises, ainsi que le contexte de conception et d’adoption des SCA, soit les situations et les motivations politiques face au problème perçu. Tous ces éléments permettront d’identifier la présence éventuelle de la RDM et de comprendre sa conceptualisation, ainsi que l’agenda politique dans lequel elle s’inscrit. Une troisième grille verticale analyse le leadership ministériel (le ministère coordonnateur, la part relative des budgets selon les agences, l’identification globale de la problématique dans un discours propre à un ministère et l’importance relative d’une politique par rapport à une autre). Cette grille permet de comprendre le poids relatif des différents ministères dans la problématique étudiée et identifie comment est vue la problématique des drogues au Canada (en termes de santé, de sécurité, etc.). La quatrième grille verticale vise à identifier la présence et la conceptualisation de la RDM, entre autres la définition minimum de Brisson (1997), la notion de risque et de méfait, la rupture face aux modèles de l’abstinence, les pratiques reconnues et liées au phénomène du sida. Il s’agit donc de notre grille principale pour analyser l’existence de l’approche, puisque ces éléments sont des critères déterminants de l’appartenance conceptuelle au modèle de RDM (Gillet et Brochu, soumis). En résumé, l’analyse verticale permet de comprendre globalement chaque SCA, son schème conceptuel et son contexte, de même que l’agenda politique qui les accompagnent (c’est-à-dire les motivations des politiques institutionnelles). Les grilles d’analyse horizontale, quant à elles, permettent essentiellement de comparer les analyses verticales dans le temps pour comprendre leur évolution. Ainsi, chaque grille horizontale offre la possibilité d’une comparaison entre les trois SCA, et sur leurs dimensions propres (la problématique, la stratégie d’action fédérale, le leadership ministériel, ainsi que la présence et la conceptualisation de la RDM).

Analyse

Dans cette démarche, dans un but descriptif et pour la compréhension des lecteurs, il a été décidé de respecter la chronologie des Stratégies, de présenter les différentes composantes identifiées des SCA dans une forme la plus proche du discours gouvernemental.

1- Analyse verticale

Cette section vise à présenter l’analyse de la problématique, de la stratégie d’action fédérale, du leadership ministériel, de la présence et de la conceptualisation de la RDM dans chacune des SCA.

1-1 La SCA de 1987 : l’absence des stratégies de RDM

1-1-1 La problématique des drogues au Canada en 1987

La problématique constitue la vision globale du gouvernement fédéral concernant le problème des drogues au Canada. Il s’agit en quelque sorte du rationnel qui justifie l’action gouvernementale. Le gouvernement y expose donc les causes, les représentations comportementales, les conséquences et l’ampleur du problème de drogues au Canada. Ainsi, l’analyse de cette composante est importante tant pour identifier la présence et comprendre la conceptualisation de la RDM que pour identifier les bases théoriques et le rationnel derrière l’agenda politique.

Selon la SCA (1988), certaines causes – se divertir, réduire le niveau de stress ou d’anxiété ou encore échapper aux frustrations et aux défis que présente l’existence – entraînent un abus de drogues licites et illicites (comportements problématiques) qui constitue une réponse illégitime et non souhaitable quelles que soient les raisons ou les besoins à satisfaire. Il s’agit d’un problème grave et grandissant (ampleur) qui entraîne des torts personnels et sociaux (conséquences) ; ce sont les coûts des toxicomanies :

« Cause de blessures et de décès survenus dans les accidents de la route, il [l’abus] entraîne une baisse de productivité au travail et il représente un fardeau de plus en plus lourd pour nos services médicaux et juridiques, ainsi que pour les organismes chargés d’appliquer la loi. […] Qu’il s’agisse de la perte de potentiel humain, de la destruction de la santé physique et mentale, de la rupture des mariages et de l’éclatement des familles, ou de l’érosion de l’ordre social et de la paix dans les collectivités, ces pertes, directement ou indirectement, n’épargnent personne. L’abus des drogues est un problème de société dont les coûts humains et économiques sont inacceptables »

SCA, 1988 : 5

Ainsi, l’analyse du discours institutionnel peut être représentée à l’intérieur d’une chaîne causale (figure 1) qui illustre le problème des drogues au Canada.

Figure 1

La problématique des drogues au Canada en 1987

La problématique des drogues au Canada en 1987

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1-1-2 La stratégie d’action fédérale de 1987

La stratégie d’action fédérale représente le plan gouvernemental et les actions assujetties pour enrayer la problématique illustrée. L’analyse de cette composante va donc permettre d’illustrer la présence et la forme propre de la RDM comme stratégie d’action gouvernementale, mais aussi l’ensemble de la perspective fédérale et le contexte dans lequel elle se construit. Les buts et les objectifs, les principes de base, les fronts d’action, les priorités et les orientations futures, ainsi que le contexte général qui entoure ce plan seront présentés.

La problématique illustrée incite le gouvernement fédéral à « réprimer l’abus de l’alcool et des drogues »[2] afin que tous les Canadiens « vivent et travaillent dans un environnement sûr et sain »[3] (SCA, 1988 : 2). Avec le lancement de la SCA, « les Canadiens ont résolument fait un pas important en vue de préparer un avenir sans drogue »[4] (SCA, 1988 : 26). En l’occurrence, l’objectif général de la stratégie d’action fédérale est de « réduire, par une action équilibrée acceptable aux yeux des Canadiens, le tort fait aux individus, aux familles et aux collectivités par l’abus d’alcool et d’autres drogues » (SCA, 1988, 7).

Les principes de base renvoient à (1) une approche équilibrée de réduction de l’offre et de la demande, (2) axée sur le partenariat entre tous les secteurs impliqués (partage des expertises de chacun), (3) au sein d’une coordination nationale (leadership fédéral) qui a pour but de fournir un instrument de coopération (coordonner et renforcer l’expertise), car « seule la mobilisation d’une stratégie nationale coordonnée permettra d’apporter des solutions durables au problème d’alcool et de drogues » (SCA, 1988 : 8). Le paradigme central, qui représente et soutient l’efficacité de l’intervention, est représenté par l’apprentissage social et l’approche cognitive-comportementale puisque le présupposé fondamental (postulat) stipule que :

« les connaissances, les attitudes et les perceptions sociales sont les éléments clés pouvant permettre de modifier les comportements. Tous les Canadiens ont un rôle à jouer pour créer un climat général où l’abus de l’alcool et des drogues n’est plus acceptable : notre action peut faire changer les choses »

SCA, 1988 : 2

Les fronts d’action sont ceux de (1) l’éducation et de la prévention, (2) de l’application de la loi et du contrôle, (3) du traitement et de la réadaptation, (4) de l’information et de la recherche, (5) de la coopération internationale et de (6) la perspective nationale.

Les orientations futures ou priorités sont, au niveau des substances :

  • L’alcool qui est la substance la plus en cause dans les toxicomanies ;

  • Les tranquillisants et les sédatifs qui sont en 2e position parmi les substances les plus en cause dans les toxicomanies ;

  • Le cannabis qui est la drogue illicite la plus en usage ;

  • L’escalade du trafic de drogues illicites ;

  • L’abus de cocaïne à cause de sa production excessive dans les pays d’origine, du déclin de son prix et donc de l’augmentation de sa disponibilité ;

  • Les jeunes qui consomment moins de drogues de rue, mais qui font face à une surconsommation d’alcool les fins de semaine, une consommation de solvants, une consommation plus précoce, une polytoxicomanie, au potentiel d’action des drogues licites et illicites qui augmente.

Au niveau des populations, les priorités concernent les jeunes, leurs parents, les peuples autochtones, les détenus et les professionnels de la santé. Le contexte de la Stratégie est de répondre « au besoin clairement perçu d’une action stratégique coordonnée » et à la nécessité d’équilibrer l’action fédérale de réduction de l’offre par une action sur « les problèmes fondamentaux qui déterminent la demande d’alcool et d’autres drogues (réduction de la demande) » (SCA, 1988 : 7).

Ainsi, le discours institutionnel peut être représenté à l’intérieur d’un schéma récapitulatif, tel que présenté dans la figure 2.

Figure 2

La stratégie d’action fédérale de 1987

La stratégie d’action fédérale de 1987

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1-1-3 Le leadership ministériel en 1987

« Le ministère de la Santé nationale et du bien-être social est responsable de la Stratégie » (SCA, 1988 : 7), il occupe donc une position de leadership ministériel au sein de la SCA par rapport aux autres ministères. Selon le gouvernement, 70 % des budgets de la SCA (1988) sont alloués à la prévention et au traitement (pourtant des compétences provinciales) afin d’attaquer les problèmes fondamentaux qui déterminent la demande. Ce discours semble donc suggérer une vision davantage sanitaire et sociale, plutôt que légale et répressive, dans l’approche du gouvernement central. Toutefois, la répartition financière ne peut se baser que sur l’allocation financière dans le cadre de la Stratégie ; des sommes considérables étaient déjà fournies précédemment dans les différents ministères et ont été renouvelées, notamment en ce qui concerne les forces policières et la sécurité publique. Il faut donc évaluer l’ensemble des budgets pour l’année en cours, et non les seuls budgets de la SCA pour statuer sur cette dimension[5]. Le discours n’en est pas moins important pour autant : il fournit un message sur la vision adoptée (importance de la santé) dans le cadre de la Stratégie. En effet, un autre indice semble appuyer cette proposition :

« Jusqu’à présent, le gouvernement central a surtout axé son action dans ce domaine [toxicomanie] sur le contrôle de l’offre, par la surveillance, l’action policière, la saisie et la prévention du crime relié au trafic de drogues à titre d’exemples »

SCA, 1998 : 8

Le gouvernement décide donc de compenser l’accent sur la réduction de l’offre, par une démarche plus équilibrée qui porte aussi attention à la réduction de la demande.

1-1-4 Présence et conceptualisation de la RDM en 1987

La présence d’une définition minimum (Brisson, 1997) de la notion de méfait et de risque, d’une rupture face aux modèles traditionnels (abstinence et prohibition), ainsi que des pratiques reconnues liées au phénomène du sida sont autant d’indices de la présence ou non de l’approche de RDM.

La définition minimum et les notions de méfaits et de risques

Aucun processus de définition ou d’éléments conceptuels (risque et méfait) appartenant à l’approche n’a été identifié de façon explicite. Toutefois, un vocable apparent dans l’objectif de l’action gouvernementale, « la diminution des torts », pourrait s’apparenter, sémantiquement et conceptuellement, à la RDM. Il faut donc approfondir l’analyse dans la section suivante.

Le processus de rupture face aux modèles d’abstinence

Ce vocable apparent à la RDM n’est nullement accompagné d’une rupture concernant l’abstinence (pragmatisme). En effet, aucun discours explicite n’effectue cette rupture et, au contraire, l’abstinence est encore de mise et même largement présente dans le discours : « une vie productive sans drogue », « les drogues, pas besoin », « solution de rechange à la consommation », « non à l’alcool et aux drogues », « sport sans drogue », « vivre sans drogue », « résister à la consommation », « détourner des drogues » ou encore « un avenir sans drogue » sont autant de messages qui soulignent l’abstinence et l’idéal d’une société sans drogue (absence du pragmatisme) au sein de la SCA (1988 : 1-26). Cela est d’autant plus vrai pour les drogues illicites dont les problématiques sont illustrées sur le plan du simple usage alors qu’on parle de « surconsommation pour l’alcool » et de « mésusage ou de consommation immodérée » pour les médicaments (SCA, 1988 : 6 et 15), et il en est ainsi tout au long du document. Si le simple usage est contesté, alors seule l’abstinence est envisageable. Ce message est uniforme, tant dans le domaine de la santé que dans celui de l’application de la loi. Si la SCA veut diminuer les coûts de l’abus, il est clair que l’abstinence est la solution. De plus, avec une stratégie qui s’appelle Stratégie canadienne antidrogue[6], dont les deux mécanismes principaux ont pour but de diminuer la prévalence de l’usage (réduction de l’offre et de la demande), le message semble clair.

Aussi, aucune rupture quant à la prohibition et à la répression n’est effectuée. En effet, le texte ne traite nullement des méfaits de la prohibition, ni d’actions pour y remédier (humanisme). Au contraire, il semble plutôt que les organismes répressifs chargés d’appliquer les principes prohibitifs constituent des mécanismes légitimes (des moyens) de diminution des torts (l’objectif général) au sein d’une stratégie équilibrée :

« L’objectif général de Stratégie est de réduire, par une action équilibrée acceptable aux yeux des Canadiens, le tort fait aux individus, aux familles et aux collectivités par l’abus d’alcool et d’autres drogues. [...] Bien qu’une importante part (70 %) de ses ressources doit être consacrée à l’éducation, à la prévention et au traitement, la stratégie nationale antidrogue prévoit une approche équilibrée de lutte contre le problème d’alcool et de drogues. Elle procure aux organismes chargés de l’application des lois des moyens de lutte contre la distribution de drogues illicites (réduction de l’offre), tout en permettant d’attaquer les problèmes fondamentaux qui déterminent la demande d’alcool et d’autres drogues (réduction de la demande) »

SCA, 1987 : 7

Un élément important doit être souligné. Tout au long du document, le domaine de la santé (prévention, traitement et réadaptation) est associé à la réduction de la demande, tandis que les agences chargées d’appliquer la loi sont systématiquement affiliées à la réduction de l’offre (trafic). Cette perspective semble donc induire une séparation des compétences institutionnelles : la sécurité et ses agences pour le trafic, et la santé (prévention, traitement, réadaptation) pour les usagers. Cette séparation se base alors sur la nature et les activités principales des agences qui oeuvrent dans chacun des domaines[7].

Le phénomène du sida

Aucun lien avec le phénomène du sida n’apparaît au sein de la SCA, si ce n’est la mention d’un colloque ou sera traité « des questions comme le sida et l’abus de drogues » (SCA, 1988). Cette problématique semble donc présente à cette époque, mais nullement au sein de la SCA comme élément dynamique de la RDM ou comme priorité d’action. Puisque le phénomène du sida et l’usage de drogues par injection (UDI) sont des éléments importants de l’apparition de la RDM dans les années 1980 (Riley, 1994), l’absence de cette problématique dans le discours institutionnel explique peut-être l’absence de la RDM. Ou à l’inverse, l’absence de la RDM pour intervenir sur la problématique du sida explique peut-être le fait qu’elle ne soit pas traitée de façon plus conséquente. Une chose est sûre, sida, UDI et RDM ne sont pas présents, en 1987, dans l’agenda politique[8]. Toutefois, l’arrivée timide de la problématique du sida souligne certainement la présence à venir de la RDM puisque la littérature présente un fort lien entre les deux (Beauchesne, 2000 ; Brisson, 1997 ; Riley, 1994 ; Quirion, 2001).

Les pratiques reconnues

Nous n’identifions aucune pratique reconnue comme appartenant à l’approche de RDM (distribution de seringues, méthadone, outreach, etc.) et qui soit institutionnalisée au sein de la SCA. Toutefois, on y mentionne un projet de réévaluation des programmes de distribution de méthadone. Durant les années 1980, les directives fédérales sur l’usage de la méthadone demeurent strictes, sans réelle possibilité d’innovation (Brisson, 1997). Au Canada et au Québec, il faudra attendre le milieu de la décennie pour que de nouvelles initiatives voient le jour, dont le CRAN à Montréal en 1986. Ainsi, quelques actions locales sont bel et bien présentes durant cette période. Est-ce que l’objectif de réévaluation de la méthadone, dans un contexte où certaines pratiques s’installent, constituerait les prémices d’un processus d’institutionnalisation des pratiques de RDM ? Et pourquoi la méthadone en premier lieu plutôt que toute autre pratique ? Serait-elle une des pratiques les plus compatibles avec le schème d’abstinence fortement présent à cette époque ?

Pour conclure, certains éléments proches de la RDM ont aussi été identifiés dans la Stratégie : les conséquences de l’abus exprimées en termes de coûts et de torts, individuels et collectifs, au niveau social, économique, sanitaire et sécuritaire. Cette perspective souligne l’importance de l’identification des risques sociaux et collectifs qu’induisent certaines populations à partir des manifestations comportementales et des pratiques individuelles qu’elles exercent. Toutefois, la notion de méfait collectif ne constitue pas un critère déterminant de l’appartenance conceptuelle à l’approche (Gillet et Brochu, soumis)[9], alors qu’elle a été soulignée comme étant un élément déterminant dans le processus d’institutionnalisation des stratégies de RDM (Beauchesne, 2000 ; Brisson, 1997 ; Quirion, 2001). Quoi qu’il en soit, la présence de cette dimension au sein de la SCA confirme, à l’instar de Quirion (2001), que l’adhésion à ces principes de coûts collectifs (et de leur gestion) dans l’agenda politique constitue l’objet d’un paradigme plus vaste, qui dépasse le cadre strict de la RDM.

Ainsi, malgré l’absence de la RDM comme telle, l’idée de réduire les conséquences négatives (torts), et particulièrement au niveau collectif, étaient déjà des notions présentes en 1987. Mais il ne suffit pas de vouloir réduire les méfaits des drogues (but), il faut le faire à l’intérieur de stratégies reconnues (moyen) (Brisson, 1997 ; Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies – CCLAT, 1996 ; Hankins, 1997 ; Strang, 1993). Par conséquent, bien que certains secteurs d’intervention classique de RDM soient identifiés, tels que l’information et l’éducation, ils demeurent encore fortement associés à l’abstinence et aux mécanismes de la prohibition, de même que dépourvus de pratiques reconnues et liés au phénomène du sida. La RDM n’est donc pas présente comme stratégie d’intervention dans la régulation de l’usage psychotrope en 1987, malgré certaines proximités.

1-2 La SCA de 1992 : l’introduction d’un processus d’institutionnalisation des stratégies de « réduction des méfaits »

1-2-1 La problématique des drogues au Canada en 1992

Selon la SCA (1994)[10] :

« L’abus d’alcool et de drogues est au coeur de nombre des problèmes les plus critiques auxquels font face les Canadiens au cours des années 90. Ces problèmes incluent la violence familiale et l’éclatement de la famille, la propagation du sida par l’injection intraveineuse de drogues, les traumatismes et les décès sur les routes, l’influence de l’abus d’alcool et de drogues sur le milieu du travail, et la surconsommation de médicaments par les personnes âgées. Les effets de l’abus d’alcool et de drogues sont ressentis d’un bout à l’autre du Canada, de Terre-Neuve à la Colombie-Britannique »

SCA, 1994 : 5

Lors de cette deuxième phase de la SCA, on voit apparaître les notions familières à la RDM que sont le phénomène du sida et l’usage de drogues par injection (UDI). Cette apparition au sein de la problématique révèle donc de nouvelles préoccupations sociales ou de nouvelles orientations politiques. Pour le reste, la problématique est sensiblement la même puisqu’il s’agit du renouvellement de la deuxième phase de la SCA de 1987, et que seuls les changements importants, principalement dans la stratégie d’action fédérale, sont mentionnés au sein du document. Nous avons donc, par défaut, la même chaîne causale que dans la phase I (voir figure 1), avec de nouvelles conséquences exprimées (sida et UDI) qui s’avèrent proches des problématiques traitées par la RDM.

1-2-2 La stratégie d’action fédérale de 1992

Dans cette section, il s’agit de présenter les nouveaux éléments stratégiques propres à la phase II, puisqu’elle révèle certains changements parmi le renouvellement des grandes lignes de la SCA de 1987 (phase I).

« D’une démarche descendante à une démarche ascendante »

« Les collectivités assument la responsabilité de leur problème de drogue » (SCA, 1994 : 8). Cette démarche avait déjà commencé dans la phase I en subventionnant des projets communautaires où les collectivités diagnostiquent leurs problèmes et appliquent des solutions.

« Les nouveaux groupes cibles des activités de prévention et de traitement »

Dans la phase I, la stratégie ciblait les « 10-16 ans dont bon nombre ne faisaient pas usage de drogues » (SCA, 1994 : 8). Dans la phase II, il s’agit de poursuivre l’éducation et la prévention, mais en insistant « sur la formation des personnes actives auprès de ce groupe d’âge (professionnels de la santé, enseignants, conseillers des centres de traitements) » (SCA, 1994 : 8). En même temps, la stratégie veut toucher les jeunes qui sont difficiles à atteindre, soit les jeunes à risque et les jeunes de la rue. De plus, dans cette stratégie, une plus grande attention est accordée aux délinquants primaires et aux récidivistes en matière de conduite avec facultés affaiblies. Il s’agit aussi de continuer de donner accès aux programmes fructueux dans l’ensemble du pays. L’accent est mis aussi sur certains exclus du système, les adolescents et les femmes dans le domaine du traitement.

« La réaffirmation du bien-fondé d’une approche équilibrée – répression et contrôle »

Principalement, il s’agit d’adjoindre une fonction consultative des agences chargées d’appliquer la loi au sein du secrétariat. Cette « nouvelle importance stratégique accordée au secteur de la répression et du contrôle » a pour effet de « confirmer l’adoption d’une approche équilibrée » au Canada, puisque les éléments répressifs sont sensiblement les mêmes qu’à la phase I (SCA, 1994 : 9). « Une autre décision stratégique au niveau de la répression et du contrôle a été de créer, à titre expérimental, de nouvelles unités antidrogue spéciales mixtes » (SCA, 1994 : 9).

« Le maintien d’un profil international »

Il s’agit d’affirmer à l’Organisation des Nations Unies (ONU) le bien-fondé d’une approche équilibrée de diminution de l’offre et de la demande. Le Canada adhère aussi à la Commission interaméricaine de lutte contre l’abus des drogues (CICAD) qui se penche sur le trafic, la production, la distribution et la consommation de drogues, mais qui insiste surtout sur la réduction de la demande et la nécessité de collaborer avec d’autres organismes internationaux (comme l’ONU). Avec le Centre canadien de lutte contre l’alcoolisme et les toxicomanies (CCLAT)[11] et des experts internationaux, le gouvernement insiste aussi sur l’élaboration d’un modèle permettant d’évaluer les coûts sociaux et économiques de l’abus, ce qui permettra de comparer ses performances avec celles d’autres pays.

« La réalisation de recherche de portée nationale »

La Stratégie accordera une importance renouvelée à la recherche. Déjà, lors de la première phase, une enquête nationale sur la consommation de drogue a été entreprise. Pour la première fois, une comparaison des problèmes entre les provinces était possible. La Stratégie a « également permis des recherches ciblées sur les personnes âgées, les femmes et les autochtones qui ont rendu plus faciles d’autres comparaisons à l’intérieur du pays » (SCA, 1994 : 9).

« Façons de documenter les réussites de la SCA »

Auparavant, l’évaluation de la Stratégie portait surtout sur le processus et sur ses résultats. Maintenant, à la suite des recommandations du Bureau du contrôleur général, l’évaluation est davantage axée sur l’incidence des programmes et des activités.

Le contexte d’élaboration de la phase II est représenté par un désir de renouveler et de modifier la SCA initiale, afin de renforcer et d’améliorer les programmes de lutte contre les drogues au Canada. Le regroupement de programmes distincts en un système unique est fait « dans le but de tirer le plus grand parti des efforts déployés par tous les paliers du gouvernement, toutes les organisations non gouvernementales et les groupes de citoyens » et a pour fonction de favoriser et coordonner (institutionnaliser et répandre) les programmes de lutte contre l’abus de drogues dans les trois secteurs d’intervention traditionnels : la prévention, le traitement, ainsi que la répression et le contrôle (SCA, 1994 : 5).

Ainsi, malgré quelques modifications survenues dans la phase II, l’action gouvernementale présente principalement le même modèle d’action générale (voir figure 3).

Figure 3

La stratégie d’action fédérale de 1992

La stratégie d’action fédérale de 1992

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1-2-3 Le leadership ministériel en 1992

Ce système unique et coordonné doit être conçu dans l’idée qu’au Canada, « l’usage abusif de drogues est reconnu comme un problème de santé » (SCA, 1992 : 28). « C’est pour cette raison que Santé Canada est responsable de la Stratégie » et qu’il s’est retrouvé dans le rôle du ministère directeur de la Stratégie (SCA, 1994 : 28). « Le rôle directeur de Santé Canada dans la Stratégie canadienne antidrogue découle de son mandat qui consiste à favoriser et à protéger la santé des Canadiens » (SCA, 1994 : 28). Ce discours appuie donc une position de leadership occupée par Santé Canada parmi les autres ministères concernés par la problématique des drogues au sein du gouvernement fédéral où l’on considère la toxicomanie davantage comme un problème de santé que de criminalité. Une autre déclaration soutient cette proposition :

« Au cours des quatre premières années de la phase I, la coordination dépendait surtout des intérêts des programmes. Toutefois, en 1991, le gouvernement a confié au Secrétariat nouvellement établi le mandat de coordonner la Stratégie »

SCA, 1994 : 11

Ce nouveau secrétariat de la SCA loge et appartient à Santé Canada. Il constitue « le centre névralgique de la stratégie », « l’âme et la conscience de la stratégie » (SCA, 1994 : 11 et 12). Il devient évident que Santé Canada occupe une position de leadership ministériel au sein de la SCA, et donc dans la régulation psychotrope fédérale en général.

1-2-4 Présence et conceptualisation de la RDM

Lors de la phase II, nous pouvons noter l’arrivée de nouvelles problématiques qui n’étaient pas mentionnées auparavant. Par exemple, il est fait mention à trois reprises du lien entre sida et UDI, signe d’une préoccupation grandissante de cette problématique dans l’agenda politique de l’époque mais dont les programmes ne seront financés que par la Stratégie canadienne sur le VIH/sida. De plus, le document annonce l’arrivée de la touche finale concernant les programmes de prescription de la méthadone. Hormis ces éléments, il n’existe rien de plus conséquent qui pourrait illustrer une approche de RDM au sein de la stratégie. En effet, on ne signale toujours pas de rupture explicite (discours) face à l’abstinence et à la prohibition. Si le phénomène du sida semble présent, il ne constitue pas une préoccupation centrale dans les objectifs de l’État, et n’est pas associé à une démarche d’institutionnalisation des pratiques de RDM. Aucun processus de définition assujetti à l’approche ou à ses concepts clés (humanisme, pragmatisme) n’est effectué. Toutefois, lorsque l’on analyse attentivement le rôle du CCLAT exposé dans la SCA, de nombreux éléments en rapport avec la RDM se font sentir. En effet, un rôle de coordination et de direction de tous les éléments qui visent à réduire les méfaits causés par l’abus d’alcool et de drogues, la production d’un document sur l’échange de seringues, une ébauche sur des approches innovatrices de la RDM, un autre document sur la consommation modérée d’alcool, puis le parrainage d’une conférence internationale sur la RDM et un atelier national sur le VIH, l’alcool et les drogues, sont autant d’éléments qui présentent le lien le plus fort avec l’approche de RDM dans l’ensemble du document. Le CCLAT a été introduit dans la phase I et déjà, dans la phase II, on note des éléments de RDM assez importants qui lui sont associés. Il semble donc constituer un moteur important pour l’introduction et l’émancipation des stratégies de RDM au niveau fédéral, un outil d’institutionnalisation des stratégies au sein de l’agenda politique canadien. Si, durant la phase II, nous ne pouvons entrevoir une quelconque présence de l’approche de RDM comme stratégie d’intervention dans la régulation de l’usage psychotrope, en revanche il semble se dessiner, par l’arrivée et le rôle du CCLAT, une préoccupation croissante par rapport à l’UDI, le sida et certaines pratiques reconnues (méthadone), une démarche d’implantation ou d’institutionnalisation des stratégies de RDM au sein de l’agenda politique.

1-3 La SCA de 1998 : l’assise des stratégies de RDM

1-3-1 La problématique des drogues au Canada en 1998

Dans la SCA de 1998 (phase III), les causes sont « les facteurs sous-jacents de l’abus d’alcool et de drogues » et « les déterminants de la santé » (SCA, 1998 : 3 et 5). Il s’agit en fait de la notion de « facteur de risque »[12]. Les manifestations comportementales concernent les problèmes associés à l’abus de l’alcool et des autres drogues, la production et le trafic de drogues illicites (comportements problématiques). Les conséquences renvoient aux méfaits physiques, psychologiques, sociaux et économiques de l’abus qui sont néfastes pour les personnes, les familles et les communautés. L’ampleur est mondiale puisque « les drogues touchent tous les pays du monde » (SCA, 1998 : 2). D’emblée, la notion de méfait semble illustrer un vocable appartenant à l’approche de RDM dès la problématique. Quoi qu’il en soit, la figure 4 illustre la chaîne causale de la problématique des drogues au Canada.

Figure 4

La problématique des drogues au Canada en 1998

La problématique des drogues au Canada en 1998

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1-3-2 La stratégie d’action fédérale de 1998

Les buts et les objectifs de la SCA s’illustrent par le discours suivant :

« Le but à long terme de la Stratégie canadienne antidrogue est de réduire les méfaits associés à l’alcool et aux autres drogues chez les individus, les familles et les communautés. Parce que l’abus d’alcool et des autres drogues est d’abord une question de santé plutôt qu’une question d’application de la loi, on est d’avis que la réduction des méfaits qui en résultent constitue une intervention réaliste, pragmatique et humaine par opposition à des efforts ne visant que la réduction de la consommation de drogues »

SCA, 1998 : 5

« Le gouvernement du Canada croit que la réduction des méfaits associés à l’alcool et aux autres drogues se fait au moyen de cinq buts et des objectifs qui en découlent » (SCA, 1998 : 5) :

  1. réduire la demande de la drogue : prévention chez les jeunes sur les risques des drogues illicites ;

  2. réduire la mortalité et la morbidité : diminuer la consommation à haut risque des drogues licites et illicites ;

  3. améliorer l’efficacité et la disponibilité des renseignements et des interventions : trouver et promouvoir des pratiques efficaces dans la prévention, le traitement et la réadaptation ;

  4. réduire le stock de drogues illicites disponibles et la rentabilité du trafic : diminuer les importations et la disponibilité dans la rue, ainsi que les profits des activités illégales ;

  5. réduire les coûts de l’abus pour la société canadienne.

Les principes de base renvoient au fait qu’il faut un équilibre entre la réduction de l’approvisionnement et la réduction de la demande, une action concertée au niveau national et international afin de réduire la demande, l’approvisionnement illicite et le trafic. Pour ce faire, il faut un partenariat multisectoriel pour rassembler l’expertise et les compétences de chacun, ainsi qu’une collaboration solide entre les secteurs de la santé et de l’application de la loi. Les postulats présentés renvoient à la loi de l’effet de Zinberg (1984) qui stipule que l’expérience psychotrope est déterminée par l’interaction entre l’individu, la substance et le contexte. Plus précisément, selon la SCA, pour une intervention individuelle efficace, il faut être sensible :

  • Aux questions de sexe, de culture et d’étapes de vie ;

  • À la participation des groupes cibles au cours de la recherche, la planification, l’élaboration et la réalisation des programmes ;

  • Aux besoins des usagers dans la prévention, le traitement et la réadaptation ;

  • Aux déterminants de la santé et des facteurs sous-jacents de l’abus ;

  • À la nécessité d’un cadre législatif approprié et complet ;

  • À la nécessité de reconnaître que la prévention est l’approche la plus rentable ;

  • À la nécessité de viser les échelons supérieurs et les produits de la criminalité dans la réduction de l’approvisionnement.

Les fronts d’action sont ceux (1) du développement de la recherche et des connaissances, (2) de la diffusion des connaissances, (3) des programmes de prévention, (4) des programmes de traitement et de réadaptation, (5) des lois, de l’application et du contrôle, (6) de la coordination nationale et (7) de la coopération internationale.

Les orientations futures et les priorités sont :

  • La réduction des méfaits et ses nouvelles formes de traitement ;

  • La reconnaissance de ce qui a été efficace et l’évaluation des meilleures pratiques ;

  • Les besoins des jeunes et des jeunes adultes qui doivent être pris en compte ;

  • L’UDI et le VIH, les décès par surdose et la facilitation de l’accès à la méthadone ;

  • Le mauvais usage et l’usage abusif de médicaments chez les aînés.

Le contexte de la SCA est de maintenir les actions et le leadership fédéral acquis dans les deux stratégies précédentes, mais au regard de la situation actuelle : celle-ci se traduit par une diminution du taux d’abus d’alcool et de drogues (mais dont les méfaits sont encore importants), et par une augmentation considérable de l’usage de drogues chez les jeunes. La propagation du VIH chez les UDI et l’usage de médicaments chez les aînés sont une préoccupation majeure. Selon la SCA de 1998, la situation par rapport aux drogues change continuellement. Il faut donc réévaluer constamment les interventions de réduction de la demande et de l’offre afin de s’assurer qu’elles sont toujours pertinentes et appropriées.

Dans ce discours, on retrouve d’emblée des caractéristiques essentielles traduisant la présence de l’approche de RDM : la notion de méfait telle qu’elle est exprimée par les problèmes associés à l’abus, des éléments conceptuels comme l’humanisme et le pragmatisme dans l’annonce d’une rupture face à l’abstinence et à la prohibition. Mais aussi la présence de la problématique du sida, de l’UDI et de pratiques reconnues.

Figure 5

La stratégie d’action fédérale de 1998

La stratégie d’action fédérale de 1998

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1-3-3 Le leadership ministériel en 1998

Le fait que la problématique des drogues soit perçue avant tout comme un problème de santé plutôt que d’application de la loi, le maintien du secrétariat de la SCA au sein de Santé Canada et son rôle de ministère directeur de la SCA sont autant de signes du leadership ministériel de Santé Canada (et de la santé) au dépend de celui du ministère du Solliciteur général (la sécurité) dans la problématique des drogues au Canada.

1-3-4 Conceptualisation de la RDM

Bien évidemment, nous avons de nombreux éléments de RDM. En effet, le discours fédéral signale une rupture explicite face à l’abstinence et à la prohibition, ainsi qu’un processus de définition (avec toutefois des dimensions qui relèvent de la définition maximum, donc non consensuelle au sein de l’approche) autour des concepts clés de l’approche (humanisme, pragmatisme). Nous retrouvons aussi un lien explicite avec le phénomène du sida ainsi que des pratiques reconnues comme appartenant à l’approche de RDM (échange de seringues, méthadone, etc.). La RDM est donc bel et bien présente dans le discours en 1998.

Tel qu’il a été pressenti dans la phase II, nous assistons ici à l’institutionnalisation de la RDM et de ses pratiques dans l’agenda politique fédéral. En effet, tous les éléments de RDM, comme ils ont été identifiés dans la grille d’analyse, sont présents dans le discours de la SCA. Le CCLAT est reconnu comme le mécanisme institutionnel principal dans l’adoption et l’introduction des politiques de RDM[13]. Il est défini comme un partenaire important dont le rôle s’oriente indéniablement vers des objectifs de RDM (SCA, 1994), « une organisation autonome à but non lucratif […] dont la composition du conseil reflétera les objectifs de réduction de l’offre et de la demande de la Stratégie nationale antidrogue » (SCA, 1988 : 25). Ainsi, il constitue un vecteur important pour l’institutionnalisation de la RDM, qui doit refléter, dans la composition de son conseil, les objectifs de réduction de la demande et de l’offre. Toutefois, et pour mieux saisir le processus d’institutionnalisation des pratiques et de l’approche de RDM, il restera à comprendre en quoi et comment l’introduction de la RDM s’insère dans la logique progressive instaurée depuis le début de l’apparition des SCA. La poursuite de l’analyse horizontale nous fournira certainement ces renseignements.

2- Analyse horizontale

2-1 Évolution de la problématique

2-1-1 Les causes
De causes existentielles à sociales

Dans la SCA de 1987, les causes de l’abus sont davantage énoncées en termes existentiel que social, car elles sont liées à la condition humaine en général. En effet, l’usage et l’abus sont énoncés comme des conséquences des problèmes de l’humanité : se divertir, diminuer le stress et l’anxiété, ou faire face aux défis reliés à l’existence. Les causes sont donc centrées sur l’individu en tant qu’être humain, mais ne ciblent personne en particulier ou, du moins, visent tout le monde dans son humanité (tout le monde est à risque). Dans la SCA de 1998, phase III (SCA, 1998), les causes de l’abus sont énoncées comme étant les « déterminants de la santé et les facteurs sous-jacents de l’abus » (SCA, 1998 : 3). Il s’agit de la notion de facteur de risque. La particularité de cette dimension étant d’identifier et de cibler des conditions sociales, des populations ou des comportements particuliers plus à risque de développer un problème d’usage ou d’abus. Ici, les causes sont donc centrées sur l’individu en tant qu’être social et ciblent particulièrement des groupes sociaux à risque. Certains auteurs parlent alors de discrimination positive (Castel, 1995). Il s’agit donc d’un certain changement dans la conceptualisation de la problématique de l’abus entre la phase I et III : le rationnel passe de causes existentielles à des causes sociales.

2-1-2 Les comportements problématiques
Des problèmes d’abus aux problèmes associés à l’abus

Tandis que dans la phase I, les comportements problématiques concernent « l’abus de drogues et d’alcool », ceux de la phase III sont représentés par « les problèmes associés à l’abus ». Il peut donc s’agir des problèmes tant en amont (les risques de l’usage) qu’en aval (les conséquences de l’usage) de la consommation de psychotropes et surtout de la consommation abusive. Cette terminologie nouvelle illustre que l’abus n’est plus tant le problème que les risques ou les conséquences qui l’entourent. Il s’agit d’une nouveauté au sein de la problématique certainement apportée par l’arrivée de la RDM, l’inclusion du continuum d’intervention préventive (notion de risque et de méfait) (Brisson, 1997).

La nouveauté de la production et du trafic au sein de la problématique

Une autre nouveauté de la phase III consiste en l’ajout du trafic et de la production de drogues illicites dans les comportements problématiques. En effet, lors de la phase I, le trafic et la production sont bel et bien visés dans le plan gouvernemental, mais dans la stratégie d’action fédérale. Ils sont donc des éléments en lien avec l’abus, mais ne constituent que des objectifs d’intervention pour réduire celui-ci. Les introduire au niveau de la problématique lors de la phase III, en tant que comportements problématiques, leur confère un rôle certain : ils constituent des cibles visées par la RDM. Celle-ci constitue donc une approche qui permet de diminuer la prévalence de l’usage par la diminution de l’offre, et ce, malgré la rupture annoncée face au modèle de la prohibition et de l’abstinence.

2-1-3 Les conséquences
La constance des conséquences individuelles et collectives

Il demeure, tout au long des documents (SCA, 1988, 1994 et 1998), une certaine constance dans l’annonce des conséquences de l’abus en termes individuel et social. Il s’agit de la reconnaissance que les problèmes d’alcool et de drogues ont un impact individuel, mais aussi collectif sur plusieurs dimensions, soit sur les aspects sanitaires, sécuritaires, économiques et sociaux. Ainsi, l’analyse horizontale révèle une constance dans le rationnel de la problématique qui entrevoit un problème individuel et collectif sur plusieurs aspects liés à l’abus.

2-1-4 L’ampleur
D’une ampleur nationale à mondiale

La phase I de la SCA révèle une ampleur sociale, grandissante, réelle et grave. La phase III, quant à elle, souligne que le problème des drogues touche tous les pays du monde. Depuis la phase I jusqu’à la phase III, l’ampleur du problème semble se diriger vers une vison plus large et internationale du problème. S’il ne s’agit pas tant de dire que le problème s’accroît entre la phase I et III, il s’agit alors de préciser que le problème est grand, très grand puisqu’à l’échelle planétaire. L’analyse horizontale souligne alors l’idée contemporaine largement véhiculée de « village global », de mondialisation et d’interdépendance entre les nations.

2-2 Évolution de la stratégie d’action fédérale

2-2-1 Les buts et les objectifs
De la diminution de l’usage à la diminution de ses méfaits

Tandis que dans la phase I de la SCA, le but de la stratégie d’action fédérale vise la diminution de l’usage (un avenir sans drogue), la phase III consiste à en réduire les méfaits associés. Toutefois, et puisque les deux ne sont pas antagonistes (Brisson, 1997 ; Riley ; 1994). Il est bien précisé dans la phase III que la RDM « constitue une intervention réaliste, pragmatique et humaine par opposition à des efforts ne visant que la réduction de la consommation de drogues » (SCA, 1998 : 5). Ainsi, la diminution de l’usage n’est pas écartée pour autant, mais elle ne constitue pas le but prioritaire de la Stratégie. Un changement, à prime à bord, qui induit une coupure avec la notion d’abstinence.

Des objectifs de plus en plus précis

En 1987 et en 1992, les objectifs des SCA consistent à diminuer les torts et réprimer l’abus (notamment par la réduction de l’offre et de la demande). En 1998, la SCA illustre cinq objectifs particuliers (voir section 1-3-2). La particularité de ce changement est de présenter des objectifs qui sont de moins en moins abstraits, et donc de plus en plus mesurables. Il s’agit certainement d’une réponse aux recommandations du Cabinet et du Bureau du contrôleur général mentionnées dans la SCA de 1992 (SCA, 1994, voir p. 44).

2-2-2 Les principes de base
La constance des principes de base

Tout au long des différents documents, nous pouvons constater le maintien de certains concepts clés, les principes de base de la stratégie d’action fédérale. En effet, la nécessité d’avoir une stratégie équilibrée de réduction de l’offre et de la demande, dans une démarche coordonnée à l’échelle nationale et en partenariat multisectoriel sont les constantes, en plus du postulat cognitif-comportemental qui demeure de la phase I à la phase III.

Certaines nouveautés

La nouveauté, dans la phase III, sera de spécifier qu’il faut tenir compte de nombreux facteurs (loi de l’effet et facteurs de risque) et de la participation des usagers pour une intervention individuelle efficace. Aussi, la prévention est l’intervention la plus rentable, dans un cadre législatif complet et approprié. Enfin, on y mentionne la nécessité de viser les échelons supérieurs des organisations criminelles dans la répression du trafic. Ainsi, l’analyse horizontale souligne une certaine constance dans le plan gouvernemental et dans son action sous-jacente, un maintien des mécanismes institutionnels et des postulats qui l’accompagnent, avec un accent toutefois sur l’importance de la prévention, des facteurs de risque et des déterminants de la santé dans un cadre législatif adapté.

2-2-3 Les fronts d’action
La constance des fronts d’action

De la phase I à la phase III de la SCA, nous constatons, globalement, un certain maintien des fronts d’action de la Stratégie. En effet, les grands domaines que sont la prévention, l’information, le traitement, l’application de la loi et le contrôle, la perspective nationale et internationale demeurent. Toutefois, une certaine réorganisation intervient, notamment par la plus grande importance attribuée à la recherche et au transfert de ses résultats. Déjà, dans la phase II, l’importance renouvelée de la recherche était mentionnée, notamment à travers des études de portée nationale et la comparaison des problèmes entre les provinces. Aussi, la nécessité d’évaluer, en plus des résultats et du processus, l’incidence de la Stratégie traduit encore une fois cette importance accordée à la recherche. De plus, un des objectifs explicites de la phase III est d’améliorer l’efficacité et la disponibilité des renseignements et des interventions. Ainsi, une certaine réorganisation des fronts d’action intervient, ce qui illustre principalement une importance renouvelée et accentuée dans le domaine de la recherche. Ce processus est confirmé aussi dans les buts et les objectifs de la Stratégie (leur aspect mesurable).

2-2-4 Les priorités et les orientations futures
Des drogues licites vers les drogues illicites

Dans la phase I, les priorités sont davantage orientées vers les drogues licites, l’alcool puis les médicaments, qui sont les substances les plus en cause dans les toxicomanies selon la SCA. Ensuite viennent l’usage et le trafic de drogues illicites. La phase III semble mettre davantage l’emphase sur les drogues illicites, notamment par l’accent porté sur les méfaits de l’UDI (morts par surdoses et infections au VIH) qui constituent une préoccupation majeure. L’accès facilité au traitement à la méthadone pour les personnes dépendantes aux opiacés, ou encore la mise à l’essai de nouvelles formes de traitement pour les dépendances aux opiacés et à la cocaïne sont aussi des priorités. Ce virage dans les priorités en ce qui concerne les substances n’est certainement pas étranger avec l’adoption de l’approche de RDM. Concernant les substances licites, il s’agit de l’abus et du mauvais usage de médicaments chez les aînés. Le processus de priorisation en matière de substances semble donc s’être renversé parallèlement au changement de modèle de référence.

La constance de la préoccupation pour les jeunes

Dans la phase I, la population majoritairement visée est les jeunes en général, dont bon nombre d’entre eux ne consomment pas, mais aussi leurs parents. Pour la phase II, il s’agit des jeunes difficiles à atteindre, soit les jeunes à risque et les jeunes de la rue. La phase III illustre un attrait maintenu pour les jeunes, chez qui l’abus d’alcool et de drogues augmente, et notamment les jeunes de la rue. Un attrait nouveau pour les jeunes adultes est présenté. L’analyse horizontale souligne donc l’intérêt constant pour les jeunes dans l’ensemble des SCA, avec une préoccupation grandissante pour les jeunes marginaux.

Quelques constantes

Tandis que dans la phase I, un accent principal est porté sur les professionnels de la santé, la phase II illustre plutôt un attrait particulier pour les personnes actives auprès des jeunes (professionnels de la santé, enseignants, conseillers des centres de traitement, etc.). Toutefois et tout au long des différents documents, un attrait pour les autochtones, les femmes, les aînés, le milieu du travail, les détenus et les contrevenants avec facultés affaiblies est apparent, mais conformément à des priorités et pour des raisons variables. Les femmes sont visées, alors qu’elles étaient exclues d’office des régimes de financement fédéraux concernant l’alcool et les drogues (SCA, 1988). Elles constituent aussi les parents ou futurs parents. L’utilisation des substances psychotropes en milieu du travail est aussi l’objet d’une attention constante puisqu’elle induit une perte de productivité et des accidents de travail. La préoccupation redondante pour les détenus cherche à éviter la récidive de crimes commis sous l’influence de l’alcool ou de drogues. Les aînés sont particulièrement visés pour leur utilisation inadéquate des médicaments prescrits. Les autochtones, quant à eux, font l’objet d’un intérêt soutenu au sein des trois documents par leur utilisation abusive des substances psychotropes. Le cap maintenu envers ces populations particulières, en plus des autres groupes ciblés, souligne la nécessité de l’interventionnisme de l’État dans à peu près tous les secteurs de la population[14].

2-2-5 Le contexte
De rééquilibrer l’approche fédérale à réaffirmer l’approche équilibrée

Dans la phase I, le contexte de la SCA stipule la nécessité de rééquilibrer l’approche fédérale (uniquement axée sur la diminution de l’offre). La phase II réaffirme cet équilibre (offre et demande), tandis que la phase III souligne la nécessité de le maintenir et révèle une collaboration étroite entre le domaine de l’application de la loi et celui de la santé. Non seulement, les deux domaines doivent demeurer, mais aussi collaborer. La phase III soutient aussi la nécessité de maintenir les actions et le leadership fédéral acquis, mais au regard de la situation actuelle. Aussi, puisque le contexte change continuellement, il faut réévaluer constamment les interventions de réduction de demande et d’offre afin de s’assurer qu’elles sont toujours pertinentes et appropriées (SCA, 1998). En d’autres mots, le leadership fédéral, au sein des deux mécanismes institutionnels (santé et sécurité), doit demeurer au sein des contextes auxquels il doit s’adapter.

2-3 Évolution du leadership ministériel

Un leadership croissant pour Santé Canada

Dans la phase I, nous constatons une position de leadership ministériel occupée par Santé Canada. Ce constat se base sur un discours officiel en faveur de cette position de leadership au sein de la SCA. Toutefois, lors de la phase II (dans un rappel du contexte de la phase I), la SCA nous apprend que le leadership des quatre premières années de la phase I dépendait principalement de la nature des programmes. Toujours au cours de cette deuxième phase, on signale que Santé Canada occupe une position de leadership en précisant, toutefois, la nécessité de réaffirmer le bien-fondé du domaine de l’application de la loi et du contrôle, notamment en lui donnant une fonction consultative au sein du Secrétariat. Ainsi, de la phase I à la phase II, il semble se dessiner une certaine compétition ministérielle pour le leadership. Si Santé Canada semble gagner cette course au leadership, la SCA de 1992 (phase II) semble rappeler la nécessité des agences de contrôle et d’application de la loi, de leur expertise et de leur voix dans la problématique des drogues au Canada. Encore une fois, le discours dans la phase III annonce explicitement le leadership ministériel de Santé Canada, en précisant, toutefois et à plusieurs reprises, la nécessité d’une étroite collaboration entre le domaine de la sécurité et celui de la santé (SCA, 1998). Ainsi, malgré la position de leadership de Santé Canada acquise au fil des SCA, l’analyse horizontale révèle que les stratégies fédérales ont bien deux axes : le domaine de la santé et celui de la sécurité qui semble participer à une course constante au leadership ministériel dans la gestion des problématiques reliées aux drogues. Cette compétition trouve un consensus dans une séparation des compétences institutionnelles.

2-4 Évolution de la conceptualisation de la RDM

D’inexistante à prédominante dans le discours

Tandis que dans la phase I, l’approche de RDM semble inexistante, la phase II semble introduire ce paradigme (grâce au CCLAT) qui prendra ses assises au cours de la phase III. En effet, le discours fédéral dans la SCA de 1998 (phase III) pour définir sa stratégie globale se réclamera de constituer une approche de RDM. L’analyse horizontale indique donc que la conceptualisation de la RDM est passée d’inexistante lors de la phase I à prédominante au cours de la phase III. Si l’approche de RDM est le modèle en place dans la Stratégie fédérale pour gérer l’usage psychotrope, il serait intéressant d’étudier plus en profondeur cette conceptualisation de la RDM afin d’en découvrir les enjeux et les limites.

Discussion

Tout d’abord, il faut noter que seule la SCA de 1998 (phase III) révèle une approche de RDM telle que conceptualisée par notre grille d’évaluation. Ainsi, l’analyse critique de la conceptualisation de la RDM au sein de l’agenda politique canadien portera, bien évidemment, uniquement sur la SCA de 1998 (phase III). Nous verrons que si nos analyses signalent un discours en faveur d’une politique de RDM, certains éléments limitent le bien-fondé de cette conceptualisation particulière et la réelle appartenance conceptuelle de la SCA avec des politiques de RDM.

Un but plutôt qu’une stratégie

Dans la phase III, la RDM semble se conceptualiser comme un modèle général, un but plutôt qu’une stratégie. Un exemple de cette affirmation est illustré lorsque la SCA stipule que « le but à long terme de la Stratégie canadienne antidrogue est de réduire les méfaits associés à l’alcool et autres drogues chez les individus, les familles et les communautés » (SCA, 1998 : 5). Ainsi, la RDM est le but principal auquel on subordonne des moyens pour y parvenir. « Le gouvernement du Canada croit que la réduction des méfaits associés à l’alcool et autres drogues se fait au moyen de cinq buts et des objectifs qui en découlent » (SCA, 1998 : 5). Ces moyens sont énoncés comme étant (1) la réduction de la demande de drogue, (2) la réduction de la mortalité et de la morbidité liées aux drogues, (3) l’amélioration de l’efficacité et de la disponibilité des renseignements sur l’alcool et les autres drogues ainsi que des interventions, (4) réduire le stock de drogues illicites ainsi que la rentabilité du trafic des drogues illicites, et enfin, (5) réduire les coûts de l’abus de l’alcool et des autres drogues pour la société canadienne. La particularité de ces objectifs consiste à ne pas être directement associés à des politiques particulières. Toutefois, lorsque ces objectifs sont analysés plus en profondeur en fonction des buts qu’ils visent réellement, trois politiques distinctes sont illustrées : la réduction des méfaits, de la demande et de l’offre. Dès lors, la RDM est considérée à la fois comme une approche avec ces actions propres, mais aussi et surtout comme une perspective globale qui surplombe les politiques de réduction de l’offre et de la demande qui deviennent alors des mécanismes d’application. En d’autres mots, tandis que le but général est de diminuer les méfaits associés à l’abus, la réduction de l’offre et de la demande en sont des moyens pour y parvenir.

Selon Brisson (1997), il est important de distinguer la RDM comme moyen et comme but. Si toutes les approches en régulation de l’usage psychotrope visent à réduire les méfaits, toutes n’utilisent pas des stratégies de RDM. Par exemple, et selon l’auteur, un policier qui procède à une arrestation vise bien à réduire les méfaits des drogues, sans pour autant utiliser une approche, une philosophie et une stratégie de RDM. Le danger de ce type de conceptualisation est de voir apparaître une association entre des pratiques et des approches aux fondements contradictoires. Et c’est précisément ce qui semble se dessiner dans la SCA de 1998 (phase III) où le discours fédéral amalgame la RDM comme but et comme moyen. Cette conceptualisation n’est pas sans conséquence : les stratégies de RDM s’effectuent au travers des modèles d’abstinence, et ce, malgré la rupture effectuée à cet égard.

L’absence de réelle rupture face à l’abstinence

Puisque la réduction de l’offre et de la demande est perçue comme un moyen de réduire les méfaits des drogues, nous constatons l’absence de réelle rupture par rapport au modèle de l’abstinence, et ce, malgré l’annonce explicite de celle-ci dans le discours gouvernemental. En effet, les principes de diminution de la demande et de l’offre renvoient tous les deux à la diminution de la prévalence de l’usage. Ainsi, par ces mécanismes, l’État vise prioritairement et principalement l’abstinence. Par conséquent, ces mécanismes ne peuvent être annoncés comme des stratégies de RDM qui prétendent justement effectuer une coupure face à ces principes. Nous constatons ici une première limite de la conceptualisation actuelle de la RDM au sein de l’agenda politique canadien. Comment un tel amalgame peut-il se créer sur des dimensions si fondamentales de la RDM ? Cette incompatibilité n’est pas sans conséquence pour l’avenir des stratégies de RDM qui pourraient être perçues, dans ce contexte, davantage comme un instrument politique plutôt qu’une intervention humaniste et pragmatique.

Si la SCA (1998) utilise le vocable de la RDM et ses principes fondamentaux assujettis (pragmatisme, humanisme, rupture), il faut toutefois remarquer que la conceptualisation présentée de l’approche constitue un but qui en cache un autre : la diminution de l’usage. Les stratégies de RDM sont donc récupérées dans une autre perspective. Les institutions et les agences prohibitives ne peuvent être des mécanismes de RDM de par les rôles et les objectifs qu’elles visent. Une telle conceptualisation, sans respect pour les principes fondamentaux de l’approche, ne peut être perçue que comme une utilisation abusive de la RDM à des fins politiques. Ils restent à découvrir quelles sont-elles ? Une chose est sûre, cette conceptualisation permet aux mécanismes prohibitifs de se maintenir, malgré l’annonce d’une rupture explicite à leur égard, et de jouer un certain rôle dans la gestion des risques de l’usage psychotrope.

L’institutionnalisation d’une approche de « gestion des risques »

Nous avons souligné, dans l’analyse horizontale, le maintien constant de la notion de méfait collectif. Puisque cette notion est apparue avant l’émergence des stratégies de RDM au sein des SCA, elle n’a donc pas été induite par la RDM et constitue plutôt l’objet d’un changement paradigmatique plus vaste (Quirion, 2001). Que cette notion devienne un concept inhérent à l’approche de RDM de façon explicite, du moins dans sa présentation au sein de l’agenda politique canadien, illustre alors l’intégration de cette notion au sein de la RDM pour répondre aux objectifs de l’État et obtenir des subventions garantes d’une certaine capacité d’action. Gillet et Brochu (soumis) relatent que cette notion de méfait collectif fait partie de la définition maximum (non consensuelle au sein de l’approche) qui souligne l’étendue possible des concepts de la RDM. Ainsi, la récupération au sein de la SCA est rendue possible grâce à l’étendue du continuum de définition auquel fait face l’approche de RDM, une conséquence de l’absence de consensus et de la diversité des acteurs qui existent au sein du mouvement. Si cette notion de méfait collectif traduit très certainement la réalité de l’ampleur des conséquences de l’usage de drogues, elle comporte aussi des enjeux non négligeables.

Quirion (2001) constate que l’institutionnalisation des pratiques de RDM au sein de l’État a engendré une transformation majeure des principes clés de l’approche. En effet, les notions d’humanisme et de pragmatisme se diluent lorsque « la visée initiale de réponse à des besoins individuels – selon une logique providentialiste – cède le pas à des impératifs orientés vers le contrôle des populations génératrices de risques pour la collectivité » (Quirion, 2001 : 11). D’ailleurs, selon Lascoumes (1994), le dépistage des groupes à risque remplacera les logiques de promotion de soins. Quirion (2001) signale donc un « décalage sémantique de la notion de méfait » qui passe de « méfaits individuels à des méfaits collectifs », ainsi qu’un glissement conceptuel de la notion de méfait au profit de celle de risque (Quirion, 2001 : 12). Ainsi, la RDM se transforme peu à peu en « réduction des risques », et même en « gestion des risques » en ce qui concerne certaines populations[15]. Ce processus s’effectue à travers l’institutionnalisation de certaines pratiques (programmes de méthadone et d’échange de seringues) qui ne visent plus la réduction des méfaits individuels, mais plutôt la neutralisation de certaines populations et pratiques à risques (UDI), qui contaminent l’honnête citoyen (Beauchesne, 2000 ; Quirion, 2001), et ce, afin d’éviter la propagation épidémique du sida. Il s’agit de l’institutionnalisation de la « gestion des risques » à travers l’institutionnalisation des pratiques de RDM. L’implication majeure sera la minimisation de l’importance de l’usager (fondement principal de l’approche avec la notion d’humanisme) au profit de l’identification des facteurs de risque (Castel, 1991), des populations à risque et de l’intérêt de la collectivité (Quirion, 2001). Et c’est bien dans ce sens que se conceptualise la RDM au sein de la SCA. Nous voyons dans cette démonstration une autre limite de la conceptualisation actuelle de la RDM au sein de l’agenda politique canadien : le risque de stigmatisation des populations que l’approche dessert.

Conclusion

L’approche fédérale en matière de drogue consiste à en réduire les méfaits (SCA, 1998). Il s’agit d’un but général. Pour ce faire, le gouvernement utilise comme moyen des stratégies de RDM reconnues, mais aussi des stratégies de réduction de l’offre (répression) et de la demande (prévention de l’usage, traitement et réadaptation, mais aussi répression des usagers). Un imbroglio sémantique et conceptuel se dessine alors entre le modèle de RDM comme moyen (une approche associée à des stratégies particulières telles que la méthadone, l’échange de seringues, etc.), et la réduction des méfaits comme but général (traditionnellement axé sur la réduction de l’offre et de la demande)[16]. Ainsi, le plan gouvernemental de 1998 intitulé Stratégie canadienne antidrogue comporte une erreur conceptuelle fondamentale que l’on peut décrire comme une inadéquation entre les buts énoncés (le modèle général de référence) et les moyens utilisés pour y répondre (les différents objectifs annoncés et les stratégies mises en place). En effet, la RDM, avec ses objectifs et ses actions propres, effectue une rupture face à la notion d’abstinence. Ainsi, si la RDM peut s’inscrire dans un cadre général d’abstinence comme un but à long terme, car les deux modèles ne sont pas antagonistes (Brisson, 1997 ; Riley, 1994), l’inverse n’est pas vrai, l’abstinence imposée comme stratégie ne peut pas s’inscrire dans un cadre général de RDM.

Si la RDM constitue une priorité du moment pour le gouvernement fédéral (un des piliers d’un cadre plus général d’intervention), elle ne doit pas pour autant constituer « Le » modèle général. Car une telle conceptualisation se détourne du développement et des fondements de l’approche (humanisme et pragmatisme) pour des raisons qui appellent à la méfiance. En effet, si à première vue cette position de modèle général est d’un grand réconfort pour tous ceux qui ont milité en sa faveur, il comporte un potentiel de risque pour les acteurs et les bénéficiaires de l’approche. Parmi ces dangers, le risque de voir l’approche récupérée à d’autres fins que celles visées initialement, et notamment la possibilité qu’elle constitue un vecteur de maintien et de soutien pour les modèles traditionnels (abstinence et prohibition) desquels elle tente de s’émanciper. Les usagers se verraient alors privés d’une alternative, et les intervenants en RDM deviendraient des soldats de l’abstinence et de la prohibition déguisés en « médecins sans frontières ». La RDM ne peut être un modèle général dont certains objectifs visent l’abstinence et dont les actions répriment l’usage de drogue.

Par conséquent, soit il faut changer le modèle de référence (et ne pas l’appeler RDM en référence au modèle conceptuel) et inscrire les différentes stratégies dans une approche à plusieurs piliers (réduction de l’offre, de la demande, et des méfaits), soit il faut adopter des changements législatifs (décriminalisation de l’usage ou légalisation des drogues au regard des méfaits de la prohibition) qui correspondent mieux au modèle de base (rupture face à l’abstinence). Ces deux options correspondent très certainement à deux visions différentes du modèle de RDM. Selon Beauchesne (2000), les stratégies de RDM attirent des acteurs aux motivations différentes. Brisson (1997) appuie cette idée lorsqu’il précise qu’il existe deux positions au sein du mouvement de RDM. Une première qui implique de progresser vers le libéralisme juridique ; des acteurs issus d’un mouvement identifié comme libéralisme (Erickson et coll., 1997) ou « libertarisme » (Newcombe, 1992 ; Nadelmann, 1993). L’autre considère qu’il s’agit d’une démarche à part entière qui permet de travailler avec des acteurs aux motivations et aux philosophies différentes, renvoyant dos à dos la prohibition et la légalisation des drogues, en autant que les actions visent la réduction des méfaits dans des stratégies reconnues comme telles (CCLAT, 1996 ; Hankins, 1997 ; Strang, 1993). La première option correspond certainement mieux aux acteurs qui pensent que la RDM doit constituer un modèle global de gestion de la toxicomanie et qu’au nom de celui-ci le cadre législatif sur les drogues n’est pas adapté et doit changer. Peu importe la solution envisagée, les deux options traduisent la nécessité, pour les acteurs en RDM (théoriciens et intervenants), de militer pour une réelle coupure avec la notion d’abstinence (thérapeutique ou légale) et les modèles qui lui correspondent, et dénoncer toute récupération abusive du modèle. La deuxième option correspond mieux aux acteurs qui pensent que la RDM est neutre et travaille dans n’importe quel contexte, sans faire de politique, à l’intérieur de ses propres objectifs (la manière humanitaire de la Croix-Rouge).

La RDM comme approche humanitaire

Les acteurs de la RDM favorables à cette vision peuvent croire intimement en la notion d’abstinence (comme but ultime) et reconnaître sa validité thérapeutique, mais insister que leur pratique et leur appartenance au modèle les obligent à s’émanciper de cette notion. Par exemple et par analogie, disons que des acteurs de la Croix-Rouge peuvent croire intimement en la responsabilité d’un gouvernement ou d’un dictateur face aux atrocités commises dans un conflit. Ils peuvent même envisager des solutions (guerrières ou pacifiques) pour y mettre fin. Il reste qu’ils décident de s’écarter, au nom de leur institution, de toute ingérence ou prise de position politique afin de maintenir leur capacité d’action humanitaire (« En tout temps, en tout lieu », dit le slogan). Dans ce cas, ils s’assurent évidemment de répondre uniquement à leurs propres objectifs, même si d’autres solutions parallèles sont envisagées (par exemple, l’intervention des Nations Unies), et ils s’assurent aussi de ne pas répondre par une activité quelconque aux objectifs des autres intervenants (par exemple, le transport de troupes armées pour les autorités en place ou même pour les Nations Unies).

Si la RDM doit être envisagée comme cette approche humanitaire, elle doit demeurer indépendante et donc constituer un pilier dans un ensemble d’interventions. Dans cette perspective, le but général du gouvernement fédéral serait plutôt de gérer le phénomène des drogues (le contrôle des drogues), par la réduction de l’offre (répression de la production et du trafic), la réduction de la demande (un axe sanitaire avec la prévention, le traitement et la réadaptation orientés vers l’abstinence, mais aussi un axe criminel avec la répression des usagers dans la perspective légale et politique actuelle) et la réduction des risques et des méfaits de l’usage, soit la prévention, non pas de l’usage, mais du mauvais usage, traitement et réadaptation qui interviennent dans l’usage avec une hiérarchie d’objectifs (version canadienne à trois dimensions du modèle des quatre piliers de l’approche suisse (Boggio, Cattacin, Cesoni et Lucas, 1997 ; Office fédéral de santé publique – OFSP, 1991)). Le document public que constitue la SCA de 1998, ou tout autre document futur de même nature, devrait alors bien séparer les modèles et s’assurer de bien respecter leurs buts et moyens respectifs dans la conceptualisation, la présentation et l’administration de son approche globale de gestion de la toxicomanie.

La RDM comme action politique

Pour les partisans d’une réforme législative, un des problèmes qui demeurent dans une approche à piliers concerne la répression de l’usage : comment peut-on d’un côté tenter de normaliser le travail dans l’usage (RDM) et de l’autre maintenir la répression face aux usagers sans engendrer de multiples contradictions, tant sur le plan symbolique que de façon concrète sur le terrain ? Si la RDM doit constituer un pilier, il doit être solidement ancré sur une base stable et logique. Dès lors, même dans cette option, des changements législatifs devaient être effectués, touchant au moins la décriminalisation de l’usage, ou encore des zones de déjudiciarisation. La répression des usagers pour possession est donc considérée comme obsolète et inadéquate dans ce cadre de RDM.

L’option, qui apparaît pour répondre concrètement à l’adéquation entre buts et moyens au sein de la SCA, serait alors de maintenir un cadre général de RDM et de supprimer la réduction de l’offre et de la demande, pourtant des conditions centrales de la SCA. Nombreux sont ceux qui ont dénoncé les méfaits de la prohibition, lesquels peuvent dépasser les méfaits des drogues elles-mêmes, scandent certains (Erickson, 1992 ; Nadelmann, 1992 ; O’Hare, 1992). La lutte contre la stigmatisation engendrée par la définition pénale des drogues est donc considérée comme un objectif à poursuivre et comme un moyen de diminuer les méfaits associés à la consommation. Dès lors, il est question de dépénalisation ou de légalisation des drogues. Dans un tel cadre, l’abstinence thérapeutique ne constituerait à aucun point de vue une priorité actuelle et ne ferait partie de la stratégie fédérale qu’à titre d’intervention ultime possible et envisageable, un but à long terme lorsque celui-ci est réaliste, légitime au regard de la consommation problématique, et souhaité dans le plan d’intervention. Pour l’adoption d’un tel cadre, les acteurs en RDM devront se prononcer sur l’option législative à adopter, avec l’aide de recommandations consensuelles claires et précises appuyées par des analyses d’impact (des prospections sur les bienfaits et les méfaits de l’option choisie).

Ainsi, parmi les solutions qui incombent aux acteurs de RDM pour contrer la conceptualisation défaillante du gouvernement fédéral présentée dans la SCA de 1998, la coupure face à l’abstinence est une nécessité. Les partisans en RDM de l’approche dite « humanitaire » ou « neutre » devront effectuer cette rupture et dénoncer toute récupération abusive du modèle lorsque, dans les faits, on applique des modèles de diminution de l’offre et de la demande sous le vocable de RDM (populaire ces dernières années) et l’adhésion institutionnelle à ce modèle. Pour les partisans de la RDM plus impliqués politiquement, cette coupure sera effectuée grâce à un cadre législatif favorable et compatible au modèle, pour lequel tout écart ou contradiction devra être dénoncé afin de ne pas faire acte de simple rhétorique intellectuelle. S’agit-il de décriminalisation de l’usage ou de légalisation des drogues ? Les acteurs devront se prononcer.

La RDM comme modèle en définition

Selon Gillet et Brochu (soumis), il semble que la RDM constitue, à l’heure actuelle, davantage une technique générale (ou un outil), mal définie autour d’un ensemble de pratiques reconnues (des stratégies) plutôt qu’une véritable approche paradigmatique universelle. Les divergences au sein du mouvement et l’absence de certains repères importants (critères déterminants) rendent impossible une telle dénomination. L’absence de consensus, d’éthique et d’approfondissement des limites conceptuelles signale une certaine incapacité de l’approche à statuer sur de nombreux points. L’approche de RDM fait donc face à un continuum de définition et de conceptualisation, à l’intérieur duquel de nombreux acteurs peuvent récupérer l’approche à leur compte, selon leurs objectifs et leurs perspectives culturelles. Si cette réalité de l’approche a pu contribuer à la récupération abusive du modèle par le gouvernement fédéral, les acteurs en RDM doivent donc encore fournir du travail pour combler certaines carences. Ils doivent obtenir davantage de consensus à l’intérieur du modèle, notamment par un processus proactif de définition et de conceptualisation, qui met de l’avant des fronts d’action et des pratiques, ancrés dans des typologies et à l’intérieur d’un processus éthique. De cette manière, les acteurs en RDM pourraient dénoncer les écarts aux valeurs et à la philosophie de l’approche lorsque des personnes ou des gouvernements parlent en son nom.

La politique étant ce qu’elle est, le gouvernement illustre, dans l’adoption de ce modèle, le désir de faire un compromis entre les pressions externes (intérêt grandissant pour l’approche, visées électoralistes, etc.) et internes (montée de l’élite sanitaire dans le leadership fédéral qui se sert de la RDM comme levier, pressions institutionnelles pour le maintien des forces pénales dans la problématique des drogues). D’ailleurs, cette position (que nous pourrions qualifier de « démocratique ») constitue très certainement le reflet de notre société civile qui oscille entre plusieurs tendances : le penchant à harmoniser les rapports sociaux en décriminalisant les individus pour éviter la stigmatisation, la tendance à médicaliser le problème des drogues en rangeant cette problématique du côté de la santé, ou encore la nécessité de maintenir une définition pénale des drogues.

La RDM (comme modèle) constitue une force politique actuelle sur l’échiquier et dans l’agenda politique avec laquelle il faut composer. La gestion des risques, quant à elle, constitue un rôle clé de plusieurs gouvernements occidentaux (Quirion, 2001 ; Lascoumes, 1994 ; Castel, 1991), un paradigme transnational. Elle se compose généralement de stratégies globales (au nom du collectif), ponctuelles dans des périodes de crise ou adoptées dans une perspective à long terme, mises en place par les instances de santé et de sécurité publique pour protéger la population. Les stratégies peuvent embrasser ou même réunir différents modèles dans un but commun qui doit être défini de façon intelligible. Il est important alors de ne pas faire d’imbroglio théorique et conceptuel entre les différents modèles et de bien les séparer selon leurs objectifs particuliers ou leurs actions distinctes. Mais pour ça, les modèles doivent être facilement identifiables, sans problèmes conceptuels ou définitionnels. Si certains acteurs en RDM peuvent dénoncer dans ce processus une récupération abusive du modèle, les flous définitionnels et conceptuels de l’approche de RDM ne permettent pas de statuer sur ce point, et encore moins de corriger la situation.