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La notion de hasard est une des plus complexes, voire confuses, qui soient, d’autant plus qu’elle est chargée d’éléments affectifs et que le terme a valeur de drapeau pour des combats idéologiques. Un exemple célèbre de cet investissement est donné par le titre du livre de Jacques Monod, Le hasard et la nécessité. Cet énoncé reprend un propos d’un philosophe présocratique, selon lequel « tout est le fruit du hasard et de la nécessité ». Cette phrase célèbre n’est qu’un fragment à l’interprétation délicate, car il faut la plonger dans son contexte sémantique et philosophique, lié à un état particulier des connaissances.

Cette remarque permet de relever que le terme de hasard ne prend sens que s’il est couplé avec d’autres concepts, comme celui de nécessité, mais aussi les notions de cause, loi, finalité, et plus généralement de cosmos et de nature. Il faudrait l’éviter ! Mais ce n’est pas possible, car il est au coeur des débats publics.

Pour articuler hasard et providence, il me faut donc commencer par rappeler la richesse du terme de hasard, avant de voir son sens plus précis dans les sciences du vivant, pour entrer enfin dans le débat théologique sur la providence.

I. Penser le hasard

1. Le plaisir de jouer

Le mot hasard vient d’une expérience première, celle du jeu de dés. Tout le vocabulaire de la probabilité en dépend. « Hasard » transcrit le mot espagnol qui transcrit le mot arabe désignant le dé à jouer. Le terme voisin « aléa » vient du latin et signifie le dé que l’on jette ; « alea jacta est », dit-on souvent. Le terme anglais chance se réfère lui aussi au jeu.

Si la notion première est celle de jeu, qu’est-ce que jouer, sinon ne pas savoir d’avance qui sera le vainqueur ? Quand, pendant la coupe d’Europe, l’équipe de France joue contre la Grèce, l’issue de la partie est incertaine et le favori n’est pas sûr de l’emporter… Il y a donc place pour le jeu ! Si elle jouait contre un petit club de quartier, les jeunes diraient : « Ce n’est pas de jeu ! » De cette remarque, retenons que si le jeu est le lieu de naissance du vocabulaire, la notion empirique de hasard est liée à l’incertitude d’un processus dont l’issue n’est pas prévisible de manière certaine.

2. L’influence des dieux

Le jeu renvoie à une réalité plus large, celle de l’action humaine. Or ce qui caractérise l’action humaine par rapport à celle des autres vivants est la liberté qui résulte de la mise en oeuvre de dispositions ou de capacités qui sont données par l’intelligence et la volonté. Toute action humaine est le fruit d’une intention : un désir et un vouloir suscités par une certaine vision de la réalité.

On le voit dans l’emploi du mot grec tuchê. Dans les textes les plus anciens, il paraît dans les récits mythologiques — il a été traduit en latin par fortuna — et il se réfère au fait que ce qui arrive est dû à la volonté des dieux et pour cette raison échappe à la volonté des êtres humains et donc à leur prévision. Ainsi tuchê qualifie ce qui advient par une volonté étrangère à l’humanité, selon un autre ordre. Pour les Anciens, cet ordre était d’autant plus imprévisible que la multiplicité des dieux entraînait entre eux des conflits indécis, aux effets contradictoires. Le comportement divin était aussi imprévisible à cause de la transcendance du divin. C’est ainsi que les événements advenaient sans que l’esprit humain puisse en déterminer le sens. La notion de fortuna-tuchê s’accordait parfaitement avec la notion d’anankê qui dit le décret inexorable d’un dieu dominant.

La phrase de Démocrite citée plus haut sur le hasard et la nécessité doit être comprise dans un contexte non religieux ; elle caractérise la naissance de la philosophie dans la mesure où celle-ci récuse la considération de l’action des dieux pour ne voir dans le monde qu’une nature (phusis) régie par ses propres lois.

3. En philosophie de la nature

Dans la perspective qui commence avec les philosophes présocratiques, la raison humaine part en quête d’une rationalité interne à ce qui est observé. La science (epistêmê) est née de cette conviction. L’emploi de la notion de nature (phusis) suppose la conviction que ce qui advient au cours du temps obéit à une puissance inscrite dans l’intime de la réalité.

La naissance de la physique, alors considérée comme partie de la philosophie de la nature, s’est faite contre le consentement religieux à la volonté des dieux, exigeant une soumission à une nécessité aveugle (le fatum ou l’anankê) et la reconnaissance de l’imprévisibilité.

Dans le cadre de la pensée rationnelle (tout à la fois science et philosophie), la notion de tuchê a alors changé de sens. Elle ne se rapportait plus à une décision arbitraire prise par une puissance supérieure et incontrôlable, mais bien à ce qui est inscrit dans ce que les modernes appellent une structure, référée à ce que désigne le terme de logos. Ce terme désigne d’abord la parole. Or l’expérience du langage n’est pas comprise religieusement comme intention, mais comme une expression de la pensée. Ainsi, chez Héraclite, le logos est la raison universelle qui gouverne l’univers. L’être humain y participe ; il doit donc se déterminer librement. La philosophie consiste à garder la « raison droite », c’est-à-dire vivre en harmonie avec la raison universelle.

Ainsi les Présocratiques fondent-ils une vision non religieuse des événements du monde ; ceux-ci sont référés à un enchaînement réglé par la raison et donc intelligible. Il est possible de construire une philosophie de la nature qui soit un savoir rationnel. Rappelons que le terme grec mathema désigne le savoir et très concrètement le programme des enseignements[1].

Dans ce cadre de pensée, les termes ont un sens nouveau : le hasard (tuchê) et la nécessité (anankê) ne sont plus l’effet d’une décision divine, mais bien ce qui est inscrit au coeur même de la réalité ; ils sont un défi pour la pensée rationnelle qui veut savoir la raison pour laquelle ce qui arrive est advenu.

Les Présocratiques inscrivent cette philosophie de la nature dans le cadre de leur cosmologie où la réalité s’explique par le mélange des éléments : la terre, l’eau, le feu et l’air — voire un cinquième plus mystérieux. Ces éléments sont antagonistes et trouvent un équilibre dans la nature.

4. Physique et ontologie

1. La notion de hasard a pris un sens nouveau lorsque ces premiers éléments de philosophie de la nature ont été ordonnés dans un ensemble où un concept joue un rôle clef : celui de cause (aitia). Le terme substantivé apparaît chez Platon qui distingue entre divers ordres de causalité. Le premier est lié à la matière (entendons ici la combinaison des quatre éléments) et le second à l’esprit. Pour Platon, seule la réalité spirituelle est intelligible — par les mathématiques (celles de Pythagore et d’Euclide). Ainsi donne-t-il une hiérarchisation des savoirs. Il y a la science (epistêmê) qui a pour objet le monde intelligible ou les essences (eidos) qui sont les réalités véritables ; il y a l’opinion (doxa) qui a pour objet le monde sensible. L’opinion est un savoir imparfait qui ne peut accéder à la certitude caractéristique de la science. S’il y a une situation où l’imperfection de l’opinion peut être surmontée, parce que le sujet connaissant peut acquérir tous les éléments nécessaires au savoir, il est un domaine où l’imperfection est invincible : la réalité sensible, marquée par l’opacité ; le hasard signe et confirme qu’elle résiste à toute prise de l’intelligence. Le hasard qualifie cette part opaque du réel, dont l’opacité vient de la matérialité elle-même qui n’est pas objet de science (epistêmê), mais seulement d’opinion (doxa).

2. Tout autre est la conception aristotélicienne. Pour lui, le principe d’intelligibilité est dans la réalité sensible elle-même. Le monde est constitué par des entités séparées et distinctes, les substances qui ont en elles leur principe d’intelligibilité. La causalité établit un lien entre les entités.

La notion de hasard se définit alors en termes de causalité, comme « la rencontre de séries de causalités indépendantes ». Si dans le cadre de la causalité, il y a un enchaînement rigoureux qui permet de prévoir ce qui aura lieu, la rencontre entre deux séries indépendantes empêche de le prévoir[2].

Ce sens est complété par une autre précision aristotélicienne : puisque le hasard signifie un défaut de causalité, il est désigné par le terme automaton. Est automaton ce qui est sans finalité et ce qui agit à l’écart de toute considération d’autre chose que sa propre logique — ce qui est une rupture avec l’ordre de la nature qui agit toujours en vue d’une finalité.

3. C’est sur ce point qu’il y a eu une rupture lors de la naissance de la science classique, qui a récusé la référence à la finalité pour expliquer les phénomènes naturels. Ainsi lorsque Cournot reprend la définition aristotélicienne de « rencontre de deux chaînes de causalité indépendantes », il ne redit pas exactement ce que disait Aristote, parce que sa philosophie générale exclut toute finalité et s’insère dans le cadre du plus strict des déterminismes — celui de la mécanique classique.

La définition de Cournot ne saurait être satisfaisante aujourd’hui, parce qu’elle est étroitement liée au déterminisme et que la théorie de l’évolution et la mécanique quantique ont obligé à penser les choses de manière nouvelle.

5. Conclusion

Au terme de cette rapide évocation, il apparaît que la notion de hasard relève de plusieurs champs de signification. Il y a lieu de distinguer entre : 1) le hasard empirique (la chance ou la malchance dans le jeu ou l’inconnu du futur) ; 2) le hasard mathématique (ce qui échappe au calcul ou à la prévision, l’imprévisible ou l’irrationnel) ; 3) le hasard physique (ce qui est le fruit de l’interaction de chaînes causales indépendantes, ou encore ce qui est fortuit, en particulier, pour les modernes, ce qui est sans finalité) ; 4) le hasard métaphysique (ce qui n’est pas nécessaire ou le contingent) ; 5) enfin, le hasard en théologie (où la notion a été référée à l’action imprévisible des dieux ou à l’arbitraire de la conduite divine, position récusée par la pensée monothéiste).

Avant d’aborder explicitement cet aspect, il faut donner des précisions d’ordre philosophique sur les concepts qui sous-tendent la réflexion sur le hasard.

II. Contingence et possibilité

La réflexion sur le hasard prend acte de la sortie du strict déterministe opérée par la science actuelle. La difficulté est que, si cette sortie est acquise dans les domaines les plus neufs de la science, elle n’a pas eu lieu sur le plan de la philosophie et il n’est pas rare de voir des scientifiques vivre un divorce entre leur pratique et leur philosophie.

Pour clarifier cette situation, je propose un examen des concepts utilisés. Il faut examiner les notions liées à l’étude mathématique, physique et philosophique de la réalité. Un terme apparaît, celui de possible. À la provocation de Jacques Monod qui parle de hasard et de nécessité, nous préférons l’approche de François Jacob qui parle du « jeu des possibles[3] », pour une raison objective, liée à leur philosophie. En effet, J. Monod développe sa pensée dans le cadre du déterminisme, tandis que F. Jacob se situe dans le cadre d’une biologie où le hasard n’est pas réduit au fortuit.

1. Le probable

La notion actuelle de hasard a été reprise dans le cadre des sciences modernes où les mathématiques jouent un rôle essentiel. C’est ainsi que la notion de probabilité a été construite de manière à traiter mathématiquement les effets dont l’avènement n’est pas certain, mais seulement probable. Le terme, qui qualifiait une certaine manière de dire la vérité, est passé dans le langage mathématique[4].

Il est éclairant de rappeler un moment fondateur du calcul de probabilité, celui qui a été formulé par Pascal[5]. Il s’agit là encore du domaine du jeu. D’abord, Pascal considère le jeu de dés, en demandant : « […] combien faut-il jouer de coups pour qu’il soit raisonnable de parier obtenir un double six ? » Puis il considère ce qu’il appelle « la règle des partis », posée à partir de la question : « Comment répartir équitablement les sommes mises en jeu quand on interrompt la partie ? » Il montre que l’arbitraire ne règne pas dans le jeu, car on peut évaluer les chances de gagner. L’estimation n’est pas affaire d’intuition, mais de calcul.

Par le calcul, l’inconnu échappe à l’arbitraire. Il peut se mesurer selon la rigueur mathématique qui est celle des probabilités. Le calcul fait reculer la part d’inconnu qui pèse sur le déroulement d’un processus. La naissance et l’essor du calcul des probabilités font advenir une nouvelle manière de penser l’avènement d’un futur contingent : il est pensé en termes de probabilité[6]. Celle-ci est une mesure qui quantifie les raisons que l’on a de penser qu’une chose advienne ou une autre.

La probabilité fait appel à la notion de futur : en effet, c’est du point de vue de l’avenir que se prend la mesure de la probabilité. Avec la science moderne, elle est séparée de toute subjectivité. On parle selon les exigences scientifiques de l’objectivité, par calcul ou modélisation.

2. Le possible

La question du hasard ne se limite pas à son traitement mathématique, aussi, il est nécessaire d’introduire un autre registre de langage que celui de la probabilité. Je propose d’introduire les notions de possible et de possibilité. Que signifie le mot possible ? Le terme est fort riche, mais les sens peuvent s’ordonner.

  1. D’abord, le qualificatif de possible désigne la capacité. C’est le sens étymologique qui est dérivé du verbe pouvoir.

  2. En second lieu, le terme renvoie à la permission. Ce sens suppose une référence à des lois et à une régularité normative des comportements.

  3. Enfin, le terme se rapporte à ce qui se réalise en désignant l’éventualité et la sporadicité dans le déroulement d’un processus.

On voit donc comment, dans ce registre, il y a une articulation des divers éléments de la réalité : la temporalité, mais aussi la logique et la causalité physique. Dire « possible », c’est donc dire que la causalité est indéterminée, en ce sens que le lien entre la cause et l’effet est non nécessaire.

L’expression du possible relève de diverses instances. Sur le plan logique, il y a les modalités du possible, de l’impossible et du probable. Au niveau de la grammaire, il y a le passé, l’imparfait, le futur et le futur antérieur qui s’explicite dans le futur « contrefactuel » (ce qui aurait pu se passer si… et qui n’a pas été)[7]. Sur le plan ontologique, il y a le possible corrélatif à l’actuel, c’est-à-dire le réel explicité en termes de capacité à agir. En mathématiques, il y a les probabilités, le calcul et la modélisation. En physique, il y a la structure et la capacité d’action. Dans l’ordre de l’action humaine, le possible est à la fois le réalisable et le faisable.

Remarquons que le possible n’est pas seulement référé au futur, mais à tous les temps. Même si le futur est privilégié, il y a un possible dans le présent ; en effet, en prenant la figure qui est désormais la sienne, ce qui était possible n’a pas exprimé toutes ses richesses ou virtualités. Quelque chose de cette possibilité passée demeure ; le présent reste riche de possibilités qui pourront s’épanouir dans d’autres circonstances à venir. L’actuel n’épuise pas le possible. Au contraire, un donné est la réalisation d’un certain nombre de possibilités, mais cette réalisation est le don d’une possibilité nouvelle.

Cette conceptualisation en termes de « possible » ouvre sur une perspective qui considère la réalité en tant qu’être. Par là, elle rejoint la conceptualisation faite en termes de contingence. En effet, la possibilité est exprimée en termes de contingence et ce terme se rapporte à des situations qui sont valables à tous les temps. Non seulement pour le futur, mais aussi pour le passé, dans le prisme du présent.

3. Intégration des parties dans un tout

1. Une certaine vision moniste de la nature enferme tous les événements dans la totalité ; elle n’accepte comme contingent que ce qui est local. Cette manière de voir invite à bien préciser que le possible n’est pas actualisé de la même manière selon le point de vue adopté (le donné pour les scientifiques, le Dasein pour les métaphysiciens).

En biologie, selon que l’on regarde un système vivant dans son unité et sa totalité ou que l’on considère la pluralité des éléments qui le constituent, la contingence n’apparaît pas de la même manière.

Des enchaînements, nécessaires dans un certain ordre, ne le sont pas à un autre niveau. Un processus, pris dans un étroit réseau de dépendances ou de corrélations à un certain niveau, accède à une certaine indépendance à un autre niveau[8].

2. Ainsi la notion de contingence doit être entendue de manière différenciée, selon ce que l’on peut appeler, dans une perspective ontologique, des niveaux d’être. La contingence se rapporte différemment à ce qui concerne une entité considérée comme un élément ou à une entité qui est considérée comme un tout. Selon les disciplines, la détermination de l’élément n’est pas la même. Si pour le physicien un atome est déjà un tout, pour un chimiste c’est un élément. Pour un biologiste, une cellule est un tout, tandis qu’en physiologie, c’est un élément pour constituer un organe. Il faut distinguer entre le tout et la partie, entre les parties et les éléments constitutifs ; ceux-ci sont cependant unis dans un tout par un mécanisme d’intégration qui organise le champ du possible dans une actuation spécifique.

La représentation scientifique en biologie le montre bien, puisque les systèmes dont usent les biologistes sont des « systèmes dynamiques non linéaires ». Cette formalisation ou modélisation montre que la biologie est la science d’un possible constamment référé à ce qui est actuel.

Sur ce point, on retrouve ce qui a été dit plus haut. L’actuel n’épuise pas toute la richesse du donné. C’est pour cette raison qu’une évolution est possible et que le processus de la vie donne lieu à la grande diversité qui fait la beauté de la vie[9]. La vie se développe dans un espace dont l’ouverture est qualifiée de mutabilité ou encore de variabilité. La capacité d’évoluer est elle-même prise dans l’évolution.

3. À ce qui a été dit du possible dans la nature, il faut ajouter un élément spécifique pour les vivants : un système biologique est dynamique. Il faut reconnaître qu’il y a dans toute entité biologique une orientation et une ordination pour réaliser ses potentialités. Une molécule est un objet dynamique qui cherche à surmonter les obstacles qui en restreignent la réalisation plénière. Il en va de même pour une cellule et pour un organisme. Cette tension vers une réalisation optimale est un moteur de la vie et il convient donc de dire que le possible est tendu vers une actualisation.

Ainsi les notions de possible et de contingent ouvrent sur les questions de l’ordre et de la finalité. C’est face à ces questions que nous allons interroger les questions impliquées dans l’usage du terme de providence.

III. Providence et action divine

En entrant maintenant dans le champ où se croisent philosophie de la nature, métaphysique et théologie, il faut noter que les questions sont traditionnelles. La question du lien entre la nature et l’action divine est universelle, même quand elle n’est pas posée de manière rigoureuse.

1. Hasard et action de Dieu

Nous avons vu dans la première partie comment la notion de hasard ne peut être séparée d’un certain idéal du savoir et d’une certaine vision du monde.

Dans la problématique du système présocratique, où la notion de causalité n’est pas encore clairement établie, la notion de hasard reconnaît le caractère non divin du monde où se réalise un compromis entre des forces antagonistes. Dans le système platonicien, la notion de hasard est liée à l’imperfection de la matière qui, d’une certaine manière, échappe à l’action régulatrice de la raison divine qui a présidé à la formation du monde ; le hasard est le non-intelligible. Dans le système aristotélicien, la notion de hasard est solidaire de la notion de causalité qui nomme le lien établi entre les entités distinctes qui constituent un univers.

Même si elles ne sont plus en référence à l’arbitraire des dieux des anciens mythes, ces visions du cosmos ont une dimension religieuse. Pour Platon, le divin unique et transcendant a rapport avec la transparence des mathématiques. Celles-ci constituent l’âme du monde, c’est-à-dire son principe d’intelligibilité et d’unité. Pour Aristote, les causes sont hiérarchisées et il existe une « cause des causes », une cause suprême qui ordonne le monde. Cette cause est séparée du monde et, dans une certaine mesure, elle n’est pas concernée par ce qui se passe dans le champ des rencontres qui se font sans ordre et sans raison.

La philosophie stoïcienne a repris la notion platonicienne d’« âme du monde ». Mais elle l’interprète autrement : le divin est comme un élément fondamental de toute réalité et il n’y a plus de place pour une véritable contingence. Dans ce contexte, la notion de providence a été introduite pour dire l’unité du monde, malgré la diversité des éléments. Le strict monothéisme issu de la tradition biblique a repris cette question en la déplaçant.

2. Monothéisme et providence

Le monothéisme sépare Dieu du monde. Pour lui, l’ordre du monde n’est pas divin, même s’il engage la responsabilité de Dieu. On voit alors apparaître deux conceptions de cette action[10]. En simplifiant, on peut opposer deux traditions.

  1. Dans la première, la notion de toute-puissance désigne le caractère absolu de la puissance de Dieu, censé faire tout ce qu’il veut. Cette école de pensée insiste sur le terme « tout » qui désigne à la fois l’universalité de ce qui est, mais aussi l’universalité de ce qui pourrait être, et même ce qui ne peut être imaginé par l’esprit humain. Rien ne limite l’action de Dieu.

  2. Dans la seconde, l’action de Dieu est référée à d’autres exigences ; en particulier, elle est liée à la notion de sagesse ; celle-ci implique l’ordre des éléments et la proportion entre les causes et les effets. Ainsi le vouloir de Dieu est déterminé par le bien et celui-ci est normé par les notions d’ordre et de cohérence.

Dans la première manière, la puissance de Dieu étant totale, il ne saurait y avoir de place pour une réelle autonomie des phénomènes naturels. De ce fait, toute explication par ordre et raison est vaine ; l’esprit humain doit accueillir ce qui est, sans chercher explication. La contingence des faits de la nature est sans signification.

Dans la seconde manière de voir, au contraire, la toute-puissance de Dieu est liée à sa sagesse. Ainsi les choses sont proportionnées les unes aux autres et les enchaînements de causalité sont ordonnés. Cette conception, en écartant la notion d’arbitraire et en privilégiant la sagesse et donc la raison, garde sa place à la contingence car les phénomènes adviennent selon leur nature. C’est dans cette perspective que nous nous plaçons pour donner sens à la notion de providence.

3. Le regard de Dieu sur le futur

Par son étymologie, le terme de providence marque l’antécédence, puisque prévoir signifie voir à l’avance et agir en conséquence, faire des prévisions ou des provisions. Il y a providence, quand le regard se porte du présent vers l’avenir. La notion théologique de providence désigne la manière dont Dieu voit le futur. Ce qui mène à un certain nombre de questions dont débattent les théologiens.

La première est : la connaissance de Dieu est-elle déterminante ? En effet, Dieu voit les choses dans leurs liens de causalité et donc il sait d’avance ce qui doit se passer. Ce savoir antécédent semble détruire la contingence des faits ; et dans ce cas, la contingence ne désignerait que l’ignorance de celui qui est pris dans le flux du temps.

À cette difficulté la tradition chrétienne répond que Dieu est éternel, c’est-à-dire qu’il est hors du temps ; tout lui est contemporain et il voit tout d’un seul regard. La notion de prévision ne convient pas, au sens littéral du terme. Pourtant le terme est demeuré ; mais c’est pour dire que Dieu gouverne[11] le monde en respectant son caractère temporel.

Dans la perspective qui est nôtre et qui privilégie la sagesse de Dieu par rapport à la volonté, la question est de savoir comment l’action de Dieu ne fausse pas la nature des événements et respecte donc les règles du possible.

4. Conclusion

Du point de vue théologique, on peut conclure que la notion de contingence doit être employée pour dire que tout ce que Dieu a créé ne participe pas du caractère absolu ou nécessaire de son être. Mais aussi, elle doit être employée pour qualifier l’ordre de la nature où les êtres sont reliés par des rapports de causalité qui définissent le champ du possible.

IV. Action de Dieu et liberté

Une autre question liée à la notion de providence porte sur la manière dont l’action de Dieu se déroule : est-ce dans le respect de ce qui est ? En particulier, le processus évolutif est-il faussé par la présence de Dieu ?

1. Une action souveraine et proportionnée

La notion d’action divine est pensée à partir de l’action humaine. Or, dans une action humaine bien conduite, celui qui agit proportionne ses forces à ce qu’il fait. Il n’utilise pas toutes ses capacités pour réaliser ce qu’il doit faire. Autre chose la dépense physique pour plier une feuille de papier ou pour déplacer un meuble dans son bureau. Il en va de même pour un travail intellectuel : il n’y a pas le même investissement d’attention et de dépense d’énergie intellectuelle pour écrire une lettre de routine ou pour mener à son terme une recherche ardue. Ainsi toute action dans le champ du possible n’engage pas les mêmes ressources.

On applique cette constatation à l’action divine. Si on la qualifie de souveraine, ce n’est pas pour dire que toute la force divine et toute l’énergie créatrice sont mobilisées. L’action divine n’est pas le déversement de la toute-puissance en ce qu’il fait. Là encore la notion de sagesse, qui proportionne la cause à l’effet, est privilégiée.

La connaissance que Dieu a des êtres est une connaissance qui atteint le singulier. Or, le propre de la connaissance est dans le respect de la réalité, et l’action qui l’accompagne respecte la singularité des êtres et de leurs liens.

Ce respect de la nature des choses dans leur singularité fait que si un événement est contingent, il ne cesse pas de l’être parce qu’il est connu et voulu par celui dont l’action est à la source de l’être. Il est voulu comme tel, en sa contingence. Il n’y a donc aucune raison de placer en opposition providence et contingence.

2. Continuité et cohérence

Le projet créateur — ou providence — respecte les interactions entre les êtres et l’ordre de la nature. Dans la logique de la conviction ici développée, il faut distinguer entre la singularité et la totalité. On peut distinguer dans une unité biologique entre les éléments et la totalité. On a vu comment la notion de contingence est différente selon que l’on considère l’ensemble ou la partie constituante. On peut reprendre ceci dans une perspective théologique et dire que la providence respecte la singularité de chaque événement élémentaire, sans l’enfermer dans l’obligation de réaliser un plan d’ensemble voulu par ailleurs. On peut donc dire que Dieu mène l’ensemble de la création dans une direction donnée, sans que cela fausse le jeu des possibles au niveau élémentaire.

Cette conclusion vaut pour la position de l’être humain dans la nature et pour un regard sur le destin de l’univers.

1. À propos de la place de l’être humain dans la nature, on doit se souvenir qu’une totalité n’est pas saisie de la même manière que ses éléments constitutifs. La possibilité qui exprime la richesse de leur être n’est pas la même, aussi la contingence du tout n’a pas le même statut que pour les éléments constitutifs ou intégrés. Cette distinction s’applique à la liberté humaine, qui se manifeste dans une certaine transcendance par rapport aux éléments de la vie.

Cette distinction éclaire les débats qui ont occupé le premier plan de la théologie à la Renaissance et à l’âge classique : comment accorder les propos généraux sur le dessein de Dieu qui veut que tout homme soit sauvé et en même temps le salut de tel ou tel ? L’application immédiate à telle ou telle personne reste sans réponse, parce que dans la singularité humaine il y a quelque chose d’irréductible à tout énoncé général.

2. En second lieu, pour ce qui concerne l’univers, il apparaît que la totalité de l’univers — pour autant que l’esprit humain puisse accéder à sa connaissance — n’est pas saisie de la même manière que les événements du processus cosmique.

Du point de vue théologique, on peut donc dire que le Créateur considère l’ensemble de son oeuvre en tant que telle et que cela n’exclut pas la connaissance du singulier.

À cette considération de l’extension de la connaissance, on doit ajouter une autre perspective, qui introduit le devenir. Ce qui est donné dans la précarité de l’être, et donc marqué par la contingence, est un possible disponible et même orienté vers une reprise dans une réalisation meilleure, sans que cela en fausse la nature propre.

Ainsi on peut dire que le processus vital est marqué par la contingence et que celle-ci n’est pas faussée par le fait que l’ensemble soit voulu pour lui-même. Il n’est donc pas nécessaire de nier la contingence au niveau élémentaire pour assurer la cohérence du tout. Autrement dit, il n’est pas nécessaire d’introduire l’orthogénèse dans les mécanismes de l’évolution pour dire que la vie a un sens et que le plan de Dieu se réalise à travers l’évolution.

La notion de providence, qui explicite le caractère temporel de la création, respecte cette situation. Elle est spécifique lorsqu’elle assure que l’unité du monde est réelle, mais elle ne supprime pas le caractère aléatoire des phénomènes. Au contraire, elle les fonde comme l’expression d’une richesse. L’acte créateur n’est pas un faux-semblant ; il est le don réel de la dignité d’être des créatures. Elles agissent dans leur ordre selon leur nature propre.

3. Le cours du temps est-il orienté ?

Cette analyse permet d’aborder une autre question sur l’évolution des vivants et même sur l’histoire humaine, en considérant le devenir. Le présent porte en lui-même l’héritage du passé. Il porte aussi une certaine richesse qui ouvre sur l’avenir. Ainsi le présent est-il un passage. Celui-ci est marqué par la contingence. Le possible actualisé et donné dans le présent reste dans une certaine indétermination. Celle-ci peut être ressentie soit comme une imperfection soit comme une richesse, celle de pouvoir faire une chose ou une autre. Or, si elle est l’exclusion d’une autre, la réalisation d’une possibilité n’est pas la négation de la richesse qui rendait possible l’une et l’autre.

Cette réflexion vaut pour l’être humain qui est le fruit d’une évolution ; on peut constater qu’en cette réalisation particulière, toutes les données de l’évolution ne sont pas abolies. Le cours du processus reste donc marqué par la contingence, non seulement parce que l’avenir n’est pas déterminé de manière absolue, mais parce que le fruit actuel reste une réalisation parmi d’autres possibles, comme une étape dans un devenir.

L’émergence de l’humanité s’est réalisée dans le respect de ce qui caractérise les êtres vivants : leur propension à réaliser un optimum. Si on isole le phénomène observé, on ne le voit pas. Mais en considérant l’ensemble, un sens global apparaît — c’est ce que Teilhard de Chardin a fait en élargissant le « phénomène humain » aux dimensions de toute l’évolution à partir du plus élémentaire.

C’est dans cette perspective que l’on peut parler d’une inscription de la question du sens dans le processus évolutif, sans qu’il soit nécessaire de nier le caractère aléatoire des phénomènes singuliers. Ceci vaut pour tous les êtres, pour tous les vivants et a fortiori pour l’humanité. Pour elle, la création est le don de la liberté et de la responsabilité. À sa mesure, l’être humain est l’auteur de ses oeuvres et de la réalisation de soi qui leur est liée. L’être humain n’est pas hors du processus qui fait la vie, mais il réalise de manière plus haute ce qui relève de toute la création.

Conclusion

Le terme de providence est une notion théologique. Son interprétation repose sur une certaine conception de l’action créatrice de Dieu qui n’est pas une action sur des êtres, mais une action pour que les êtres soient. En effet, la création est une production totale de l’être. Elle ne porte pas sur quelque chose qui préexisterait.

L’idée commune de création, marquée par une conception déterministe de l’action, la réduit au premier instant de la durée des êtres. C’est dans cette perspective que l’on rencontre les difficultés d’accorder l’action de Dieu et l’autonomie des êtres. Cette conception étroite n’est pas celle de la tradition chrétienne, pour qui la création est un acte au présent. La providence est une qualité de l’action créatrice, dont on considère la réalisation au cours du processus temporel.

La providence n’est pas à penser comme une intervention sur des sujets pour les orienter d’une manière qui ne correspondrait pas à leur être. Elle doit être pensée comme un don de l’être, à ce qui est singulier et à ce qui forme un tout, le monde. C’est un univers aux yeux du scientifique en ce sens que les phénomènes s’y déroulent selon des lois. On le nomme comme création d’un point de vue théologique quand on perçoit qu’il réalise une même et unique volonté. Cette perspective insiste sur son unité et sur le dynamisme du mouvement qui l’oriente vers un accomplissement, sans que rien ne soit faussé du jeu ni de l’interaction des éléments entre eux où l’aléatoire a sa place.