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À la mémoire de Henri Tintant

Introduction

Le rôle du hasard dans l’évolution est une question à la fois ancienne et récurrente. Ancienne car elle remonte à Darwin, elle est aussi récurrente parce qu’elle a une connotation philosophique très forte. L’évolution étant le processus qui a donné naissance à l’homme, on la scrute pour y discerner des éléments sur notre propre origine. Bien que la question du sens soit une question philosophique, bon nombre de scientifiques évolutionnistes ne peuvent s’empêcher de la commenter en fonction de leur appréhension de l’évolution. C’était déjà le cas de Darwin, devenu fort agnostique, et c’est le cas de nombreux auteurs, en particulier de Gould comme on peut le voir dans ses nombreux essais ; par exemple, deux sous-titres dans un article : « notre existence est le fruit du hasard », et « l’homme, un accident de l’évolution[1] ». Notons qu’il serait utile de faire une critique de la démarche qui passe trop facilement, sans s’en apercevoir ou sans vouloir le dire explicitement, de l’analyse scientifique de l’évolution à la question philosophique du sens. Le vocabulaire ne facilite pas les choses, qui passe sans crier gare, avec les mêmes mots, d’une direction, du sens d’un simple parcours spatial, à la direction ou au sens d’une trajectoire au cours du temps, puis au sens d’un événement et au sens de la vie en tant que signification. Le sens signification relève de la philosophie, et celle-ci n’a pas du tout le même statut que la science ou l’histoire événementielle.

Le rôle du hasard en évolution peut être abordé de deux façons, soit à travers l’étude des mécanismes, soit à travers l’étude de l’histoire évolutive. L’étude des mécanismes a souvent conduit à mettre en avant le rôle du hasard, à bon droit. Il s’agissait du hasard des petites variations chez Darwin, et il s’agit du hasard des mutations chez les généticiens. La sélection naturelle trie ensuite, et s’il y a direction, c’est qu’elle est imposée par la sélection naturelle. Ainsi s’articulent le hasard et la nécessité selon Monod[2]. Contrairement aux mécanismes étudiés dans l’actuel, un regard global sur l’histoire évolutive ne conduit pas forcément à y voir un grand rôle du hasard, car cette histoire a une indéniable cohérence dans son ensemble. Les paléontologues ont souvent été partisans de l’orthogénèse ou d’autres mécanismes d’orientation (il serait intéressant d’analyser en profondeur pourquoi), jusqu’à ce que Simpson[3] fasse la synthèse entre leurs données et celles des généticiens. Notons que Simpson lui-même critiquait les généticiens pour leur propension à diminuer le rôle de la sélection naturelle, aboutissant à l’idée « incompréhensible pour la plupart des naturalistes » que l’adaptation apparaîtrait par hasard[4].

Confrontés à une analyse à bien plus grande échelle, les paléontologues ont souvent été frappés par des directions apparentes. Il faut reconnaître que l’analyse a posteriori de directions dans les processus historiques est très difficile. Il est en effet tentant de tracer une ligne droite entre les morphologies successives dans les meilleures séries évolutives. Mais c’est un piège. L’important est de savoir si les trajectoires évolutives suivies avaient à chaque moment une seule, plusieurs, ou un grand nombre de directions possibles. Répondre à la question demanderait une connaissance des mécanismes mis en jeu. Or, les paléontologues ont très peu accès aux mécanismes. Toutefois, rien qu’à partir des modalités, on peut espérer gagner une certaine intelligibilité des processus. Ainsi Simpson, après avoir montré que, dans la série des équidés, on trouve de l’opportunisme, des divergences, conclut : « […] il s’agit pourtant dans ses grandes lignes d’un processus orienté plutôt que purement dû au hasard[5] ». C’est tout le problème ! Et ce problème a continué à intriguer et à nourrir un débat. Insistant autant que possible sur la contingence, Gould conclut de la nouvelle vision de l’évolution que donnerait l’explosion cambrienne : « Homo sapiens est un détail dans l’histoire de la vie, et n’incarne pas une tendance[6] ». Au contraire, Conway Morris[7] s’attache à étudier la signification des convergences, l’émergence récurrente de propriétés biologiques comme l’intelligence, la mémoire et bien d’autres, pour conclure que, sur toute planète favorable, on trouvera des animaux ressemblant à des mammifères, et des mammifères ressemblant à des grands singes. Devant des points de vue aussi opposés, que pouvons-nous dire ?

On se propose ici de porter un regard sur l’histoire évolutive qui envisagera successivement : 1) de grands événements qui ont marqué cette histoire ; 2) des séries évolutives à grande échelle qui montrent des directions assez classiques relevant de la sélection naturelle ; 3) le retour du hasard dans certaines modalités évolutives ; 4) enfin des phénomènes évolutifs plus détaillés et répétitifs, qui amènent à cerner d’autres mécanismes issus de la biologie du développement, et qui restreignent le champ des possibles.

I. Le rôle des grands événements en histoire évolutive

Paléontologues et géologues voient bien certaines corrélations entre événements, par exemple entre de grandes éruptions volcaniques ou des impacts d’origine extra-terrestre et des extinctions, entre de grands changements climatiques et des mouvements de faunes et de flores, entre des événements tectoniques et biogéographiques et des échanges de faunes conduisant à des renouvellements et des extinctions. Les exemples en sont multiples. Les grandes extinctions sont évidentes. Leur cause initiale peut être identifiée (météorite, volcans, climat) alors même que la succession précise des événements ne l’est pas : est-ce les cendres, un grand incendie, ou au contraire le froid dû aux poussières de l’atmosphère qui ont tué les animaux en masse ? Est-ce la disparition de la flore habituelle ? Est-ce la diminution des proies qui a affamé et décimé les prédateurs ? La suite d’événements a-t-elle duré 1, 5, 10, 100, 500 ans ? Finalement, peu importe le détail des événements, ce qui compte est une grande extinction, qui élimine de nombreux groupes de la course et ouvre aux groupes survivants de nouvelles niches écologiques. Des changements radicaux de cette nature sont intervenus épisodiquement. Ils ont contribué en partie à façonner le devenir évolutif. La crise crétacé-tertiaire, ou crise KT, est célèbre ; l’extinction des dinosaures laisse la place à la radiation des mammifères tertiaires. Il s’agit d’un événement important, reconnu comme tel. On en connaît plusieurs autres, dont un bien plus catastrophique à la fin du Permien.

Les grandes extinctions et les grandes dispersions sont dues à l’environnement astronomique de la terre, à sa structure (tectonique, volcans), à son climat : ce sont bien des facteurs externes. Dans la mesure où leurs causes sont indépendantes des êtres vivants eux-mêmes, on peut dire qu’ils jouent sur eux « par hasard ». Ils ne sont orientés vers rien du tout. Et pourtant, leur impact sur l’histoire de la vie a été énorme.

On pourrait dire que les espèces qui se sont éteintes lors de ces périodes de crises n’étaient pas adaptées aux bouleversements en question et à leurs conséquences, alors que pour d’autres groupes, leur survie a dépendu de leur adaptation. Ainsi, parmi les espèces qui survivent à la crise KT on trouve surtout des petites tailles, des insectivores, peut-être des espèces capables de vie ralentie ou adaptées à la vie souterraine. On pourrait alors défendre que c’est bien une sélection naturelle qui a préservé ces espèces et en a éliminé beaucoup d’autres. Mais alors il ne s’agirait plus du tout de sélection naturelle en tant que principe qui favorise les plus aptes (sélection darwinienne), mais il s’agirait d’une sélection naturelle qui a préservé les espèces dont le mode de vie était par chance « préadapté » à la résistance à une catastrophe. Une telle sélection naturelle dans un sens élargi devient dangereusement tautologique, tout ce qui survit ayant été « sélectionné ». Il paraît donc préférable d’éviter le terme. Il reste une évidence, à savoir que la survie des groupes a dépendu à certains moments de la chance, de circonstances favorables plus ou moins indépendantes de l’adaptation de ces groupes. Bien des extinctions sont issues d’événements brutaux extérieurs à la vie, parfois même de causes extérieures à la terre, et en ce sens répondent à la définition du hasard de Cournot comme rencontre de séries causales indépendantes.

II. Les séries évolutives à grande échelle et leurs directions

La série évolutive du cheval reste un exemple très emblématique de l’évolution, présent dans tous les manuels. Il s’agit effectivement d’une série à grande échelle qui relie à grands pas les Equus actuels à des ancêtres de la taille de gros chats, ressemblant vaguement à des damans (ce sont de très petits ongulés à corps massif et colonne vertébrale arquée, doigts multiples, et pas du tout des chevaux en miniature), et vivant il y a environ 55 millions d’années. Le plus remarquable est d’ailleurs que, à partir d’ancêtres extrêmement similaires, on a des séries qui aboutissent aux tapirs et aux rhinocéros actuels ; c’est dire s’il s’agit bien de macroévolution. Notons toutefois que la connaissance que nous avons de ces séries reste globale, peu détaillée : dès 2 millions d’années en arrière, les équidés fossiles retrouvés ne sont ni des chevaux, ni des zèbres, ni des ânes, et les relations de parenté exactes des espèces appartenant au genre Equus sont difficiles à établir, et pas encore consensuelles[8]. Ceci est vrai pour l’ensemble de la série du cheval : cette série est quasi certaine en ce qui concerne la succession des genres, les étapes morphologiques vues « en gros », mais la succession précise des espèces n’est que très rarement établie (elle l’est parfois : il faut une succession bien documentée et régionale ; le problème des Equus est rendu plus complexe par leur dispersion sur plusieurs continents).

Ce qui a frappé les auteurs, y compris Simpson, c’est la répétition de changements évolutifs allant dans la même direction : augmentation de taille, augmentation de la longueur du museau par rapport à l’ensemble du crâne, diminution progressive du nombre de doigts, etc., tout ceci de façon répétée sur de longues durées. On a donné depuis longtemps à cela une explication qui a balayé l’orthogénèse : il s’agit d’une sélection naturelle qui va toujours dans le même sens, l’orthosélection. Elle rend compte d’une adaptation à la course qui n’a probablement pas toujours augmenté la vitesse, mais qui a permis à des espèces de plus en plus grandes, de plus en plus lourdes, de continuer à courir vite. On sait que les proportions du crâne, et celles de la dentition quand elle reste sur un même modèle morphologique, répondent à une allométrie fonctionnelle assez simple : plus l’animal grandit, plus il doit ingérer de nourriture pour un corps plus lourd, plus la batterie dentaire et sa musculature s’accroissent. Mais ceci est vrai à grande échelle seulement. À petite échelle, on voit souvent des fluctuations de la taille, et nous ne savons pas interpréter les petits changements morphologiques. En effet, nous ne sommes pas capables de quantifier précisément la fonction dentaire, de montrer que chaque petit changement morphologique a été ou non fonctionnellement « favorable ». Nous ne pouvons pas prouver que la sélection à chaque pas a été adaptative (les mieux adaptés étant sélectionnés). Mais nous constatons après coup, à grande échelle, que les transformations observées correspondent tout à fait à une allométrie fonctionnelle. Il y a donc bien orthosélection fonctionnelle à grande échelle.

De telles sélections permanentes expliquent très bien des directions évolutives répétées. Par exemple, dans de multiples groupes de marsupiaux et de placentaires, une évolution de la dentition s’est produite vers des adaptations à un régime carnassier. On retrouve dans tous ces groupes les mêmes tendances évolutives à la diminution de certains tubercules dentaires, et à l’allongement d’autres tubercules pour former des lames antéropostérieures coupantes. D’où des évolutions convergentes dans de nombreux groupes, bien connues depuis longtemps[9]. On pourrait multiplier de tels exemples, chez les mammifères, aussi bien en ce qui concerne les adaptations dentaires et crâniennes au régime alimentaire que les adaptations à certains types de locomotion. Les orthosélections sont donc nombreuses, mais suffisent-elles à expliquer toutes les directions prises dans les séries évolutives ?

On notera que certaines tendances évolutives assez fréquentes ont donné lieu à une abondante littérature, ainsi de l’augmentation générale de la taille ou de l’augmentation de la taille du cerveau chez les mammifères. On leur trouve de multiples explications. Mais d’autres tendances sont pour moi très difficiles à expliquer, par exemple le raccourcissement transversal des molaires supérieures chez les primates et chez d’autres groupes. On est souvent tenté après coup d’interpréter ces évolutions en termes d’optimisation, par exemple dans ce cas les dents plus courtes sont plus résistantes, capables de supporter des pressions masticatrices plus fortes. Mais comment le prouver à chaque étape ? On reste bien souvent au niveau des conjectures ou des voeux pieux. On pressent parfois que de telles tendances résultent de facteurs multiples, dont chacun peut être difficile à mettre en évidence. Ainsi la réduction de la longueur du museau observée dans de nombreux groupes de primates ne répond pas à des contraintes fonctionnelles simples, mais pourrait résulter de facteurs multiples concernant l’architecture crânienne : réduction de l’appareil olfactif, frontalisation des orbites, une possible réduction de la dentition, et peut-être même des facteurs liés à la locomotion ? Les explications en termes de sélection adaptative ne s’appliquent que pour autant que nous comprenions bien les avantages fonctionnels des changements évolutifs. C’est fréquent mais c’est loin d’être le cas général.

III. Retours récents à des sauts morphologiques par hasard

Avant d’aborder d’autres facteurs de l’histoire évolutive, il faut évoquer le retour à un rôle important du hasard dans le changement morphologique chez Gould et chez des embryologistes. Il s’agit dans le premier cas du débat sur les modalités de l’évolution, introduit par le modèle des équilibres intermittents (« punctuated equilibria »), ou équilibres ponctués[10]. Dans le modèle de ces deux auteurs, la morphologie évoluerait par des sauts brusques, et la sélection ensuite choisirait entre les différentes morphologies ainsi produites. On revient alors à une sorte de « hasard morphologique », assez proche finalement des monstres prometteurs de Goldschmidt. Cette modalité évolutive, qui s’appuyait sur le modèle de la spéciation allopatrique de Mayr, a été défendue vigoureusement par ses promoteurs, qualifiée dans les plus grandes revues de modalité principale du changement évolutif, et adoptée par nombre de spécialistes. Bien qu’il y ait eu dès le départ des controverses, elle est maintenant souvent présentée comme une autre modalité évolutive, présente à côté et éventuellement plus fréquente que le traditionnel gradualisme phylétique (caricaturé par Eldredge et Gould, qui l’ont décrit comme lent, continu, régulier, ce qu’il n’était pas chez Simpson et bien d’autres auteurs ; Gould paraît souvent assimiler le gradualisme à l’orthogénèse).

Si la modalité principale du changement morphologique est les équilibres ponctués, alors le hasard jouerait un très grand rôle à ce niveau, tout au long de l’évolution. Mais, je dois dire très franchement que je n’y crois pas. Ce modèle a été accepté de façon insuffisamment critique, poussé par la notoriété médiatique de Gould, mais il est contesté depuis le début, et à mon avis extrêmement contestable, pour plusieurs raisons.

— Eldredge et Gould ont minimisé la portée des exemples de gradualisme mis au jour chez les mammifères, y compris dans un groupe réputé peu abondant comme les primates[11]. Pourtant les nombreux exemples issus du Bassin de Bighorn au Wyoming ou des Phosphorites du Quercy dans le sud de la France sont parmi les registres fossiles les plus riches qui soient. Gould et Eldredge[12], et Gould[13] ne citent aucun des travaux issus d’une recherche explicite de matériel abondant chez les rongeurs par l’École de Montpellier, son initiateur Thaler ou tous ses membres. Ils ne citent pas non plus d’autres travaux de tous les Européens condamnés à utiliser, dans le contexte géologique de leur continent, la biochronologie basée sur les lignées de mammifères comme moyen de datation des couches continentales, même s’ils sont synthétisés en anglais[14], ou remplis de diagrammes très parlants[15]. De nombreuses études ont été faites par des collègues allemands, espagnols, français, hollandais et suisses[16]. On ne peut que regretter que Gould, érudit et multilingue dans ses travaux d’histoire des sciences, ait maintenu une information aussi limitée en ce domaine. Les tests qu’il propose[17] confrontent la fréquence du gradualisme et des stases, mais le problème n’est pas là ; il n’est pas dans l’absence de changement ; il est, quand il y a changement, comment celui-ci se produit-il. Les travaux cités ci-dessus et beaucoup d’autres fournissent la base empirique de la conviction de nombreux paléomammalogistes, à savoir que, quand le changement morphologique se produit, c’est de façon graduelle. On regrette également que Gould[18] ne cite l’exemple de la lignée Cantius-Notharctus de Gingerich[19] que comme une augmentation de la taille des dents, alors que l’on connaît depuis Gregory[20] l’étendue des changements qualitatifs qui se sont produits, et que le mode de changement de ceux-ci a été décrit sur des diagrammes, jamais cités[21].

— Le gradualisme a l’avantage de se prouver lui-même de façon assez directe. Quand les séries montrent un déplacement progressif des intervalles de variation de la taille et de la morphologie des fossiles et quand, dans de telles séries, il y a moins de différences entre deux assemblages successifs qu’entre les membres d’un même assemblage (le changement d’un assemblage au suivant est inférieur à l’étendue de la variation intraspécifique de chacun), alors la continuité du changement évolutif s’impose, se lit dans les documents, et le gradualisme est pour moi prouvé (pour autant qu’on puisse « prouver » en histoire : c’est l’hypothèse qui s’impose, et l’on s’approche sûrement très près de la descendance historique [comme succession des morphologies, et pas des individus !]). En ce qui concerne les équilibres ponctués, ils spéculent trop souvent sur des discontinuités, hiatus, des absences. Il ne faut pas éliminer a priori qu’une absence puisse être significative, mais il est beaucoup plus difficile de montrer qu’une absence est « réelle » que de montrer qu’une continuité est réelle. Car il faut dans le premier cas montrer que cette absence est générale, vérifiée autour des régions étudiées et dans des milieux périphériques par rapport aux milieux bien documentés. C’est le cas pour quelques exemples trouvés chez des micro-organismes marins, mais ces cas sont assez rares.

— Le modèle des équilibres ponctués repose sur le postulat que les changements morphologiques se produiraient essentiellement lors des spéciations. Or les études sur la spéciation ont montré que, en général, le processus d’isolement reproducteur ne s’accompagne pas de changement morphologique. Il peut d’ailleurs exister de fortes variations morphologiques à l’intérieur des espèces, et de façon générale il y a découplage entre changement morphologique et les processus qui conduisent aux barrières de reproduction. Cet argument est largement développé par de grands opposants à ce modèle[22], et l’on trouve de nombreux exemples de spéciation graduelle dans la littérature qui critique les équilibres ponctués[23].

— Dans le modèle des équilibres ponctués, Gould a généralisé les changements morphologiques brusques apparus chez les escargots des Bermudes par des mécanismes d’hétérochronies. Cette généralisation n’est pas acceptable pour deux raisons. Elle suppose que la plupart des changements morphologiques se feraient par des mécanismes d’hétérochronies, ce qui est loin d’être le cas ; ce n’est pas possible pour les exemples d’évolution dentaire chez les mammifères car il n’y a pas de croissance dentaire, il y a éruption d’une dent à morphologie définitive, qui ensuite s’use [les dents à croissance continue faisant exception]. Par ailleurs, il faudrait que l’on puisse généraliser les exemples observés en contexte insulaire. Or, si les évolutions insulaires sont passionnantes comme « expériences naturelles » de très fortes contraintes sélectives, on sait aussi que les espèces insulaires sont généralement incapables de recoloniser les continents ; elles sont vouées à une survie insulaire ou à l’extinction. On ne peut donc pas généraliser le mécanisme de leurs changements morphologiques rapides à ceux qui ont dû se produire dans le contexte très différent des aires continentales (ou océaniques). Il y a là matière à un vaste débat, qui mettrait même en question la généralité du modèle de spéciation allopatrique de Mayr. En effet, on a souvent invoqué les petites populations périphériques où se produiraient de grands changements, hypothèse un peu trop ad hoc et probablement pas nécessaire. Mais il faudrait approfondir cette enquête, car les généticiens ont montré que les très petites populations permettent d’accroître la diversité des fréquences d’équilibre de caractères[24].

On ne peut pas faire ici la synthèse d’un débat sur les modalités de l’évolution qui est toujours en cours. Disons que, pour les raisons énumérées ci-dessus, les équilibres ponctués m’apparaissent comme une modalité rare liée à des groupes et des contextes particuliers, alors que les exemples de gradualisme évolutif, souvent rencontrés là où le registre fossile est le meilleur, me paraissent être beaucoup plus généralisables (on ne parle pas ici des stases, absence d’évolution, mais des changements morphologiques). Rappelons également que le fondement épistémologique des équilibres ponctués a été critiqué comme étant contradictoire[25]. Quel que soit le modèle favori des spécialistes, tout le monde reconnaît que l’évolution s’est produite à des vitesses variables, irrégulières. On peut avoir de longues périodes sans changement ou stases. Il est possible que l’un des apports réels d’Eldredge et Gould soit d’avoir attiré l’attention sur la fréquence et les durées importantes des stases. Toutefois là encore il faudrait éliminer les mauvais procès : quand Simpson ou d’autres décrivaient l’évolution avant tout sur le mode graduel, c’est parce qu’ils s’intéressaient au changement évolutif, et non à l’absence d’évolution. Admettons également que le débat n’est pas clos, et qu’il mériterait une analyse groupe par groupe, et structure par structure. Il est possible que les mammalogistes aient une vision du changement évolutif biaisée par la prédominance du registre dentaire, sachant que les dents, structures squelettiques sans croissance et imbriquées, ne peuvent guère changer que graduellement. Des changements morphologiques bien plus irréguliers peuvent être soupçonnés sur des organes issus d’une croissance (certaines morphologies osseuses sont d’emblée affectées par le milieu ou le comportement). Des changements morphologiques brusques, comme documentés parfois chez des nannofossiles, pourraient correspondre à la réalité de petits sauts morphologiques dans les plaques ornementales d’organismes unicellulaires. Des cas de ponctuations morphologiques sont donc possibles, mais ils ne sont sûrement pas généralisables à l’ensemble de l’évolution. Au total, le rôle renouvelé donné au hasard par Gould à travers les équilibres ponctués ne me paraît pas du tout justifié.

Des embryologistes, impressionnés par la grande importance des changements morphologiques produits pas des altérations de gènes du développement intervenant tôt dans celui-ci, ont pensé qu’il s’agissait là du mécanisme permettant d’expliquer les grands sauts morphologiques, qui seraient déduits du registre fossile. Mais, les absences d’intermédiaires fossiles doivent toujours être analysées de façon critique. Elles sont en général liées à un registre fossile déficient, ce que paraissent bien confirmer les grandes transitions morphologiques documentées de façon remarquable dans les dernières années : origine des mammifères, des oiseaux, des cétacés. On se heurte à un problème de vraisemblance ; les monstres peuvent-ils réellement être prometteurs ? Je me range plutôt aux arguments des généticiens qui ne voient guère de possibilité, pour modifier l’immense bricolage d’un organisme, que de le faire par petites touches. Il y aurait à faire une analyse critique des « plans d’organisation », mais elle dépasse cette étude. Les grandes transitions évolutives bien documentées chez les vertébrés me paraissent amplement suffisantes pour que leurs modalités soient généralisables.

IV. Le rôle des facteurs internes, hétérochronies, contraintes de développement

Les interactions entre le développement des organismes et leur évolution ont intéressé des auteurs depuis la fin du xixe siècle. C’est l’un des plus enthousiastes admirateurs de Darwin, Haeckel, qui a formulé sa « loi biogénétique fondamentale », l’ontogénèse récapitule la phylogénèse. Les arguments tirés de l’embryologie font partie des éléments classiquement utilisés pour établir les phylogénies. On peut dire que ontogénèse et phylogénèse ont toujours eu des rapports, jusqu’à ces dernières années où l’argument ontogénétique fait partie des critères pouvant aider à polariser les caractères en analyse phylogénétique. Par contre, en ce qui concerne les mécanismes de l’évolution, on peut dire que la théorie synthétique dans ses formulations de la seconde moitié du xxe siècle, a largement ignoré le développement des organismes et son rôle possible dans ces mécanismes. Une prise de conscience de plus en plus grande s’est faite, dans laquelle la publication de Ontogeny and Phylogeny par Gould[26] a joué un grand rôle. Le titre fait encore allusion à la phylogénie, mais le contenu s’attache largement à des mécanismes, en particulier les hétérochronies du développement.

Les hétérochronies sont des changements affectant des paramètres temporels du développement (début ou fin d’une croissance, vitesse de cette croissance), et qui résultent chez un descendant en une modification plus ou moins marquée des caractères de l’espèce ancestrale. Le cas le plus connu en est la néoténie, qui fait retenir par les descendants adultes des caractères juvéniles de l’ancêtre. Les résultats hétérochroniques, paedomorphies (caractères juvéniles) et péramorphies (caractères « hyper-adultes ») peuvent être atteints par des mécanismes variés et parfois difficiles à cerner[27]. L’intérêt de ces processus hétérochroniques est de fournir une explication assez simple à des changements morphologiques qui peuvent apparaître complexes. Ainsi des modifications de proportions crâniennes ou des os des membres chez des espèces proches de primates peuvent résulter d’un simple allongement ou raccourcissement d’une même trajectoire ontogénétique[28], alors que certaines des modifications en question avaient parfois fait l’objet d’interprétions fonctionnelles adaptatives. Ainsi les hétérochronies fournissent un mécanisme simple à la transformation coordonnée d’une série de caractères, et elles modifient notre façon d’analyser l’adaptation, chacun des caractères n’ayant pas été sélectionné pour lui-même, mais l’ensemble résultant d’une sélection portant sur la croissance. On notera aussi que, chose très rare, les hétérochronies permettent au paléontologue de s’approcher de mécanismes possibles de l’évolution.

Les hétérochronies sont abondantes dans le registre fossile[29]. Elles ont été bien documentées chez bon nombre d’invertébrés marins, en particulier les ammonites et les oursins, mais également chez les vertébrés (avec peut-être un rôle particulièrement important chez les amphibiens), y compris les mammifères, et parmi eux les primates[30]. On a même pu expliquer ainsi des phénomènes répétitifs, un même changement morphologique se produisant plusieurs fois au cours du temps à partir d’une même forme ancestrale (évolutions itératives). Gould[31] en a donné un exemple avec les coquilles d’escargots des Bermudes. Des exemples en ont été décrits chez des ammonites et des oursins. Gould[32] a affirmé que les hétérochronies avaient joué un rôle « extrêmement important » dans l’évolution, mais ce rôle reste à quantifier sérieusement. Que la majorité des phénomènes évolutifs passent par des changements dans les régulations, c’est forcé car le développement passe par la multiplication cellulaire, les différentiations et leurs régulations. Mais, que les hétérochronies jouent un rôle prédominant est par contre contestable. Même dans les exemples bien étudiés chez les invertébrés marins où les hétérochronies jouent un rôle, on trouve en fait que des phénomènes non hétérochroniques ont eu lieu[33].

Ce qui apparaît dans les nombreux cas d’hétérochronies, c’est qu’il est assez facile pour la sélection naturelle de raccourcir ou d’allonger la trajectoire ontogénétique, éventuellement d’en changer d’autres paramètres (vitesses). Ainsi la trajectoire ontogénétique d’une espèce facilite le changement évolutif dans deux directions, celle qui la raccourcit et celle qui la prolonge. Elle entraîne une facilitation pour deux directions évolutives. Dans tous ces cas, la sélection naturelle agit, mais elle agit sur des variations (des possibles) facilitées, et même parfois des directions imposées. On ne peut négliger ce facteur ontogénétique, qui joue un rôle considérable dans les orientations évolutives.

Ce rôle fondamental de l’ontogénèse sur les directions évolutives n’est pas seulement hétérochronique. Il est plus général, et il a été particulièrement souligné par Alberch, qui a repris le concept de contrainte de développement (concept ancien, déjà utilisé par Whitman en 1919). Il définit une contrainte de développement comme un « biais dans l’expression de la variabilité phénotypique dû à la nature des interactions qui caractérisent les systèmes développementaux[34] ». Alberch défend très justement une approche internaliste, complémentaire de l’approche externaliste (sélection naturelle et facteurs du milieu). On peut considérer le développement comme une boîte noire ; les perturbations qui agissent dessus provoquent à la sortie du système un nombre défini de possibilités, « non-random ». Tout processus ordonné dans la nature, que ce soit la stabilité d’une espèce, une convergence ou une tendance évolutive, peut être expliqué soit par des contraintes de développement soit par la sélection naturelle, et il est extrêmement difficile de distinguer le rôle de chacun sans manipulation expérimentale du système[35]. Alberch a donné des exemples sur la réduction des doigts chez les amphibiens, le doigt manquant chez certains caniches et le doigt supplémentaire de nombreux saint-bernards. Il a attiré l’attention sur tout ce que l’on peut tirer de l’étude des monstres[36]. Ses réflexions très clairvoyantes sont maintenant confirmées par les progrès de la biologie du développement (voir ci-dessous).

On peut observer que jusqu’ici, on n’a guère d’exemples où des transformations morphologiques bien documentées chez des fossiles pourraient être reliées à de la génétique du développement. Mais, dans l’expérience des paléomammalogistes, certaines données fossiles paraissent très suggestives. Elles concernent des caractères dentaires, qui sont de loin les mieux documentés, et particulièrement des développements de structures se produisant fréquemment au même endroit de la dent. Ainsi, sur les molaires inférieures de plusieurs groupes différents de primates, on voit une crête en arrière du trigonide qui forme une saillie, que l’on appelle le métastylide. La saillie du métastylide augmente, elle peut former un petit tubercule secondaire, et elle aboutit dans plusieurs groupes à augmenter nettement la longueur de la crête coupante antérieure des molaires inférieures. On trouve cela chez des mangeurs de feuilles actuels, et on infère le même régime pour les fossiles qui augmentent la longueur de leurs crêtes coupantes (celle-là ou d’autres). Ce qui est curieux, c’est que le même processus s’est produit chez des lémuriformes malgaches, chez deux genres différents d’adapinés éocènes, Adapis et Leptadapis, et qu’on le voit également se former dans un groupe apparenté mais pourtant non primate au sens strict, les plésiadapidés (lignée européenne de Plesiadapis-Platychoerops). Pourquoi cette crête-là, à cet endroit, et jamais un allongement de crête de l’autre côté de la dent ? Quand le processus commence chez Plesiadapis, on voit des variations irrégulières de cette crête-là, et pas spécialement des autres (il faudrait approfondir l’analyse du processus).

Un cas aussi intrigant, et encore plus fréquent, est le développement d’un mésostyle au milieu du bord externe des molaires supérieures. Ce mésostyle grandit, et dans bon nombre de cas, il capte les crêtes issues des deux tubercules externes, pour former une grande crête externe en W. Une grande crête externe en W se trouve chez bon nombre d’ongulés, chez plusieurs groupes de primates et chez les Plesiadapis. Quand, dans certains groupes de primates, le mésostyle commence à apparaître, il n’est d’abord qu’une variation du bourrelet basal de l’émail, le cingulum. Le processus a été bien décrit dans la lignée des Cantius-Notharctus[37] et dans celle des Necrolemur-Microchoerus[38]. Pourquoi cette variation n’apparaît-elle qu’à cet endroit de la dent ? Pourquoi n’y en a-t-il pas de semblables à d’autres endroits, et sur tout le pourtour de la dent ? Il faut bien admettre que, dans le processus de mise en place de la forme dentaire, au moment où l’épithélium qui sécrétera l’émail et la dentine se plisse, il y a là une fragilité particulière, une possibilité de variation plus grande qu’ailleurs ; peut-être s’agit-il d’un simple facteur de position, l’endroit étant éloigné des deux tubercules, qui eux varient peu. Les variations se produiraient alors en fonction d’une position, quelque chose que l’on pourrait appeler un facteur géométrique (une contrainte géométrique ?).

L’exemple le plus remarquable d’un tel phénomène est celui de l’hypocône, un tubercule nouveau qui se développe du côté interne et postérieur chez un grand nombre de mammifères. Cet hypocône a présenté un développement important dans de nombreux groupes chez lesquels il a permis ultérieurement la réalisation de molaires à quatre tubercules principaux (alors que les molaires primitives en ont trois). Ces groupes ayant eu nettement plus de succès que les groupes sans hypocône, ce tubercule a pu être qualifié d’innovation clef[39]. L’hypocône s’est développé plus de vingt fois chez les mammifères, et rien que chez les primates, ce tubercule est apparu plus de cinq fois[40]. Il n’est pas toujours seul, car chez quelques rares genres se développe un autre petit tubercule, sans avenir, au milieu ou du côté antérieur du bord interne (péricône). Plus remarquable encore, et significatif, est que ce tubercule se développe presque toujours quand les espèces ont à peu près la même taille, des dents supérieures de 2 à 5 mm de largeur transversale. Par ailleurs, quand il commence à se développer sous la forme d’une petite variation, on aurait bien du mal à lui trouver une explication fonctionnelle immédiate, qui pourrait le faire passer pour une variation sélectionnée. On a visiblement dans ce cas l’effet d’un facteur de développement (positionnel). Les chercheurs qui explorent les gènes mis en jeu dans la morphogénèse dentaire ont découvert que le développement des tubercules dentaires utilise de façon répétée les mêmes séries de gènes, que l’on appelle des modules de développement[41]. Mais ils n’ont pas encore atteint une compréhension complète de la genèse de la forme dentaire.

Ce que montre très clairement à mon point de vue l’exemple de l’hypocône, et aussi les autres, c’est qu’il y a des facteurs internes qui limitent le champ des possibles, qui orientent la façon dont se sont produits les changements évolutifs, c’est-à-dire des contraintes de développement au sens d’Alberch. Pour moi ces contraintes sont fondamentales ; elles nous permettent de comprendre pourquoi l’évolution a reproduit un certain nombre de fois des phénomènes semblables, c’est-à-dire a suivi, dans un certain nombre de cas, des parcours évolutifs, que la sélection seule n’aurait pas suffi à faire revenir aussi souvent, à mon avis. (Il serait toutefois important de pouvoir quantifier les fonctions dentaires ; un tout petit hypocône présente-t-il un avantage fonctionnel ? Nous ne le savons pas.)

V. Biologie du développement et mécanismes

Les progrès récents dans la biologie du développement sont en train de faire passer ces questions de plein droit dans l’étude des mécanismes de l’évolution. En effet, ces mécanismes font, depuis toujours, intervenir les variations des phénotypes, et il devient de plus en plus évident que ces variations sont influencées par les propriétés du développement. Ainsi, dans les composantes de la variabilité phénotypique, trois phénomènes limitatifs peuvent être reconnus[42]. Il s’agit de 1) la canalisation du développement (au sens de Waddington), ou amortissement des effets des perturbations au cours des processus du développement, que ces perturbations soient environnementales ou dues aux mutations ; 2) la stabilité du développement, ou stabilité de la « cascade développementale » en elle-même, dont la complexité pourrait produire du « bruit » (elle est analysée surtout par les asymétries fluctuantes) ; 3) l’intégration morphologique, étudiée par la covariation des structures. Ce dernier champ de recherche, initié par Olson et Miller[43], a connu une réactivation récente grâce à Cheverud[44] et à ses élèves[45]. Cheverud étudie l’intégration morphologique au niveau individuel ; il montre qu’intégration fonctionnelle et développementale sont très fortement liées[46] ; il en résulte au niveau populationnel une intégration génétique et, au niveau évolutif, l’évolution coordonnée des structures[47]. Ces recherches sont en développement rapide, entre autres chez les primates[48]. Elles utilisent de nouvelles techniques quantitatives et se sont attaquées à la mise en évidence de la pléiotropie des gènes[49]. Nul doute qu’en déchiffrant de mieux en mieux les liens entre gènes et morphologies, elles vont modifier profondément notre appréhension de la variabilité phénotypique, et donc notre connaissance des chemins évolutifs possibles.

En même temps que progressent la génétique du développement et les études d’intégration morphologique, les concepts des contraintes de développement sont progressivement intégrés à la façon d’analyser la signification des caractères morphologiques en phylogénie. Les méthodes de parcimonie présupposent que les caractères morphologiques soient indépendants, or souvent ils ne le sont pas. Des exemples en ont été donnés par Lovejoy et al.[50] chez les hominidés : la symphyse pubienne très courte de l’homme et d’autres caractères de son bassin n’ont probablement pas de fonction propre mais résultent seulement du raccourcissement global de cet os ; des mutations de gènes Hox connus pourraient être à l’origine de la réduction du pouce chez certains primates plus qu’une sélection pour la réduction de ce doigt ; les phalanges du pied réduites chez Australopithecus afarensis sont très paradoxales si cette espèce grimpait encore aux arbres, et elles devraient être plus variables qu’elles ne sont si elles n’étaient plus sous l’influence d’une sélection stabilisante ; ce que l’on sait sur les allèles communs au développement des deux autopodes fait soupçonner que la réduction des phalanges du pied pourrait en fait résulter de la sélection pour l’allongement du pouce et le raccourcissement des doigts de la main[51]. Ces auteurs concluent « just what morphological variants become available for review by the selective process is highly circumscribed by a rigorously preserved developmental cascade[52] ». On est donc passé de généralisations encore assez théoriques chez Alberch à une vision beaucoup plus claire, irriguée par la biologie du développement, et qui met de mieux en mieux en évidence en quoi celui-ci, du fait qu’il encadre la variabilité phénotypique intraspécifique, réduit considérablement les directions possibles de l’évolution phylétique.

Remarques finales sur le hasard et les directions en histoire évolutive

Lorsque l’on résume l’évolution au hasard des mutations et à l’action nécessaire de la sélection, on fait une analyse de déterminisme qui est doublement incomplète. D’abord elle prend en compte uniquement les mécanismes du changement évolutif, en oubliant ce qu’apporte l’histoire évolutive. Ensuite, dans le mécanisme évolutif lui-même, elle oublie qu’il y a un troisième terme nécessaire lui aussi, c’est l’être vivant qui change. Or cet être vivant, c’est un système hypercomplexe qui a des propriétés bien particulières, entre autres de se développer et de se reproduire. Ainsi s’introduisent les facteurs internes que l’on avait passés sous silence. Une analyse aussi réductrice a souvent heurté, car, à trop insister sur le hasard, elle rendait l’évolution inintelligible. Il ne faut pas oublier les mécanismes qui permettent la cohérence, car ils introduisent des articulations logiques essentielles. On a vu à quel point la biologie du développement, en plein essor, modifie notre perspective sur la variabilité morphologique, et en conséquence sur les changements évolutifs possibles, qui sont limités. En outre, on sait l’importance des longues durées pour le processus. Si l’on veut résumer l’analyse déterministe de l’évolution, il me semble qu’il faut prendre en compte au moins quatre éléments : hasard, sélection, propriétés des systèmes complexes et longues durées. L’apport du généticien est ainsi complété par ceux du morphologiste et du paléontologue. L’ensemble ne réintroduit aucun finalisme ; il réduit la part du hasard, ce qui est très positif car trop de hasard s’apparente à l’incapacité de comprendre, à l’affirmation de l’inexplicable. Une place plus juste au déterminé par rapport au hasard et à la contingence rend à l’évolution son intelligibilité. Remarquons aussi qu’il faut prendre garde au fait qu’utiliser trop le hasard finit par le réifier. Or le hasard n’est pas un agent, et encore moins une force. Il qualifie seulement un déterminisme qui nous échappe. Au niveau des mutations, il est peut-être proche d’un hasard stochastique. Ailleurs, il traduit simplement que les séries causales indépendantes auraient pu ne pas se rencontrer (absence de prédictibilité d’un événement simple), ou que la multiplicité des causes des événements historiques rend toute prédictibilité impossible.

Entre le hasard et le déterminé, savons-nous faire la part des choses ? Il me semble qu’à ce niveau nous devrions rester modestes. Après les catastrophes, les évolutions adaptatives reprennent, et la contingence liée à ces grands événements ne supprime pas les directions adaptatives imposées par les principaux milieux, car ceux-ci demeurent [les milieux eux aussi ont changé, mais à une très grande échelle temporelle, qui a permis aux adaptations de suivre]. On a donc de la contingence imposée périodiquement, mais on a aussi des directions imposées par les milieux de façon permanente, et qui sont donc très stables. Il y a du répétitif dans les tendances évolutives, des convergences qui peuvent être fréquentes et des émergences de nouvelles propriétés biologiques qui se sont produites plusieurs fois. Mais beaucoup de contingences historiques se sont produites, évidentes pour les grandes catastrophes et beaucoup moins faciles à saisir dans les périodes plus tranquilles. Peut-on les généraliser au point d’affirmer avec Gould que l’homme ne serait qu’un accident de l’évolution ? Gould lui-même donne des raisons pour ne pas le suivre : ayant passé son temps à débusquer nos a priori, nos préjugés d’origine sociale et non scientifique (le progrès comme une idée victorienne et non un concept évolutif pertinent), il n’hésite pas à dire que ses choix ont pour but de renverser la place éminente dans la nature que l’homme tend à se donner : « […] le piédestal ne sera pas renversé tant que nous n’aurons pas abandonné l’idée de progrès et de complexification, et que nous ne considérerons pas Homo sapiens comme un fétu de paille tardif dans le buisson touffu des formes de la vie […][53] ». Après ses aveux répétés d’anti-anthropocentrisme, comment croire que Gould pourrait être objectif ? Simpson avait déjà répondu fort justement : « […] il est stupide pour un homme de s’excuser d’être un homme ou de penser, comme s’il s’agissait d’un péché originel, qu’un point de vue anthropocentrique en science ou dans d’autres domaines de la pensée est automatiquement faux[54] ». Par ailleurs, la notion de progrès comme celle de complexité en évolution sont des questions scientifiques très sérieuses. Ce n’est pas parce qu’elles sont difficiles qu’il faut les évacuer ou les nier.

Le modèle des équilibres ponctués reprenait au niveau macroscopique des morphologies le mécanisme microscopique des mutations au hasard, ensuite sélectionnées. Il a pu séduire à cause de cela même. Mais justement, c’est parce que les morphologies ont des niveaux de complexité d’un ordre de grandeur bien supérieur au niveau moléculaire que des mécanismes semblables à ceux du niveau moléculaire y sont impossibles ! Le hasard au niveau des mutations existe, et il joue le rôle fondamental que l’on sait. Mais la variabilité qui en résulte au niveau du phénotype, elle est beaucoup moins hasardeuse, elle est de la variation limitée, encadrée. Chacun sait que, dans les populations naturelles, les variations sont mesurables statistiquement, et bien limitées dans leurs aspects qualitatifs. Un hasard au niveau des morphologies qui serait analogue à celui des mutations est impossible, et cet aspect du modèle des équilibres ponctués m’a toujours paru irrecevable. Il est quasiment réfuté par les contraintes de développement. On s’étonne d’autant plus d’une telle incongruité chez Gould qu’il a lui-même fortement contribué à réintroduire le rôle du développement dans les processus évolutifs. Il semble qu’il se soit saisi des hétérochronies car elles fournissaient de possibles changements quasi ponctuels, mais qu’il n’ait guère prêté attention aux contraintes de développement ou à l’intégration morphologique (qui diminuent la contingence !). L’explication en est probablement sa volonté délibérée d’accroître le rôle du hasard en évolution, pour des raisons philosophiques qui seraient à approfondir.

Tout le monde s’accorde à voir dans l’évolution un jeu complexe, « curieux mélange d’orientation et de hasard[55] », ou « mélange constant d’imprévisibilité et de probabilité[56] ». Il n’est pas douteux que, avec le progrès des recherches, nous saurons mieux évaluer la part des contraintes de développement dans les variations, qui diminue la part du hasard et rend l’évolution plus compréhensible. Il me semble également que la fréquence des convergences, justement soulignée par Conway Morris[57], dessine un champ de réflexion tout à fait intéressant. En sciences de la terre comme en biologie, nos observations oscillent entre la loi et l’événement[58]. Les événements historiques sont par définition uniques ; sont-ils pour autant forcément contingents ? Imprévisibles, probablement, mais pas inexplicables. Comme cela a été fort bien souligné par Mayr[59], nos approches historiques (« historical narratives »), nos scénarios, sont de très bonnes méthodes de recherche scientifique. Jusqu’ici il y a très peu d’événements évolutifs répétés pour lesquels nous saurions établir une probabilité, mais peut-être sommes-nous en train de nous en rapprocher ? L’évolution rapide des connaissances sur le développement et leurs conséquences en biologie évolutive invitent à poursuivre de telles réflexions dans les prochaines années, aussi bien sur les mécanismes dans l’actuel qu’en histoire évolutive.