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Parler du père et de la paternité est devenu une activité particulièrement fréquente dans les sociétés occidentales modernes. Elle est le fait des chercheurs et des professionnels de divers domaines tels que la santé, l’éducation, les services sociaux et la justice, des décideurs publics et des planificateurs des interventions de l’État, des médias écrits et audiovisuels et même des pères et des mères eux-mêmes. Le père est donc devenu l’objet d’une pratique discursive tout à fait sans précédent dans l’histoire de nos sociétés. En fait, on semble aujourd’hui mettre en question le père et la paternité un peu comme on a, au début du siècle précédent, mis en question la mère et la maternité : ce statut et ce rôle social sont maintenant placés sous surveillance. L’émergence de nouveaux modes de problématisation de la paternité a graduellement imposé l’apparition de trois processus sociaux distincts mais interreliés, à savoir :

  1. La paternité comme objet de connaissance scientifique et de savoirs professionnels : ici, le statut, le rôle et la conduite du père sont construits à l’intérieur de divers champs disciplinaires dans le domaine des sciences humaines et sociales (sociologie, anthropologie, psychologie, économie, histoire, etc.). Ce n’est plus le père « en soi », compris de manière intuitive, qui existe. C’est aussi le père « révélé » par des actions visant à l’objectiver, c’est-à-dire à le mettre en rapport avec la multitude de réalités dont il est l’intersection.

  2. La paternité comme cible de politiques de l’État et de pratiques sociales : ici, il est question des diverses positions que peuvent prendre les pères à l’intérieur des multiples arènes sociales qui composent une société. C’est le père en tant qu’acteur ou agent social dont il est question. Ce processus se déploie à travers les représentations sociales de la paternité, les discours (médiatiques, professionnels, scientifiques, etc.) sur les pères, les cadres juridiques et les offres de services. Il est intimement lié à des enjeux normatifs.

  3. Les pères comme sujets d’une expérience distinctive – l’expérience paternelle : ici, il est question des nouvelles formes de subjectivité qu’élaborent les hommes lorsqu’ils se vivent en tant que pères. Comment, à leurs propres yeux, ils deviennent des « sujets paternels », c’est-à-dire des personnes ayant un rapport particulier aux expériences qu’ils vivent lorsqu’ils sont pères et s’engageant dans des formes particulières de gouvernance ou de culture de soi face à ces expériences.

Quelles sont les raisons qui sous-tendent cette pratique générale de mise en question de la paternité? Quelles finalités vise-t-elle? Quelles sont les conditions qui la balisent?

Être père, aujourd’hui, signifie occuper un espace social traversé par des exigences et des obligations juridiques, morales, éthiques, affectives et cognitives. Par exemple, ce n’est plus uniquement la réussite sociale des enfants qui organise les exigences et les obligations auxquelles sont confrontées les pères, c’est aussi (sinon plus) le bien-être et le développement global de chacun de ces enfants. Être père, c’est donc être en relation directe, précoce et continue avec un ou plusieurs enfants. Comment les hommes sont-ils préparés et soutenus pour mettre en oeuvre cette relation spécifique? Comment arrivent-ils à s’organiser mentalement pour entrer dans l’univers affectif et cognitif des enfants, à chaque étape de leur développement?

Être père, c’est aussi être en relation avec plusieurs autres adultes ayant une responsabilité directe envers l’enfant, c’est établir des liens de partenariat avec la mère de ce dernier, son éducatrice, son enseignante, son médecin, et ainsi de suite. Pour le père ayant de jeunes enfants, il faut souligner que ces partenaires sont principalement des femmes. D’ailleurs, l’entrée de l’homme dans la paternité signifie bien souvent une entrée dans un monde de femmes. Comment l’homme négocie-t-il son rapport aux femmes de l’entourage de l’enfant? Quelles expériences et quelles connaissances a-t-il des espaces sociaux principalement occupés par des femmes et des règles du jeu qui y ont cours? Comment se fait-il connaître et reconnaître par celles-ci? Comment vit-il l’absence relative d’autres hommes dans ces espaces sociaux? Comment fait-il valoir sa contribution spécifique à l’intérieur du réseau de l’ensemble des autres personnes qui se préoccupent de son enfant?

Finalement, être père c’est aussi inscrire la présence de l’enfant dans les relations qu’un homme entretient avec les autres hommes de son entourage. Comment ses relations aux hommes se transforment-elles lorsqu’il devient père? Comment son statut de père est-il (ou a-t-il la permission d’être) visible dans les divers contextes sociaux auxquels il participe en dehors de sa famille? Comment est-il soutenu dans l’exercice de son rôle paternel par les autres hommes de son entourage? Comment son projet identitaire, et en particulier la façon dont il est reconnu et authentifié par les autres hommes de son entourage, évolue-t-il avec la présence d’enfants dans sa vie?

Les articles présentés dans ce numéro abordent certaines de ces questions. Le numéro est divisé en trois sections. La première section fait le point sur la paternité à partir de divers points de vue et regards. Tout d’abord, Christine Castelain-Meunier brosse l’histoire de la paternité occidentale sur les plans institutionnels, juridiques et culturels, en s’attachant plus particulièrement au cas français. Ensuite, Daniel Paquette analyse la paternité à partir d’une problématique « biosociale », c’est-à-dire en comparant les rôles parentaux du père humain à ceux des pères chez les autres espèces de primates. Enfin, Diane Dubeau, Marie-Ève Clément et Claire Chamberland font la synthèse des travaux québécois et canadiens sur la paternité en adoptant une perspective écologique, c’est-à-dire en considérant les diverses caractéristiques des environnements macro-systémiques influençant l’engagement paternel.

La seconde section se penche spécifiquement sur l’expérience vécue par le père dans diverses situations. Ainsi, Francine de Montigny et Carl Lacharité analysent les premiers moments de la transition à la paternité chez des pères d’un premier enfant, mettant notamment au jour les perceptions des moments critiques de la période postnatale. Diane Pelchat, Hélène Lefebvre et Marie-Josée Levert, pour leur part, se penchent sur l’expérience des pères et des mères d’enfants atteints d’une problématique de santé, faisant ressortir la spécificité du vécu paternel. Enfin, Francine Allard, Amélie Bourret et Gilles Tremblay consacrent leur texte à l’analyse des stratégies mises en place par les pères pour rester pères, dans un contexte où s’additionnent pourtant les contraintes et les pressions dues non seulement à la rupture conjugale mais aussi à la situation de pauvreté dans laquelle ils se trouvent.

La dernière section aborde le père en tant que cible d’actions politiques et sociales. Gilles Forget, Annie Devault, Sarah Allen, Ed Bader et Deb Jarvis présentent tout d’abord les résultats d’une vaste étude portant sur les services destinés aux pères au Canada, montrant entre autres que bien que l’offre de services soit plus importante, plusieurs obstacles demeurent pour que ceux-ci soient davantage accessibles. Jean-Martin Deslauriers fait le point sur les politiques québécoises à l’endroit des jeunes pères en situation de vulnérabilité et s’interroge sur ce qui pourrait les rendre plus efficaces. Enfin, Ève Pouliot et Marie-Christine Saint-Jacques concluent cette section en examinant les pratiques envers les pères dans les établissements de protection de la jeunesse au Québec, s’interrogeant sur l’écart qui existe entre le désir des intervenants d’intégrer les pères dans leurs pratiques et les actions concrètes mises de l'avant afin d'y parvenir.