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Introduction

La protection intégrée des cultures (integrated pest management) est un système de lutte contre les organismes nuisibles qui utilise un ensemble de méthodes satisfaisant les exigences à la fois économiques, écologiques et toxicologiques, en réservant la priorité à la mise en oeuvre délibérée des éléments naturels de limitation et en respectant les seuils de tolérance (Bajwa et Kogan 1996; Ferron 1999; OILB/SROP 1973). Son principe original tient pour Ferron (1999) en une « association harmonieuse » des méthodes biologiques de lutte aux méthodes chimiques traditionnelles et à une prise de décision de traitement en fonction du niveau des populations. Toutefois, de nombreuses applications de la protection intégrée ont parfois eu des effets contraires à ceux attendus. Privilégiant l'évaluation du risque, l'aide à la décision et la juxtaposition souvent confuse de moyens de lutte, au détriment d'une réelle « intégration » de moyens alternatifs, n'ont favorisé que l'utilisation raisonnée des pesticides (Way et Emden 2000). Depuis que le concept de protection intégrée a été défini, utilisé sous diverses acceptions et parfois galvaudé, la notion d'intégration de différents moyens de lutte a été employée sans que n’en soit réellement donnée de définition fonctionnelle (Deguine et Ferron 2004; Ehler et Bottrell 2000; Ferron 1999; Jacobsen 1997). McRoberts et al. (2003) ont récemment proposé une réflexion et des outils de modélisation consacrés à la prise en compte des pathosystèmes multiples et cortèges parasitaires, en particulier les relations de coexistence et de compétition entre maladies, pouvant également faire l’objet d’intégration.

Qu’est-ce donc qu’« intégrer des méthodes de protection » et comment estimer ce caractère intégratif? Sous un même terme se cache en réalité une grande diversité de sens. Cette diversité ne résulte pas d'une pluralité purement sémantique, mais d'une réelle diversité dans la conception, la nature et les objectifs assignés au concept. La diversité d'intégration réside en grande partie dans la diversité de « complémentarité » des méthodes de lutte, ou « complémentation » au sens strict, le terme générique recouvrant plusieurs fonctionnalités que nous choisissons d'utiliser par la suite dans ce texte.

Complémentarité

Des méthodes de lutte sont dites « complémentaires » lorsque leurs mécanismes d'action respectifs se complémentent de façon avantageuse ou ont un effet sur des processus écologiques, biologiques ou épidémiologiques élémentaires différents. Des méthodes de lutte se « complètent » lorsque, appliquées à un même stade épidémiologique, en agissant sur des processus épidémiologiques différents ou par des mécanismes différents, elles limitent le développement d'une maladie ou d'un ravageur. Un processus peut être défini comme un ensemble de phénomènes conçu comme actif et organisé dans le temps; un mécanisme comme une combinaison, un agencement de pièces ou d’organes montés en vue d’un fonctionnement d’ensemble (Robert 2001). En dynamique des populations, des processus identiques peuvent ainsi résulter de mécanismes différents, à l'exemple des processus infectieux de type secondaires qui sont la conséquence de mécanismes généraux d'allo-infections (contaminations entre plantes) et d'auto-infections (intensification des infections sur une même plante) (Zadoks et Schein 1979).

Au début d’une épidémie d’origine tellurique, une désinfection de sol réduit par exemple la densité de propagules infectieuses en diminuant notamment leur capacité de germination (mécanisme), ce qui limite la mobilisation de l'inoculum primaire (processus). Conjointement, une bonne gestion de l'irrigation peut empêcher la croissance saprophytique du mycélium dans le sol (mécanisme), généralement favorisée par une humidité excessive du sol, ce qui limite alors les possibilités d'infections secondaires (processus) (Campbell et Benson 1994; Davet 1996).

Additivité

Des méthodes de lutte sont dites « additives » lorsque leurs effets respectifs se complémentent quantitativement de façon avantageuse. Les conséquences d'une combinaison de moyens de lutte, en termes de limitation d’une maladie ou de la population d’un ravageur, doivent être significativement supérieures à celles constatées après la mise en oeuvre de chacune d'entre elles de façon individuelle. Un bon indicateur du degré d’« additivité » est, par exemple, la différence entre, d'une part, l'intensité de maladie (ou de dégâts) obtenu après combinaison et, d'autre part, la moyenne des effets obtenus après l'application séparée de chaque moyen de lutte.

Le caractère « additif » concerne les conséquences des méthodes de protection employées : il qualifie des effets qui se cumulent plus ou moins bien, voire conduisent à une synergie (cas particulier important, mais non développé ici). Précisons que dans le langage emprunté au domaine de la comptabilité, l’« additivité » est une propriété qui s'attache à un ensemble d'indices interdépendants, liés entre eux par définition ou par des contraintes comptables, selon laquelle un agrégat se définit comme la somme de ses composants. L’« additivité » exige donc que cette identité persiste quand les valeurs de l'agrégat et de ses composants sont extrapolées dans le temps au moyen d'un ensemble d'indices de volumes. Cette définition, bien que spécifique car empruntée à un autre champ d'étude que celui de l'épidémiologie, a l'avantage d'être simple et complète.

L’« additivité » peut qualifier des moyens de lutte qui se complémentent lorsque appliqués à un même stade épidémiologique : leurs effets peuvent être cumulatifs, même lorsque les différents moyens agissent sur des processus épidémiologiques identiques, c’est-à-dire qui ne sont pas « complémentaires » au sens strict. Par exemple, à un stade assez avancé d’une épidémie foliaire, une limitation de l’irrigation par aspersion au profit d’un arrosage entre les rangs et l’emploi d’un traitement fongicide adapté, mis en oeuvre de façon combinée, peuvent réduire les contaminations entre plantes et donc limiter l’efficacité des infections secondaires de façon nettement plus marquée que si l'une ou l'autre des actions était pratiquée seule.

Compatibilité

Des méthodes de lutte sont dites « compatibles » lorsque leurs propriétés respectives se complémentent qualitativement : de par leur nature intrinsèque, ou du point de vue de l'utilisateur, elles peuvent être mises en oeuvre de façon combinée, à des échelles de temps, d'espace et dans des conditions socio-économiques équivalentes. La « compatibilité » n’est donc appréciable que lorsqu'un système a été défini avec précision. Des moyens peuvent être « compatibles » sans forcément que leur utilisation combinée apporte un bénéfice significatif en termes d'efficacité sur l'intensité d’une maladie ou la dynamique d'un ravageur.

Dans le domaine de l'informatique, pour des ordinateurs, la compatibilité consiste en la possibilité d'utiliser les mêmes logiciels et les mêmes périphériques, ou d'être connectés. Il s'agit en pratique de la possibilité d'utiliser les mêmes outils dans un contexte donné. Deux outils peuvent s'avérer utiles et utilisables, mais non conjointement. Dans un contexte agricole, l'utilisation d'une rampe de pulvérisateur couplée à un tracteur peut être incompatible avec le fait que le contexte de production soit non mécanisé, par exemple, dans un pays en voie de développement où le coût d'un traitement serait prohibitif. L'incompatibilité caractérise alors des objectifs socio-économiques et des techniques de protection des cultures différents. Un système, au sens de « situation de production » (de Wit et van Keulen 1987), n'est pas forcément propice à l’application de toutes les méthodes.

L'intégration de moyens de lutte a longtemps été synonyme de « compatibilité » : la lutte intégrée, bien souvent limitée à une approche « raisonnée », consistait à trouver la meilleure combinaison de moyens chimiques et biologiques compatibles contre un ravageur (Ehler et Bottrell 2000). L'objectif était d'employer des insecticides de façon à provoquer le moins de dégâts possibles aux agents de lutte biologique. L'utilisation de pesticides dans une serre est pourtant souvent incompatible avec l'utilisation d'auxiliaires : un insecticide peut éliminer les entomophages d'un ravageur tout comme un fongicide peut détruire les antagonistes microbiens des agents pathogènes. L'incompatibilité caractérise finalement des stratégies de protection des cultures considérées dans leur ensemble.

La compatibilité de deux méthodes de lutte signifie qu'elles peuvent être utilisées en même temps, en un même lieu (y compris pour des raisons règlementaires); si elles ne sont pas incompatibles, cela signifie que leurs effets ne vont pas s'annuler à cause de leur nature. Lutte chimique et lutte biologique sont par exemple très souvent incompatibles pour cette raison.

Supplétivité

Des méthodes de lutte sont dites « supplétives » lorsque les échelles temporelles ou spatiales auxquelles elles agissent se complémentent quantitativement de façon avantageuse. Suppléer signifie remédier à une insuffisance ou compenser un manque. Le terme supplétif, emprunté au registre militaire et juridique, contient la notion « temporaire » de complémentation : des forces militaires supplétives sont, par exemple, recrutées temporairement pour renforcer des forces régulières (Robert 2001). Par extension sémantique, nous considérerons qu’une compensation de méthode par une autre peut à la fois être basée sur des considérations temporelles et spatiales. Les conséquences d'une combinaison de méthodes de lutte (en termes de limitation de la maladie) sont de ce fait particulièrement prononcées grâce à des échelles d’intervention différentes : le facteur « temps » ou « espace » est pris en compte dans la mise en oeuvre combinée des pratiques.

Pour schématiser, en ce qui concerne le facteur « temps », sont disponibles d'un côté des méthodes tactiques et de l'autre des méthodes stratégiques : la supplétivité correspond notamment à la capacité à compléter de façon temporaire (caractère tactique) et par des échelles de temps plus longues (caractère stratégique). Des méthodes de lutte peuvent ainsi à la fois être efficaces sur les phases polycycliques (plusieurs cycles par an) et polyétiques (à récurrence pluriannuelle) d’une épidémie : par exemple, l’effet à court terme d'une limitation des infections secondaires combiné à un effet à plus long terme d’une limitation de la densité d'inoculum initiale par l'implantation de plantes d’interculture efficaces pour réduire les infections primaires à l’échelle pluriannuelle. La « supplétivité » d'une pratique se manifeste notamment au cours de trois principales phases d'une épidémie d'origine tellurique (Bailey et Gilligan 1999; Campbell et Benson 1994) : mobilisation de l'inoculum du sol, intensification des attaques et extensification des attaques (contaminations de racines à racines). De la même manière, d'un point de vue spatial, des moyens de lutte peuvent aussi être « supplétifs » puisqu’ils peuvent avoir un impact à l'échelle de l'exploitation, de la parcelle, du rang ou de la plante.

Conclusion

Certains moyens de lutte mis en oeuvre dans le cadre d'une stratégie de protection des cultures se « complémentent » donc lorsque leur application combinée est basée sur – ou aboutit à – un « complément » bénéfique, c'est-à-dire une conséquence positive en termes de moyens ou de résultats. Comme nous l'avons suggéré, le terme générique « complémentation » associé à ces pratiques recouvre plusieurs fonctionnalités. Nous avons vu qu'il pouvait tour à tour signifier « complémentarité » sensu stricto, « additivité », « compatibilité » ou « supplétivité », chacun de ces termes mettant l'accent sur des « objets de complémentation » de différentes natures (processus et mécanismes d'action, effets et conséquences, nature et propriétés des moyens, échelles temporelles et spatiales d'expression).

Comme l'ont constaté Ehler et Bottrell (2000), juxtaposer différentes méthodes de lutte ne signifie pas pratiquer la lutte intégrée et certaines incompatibilités peuvent avoir de graves conséquences sur la stabilité d'un agroécosystème, au-delà d'une simple inefficacité ou du gaspillage de moyens. Associer des méthodes de lutte en vue d'un succès durable nécessite de comprendre les raisons pour lesquelles elles se complémentent bien d'un point de vue fonctionnel ou, au contraire, se complètent mal. Les définitions que nous avons proposées permettraient de réaliser une typologie de différentes stratégies de protection, en tenant compte de la façon dont se complémentent les moyens employés, ou de caractériser la façon de mieux les agencer pour obtenir davantage d'efficacité et de durabilité.