Corps de l’article

L’auteur de l’ouvrage, Laurent Vogel, est docteur en droit de l’Université de Nantes et chargé de recherches au Bureau technique syndical européen pour la santé et la sécurité (BTS) où il dirige l’Observatoire de l’application des directives en santé et sécurité. Ledit bureau a été créé à l’initiative de la Confédération européenne des syndicats pour promouvoir un haut niveau de santé et de sécurité sur les lieux de travail en Europe.

Objet, mérite, visée et structure de l’ouvrage

L’ouvrage de Vogel a le mérite d’examiner la dimension de « genre » dans le champ de la santé au travail ; il porte, en effet, son attention sur l’interaction entre les rapports sociaux de sexe et la santé au travail. Visant la production des connaissances et la définition des politiques, l’ouvrage souhaite nourrir une réflexion collective en vue de changer la réalité. Pour ce faire, l’auteur s’appuie sur une enquête qualitative menée par le BTS entre septembre 2001 et juin 2002, en collaboration avec deux instituts de recherche de l’Université libre de Bruxelles : le Centre de sociologie de la santé et le Centre de sociologie du travail, de l’emploi et de la formation. Quinze pays européens ont participé à l’enquête, soit : l’Allemagne, l’Autriche, la Belgique, le Danemark, l’Espagne, la Finlande, la France, la Grèce, l’Irlande, l’Italie, le Luxembourg, les Pays-Bas, le Portugal, le Royaume-Uni et la Suède. Un peu plus des deux tiers des personnes ayant répondu à l’enquête étaient des femmes.

Si l’ouvrage s’adresse principalement aux syndicalistes engagés dans la lutte pour la santé au travail, aux membres du personnel des services de prévention et des institutions de recherche ainsi qu’aux responsables des politiques de santé, il intéressera en réalité toute personne aux yeux de qui l’égalité est une valeur centrale pour la société humaine. Visant à soutenir la lutte pour la santé et la dignité au travail, l’auteur souhaite contribuer à encourager des pratiques nouvelles où les luttes pour la santé au travail intègrent l’exigence d’une société égalitaire pour les femmes et les hommes.

L’ouvrage comprend deux grandes sections : la première présente, d’une part, une analyse générale des données fournies par l’enquête et, d’autre part, une réflexion sur l’action syndicale et la politique communautaire. La seconde section fait état de neuf études de cas réalisées en Europe : elles illustrent le potentiel d’une intégration de la dimension de genre dans les pratiques de prévention.

La première section fait plus exactement le point sur l’état des connaissances et examine la production d’indicateurs. Elle se réfère, entre autres, à ma grande satisfaction, à l’approche de la psychodynamique du travail. Cette approche — que je privilégie personnellement dans le champ de la recherche en santé mentale au travail et qui gagne à être davantage connue — véhicule l’idée que le travail salarié constitue toujours un compromis entre différentes nécessités. Ainsi, la banalisation des risques ou le déni du lien entre le travail et des atteintes à la santé représente quelquefois un moyen de défense de la santé. Comme le mentionne l’auteur, la psychodynamique du travail a élaboré le concept d’idéologie défensive de métier, lequel rend compte du processus contradictoire où la santé est défendue (protégée) en banalisant ou en niant certains risques du travail effectué. La dimension de genre de ce processus est marquée : l’organisation sélective de la perception des risques diffère, en effet, dans les collectifs masculins et féminins.

Cette section relate aussi un paradoxe dans le secteur de la recherche en santé au travail, soit le fait que, si peu de chercheurs et de chercheuses nient la division sexuelle du travail, c’est-à-dire les différences significatives entre les hommes et les femmes en matière de conditions de travail et d’effets sur la santé, l’élaboration de modèles analytiques et de méthodes reconnaissant cette division demeure rare. L’auteur mentionne aussi que si, au cours des dernières années, le nombre de collectifs féminins pris en considération dans la recherche en santé au travail augmente, ce fait ne garantit pas nécessairement en soi une intégration de l’analyse de genre dans ce type de recherche. Il note aussi la très grande diversité dans l’interprétation de la notion de dimension de genre par les spécialistes de la recherche en santé au travail. Si, selon certaines personnes, il suffit que la recherche porte sur une population incluant une forte proportion de femmes pour affirmer que la dimension de genre a été abordée, d’autres considèrent cependant qu’il faut au moins procéder à une comparaison entre les hommes et les femmes dans l’analyse du problème examiné.

Quant aux neuf études de cas relatées dans la seconde section de l’ouvrage, deux d’entre elles ont été réalisées en Allemagne, deux, en Belgique et une, dans chacun des pays suivants : le Danemark, la France, l’Espagne, la Finlande et les Pays-Bas.

La première étude de cas, allemande, rédigée par Marianne De Troyer, du Centre de sociologie du travail, de l’emploi et de la formation de l’Université libre de Bruxelles, consiste en fait en une synthèse de l’ouvrage de G. Kliemt, publié en 1995 : Arbeitsplätze mit Gefahrstoffbelastung und hohem Frauenanteil. Exposant une vaste recherche comprenant trois grandes étapes, ledit ouvrage présente, d’une part, l’analyse statistique de l’évolution de l’activité des femmes sur le marché du travail pour la période 1977-1992 et, d’autre part, l’examen des postes de travail souvent occupés par des femmes et rarement étudiés. Il y est question de l’exposition, par les femmes, à des substances dangereuses et des conséquences potentielles pour leur santé.

La deuxième étude de cas, également allemande, présentée conjointement par la docteure Antje Ducki de l’Institut de psychologie de l’Université de Hamburg, et la professeure Ulrike Maschewsky-Schneider, de l’Institut des sciences de la santé de l’Université technique de Berlin, reprend quelques résultats du premier rapport fédéral sur la santé des femmes. Ce document de 700 pages, publié en 2001 par le Bundesministerium für Familie, Senioren, Frauen und Jugend (BMFSFJ), résulte d’un projet interdisciplinaire ayant pour objet d’examiner la situation spécifique des femmes après la réunification allemande. L’un des chapitres aborde les conséquences sur la santé de la ségrégation sexuelle sur le lieu du travail.

La troisième étude de cas, belge, est présentée sous forme d’un entretien avec Irène Pêtre, permanente nationale de la Centrale nationale des employés affiliée à la Confédération des syndicats chrétiens de Belgique. Il y est question des conditions de travail et de la santé au travail des caissières belges.

La quatrième étude de cas, également belge et relatée par Jacqueline Martin, déléguée syndicale dans le secteur bancaire, porte sur la flexibilité au travail et la souffrance mentale des femmes. Cette étude révèle l’intensification de la charge mentale lorsque la travailleuse est soumise à des rythmes hors normes, la désynchronisation des temps contribuant alors à l’intensification de la fatigue mentale.

La cinquième étude de cas, danoise, rapportée par Elsebet Frydendal Pedersen, du Département d’administration de la construction de l’Institut technique du Danemark, porte plus précisément sur la question de l’égalité entre hommes et femmes dans la profession de peintre. Les femmes peintres en bâtiment au Danemark représentent près du tiers de la main-d’oeuvre qualifiée au point que cette profession peut être considérée comme la première profession féminine dans l’industrie de la construction danoise. Pour que les femmes continuent à exercer ce métier, il importe de réduire et de contrôler les facteurs du travail causant des dommages ou menaçant la santé de celles-ci (Frydendal Pedersen 2003). L’amélioration de la conception ergonomique des outils et de l’organisation du travail (conciliation travail-vie de famille) ainsi que la variation des charges de travail seraient des facteurs importants.

La sixième étude de cas émane du docteur Philippe Davezies, du Laboratoire de médecine du travail de l’Université de Lyon. Celle-ci expose des résultats susceptibles d’orienter une politique de prévention des effets du vieillissement du personnel soignant non médical. Elle révèle des caractéristiques (ou contraintes) du travail vécues comme pénalisantes pour la construction d’un parcours professionnel durable au sein de l’hôpital. Parmi les principales caractéristiques, on observe que la multiplicité des actrices et acteurs médicaux constitue un facteur pénalisant pour l’activité infirmière, de même que l’est la faible ancienneté de la surveillante pour les aides-soignantes, tandis que le caractère peu prévisible de l’activité apparaît comme un facteur de sélection relativement à l’âge pour les infirmières. Finalement, la charge en chimiothérapie et les exigences de la technicité sont des motifs d’inflexion de parcours des infirmières. Davezies constate que les résultats statistiques sont davantage en faveur d’une explication en termes d’organisation du travail plutôt qu’en termes psychologiques. Aussi considère-t-il que la prévention des effets du vieillissement du personnel infirmier doit avant tout être abordée sous l’angle de l’organisation du travail plutôt que sous celui de la gestion de la main-d’oeuvre.

La septième étude de cas, réalisée en Espagne par Lorenzo Munar Suard, du Centre de sociologie de la santé de l’Université libre de Bruxelles, considère la conciliation entre la vie professionnelle et la vie familiale. Elle se penche aussi sur les effets de la conciliation sur la santé. La double activité domestique-professionnelle a une incidence significative sur la santé psychique de nombreuses femmes contraintes à faire face aux demandes superposées dans les champs de la vie privée et du travail.

La huitième étude de cas, également menée par Lorenzo Munar Suard, en Finlande cette fois, poursuit un triple objectif, soit le fait de montrer l’intérêt et l’importance, premièrement, de la production de données sur les conditions de travail tenant compte de la dimension de genre et, deuxièmement, des approches intégrées en matière de santé des femmes au travail. Troisièmement, elle veut souligner un paradoxe : bien que la vie au travail des Finlandaises ait eu l’appui de politiques favorisant l’égalité et le bien-être au travail, les conditions globales de travail de celles-ci ne se sont guère améliorées. Certaines se sont même dégradées sous l’effet, entre autres, de la crise de l’État-providence ainsi que du développement de la flexibilité et de la compétitivité. La position des femmes sur le marché du travail est devenue plus précaire, ce qui n’est pas sans répercussions sur leur santé et leur bien-être au travail. En guise de conclusion, Davezies précise que, dans le domaine de la vie au travail, des pratiques fondées sur la division sexuelle du travail perdurent. Des stéréotypes et des préjugés continuent à entretenir et à renouveler les inégalités entre les hommes et les femmes de la Finlande. Il ajoute qu’à son sens il est impossible de situer les débats sur l’égalité et la santé au travail en faisant abstraction de l’évolution générale de l’organisation du travail.

Enfin, la neuvième et dernière étude de cas est l’oeuvre de Marianne De Troyer (qui signe aussi la première étude de cas). Réalisée aux Pays-Bas, cette étude porte sur l’intensité du travail, plus précisément dans les pharmacies. L’auteure note qu’il s’agit là d’un nouveau thème d’intervention syndicale et relate quelques initiatives syndicales menées dans le secteur des services. La charge mentale élevée accompagnant l’activité de travail, les situations physiques gênant les possibilités de se concentrer et la nuisance causée par le bruit figurent parmi les dimensions analysées par l’auteure. Celle-ci souligne cependant l’existence de grandes différences entre les pharmacies en fait de répartition des tâches, de style de communication et de style de direction. Elle relève, premièrement, parmi les principaux problèmes de régulation dans le travail des assistantes en pharmacie, des difficultés situationnelles qui les empêchent de maintenir leur concentration pendant le travail, deuxièmement, le fait de ne pas avoir la possibilité de rendre le travail moins lourd physiquement et, troisièmement, le fait de ne pouvoir répartir soi-même son propre travail ainsi que la dépendance, dans les situations de travail, à l’égard du pharmacien ou de la pharmacienne. Les solutions envisagées par les assistantes afin de diminuer leur charge de travail sont de diminuer le temps de travail ou de quitter l’emploi. Pour les chercheurs et les chercheuses, il s’agirait davantage de mettre en place une stratégie centrée sur l’instauration d’un « management plus professionnel » (p. 355) dans la pharmacie.

Principaux résultats de l’enquête

L’un des principaux constats que fait l’auteur au terme de son ouvrage est qu’hommes et femmes ne travaillent pas dans les mêmes conditions, et ce, que ce soit pour gagner leur vie ou pour exécuter les tâches ménagères. Il s’interroge sur l’impact de ces différences sur la santé.

D’autre part, l’auteur note que l’intérêt porté par les divers pays à la dimension de genre est bien inégal. Trois groupes de pays se distinguent pour avoir introduit la dimension de genre dans les débats sur la santé au travail, soit les pays nordiques (Danemark, Finlande, Suède), certains pays latins (France, Espagne et Italie) et le Royaume-Uni, lequel présente cependant une approche plus pragmatique ne posant pas explicitement l’ensemble des problèmes liés à la ségrégation sexuelle du travail. L’auteur constate aussi la persistance de deux stéréotypes, soit, d’une part, qu’il n’y aurait aucune dimension de genre pour les hommes (ces derniers constituant la norme de référence de l’humain) et, d’autre part, que le genre n’est qu’un terme « courtoisement scientifique » (p. 23) pour désigner des problèmes propres aux femmes.

L’auteur est d’avis que la perception de l’importance de la dimension de genre est plus forte parmi les femmes que les hommes, quelle que soit l’organisation visée (syndicats, services de prévention, instituts de recherche, etc.). Il précise d’ailleurs que la majorité des écrits traitant de la dimension de genre en matière de santé au travail ont été rédigés par des femmes. L’auteur considère, en outre, que le mouvement syndical n’est pas plus épargné par la domination masculine que n’importe quelle autre institution de notre société.

Vogel se dit surpris par le peu de réflexions sur les conditions de travail dans les débats sur la mixité professionnelle. Outre une attention particulière accordée au thème de la conciliation vie professionnelle–vie privée, la transformation des conditions de travail pour rendre celles-ci compatibles avec la mixité demeure, à son sens, un tabou.

L’auteur en conclut que, si des recherches commencent à être entreprises à différents niveaux, la prise en considération effective des résultats dans les pratiques de prévention continue à se heurter à un certain nombre d’obstacles. Il y a davantage de connaissances développées que d’actions préventives entreprises. La difficulté du passage de la connaissance à l’action préventive est, selon lui, notable. Les actions de prévention entreprises sont le plus souvent des actions ponctuelles qui ont de la difficulté à se maintenir dans le temps. Les luttes revendicatives, si elles sont nombreuses, se révèlent généralement intermittentes et s’inscrivent rarement dans une mobilisation à long terme.

En tant que jeune chercheuse en santé au travail (auprès des infirmières), ayant vécu plus de 30 ans en Europe (Belgique) mais travaillant depuis près de 10 ans en Amérique du Nord (Canada, Québec), je tiens à féliciter personnellement Laurent Vogel pour la très grande richesse des données que renferme son ouvrage. Il s’agit d’un recueil à lire sans faute lorsqu’on s’intéresse à la santé des femmes au travail.

Une petite remarque, ne portant cependant nullement sur le fond de l’ouvrage mais faisant plutôt référence à sa présentation physique : la reliure a rapidement cédé libérant par le fait même les 387 pages ! La lecture n’en a été que plus malaisée. Il faudrait remédier à cet inconvénient d’ordre matériel pour ne pas nuire à l’intérêt porté à cet ouvrage.