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Ce dossier est dédié à la mémoire d’Alain Rénier, décédé subitement le dimanche 15 mai 2005. Il nous manque.

Les objets donnent sens à l’espace et le font advenir en tant qu’espace, c’est ce qu’assurait déjà Greimas :

[…] l’étendue […], remplie d’objets naturels et artificiels présentifiée par nous, par toutes les voies sensorielles, peut être considérée comme la substance qui, une fois informée et transformée par l’homme, devient l’espace, c’est-à-dire la forme, susceptible, du fait de ses articulations, de servir en vue de la signification.

1976 : 129

En retour, la « substance » devenue « espace » instruit la signification individuelle et collective des objets. Pourtant, si l’interaction qui porte ces instances l’une vers l’autre paraît essentielle, elle n’est guère qu’une précondition de la signification : l’espace sert « en vue de la signification », précise Greimas. En effet, dès lors qu’on la situe en regard d’une relation sémiotique par laquelle un sujet vise ces objets (et reçoit lui aussi, en retour, son statut de sujet), un tel dispositif paraît lacunaire et convoque nécessairement la notion de parcours : les objets qui sont à l’espace prennent sens au gré du parcours du sujet, au gré du déplacement de son corps et de son regard[1], assumant ensemble le mouvement de l’intentionnalité.

La prise en compte du parcours n’est pas sans conséquence pour l’énonciation qu’elle tend à complexifier. À cette aune, la perception se conçoit tout d’abord comme un processus, le sujet s’approchant progressivement de l’objet et celui-ci s’imposant peu à peu dans le champ de présence. Ensuite, cette participation oblige à affiner la notion de sujet pour distinguer l’instance du corps et celle du regard, le corps en déplacement et le regard, mobile lui aussi, invité à suivre « les chemins qui lui ont été ménagés dans l’oeuvre », comme l’assurait déjà Klee[2]. Or, si les deux instances sont impliquées dans le parcours, une préséance pourrait sans doute être établie pour circonscrire les participations visuelle et corporelle : après tout, s’agit-il « d’aller où je regarde » ou de « regarder où je vais » ?

Les auteurs réunis dans ce dossier révèlent la fécondité de ce concept de parcours et son intérêt pour la théorie sémiotique. Se fondant sur trois corpus exemplaires – l’architecture, les arts plastiques, le paysage[3] –, ils en font un élément indispensable à la compréhension des discours spatialisés ainsi qu’une passerelle entre la sémiotique visuelle et la sémiotique de l’espace.

Soumise à ces regards croisés, la notion de parcours s’impose comme une « prise » commode pour aborder différentes dimensions du discours. Parce qu’elle donne une forme spatiale et temporelle à la relation sujet/objet, elle en dévoile tout d’abord la dimension narrative et modale. La notion de parcours permet alors d’élargir la signification, en l’attachant aux objets, mais aussi aux espaces entre les objets. Dans son article consacré à l’exposition de la collection Winthrop au Musée des beaux-arts de Lyon, Odile Le Guern montre très précisément la spécificité du média exposition, qui tient à sa « matérialité spatio-temporelle », et décrit le corps du visiteur comme un support qui temporalise les informations spatiales. Le parcours du visiteur du musée se compose donc de séquences, redevables de variations aspectuelles, et mobilise des figures temporelles, telles que l’anticipation, l’accélération, le ralentissement ou la dilation. En poursuivant l’investigation, on montrerait que de telles figures temporelles esquissent aussi, en devenant récurrentes, des « styles de parcours » résultant de l’ajustement entre le parcours de l’usager et les contraintes que constituent l’ensemble des zones critiques.

La notion de parcours donne en outre accès à la sémiotique figurative, comme le montre Pierre Boudon à propos d’une architecture de L. Kahn. Pour cet auteur, le parcours permet d’aborder les problèmes de « composition de l’espace », y traçant des « noeuds », des « filets » ou des « entrelacs ». Toutefois, et il s’agit d’un point essentiel de l’article d’Alain Rénier, de telles dispositions figuratives ne constituent jamais un « objet plastique représentable sous des formes figées », conforme à l’idée que les beaux-arts se font de l’architecture, mais décrivent au contraire un objet en mouvement. L’article d’A. Rénier resitue la notion dans le contexte historique des années 1970 pour en révéler le caractère novateur et emblématique du « structuralisme dynamique ». Si cette dimension figurative du parcours paraît essentielle et trouve ici de précieux arguments, c’est à la dimension énonciative que le parcours semble apporter la plus grande contribution, notamment à travers le concept de point de vue que mobilisent tous les auteurs. Faisant le lien entre les « parcours empiriques » de l’actant et le parcours de la signification, A. Rénier examine, par exemple, cette notion de point de vue pour affiner la définition de l’actant. Habitée par une certaine « corporéité », cette instance libère nécessairement un « potentiel d’actants » susceptibles d’accomplir des programmes d’action.

Au croisement de l’esthétique et de la sémiotique, Françoise Parouty-David aborde une dimension moins représentée dans ce dossier, la dimension passionnelle du parcours. En amont des propositions de Fontanille (2003) instruisant la notion de paysage-expérience (à opposer au paysage-existence), elle montre comment l’observateur construit, au fil de son pas et des catégorisations, un objet de valeur polysensoriel où les sens « participent de ce moment d’unité d’un espace palimpseste travaillé par les déplacements du corps ». Une telle description, qui prolonge les travaux de Kessler pour en apprécier le profit sémiotique, pourrait être prolongée de différentes façons, comme le montre l’article d’Anne Beyaert-Geslin à propos des figures passionnelles attachées au panorama. L’article de F. Parouty-David permet notamment d’argumenter les notions de point de vue et de distance pour envisager, selon le cas, une participation des sens exotaxiques ou endotaxiques[4] à la signification. En effet, la motilité du promeneur lui permet de passer d’un point de vue éloigné à un point de vue rapproché à la recherche de ce qu’il est convenu d’appeler la « bonne distance » et amène cette instance à multiplier les visées pour associer des saisies cognitive et sensible. À distance, l’objet se laisse contenir tout entier dans le champ de présence, mais il peut également offrir un détail significatif ou une simple particularité à la focalisation pour parfaire la maîtrise conceptuelle. En revanche, la proximité (distance intime) mobilise tous les sens et cette complétude sensorielle est propice au déploiement émotionnel. Une telle variété d’investissements n’est d’ailleurs pas sans conséquence pour le statut du sujet qui, observateur distant, devient un récepteur polysensoriel lorsqu’il s’approche.

Parcours ou trajets

Ces compétences génériques attribuées au sujet du parcours sont susceptibles de revêtir une variété de couvertures actorielles pour s’accorder à une multiplicité de programmes de base (les « programmes d’action » d’A. Rénier). Dans un texte devenu historique, Jean-Marie Floch proposait, par exemple, une « typologie comportementale des voyageurs du métro », tour à tour arpenteurs, somnambules, flâneurs ou professionnels, selon la stratégie d’utilisation des transports parisiens[5]. Les auteurs de notre dossier relatent d’autres expériences, notamment celle du visiteur de musée, du promeneur bucolique ou de l’usager de l’architecture. Chacune d’elles mobilise un programme de base particulier et ouvre à l’occasion, à la manière de Floch, sur une nouvelle gamme de prototypes : le promeneur n’est ni un scientifique ni un touriste ; l’usager de l’architecture n’est pas l’habitant...

En dépit de leur variété, tous les parcours décrits dans notre dossier partagent quelques propriétés essentielles qui permettent d’opposer la notion de parcours à celle de trajet. La catégorie /parcours versus trajets/, que nous souhaitons soumettre ainsi à l’examen, se fonde à vrai dire sur les termes primitifs du carré sémiotique de Floch[6] et mobilise de même l’axe sémantique continuité/discontinuité. Loin de mettre en cause la pertinence de ce critère, elle entend le reformuler pour révéler certaines propriétés oblitérées par l’analyse. En effet, si le but du trajet est tout simplement « d’aller quelque part », on pourrait assurer que celui du parcours consiste dans les objets mêmes du parcours. Plus précisément, le sens du trajet réside dans sa limiteterminative, le « point de sortie », tandis que le sens du parcours se trouve dans les objets rassemblés.

Plusieurs exemples viennent argumenter ces deux modèles. Le modèle du trajet trouve sans doute sa plus claire illustration dans le texte de Floch puisque ses usagers du métro – fussent-ils arpenteurs, somnambules, flâneurs ou pros – entendent bien « se rendre quelque part » et se définissent nécessairement par rapport à la continuité, diversement modalisée. Sorties du contexte du métro, de telles figures actorielles se distinguent de celle du promeneur, par exemple, qui, nullement mobilisé par un quelconque « point de sortie », entend plutôt éprouver les accidents du chemin, admirer la vue, voire s’adonner à quelque cueillette. Parfait antitype du trajet de l’usager du métro et prototype même du parcours, l’expérience du visiteur de musée est, elle aussi, exemplaire et se conçoit comme un enchaînement d’objets – d’oeuvres en l’occurrence – convertis en seuils aspectuels[7] pour organiser la discontinuité. Trajets et parcours correspondent donc à deux types de valorisation, où la limite est tantôt sémantisée tantôt désémantisée, tandis que les objets du parcours se voient alternativement investis ou non. De surcroît, si les deux valences mobilisent différemment le critère tensif d’intensité, elles trouvent surtout leur traduction dans les modalités existentielles : le trajet actualise la limite, mais virtualise les objets du parcours ; à l’inverse, le parcours actualise ces objets au détriment de la limite, du « point de sortie », qui se trouve à son tour virtualisé.

Un tel déplacement de la valeur trouve son légitime écho dans la cartographie puisque, dans son effort pour orienter efficacement le voyageur, le plan du métro des tenants du trajet restitue les informations indispensables et oblitère les marques contingentes. Il s’affranchit de ce fait des propriétés du « terrain » – le Chêne de la Liberté, le dolmen ou la motte féodale –, des informations indispensables au randonneur et que la carte détaillée s’appliquera à restituer. À cette aune, le trajet se laisserait en somme décrire comme un « parcours pour se retrouver » et le parcours, comme « un trajet pour se perdre »[8].

Parce qu’elle exprime la force d’implication de l’actant, la discontinuité, qui est au principe du parcours, trouve également sa traduction dans le concept tensif d’intensité. Ainsi s’opposent, tels de parfaits contraires, les parcours de l’habitant, qui entre en relation avec l’architecture sur le mode de l’habitude[9], et celui du récepteur polysensoriel d’une installation, attentif au contraire à la moindre configuration signifiante que le parcours fera affleurer.

Attardons-nous, pour finir, sur l’installation, point de mire obligé de notre dossier. Si la définition d’une telle oeuvre s’avère toujours fragile, son statut de genre pouvant être discuté, une installation se caractérise avant tout par un effort de renouvellement des formes et des conditions de l’esthésie. Soucieuse d’abolir les routines perceptives, l’installation propose sans cesse de nouveaux objets de sens : ce sont avant tout des informations sensorielles, des configurations complexes, restes ou suppléments sensibles[10]  d’un objet esthétique. En articulant ces informations sensibles, le parcours témoigne donc d’un déplacement de la valeur sur l’affect[11]. Dans l’installation, « l’essentiel n’est plus l’objet lui-même mais la confrontation dramatique du spectateur à une situation perceptive », explique F. Poper (1980 : 13). Ainsi, et comme l’indique Nicole Everaert-Desmedt à propos de l’installation de P. Corillon, le parcours du sujet devient-il le sens même de l’exposition.

Mais tel n’est pas le seul enseignement des deux récits d’exposition du dossier qui mettent en lumière l’activité métadiscursive du parcours. L’exposition est un parcours, nous l’avons souligné ; elle en est le prototype même parce que tout l’effort porte sur les objets du parcours. Devenant une installation, ce parcours tend à faire effleurer des informations sensorielles variées qui composeront de nouvelles configurations signifiantes. On aperçoit dès lors les ressources métadiscursives de l’exposition qui, attentive aux objets, tend nécessairement à se commenter, à se théoriser elle-même. Dans le cas de l’installation de P. Corillon, la réflexivité se manifeste par l’entremise d’une canne qui accompagne le parcours de visite et le condense dans un dessin. Dans le cas de l’exposition d’une collection privée au musée de Lyon, la réflexivité dévoile deux niveaux de pertinence, le souci didactique de l’accrochage suffisant à faire de celui-ci une expérience de médiation portant elle-même sur une médiation.

Enfin, ce dossier propose, dans la section « Document », un article de Manar Hammad consacré au complexe architectural du Madrasat al Firdaws, situé en Syrie. L’auteur met au jour « l’isotopie sémantique complexe » de cet ensemble articulé par des oppositions symboliques, figuratives (/rond versus carré/, notamment), modales (les espaces constituent des scènes prédicatives dévolues au devoir, au vouloir, au pouvoir et au savoir) et axiologiques (/lumière versus ombre/ ; /vie versus mort/).