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La sociologue Caroline Désy fait partie de cette génération de jeunes chercheurs qui ont entrepris de revisiter le passé québécois, plus particulièrement l’histoire des idées, pour jeter un éclairage neuf sur des sujets ayant peu retenu l’attention. C’est à la découverte de l’un de ces chapitres laissés dans l’ombre, la réception de la Guerre civile espagnole au Québec, qu’elle nous convie. Cet examen, qui s’inscrit dans le champ de l’analyse du discours, renoue, si l’on peut dire, avec la tradition des collectifs des Idéologies au Canada français, plus particulièrement celui sur les années trente, ouvrage dans lequel on retrouve plusieurs textes analysant les mêmes journaux ou revues examinés par l’auteur (Les Presses de l’Université Laval, 1978). Son travail se révèle en effet plus en communion avec l’esprit de ces textes qu’avec l’analyse de discours pratiquée à la façon de Gilles Bourque et Jules Duchastel qui, on le sait, ont eux aussi utilisé cette méthode pour étudier la période duplessiste (Restons traditionnels et progressifs. Pour une nouvelle analyse du discours politique. Le cas du régime Duplessis au Québec, Boréal, 1988). Car la manière dont C. Désy se sert de l’analyse du discours se révèle moins systématisée, sur le plan théorique, que celle des deux sociologues.

Cependant, à l’instar de ces derniers, C. Désy tente de montrer les fondements idéologiques de la société d’alors à travers les prises de position sur le conflit espagnol. Comme elle l’explique en introduction et dans son appendice méthodologique, il s’agit pour elle de repérer les noyaux de sens et les valeurs soutenant le discours afin d’identifier certaines thématiques organisatrices de la vie intellectuelle de l’époque. Ce faisant, elle espère mettre à jour, en suivant la circulation du discours, les « fractures sociales » (p. 5) qui traversent la société québécoise. Pour réaliser son examen, elle utilise des journaux essentiellement montréalais, comme La Presse, Le Devoir ou encore The Gazette et The Montreal Daily Star ainsi que certains périodiques comme L’Action nationale et La Relève. Plus précisément, il s’agit de montrer comment furent présentés certains événements liés au conflit espagnol, par exemple le passage d’André Malraux, à Montréal, au printemps de l’année 1937. En ce sens, on n’apprend à peu près rien sur la Guerre espagnole ( ce que l’on ne peut reprocher à l’auteure compte tenu de son projet ( puisque c’est le regard porté sur la Guerre civile espagnole qui la captive. Le conflit devient ainsi un « révélateur » ou un « catalyseur » idéologique, miroir dans lequel les idéologies politiques se révèlent aux yeux du chercheur.

Le discours sur la Guerre civile espagnole prend forme ou s’inscrit sur une toile de fond idéologique préexistante que l’auteure décrit, brièvement, dans son premier chapitre. C. Désy affirme notamment que le Québec de l’époque est alors marqué du sceau du fascisme, ce qui explique les sympathies pour le régime franquiste. Qu’il y ait eu une tentation fasciste, fort bien, elle n’est d’ailleurs pas la première à le souligner. Malheureusement, son examen du fascisme se révèle trop sommaire pour emporter l’adhésion totale du lecteur. Ainsi, lorsqu’elle avance que le fascisme d’ici était amputé de sa composante guerrière, la question se pose à savoir si un fascisme sans le caractère guerrier en est toujours un et si oui, dans quelle mesure on peut encore parler de fascisme. La question mérite un examen sérieux, plus sérieux en tout cas que celui que l’on retrouve ici.

Cela dit, son analyse identifie, si l’on peut dire, trois grandes configurations idéologiques, chacune ayant une vision particulière des événements espagnols. La première, marquée par la grille de lecture catholique, est dominante et présente le conflit selon une logique manichéenne que l’on retrouve dans des encycliques comme Divini Redemptoris. Selon C. Désy, les journaux québécois reprennent en quelque sorte la vision de Pie XI, lequel a procédé à une « intense dramatisation » (p. 45) de la Guerre civile en la montrant non pas comme un conflit entre deux factions ou comme une guerre civile entre fascistes et communistes, mais plutôt comme un choc de civilisation opposant le Bien et le Mal, c’est-à-dire l’Église catholique et la barbarie rouge. Un discours qui, affirme-t-elle justement, se révèle profondément antilibéral, dans la mesure où le libéralisme économique se trouve identifié comme étant à la racine des secousses espagnoles. Surtout, le conflit se trouve sacralisé et les journaux francophones québécois relaient ce discours et même plus, croit-elle, ils l’amplifient. Toutefois, on a l’impression que l’auteure passe rapidement sur certaines différences. Par exemple, en ce qui concerne le passage de Malraux en sol québécois, on a l’impression qu’il n’y a que Le Devoir et Le Canada, ce dernier prenant la défense du Français, qui se préoccupent vraiment de sa visite, alors que La Presse et La Patrie n’y consacrent que peu d’espace (un seul article chacun). En d’autres termes, ces derniers apparaissent plutôt indifférents que véritablement engagés.

D’ailleurs, l’unanimisme ne règne pas, avance C. Désy, et certains intellectuels, il s’agit de la seconde configuration, vont remettre en cause cette grille d’analyse. Pas vraiment au sens où le conflit espagnol va donner lieu à une importante production écrite d’un contre-discours, c’est même le contraire dit C. Désy, mais plutôt parce qu’il devient l’occasion pour certains intellectuels, André Laurendeau notamment, d’une prise de conscience ou de ce qu’elle nomme un « tournant idéologique » (p. 82). Cependant, le contre-discours antifasciste le plus farouche vient de journaux comme Le Canada, Clarté (journal du Parti communiste) et Le Jour, dirigé par Jean-Charles Harvey. À travers le conflit espagnol, le directeur du Jour attaque et dénonce tous les fascismes européens.

Ainsi, et il s’agit peut-être de la conclusion la plus importante de cet ouvrage, l’analyse montre que les journaux francophones procèdent à une sorte de sacralisation du conflit. Si celle-ci est évidente chez ceux qui, côté catholique, dénoncent la barbarie rouge et qui prennent position pour Franco, elle se montre également présente, bien que plus discrète, chez les opposants, comme au journal Le Jour et à Clarté. En effet, dans ces journaux, explique C. Désy, on retrouve toujours des traces relativement importantes de sacralisation du conflit. En d’autres termes, on note une grande difficulté pour tous les journaux francophones à parler du conflit en des termes qui sont strictement politiques.

Quant aux journaux anglophones comme The Gazette et The Montreal Daily Star (troisième configuration), ils montrent, selon C. Désy, une vision différente du conflit. Certes, celle-ci n’est pas exempte de préjugés (l’anti-communisme primaire demeure présent, nous dit-elle), mais elle offre aux lecteurs une vision plus politique des sombres événements espagnols. Par exemple, la tendance à présenter les affrontements de manière moins manichéenne fait en sorte que l’on parle plus volontiers des trois acteurs du drame espagnol, soit les franquistes, les républicains et les extrémistes communistes. On insiste également davantage sur le sort de la politique britannique, plus particulièrement à Gibraltar. En d’autres termes, c’est un regard d’une autre nature qui est proposé aux lecteurs.

On peut difficilement reprocher à l’auteure de faire trop de place au discours, il est après tout dans la nature même de ce type de travail de se concentrer sur celui-ci. Par contre, on peut lui reprocher de ne pas en faire assez à l’analyse proprement dite. D’une certaine façon, il m’aurait semblé salutaire qu’elle s’échappe du discours, si je puis dire, la démonstration manquant parfois un peu de profondeur. La remarque se révèle d’autant plus à propos qu’elle confie avoir « beaucoup travaillé sur la notion de mémoire, la triturant et l’examinant sous toutes ses coutures, au singulier comme au pluriel, au masculin et au féminin » (p. 125). Tout disposé à la croire, on se demande encore pourquoi, au lieu d’effleurer le sujet dans les dernières pages de la conclusion, elle n’a pas fait connaître au lecteur le résultat de ses réflexions dans un chapitre sur cette question. N’aurait-ce pas été une occasion pour le lecteur de mieux comprendre le décalage qui existe, selon C. Désy, entre le discours des années 1936-1939 et l’absence de discours aujourd’hui sur la Guerre civile espagnole ? Par exemple, à quel moment et pourquoi la mémoire du conflit s’estompe-t-elle ? Si on trouvait des réponses à ces questions, ce qui aurait exigé un travail plus élaboré sur la mémoire, cet ouvrage, qui nous fait redécouvrir un aspect méconnu de notre histoire intellectuelle, aurait ainsi gagné une dimension supplémentaire qui en aurait fait alors un travail beaucoup plus essentiel.