Corps de l’article

Dans presque tous les pays du monde, les hommes sont trois à quatre fois plus nombreux à s’enlever la vie par suicide que les femmes (World Health Organization, 2001). Au Québec, leur taux de suicide n’a cessé d’augmenter au cours des 25 dernières années, alors que celui des femmes demeurait stable (St-Laurent et Bouchard, 2004). À chaque année, plus d’un millier d’hommes meurent par suicide, ce qui en fait la première cause de mortalité chez les 15-44 ans (Institut de la statistique du Québec, 2004). Les tentatives de suicide, beaucoup plus prévalentes que les décès, constituent également un problème important de santé publique. L’enquête sociale et de santé réalisée au Québec en 1998 estime à 5 pour 1 000 la prévalence des tentatives de suicide au cours des douze derniers mois chez les hommes et les femmes de 15 ans et plus (Boyer et al., 2000).

L’identification de facteurs de protection est un enjeu crucial en prévention du suicide. Il est reconnu que le soutien social a un effet protecteur face à divers problèmes de santé physique (Uchino et al., 1996) et psychologique (Leavitt, 1983). Plusieurs chercheurs ont tenté de vérifier s’il en était de même pour les comportements suicidaires. Les études indiquent généralement que les personnes qui ont fait une tentative de suicide perçoivent moins de soutien disponible dans leur entourage que les personnes sans antécédent suicidaire (Botnick et al., 2002 ; Eskin, 1995 ; Lewinsohn et al., 1993 ; Sokero et al., 2003 ; Veiel et al., 1988), bien qu’une telle différence ne soit pas toujours rapportée (Kotler et al., 1993 ; Mullis et Byers, 1987). Le soutien social pourrait protéger des comportements suicidaires, mais les mécanismes par lesquels s’exerce cette influence protectrice sont méconnus.

Effet protecteur du soutien social

Les études portant sur le soutien social se limitent généralement à mesurer la perception du sujet, qu’en cas de besoin, des personnes de son entourage lui procureront l’aide nécessaire. Cependant, des recherches suggèrent que le soutien véritablement reçu pendant ou après un événement difficile serait crucial pour prévenir l’apparition des problèmes de santé et prévaudrait sur le soutien que la personne croyait pouvoir obtenir (Brown et al., 1986). Une seule étude s’est intéressée au soutien reçu en lien avec les comportements suicidaires (Tousignant et Hanigan, 1993). Elle n’a trouvé aucune différence dans la qualité du soutien reçu suite à une perte chez des adolescents suicidaires (n = 24) et non suicidaires (n = 24). Toutefois, la taille restreinte de l’échantillon confère davantage à cette étude un caractère exploratoire qu’une valeur de preuve.

La controverse entourant l’effet principal ou tampon du soutien social demeure également non résolue et complexifie davantage la compréhension du lien entre le soutien social, son effet protecteur et le suicide. Des études (Clum et Febbraro, 1994 ; Hovey, 1999 ; Schutt et al., 1994) suggèrent que le soutien social préviendrait les idées suicidaires en ayant, à la fois, une influence bénéfique indépendante des sources de stress (effet principal) et un effet d’amortisseur du stress (effet tampon). Schutt et al. (1994) montrent, par exemple, que les personnes qui perçoivent du soutien dans leur entourage sont moins en détresse et moins suicidaires que celles qui estiment manquer de soutien. Ils constatent également que le soutien social interagit avec la détresse : les individus qui rapportent vivre de la détresse psychologique et qui perçoivent des niveaux élevés de soutien sont moins susceptibles d’avoir des idées suicidaires que ceux qui vivent de la détresse et bénéficient de moins de soutien. Il est toutefois prématuré de généraliser ces résultats aux personnes qui tentent de se suicider puisque aucune étude semblable n’a été réalisée auprès de cette population.

Sources de soutien social

L’efficacité du soutien social comme facteur de protection du suicide varierait également en fonction de la source du soutien. Des études ont rapporté que le soutien offert par des personnes très proches, telles que des membres de la famille ou des partenaires amoureux, était le seul à exercer un effet tampon (Frey et Röthlisberger, 1996 ; Lin et al., 1985). La source du soutien a toutefois été peu examinée dans les études sur les comportements suicidaires. Les quelques données disponibles vont néanmoins dans le même sens : les personnes qui tentent de s’enlever la vie perçoivent moins de soutien de leur famille que les personnes sans antécédent suicidaire, alors qu’il n’y a aucune différence quant au soutien des amis (Eskin, 1995 ; Lewinsohn et al., 1993 ; Veiel et al., 1988).

Fonctions du soutien social

Le soutien social peut prendre des formes variées et remplir différentes fonctions. Weiss (1973) propose l’existence de cinq fonctions du soutien social : l’intégration émotionnelle, l’intégration sociale, l’occasion de se sentir utile et nécessaire, l’assurance de sa valeur et l’obtention d’aide tangible et matérielle. Il est probable que certaines formes de soutien soient plus importantes que d’autres pour prévenir les comportements suicidaires, toutefois aucune recherche n’a vérifiée cette question. Par ailleurs, les personnes ne reçoivent pas toujours un soutien adéquat de la part des membres de leur entourage. Elles peuvent se sentir jugées, incomprises ou blâmées par les personnes à qui elles ont demandé du soutien. Ces interactions négatives seraient dommageables pour la santé : plutôt que de prévenir l’apparition de problèmes, elles en augmenteraient l’occurrence (Caron et al., 2002 ; Stansfeld et al., 1998). Une meilleure connaissance des formes de soutien les plus profitables faciliterait l’élaboration de stratégies de prévention plus ciblées et possiblement plus efficaces.

Soutien social et différence de genre

Les différences de genre doivent également être considérées dans la compréhension du lien entre le soutien social et le suicide, car les hommes et les femmes se distinguent de manière importante en ce domaine. En général, les hommes disposent de moins de soutien social que les femmes, particulièrement dans sa forme émotive (Burda et al., 1984 ; Julien et al., 2000 ; Olson et Schulz, 1994 ; Stokes et Wilson, 1984 ; Turner, 1994). Ils sont d’ailleurs plus réticents que les femmes à demander du soutien aux membres de leur entourage (Ashton et Fuehrer, 1993 ; Nadler et al., 1984 ; Oliver et al., 1999 ; Rickwood et Braithwaite, 1994). Quelques études suggèrent également que les hommes entretiennent une dépendance plus grande à l’endroit de leur partenaire amoureux dans la satisfaction de leurs besoins émotifs que les femmes (Antonnuci et Akimaya, 1987 ; Gerstel, 1988 ; Turner, 1994). Alors que les femmes font surtout appel à leurs amies pour obtenir du soutien émotif, les hommes sollicitent principalement, et certains même uniquement, leur conjointe. En cas de séparation amoureuse, ces hommes subiraient donc, à la fois, la perte de leur conjointe et de leur principale source de soutien émotif. Considérant la fréquence importante des séparations amoureuses dans les semaines précédant les comportements suicidaires, il est possible que cette dépendance à l’égard de la conjointe puisse contribuer à expliquer la prévalence plus élevée des décès par suicide chez les hommes.

La présente étude vise à déterminer si le soutien social peut jouer un rôle dans la prévention des comportements suicidaires chez les hommes et, le cas échéant, à identifier les formes et les sources de soutien les plus importantes à cet effet. Une meilleure compréhension de cette question pourrait contribuer à développer des stratégies plus ciblées de prévention du suicide chez les hommes.

Méthode

Recrutement et sélection des participants

Cet échantillon volontaire comporte 80 participants qui se répartissent en deux groupes : 40 hommes admis à l’urgence d’un hôpital suite à une tentative de suicide (groupe avec tentative de suicide) et 40 hommes sans antécédent suicidaire (groupe sans tentative de suicide). L’ensemble des participants sont francophones, âgés de 20 à 59 ans et ont vécu au moins un événement difficile grave au cours de l’année précédant l’entrevue.

Les participants du groupe avec tentative de suicide ont été recrutés dans les salles d’urgence de quatre hôpitaux montréalais où ils avaient été admis, en moyenne trois jours auparavant (Médiane = 2 ; ET = 3 ; Min = 1 ; Max = 14), suite à une tentative de suicide. Les participants du groupe sans tentative de suicide ont été recrutés dans le département d’hospitalisation d’un jour de l’un des hôpitaux participant à l’étude. Cette stratégie de recrutement a été privilégiée parce que la clientèle de ce département est composée d’hommes et de femmes d’âge et de niveau socio-économique variés, ce qui permet d’éviter les biais associés à d’autres méthodes de recrutement, telles que les annonces dans les médias ou le recrutement dans des organismes d’aide.

Le tableau 1 présente les caractéristiques sociodémographiques des participants selon le groupe. Les deux groupes sont comparables par rapport à l’ensemble des variables, à l’exception du revenu annuel, qui est significativement moins élevé chez les participants du groupe avec tentative de suicide (F [1,78] = 7,329 ; p < 0,01), et du fait d’avoir un partenaire amoureux, les participants du groupe avec tentative de suicide étant proportionnellement plus nombreux à en être dépourvus (χ2[1] = 9,899; p < 0,01).

Tableau 1

Description des participants selon le groupe

Description des participants selon le groupe
*

p < 0,05 ;

**

p < 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Mesures

Toutes les variables sont mesurées dans le cadre d’une entrevue semi-structurée, d’une durée approximative d’une heure, effectuée en face à face par l’un des auteurs (Houle, 2005). L’entrevue évalue notamment les événements difficiles récents, le soutien social perçu, le soutien social reçu ainsi que les troubles mentaux.

Événements difficiles

Les événements difficiles considérés dans cette étude sont : a) un divorce ou une séparation amoureuse ; b) le bris d’une relation importante ; c) le décès d’une personne chère ; d) une perte d’emploi ; e) une perte de ses capacités physiques (à cause d’une maladie ou d’un accident) ; f) une perte financière importante ; ou g) tout autre événement grave ayant entraîné un stress significatif chez le participant. Ces événements ont été choisis en raison de leur forte prévalence chez les personnes décédées par suicide (Boardman et al., 1999 ; Cavanagh et al., 1999 ; Cooper et al., 2002). Lors de l’entrevue, le participant devait préciser s’il avait vécu l’un ou l’autre de ces événements au cours de la dernière année. Lorsque plus d’un événement était identifié, le participant devait préciser lequel avait été le plus éprouvant et quantifier, sur une échelle Likert à quatre points, son importance et le sentiment de contrôle perçu dans la situation.

Soutien social perçu

L’Échelle de provisions sociales (Social Provisions Scale, Cutrona et Russell, 1987), traduite et validée en langue française par Caron (1996), a été utilisée pour mesurer le soutien social perçu. Cette échelle comprend 24 énoncés mesurant six dimensions du soutien social : attachement, conseils, intégration sociale, aide tangible et matérielle, assurance de sa valeur et besoin d’être utile et nécessaire. Pour chacun des énoncés, le participant doit indiquer son niveau d’accord sur une échelle Likert à quatre points. L’instrument possède une excellente consistance interne, avec des alpha de Cronbach allant de 0,91 à 0,96 pour l’échelle totale et de 0,73 à 0,88 pour les sous-échelles. La stabilité temporelle est également acceptable, avec une corrélation de Pearson test-retest de 0,66 après un intervalle d’un mois (Caron, 1996). Des questions complémentaires développées par Caron et al. (2002) sont utilisées afin de mesurer le nombre de personnes disponibles dans le réseau pour offrir chacune des formes de soutien mesurées par l’Échelle de provisions sociales et la nature du lien (familial ou autre) qui les unit au participant.

Soutien social reçu

Le protocole d’entrevue développé par Tousignant et Hanigan (1993) pour mesurer le soutien social reçu suite à une perte a été adapté pour la présente étude. En faisant référence à l’événement le plus difficile vécu au cours de la dernière année, le participant doit d’abord identifier les personnes avec qui il en a parlé dans les jours suivants. Pour chacune de ces personnes (maximum de trois), il doit ensuite évaluer, à l’aide d’échelles Likert à quatre points, les dimensions suivantes : a) s’être senti réconforté ; b) s’être senti compris ; c) s’être senti jugé ; d) être satisfait de l’aide reçue. Une question supplémentaire examine les réactions négatives suscitées par les confidences ou la demande d’aide du participant.

Troubles mentaux

Il existe une association importante entre les comportements suicidaires et les troubles mentaux, particulièrement la dépression majeure et les troubles d’abus ou de dépendance à l’alcool ou aux drogues (Tanney, 2000). Afin d’exercer un contrôle statistique de l’effet de ces troubles, nous en avons évalué la présence chez les participants au cours de la dernière année. L’épisode de dépression majeure était identifié à l’aide de la section appropriée de l’entrevue clinique structurée pour les diagnostics (Structured Clinical Interview for Diagnostic (SCID), First et al., 1997). Cette section comporte dix questions vérifiant la présence de chacun des critères diagnostics de la dépression décrits dans le DSM-IV (American Psychiatric Association, 1996). Le trouble d’abus ou de dépendance aux drogues était mesuré par la version française (Fondation de la recherche sur la toxicomanie, 1982) du DAST-20 (Drug Abuse Screening Test, Skinner, 1982). Cet instrument normalisé possède une bonne cohérence interne (alpha de Cronbach de 0,92) et une structure factorielle unidimensionnelle (Skinner, 1982). Le point de césure utilisé de 5 respecte la norme recommandée (Gavin et al., 1989 ; Staley et el-Guebaly, 1990). Le trouble d’abus ou de dépendance à l’alcool est évalué par la version française (Gache et al., soumis) de l’AUDIT (Alcohol Use Disorders Identification Test, Babor et al., 2001), dont les qualités psychométriques ont été maintes fois démontrées auprès d’échantillons variés (Aertgeerts et al., 2000 ; Allen et al., 1997 ; Maisto et al., 2000 ; Skipsey et al., 1997). Le point de césure standard de 8 a été utilisé (Babor et al., 2001).

Résultats

Événements difficiles et troubles mentaux au cours de la dernière année

Les deux groupes de participants sont comparables quant au nombre d’événements vécus au cours de la dernière année (groupe avec tentative de suicide M = 2,45 ; ET = 1,22 ; groupe sans tentative de suicide M = 2,10 ; ET = 0,90 ; F[1, 78] = 2,14 ; p = 0,15) et à la nature de ces événements. La séparation amoureuse est l’événement le plus fréquent et est rapportée par près de la moitié des participants (47,5 % chez le groupe avec tentative de suicide, et 45,0 % chez le groupe sans tentative de suicide). La durée moyenne des relations amoureuses rompues est de 4 ans et les deux groupes sont similaires à cet égard (groupe avec tentative de suicide M = 4,11 ; ET = 8,34 ; groupe sans tentative de suicide M = 4,24 ; ET = 6,13). Aucune différence n’est observée quant à l’importance accordée à l’événement le plus difficile et au contrôle perçu sur celui-ci. La prévalence des troubles mentaux au cours de la dernière année diffère toutefois de manière importante entre les groupes (voir tableau 2). Les hommes qui ont fait une tentative de suicide sont plus nombreux à souffrir de troubles mentaux que les hommes sans antécédent suicidaire et présentent également une forte comorbidité.

Tableau 2

Troubles mentaux au cours de la dernière année

Troubles mentaux au cours de la dernière année
*

p < 0,05 ;

**

p < 0,01 ;

***

p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

Soutien social perçu

Puisque les groupes se différencient d’une manière significative quant au fait d’avoir ou non un partenaire amoureux et que cette différence pourrait contribuer à expliquer des variations dans la disponibilité du soutien social, nous avons contrôlé statistiquement l’effet de cette variable confondante en effectuant une analyse de variance à deux facteurs. Après avoir contrôlé statistiquement l’effet de la présence d’un partenaire amoureux, on ne retrouve aucune différence entre les groupes quant au nombre de personnes disponibles dans le réseau social pour donner du soutien (groupe avec tentative de suicide M = 6,5 ; ET = 4,1 ; groupe sans tentative de suicide M = 8,3 ; ET = 3,2 ; F[1,77] = 1,68, p = 0,20). Toutefois, une différence significative est observée quant au score total à l’Échelle de provisions sociales ainsi qu’à chacune de ses sous-échelles (tableau 3). Les hommes qui ont tenté de s’enlever la vie perçoivent donc moins de soutien disponible dans leur entourage que les hommes sans tentative de suicide, et l’écart entre les deux groupes est considérable puisqu’il correspond à plus d’un écart-type et s’observe pour toutes les formes de soutien social.

Tableau 3

Résultats à l’Échelle de provisions sociales

Résultats à l’Échelle de provisions sociales
*

p < 0,05 ;

**

p < 0,001

-> Voir la liste des tableaux

Afin de déterminer si l’absence d’un partenaire amoureux est associée à une perte plus importante de soutien social chez les hommes qui ont tenté de s’enlever la vie, des comparaisons intra-groupe ont été effectuées entre les participants selon la présence ou non d’un partenaire amoureux. Ces analyses révèlent qu’en l’absence de partenaire amoureux, les participants qui ont fait une tentative de suicide perçoivent une moins grande disponibilité de soutien et identifient en moyenne trois personnes de moins dans leur réseau social, alors qu’aucune différence n’est observée chez les participants sans antécédent suicidaire (tableau 4).

Tableau 4

Comparaison du soutien social selon le groupe et le fait d’avoir ou non un partenaire amoureux

Comparaison du soutien social selon le groupe et le fait d’avoir ou non un partenaire amoureux
*

p < 0,05 ;

**

p < 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Soutien social reçu

Près du tiers (32,5 %) des participants qui ont tenté de se suicider disent n’avoir parlé à personne de ce qu’ils vivaient suite à l’événement le plus difficile vécu au cours de la dernière année, comparativement à 7,5 % des hommes sans antécédent suicidaire (χ2[1] = 7,81; p < 0,01). Il s’est avéré impossible d’exercer un contrôle statistique de l’effet du partenaire amoureux dans cette analyse car, en raison de la taille restreinte de l’échantillon, plus du tiers (3/8) des cellules des tableaux croisées avaient un nombre attendu de participants inférieur au minimum recommandé.

Parmi les participants qui ont parlé à un membre de leur réseau suite à l’événement difficile, les hommes qui ont tenté de s’enlever la vie sont significativement moins satisfaits de l’aide reçue (voir tableau 5). Ils rapportent s’être sentis moins bien compris, moins réconfortés et plus jugés que les hommes sans tentative de suicide. Le sentiment d’être jugé est celui qui est le plus fortement corrélé avec la tentative de suicide (r = 0,37 ; p < 0,01).

Tableau 5

Soutien reçu suite à l’événement le plus difficile au cours de la dernière année

Soutien reçu suite à l’événement le plus difficile au cours de la dernière année
*

p < 0,05 ;

**

p < 0,01

-> Voir la liste des tableaux

Prédiction de la tentative de suicide

Considérant la différence importante entre les groupes sur le plan des troubles mentaux, nous avons vérifié, à l’aide d’une analyse de régression logistique, si le soutien social ajoutait une contribution significative à la prédiction de la tentative de suicide, lorsque celle des troubles mentaux était prise en compte. Les résultats confirment que le soutien social ajoute une contribution significative à la prédiction de la tentative de suicide (χ2[2] = 22,55; p < 0,001), lorsqu’on exerce un contrôle statistique sur l’effet des troubles mentaux. L’examen des ratios de cote (tableau 6) révèle que le fait d’avoir parlé à un membre de son entourage suite à l’événement difficile est associé à un risque cinq fois moins élevé de faire une tentative de suicide, tandis qu’une augmentation d’un point à l’échelle de provisions sociales se traduit par une réduction de 8,6 % du risque de faire une tentative de suicide.

Tableau 6

Résultats de la régression logistique pour la prédiction de la tentative de suicide

Résultats de la régression logistique pour la prédiction de la tentative de suicide

R2 de Nagelkerke = 0,525

-> Voir la liste des tableaux

Formes de soutien qui protègent le mieux de la tentative de suicide

Notre étude visait également à déterminer les formes de soutien social qui protègent le mieux des comportements suicidaires. Une régression logistique a été effectuée en utilisant les six sous-échelles de l’Échelle de provisions sociales comme variables de prédiction de la tentative de suicide. La taille restreinte de notre échantillon ne nous donnait cependant pas la puissance statistique nécessaire pour vérifier simultanément l’ensemble de ces variables. Nous avons donc retiré progressivement les variables de l’analyse par ordre croissant de la valeur bêta jusqu’à ce que le modèle ne regroupe que les variables qui contribuent de manière significative à la prédiction de la tentative. Le modèle final (tableau 7) comporte deux sous-échelles : l’aide tangible et l’assurance de sa valeur. Ces deux formes de soutien seraient donc les plus importantes pour protéger les hommes des comportements suicidaires.

Tableau 7

Résultats de la régression logistique pour la déterminationdes formes de soutien les plus importantes

Résultats de la régression logistique pour la déterminationdes formes de soutien les plus importantes

R2 de Nagelkerke = 0,408

-> Voir la liste des tableaux

Tableau 8

Synthèse des principaux résultats

Synthèse des principaux résultats

-> Voir la liste des tableaux

Discussion

Cette étude confirme l’effet protecteur du soutien social sur les comportements suicidaires. Elle montre que les hommes qui ont fait une tentative de suicide perçoivent moins de soutien social disponible dans leur réseau que les hommes sans antécédent suicidaire, et ce, même lorsqu’on contrôle statistiquement l’effet des troubles mentaux et de l’absence d’un partenaire amoureux. Ces résultats vont dans le même sens que ceux rapportés dans des études précédentes (Botnick et al., 2002 ; Eskin, 1995 ; Lewinsohn et al., 1993 ; Sokero et al., 2003 ; Veiel et al., 1988). Toutefois, contrairement à ces études, nous n’observons aucune différence entre les groupes quant à la taille du réseau de soutien. Ceci suggère que pour réduire le risque de comportements suicidaires, la quantité de sources d’aide potentielles importerait moins que le sentiment, qu’en cas de besoin, ces personnes rempliront adéquatement leur rôle de soutien.

Une explication possible au fait que les hommes qui ont tenté de se suicider perçoivent, malgré un réseau social de taille comparable, moins de soutien disponible dans leur entourage pourrait se résumer par l’expression consacrée : « ils ont épuisé leur réseau ». On peut en effet émettre l’hypothèse que les personnes qui souffrent de troubles mentaux graves, particulièrement d’alcoolisme et de toxicomanie, exercent une pression considérable sur leurs proches. Au fil du temps, il est probable que les proches exposés à cette pression se découragent et se distancient de la personne, cessant alors d’exercer leur rôle de soutien. L’épuisement du réseau de soutien est très bien documenté pour les personnes en perte d’autonomie (Yee et Schulz, 2000) et les personnes qui souffrent de troubles mentaux (Wittmund et al., 2002 ; Lavoie et al., 2002), mais peu de recherches se sont intéressées à cette question en lien avec les comportements suicidaires. Un processus de découragement et de désengagement de l’entourage semble toutefois caractériser les derniers mois de la vie d’hommes décédés par suicide, selon l’étude québécoise de Tousignant et Séguin (1999). Dans notre étude, les hommes qui ont fait une tentative de suicide rapportent avoir été moins bien soutenus par les personnes à qui ils ont parlé suite à l’événement le plus difficile qu’ils ont vécu au cours de la dernière année. Ils se sont notamment sentis davantage jugés et moins bien compris. Ces résultats tendent à appuyer l’hypothèse de l’épuisement du réseau.

Notre étude suggère également que les hommes qui ont fait une tentative de suicide seraient plus réticents à demander de l’aide à leur entourage que les hommes sans antécédent suicidaire, puisqu’ils sont beaucoup moins nombreux à avoir parlé à une personne de leur entourage suite à l’événement le plus difficile qu’ils ont vécu au cours de la dernière année. La demande d’aide étant définie comme « toute communication à propos d’un problème ou d’un événement préoccupant visant à obtenir du support, des avis ou de l’assistance en cas de détresse » (Dulac, 1997, 18), nos résultats tendent à appuyer l’hypothèse selon laquelle la réticence à demander de l’aide accroît le risque de poser un geste suicidaire chez les hommes. Cette attitude étant beaucoup plus courante chez les hommes que chez les femmes (Ashton et Fuehrer, 1993 ; Nadler et al., 1984 ; Oliver et al., 1999 ; Rickwood et Braithwaite, 1994), il est possible qu’elle contribue à expliquer la prévalence plus élevée de décès par suicide chez les hommes.

Par ailleurs, l’absence plus fréquente de partenaire amoureux chez les participants qui ont tenté de se suicider, pourrait contribuer à expliquer pourquoi ils sont moins nombreux à avoir parlé de ce qu’ils vivaient suite à l’événement difficile. Des études antérieures ont montré que les hommes sollicitent principalement, et certains même uniquement leur conjointe pour obtenir du soutien émotif (Antonnuci et Akimaya, 1987 ; Gerstel, 1988 ; Turner, 1994). Cette dépendance à l’égard de la conjointe s’expliquerait, selon Dulac (2001), par le fait que la socialisation masculine valorise l’indépendance et stigmatise les comportements de demande d’aide. Les hommes ne s’autoriseraient donc à parler de leurs problèmes que dans un cadre protégé, celui du couple. En outre, les hommes entretiendraient eux-mêmes peu de liens directs avec leur réseau naturel et peu d’amitiés masculines, ce qui contribuerait également à faire de la conjointe la source principale de soutien (Dulac, 1997). Notre étude tend à appuyer cette hypothèse puisqu’elle montre que, chez les hommes qui ont tenté de s’enlever la vie, l’absence de partenaire amoureux s’accompagne d’une moins grande disponibilité de soutien et d’un réseau social moins étendu. Les hommes sans tentative de suicide semblent, quant à eux, protégés de l’influence négative de l’absence de partenaire amoureux, possiblement parce qu’ils ont compensé ce manque en développant un réseau plus étendu à l’extérieur de la famille, ce qui n’est pas le cas des hommes qui ont tenté de s’enlever la vie. Nos résultats suggèrent donc que les hommes avec tentative de suicide seraient davantage dépendants de leur partenaire amoureux dans le développement et le maintien de leurs liens sociaux, ce qui augmenterait leur vulnérabilité lorsqu’ils en sont privés. En d’autres termes, ce ne serait pas la séparation amoureuse en elle-même qui augmenterait le risque de faire une tentative de suicide, mais plutôt le fait de vivre une séparation amoureuse lorsqu’il y a dépendance à l’endroit du partenaire amoureux comme source de soutien.

Notre étude indique également que l’aide tangible (prêter une somme d’argent, héberger temporairement, aider à déménager, par exemple) et l’assurance de sa valeur (valoriser la personne, reconnaître ses compétences, par exemple) seraient les formes de soutien les plus importantes pour protéger des comportements suicidaires chez les hommes. L’importance de l’aide tangible s’explique possiblement par le fait que cette sous-échelle mesure une forme de soutien qui va bien au-delà de l’aide matérielle et instrumentale à laquelle le terme « tangible » fait généralement référence, en évaluant plutôt la disponibilité du soutien lors des moments de crise et d’urgence. Deux énoncés tirés de cette sous-échelle représentent bien cette idée : « Il y a des gens sur qui je peux compter en cas d’urgence », « Il y a des personnes sur qui je peux compter pour m’aider en cas de réel besoin ». Notre étude suggère donc que le fait de percevoir peu ou pas de soutien disponible dans notre entourage dans les moments difficiles accroît d’une manière importante le risque de faire une tentative de suicide. Ceci semble appuyer l’hypothèse de l’effet tampon du soutien social, qui suggère que c’est lors des moments difficiles que la présence de soutien dans l’entourage est cruciale et fera une réelle différence entre les personnes qui s’en sortiront sans trop de dommages et celles qui subiront davantage les impacts négatifs des événements éprouvants. Cet effet avait déjà été observé pour les idéations suicidaires (Clum et Febbraro, 1994 ; Hovey, 1999 ; Schutt et al., 1994).

L’assurance de sa valeur avait déjà été identifiée comme étant la forme de soutien, avec l’attachement, la plus fortement associée à la qualité de vie chez un groupe de 60 patients psychiatriques (Caron et al., 1998). L’assurance de sa valeur réfère au fait de percevoir, dans son réseau, des personnes qui reconnaissent nos forces et nos habiletés. Son importance dans la prédiction de la tentative de suicide s’explique possiblement par la proximité de cette forme de soutien avec l’estime de soi, laquelle a déjà été associée à un risque accru d’idéations suicidaires (de Man et Gutierrez, 2002 ; Van Gastel et al., 1997 ; Vella et al., 1996 ; Vilhjalmsson et al., 1998). Les personnes qui ont une faible estime de soi se reconnaissent elles-mêmes peu de compétences et d’habiletés, de sorte qu’il leur est probablement plus difficile de reconnaître que d’autres personnes puissent les juger talentueuses et compétentes.

Impacts pour la pratique

Des implications pour la pratique peuvent être dégagées de cette étude. Tout d’abord, les proches des personnes suicidaires ou souffrant de troubles mentaux devraient pouvoir bénéficier de programmes de soutien afin de prévenir leur épuisement et leur éventuel désengagment. L’entourage est rarement considéré dans les interventions auprès des personnes en détresse, alors que cette étude confirme le rôle crucial qu’il peut jouer en prévention du suicide. Il serait important d’offrir à ces proches un espace pour se libérer de la tension émotionnelle inhérente au soutien d’une personne en détresse et recevoir des outils pour faciliter leur intervention auprès d’elle. Une étude québécoise récente (Mishara et al., 2005) a montré que les services offerts par un centre de prévention du suicide aux proches d’hommes à haut risque de suicide avaient des impacts bénéfiques chez les proches, mais également chez les hommes suicidaires. Ces interventions permettaient non seulement de rejoindre des hommes qui n’auraient probablement pas consulté le centre de prévention du suicide par eux-mêmes, mais également d’améliorer la communication entre le proche et l’homme suicidaire, d’augmenter l’utilisation de mécanismes d’adaptation positifs par le proche et de diminuer les idées et les comportements suicidaires chez les hommes à risque.

Enfin, la dépendance observée chez certains hommes suicidaires à l’égard du soutien procuré par le partenaire amoureux souligne l’importance d’encourager les hommes à avoir recours à des sources de soutien à l’extérieur du couple. Les programmes de pairs aidants en milieux de travail pourraient s’avérer une avenue intéressante à cet égard. Ces programmes visent spécifiquement les hommes qui ont de la difficulté à exprimer leur détresse et à demander de l’aide. Ils favorisent l’entraide et la communication entre hommes en formant des aidants naturels à dépister et à soutenir leurs collègues en détresse. De tels programmes ont été implantés avec succès dans plusieurs milieux de travail, particulièrement dans la région du Saguenay-Lac-St-Jean qui s’est fixé comme objectif de contrer l’impact négatif de certains facteurs de vulnérabilité propres à la culture masculine (Garneau, 2004).

Limites de l’étude

Plusieurs facteurs limitent les conclusions de cette recherche. D’abord, la taille réduite de notre échantillon nous incite à la prudence dans l’interprétation et la généralisation des résultats. En outre, le recrutement des participants qui ont fait une tentative de suicide a été principalement réalisé dans les urgences psychiatriques. Par conséquent, les personnes qui ont obtenu leur congé sans évaluation par un psychiatre ainsi que celles qui ont été hospitalisées dans des unités de soins physiques sans être admises à l’urgence psychiatrique ne sont pas représentées dans l’échantillon. Une autre limite concerne les participants du groupe sans tentative de suicide qui présentent une prévalence de troubles mentaux plus élevée que celle de la population générale. Cette différence s’explique possiblement par le fait qu’un des critères d’inclusion à la recherche était d’avoir vécu un événement difficile au cours de la dernière année. Il importe néanmoins de tenir compte de cette disparité dans l’interprétation des résultats.