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Malgré la diversité des thèmes couverts dans ses ouvrages, Noam Chomsky est avant tout un linguiste émérite qui a révolutionné l’étude scientifique du langage. En 1970, il a été nommé l’un des penseurs les plus influents du vingtième siècle, dans son domaine. Cependant, il est désormais mieux connu en tant que critique de la politique étrangère américaine. Il est particulièrement opposé à l’impérialisme des États-Unis sous toutes ses formes, qu’il s’agisse de la guerre du Vietnam ou plus récemment, de celle en Irak. Il fait preuve d’une énergie inépuisable pour dénoncer ce qu’il appelle le camouflage et les mensonges orchestrés par le gouvernement américain. Adulé par certains, détesté et discrédité par d’autres, Noam Chomsky laisse peu de personnes indifférentes. Le journaliste Francis Hope a dit de lui : « Such men are dangerous ; the lack of them is disastrous ».

Face aux politiques officielles et aux chercheurs qui appuient les décisions du gouvernement américain, il fait donc figure de « dissident ». C’est exactement cette contestation qu’il affiche dans son livre Chronicles of Dissent deuxième édition, car l’original avait été publié en 1992. Il ne s’agit pas d’un véritable essai, ni même d’un texte soutenu, mais avec ce livre il nous présente un recueil d’entrevues réalisées avec David Barsamian, dans le cadre du programme radiodiffusé de ce dernier, The Alternative Radio, entre 1984 et 1991. Malgré la diversité des thèmes abordés dans les entrevues, l’auteur utilise Chronicles of Dissent pour transmettre un message : « Any form of authority requires justification ; it’s not self justified… And any time you find a form of authority illegitimate, you ought to challenge it. » Ce message représente le lien qui unit les différents entretiens regroupés dans ce livre. Ce message est la base de toute la pensée politique de Noam Chomsky.

Chronicles of Dissent est divisé en seize chapitres, représentant seize entrevues. Les thèmes couverts vont de la vision de Noam Chomsky sur le rôle de l’intellectuel à la légitimité de la guerre du Golfe de 1991. Le premier chapitre porte sur la propagande, mais surtout sur le symbole que représente le terrorisme pour la population américaine. L’auteur souligne la contradiction américaine face à cette menace jugée presque maladive, alors que les États-Unis, durant les années 1960 et 70, ont joué un rôle important comme parrain du terrorisme international. Ce thème est repris dans le chapitre trois où cette politique de terrorisme est enrichie par sa définition de l’intérêt national. Il y définit celui-ci comme étant le profit recherché par une élite minoritaire détenant le pouvoir. Pour Noam Chomsky, la population américaine est donc endoctrinée, pour sa propre protection et pour éviter qu’elle ne prenne conscience de sa participation à un système corrompu. Dans ce cas-ci, la radio, comme moyen de communication, se prête aux grandes déclarations de la sorte, mais en définitive, l’argumentation de Chomsky est assez pauvre. Nous pouvons donc émettre une critique générale sur ce livre. Dès le premier chapitre, Chronicles of Dissent offre de nombreuses pistes de recherche, mais est loin d’être une référence académique fiable.

Les autres chapitres se succèdent en reprenant la même méthodologie et sensiblement les mêmes idées, mais toujours sur un sujet dominant différent. Le chapitre deux s’articule, de son point de vue, autour de certains « faits », de la façon suivante : la politique américaine d’appui à l’État d’Israël est inconditionnelle, raciste (anti-arabe) et de dépendance inversée. Ces éléments de la relation États-Unis/Israël chevauchent plusieurs chapitres et recoupent à plusieurs occasions ses vues bien arrêtées sur le terrorisme international (subventionné par l’Amérique et perpétré par Israël, le Guatemala et El Salvador) et la propagande (l’endoctrinement et la dissimulation). Encore une fois, l’argumentation de l’auteur semble adéquate pour dénoncer et « éveiller » la population face aux actions de son gouvernement, mais repose sur peu d’arguments académiques et de faits vérifiables.

Dans ce cas-ci, la révélation de la « doctrine » Chomsky équivaut à prêcher à des convertis, car, comme le souligne l’auteur lui-même, ses livres sont peu publiés, achetés et lus aux États-Unis. Les entrevues de Chomsky sont presque bannies des postes de télévision nationale et la seule émission radiodiffusée américaine invitant l’auteur de façon régulière est cette même Alternative Radio, dont l’auditoire est relativement limité. Alors que Noam Chomsky connaît un grand succès à l’étranger, dont au Canada, son public cible (le peuple américain) demeure inconscient et ignorant de sa « bonne nouvelle ».

Dans le chapitre sept, qui est sensiblement différent des autres, l’auteur y traite de l’Administration Reagan et des torts que ce président a causés à l’économie, au commerce et à la survie même des États-Unis. Ainsi, à en croire l’auteur, son pays se dirige vers un véritable désastre. Curieusement, cette entrevue prend l’antenne le 24 janvier 1988, c’est-à-dire, avant les changements engendrés par les réformes de Mikhail Gorbachev. Ces événements provoquent un tel bouleversement que peu après, le président Reagan sera reconnu, par certains, comme le vainqueur de la guerre froide.

Soulignons également que les textes ont certainement été remodelés considérablement avant leur publication, afin d’ajouter une certaine profondeur académique aux paroles prononcées à la radio. Notons qu’à plusieurs reprises, dont une autre entrevue du 13 décembre 1989 qui mentionne un article publié dans une revue datée de janvier 1990 (p.126), les modifications provoquent certains anachronismes. L’intention n’est pas mauvaise en soi, mais Noam Chomsky et David Barsamian, pour y parvenir, auraient pu ajouter des commentaires ou analyses avec quelques sources supplémentaires et non pas modifier directement le texte, ce qui est censé être la transcription de leurs entrevues.

Malgré ces quelques critiques, Noam Chomsky, grâce à ses intuitions, a pavé la voie de plusieurs chercheurs. Ainsi, certains arguments, dont celui de l’utilisation de l’invasion de Panama comme un moyen efficace de propagande pour canaliser l’opinion publique dans le cadre de la guerre à la drogue, ainsi que l’unilatéralisme américain du début des années 1990, ont été repris depuis et refont surfaces dans le contexte actuel. Ainsi, suite à d’autres recherches conduites et publiées par différents auteurs, nous pouvons conclure que, quelquefois, les positions adoptées par Noam Chomsky sont confirmées et parfois demeurent du domaine de l’imaginaire.

Chronicles of Dissent offre un point de vue différent sur l’actualité et la politique, mais est décevant du point de vue académique. Pour approfondir et en savoir plus au sujet de certains des arguments avancés par Noam Chomsky, il serait préférable de consulter d’autres ouvrages qu’il a publiés comme La fabrique de l’opinion publique. La politique économique des médias américains ou Le nouvel ordre impérial.