Corps de l’article

Enquêteur: Et e je voulais te demander d’abord si tu penses qu’il y a un accent particulier à Rennes / si il y a une façon particulière de parler français qui serait vraiment de Rennes /

Enquêtée : Bah / en fait euh / au premier abord non puisque je suis rennaise donc je pense qu’il y a pas d’accent / mais euh avec du recul euh / en connaissant d’autres personnes / donc d’extérieur / oui nous avons un accent plouc n’est-ce pas / accent de campagne / il y a des expressions qui n’existent pas qui ne sont pas dans la langue française entre autres / [1]

Introduction : de la sociolinguistique urbaine et de sa problématisation de l’espace

Pour introduire notre propos, il convient de cadrer les acceptions – voire la posture épistémique – en prévalant de trois termes indispensables à notre problématisation sociolinguistique du terrain urbain : ‘discours’, ‘épilinguistique’ et ‘topologique’. La sociolinguistique urbaine est une sociolinguistique des discours parce qu’elle problématise les corrélations entre espace et langues autour de la matérialité discursive (Bulot, 2003a ; Bulot et Veschambre, à paraître). Elle pose ainsi la covariance entre structure socio-spatiale et stratification sociolinguistique, mais s’attache essentiellement à la mise en mots de cette covariance, à la façon dont les discours font état des appropriations (y compris les appropriations déniées, voire segréguantes) d’un espace urbanisé par des locuteurs auto ou hétéro-désignés d’une langue, d’une variété de langue, langue ou variété mises en mots autant dans des discours institutionnels que dans les discours qui leur sont propres. Dès lors, qu’il s’agisse d’attitudes linguistiques et/ou langagières, voire de pratiques linguistiques attestées ou non, le terme ‘épilinguistique’ associé à celui de discours signifie les faits discursifs relatifs des jugements portés par les locuteurs sur ces mêmes pratiques[2]. Enfin, la sociolinguistique urbaine ne se réduit pas de notre point de vue à la production, voire à la description, d’un discours topologique (un discours sur l’espace tel que le pose Greimas, 1976) corrélé aux langues et aux parlures dévolues aux espaces urbains, aux villes[3] ; elle ne se construit pas non plus comme une sociolinguistique en ville, une discipline qui aurait en quelque sorte intégré les approches dialectologiques premières sur le champ de la variation diatopique pour investir un espace socio-topologique des langues ; elle relève bien davantage d’un projet scientifique global axé certes sur la discursivité des pratiques sociales mais surtout visant à approcher, à décrire, à analyser voire à intervenir sur les politiques d’aménagement urbain[4], sur les projets de ville dès lors que le langage et les langues sont impliqués sinon impliquables. Pratiquement, une telle sociolinguistique inclut dans sa problématisation du fait socio-langagier les spécificités organiques et fonctionnelles de l’espace urbain. Certes, l’espace (il suffit de penser au paradigme de la diatopie) est une dimension approchée par la discipline depuis ses débuts, mais il l’est comme étant essentiellement une donnée et non un produit ; surtout la notion (car il ne peut ici s’agir d’un concept opératoire pour la discipline tant les acceptions diffèrent) laisse à penser que l’espace est un, c’est-à-dire que — même s’il peut être pensé comme le résultat d’une activité humaine quelle qu’elle soit – il ne peut être qu’unique[5]. Il convient en effet de poser la multiplicité des espaces socio-énonciatifs, socio-discursifs, impartis aux villes, multiplicité qui, à son tour, prend sens et valeur dans les pratiques discursives (dont le discours sur la ou les langues et leurs usages) qui l’énoncent. C’est dire que les discours sur la ville modifient la perception du réel urbain, et comment, via la praxis linguistique, cette perception, mise en mots par la corrélation aux pratiques langagières finit par être confondue au sens strict avec le réel.

Pour l’heure, et sans revenir en détails sur les divers facteurs que nous avons mis à jour pour comprendre et pour saisir la matérialité discursive de l’urbanité (Bulot, 2003a : 101, note 7), nous proposons de faire état des propositions théoriques et méthodologiques la concernant pour rendre compte, via une approche centrée conjointement sur le concept de confinement linguistique (nous y revenons infra) et les différents types de marquages (i.e. la signalétique au sens strict), des processus discursifs de fragmentation distancielle des espaces urbains ; cela à partir du cas de la ville de Rennes (France / Bretagne). Nous allons dans un premier moment présenter le projet de recherche général dont procède la réflexion sociolinguistique concernant la signalétique, puis, dans un deuxième temps, le dispositif d’enquête en partie mis en oeuvre à la date de la rédaction de ce texte (mars 2005) dans la mesure où la pré-enquête commence tout juste et enfin, dans un troisième et dernier moment, faire état de quelques premiers résultats et pistes d’analyse sur le cas rennais.

1. Le projet de recherche général : l’interdisciplinarité

1.1. L’approche

La recherche dont nous rendons compte dans cet article relève à l’origine d’un projet interdisciplinaire[6] associant des sociolinguistes, des géographes sociaux et des historiens intitulé mémoire et mise en mots de l’habitat ditpopulaire sur plusieurs villes de France et hors de France[7]. L’idée générale étant que si l’on combinait des approches disciplinaires voisines par leur attention à la demande sociale, proches par leur faisceau commun de postulats posant a) que toute mise en mots (à comprendre provisoirement comme la façon de catégoriser, voire de produire, via le langage, le réel, autrement dit comme une praxis opérante) des pratiques sociales, des comportements, peut rendre intelligibles les tensions sociales atténuées par l’idéologie, et b) qu’il n’est d’espace autre que social et que, partant, il n’est d’espace qui ne soit un produit de l’activité sociale, de sa mise en mots, en d’autres termes qui ne soit le produit des discours qui le caractérisent ; que si l’on combinait donc ces approches, nous pourrions aborder le fait urbain dans une plus grande complexité d’événements dénominatifs de tous ordres, qui a priori ne semblent que peu relever des langues[8], envisagés comme une des façons de régir, de façonner l’étendue dévolue aux villes, comme l’une des façons de produire un espace commun qui est l’une des formes sociales de la gestion d’une contiguïté spatiale nécessaire.

1.2. Les finalités

Sans trop entrer dans le détail des attendus, le projet lui-même a d’une part une double finalité théorico-descriptive :

  1. repérer conjointement comment les populations auto et hétéro-référées comme populaires marquent et s’approprient discursivement les espaces, comment elles territorialisent – de fait en langue et en discours – les parties de l’espace communautaire qui leur sont attribuées, voire refusées, et comment ces populations urbaines se dé-marquent tout en demeurant stigmatisées dans un jeu complexe d’a-territorisation (Bulot, 2003b) versus re-territorialisation[9]. En d’autres termes, il s’agit d’interroger le rapport dialectique entre les effets de la mise en mots socio-topologique sur l’espace urbanisé aux quartiers dits populaires et les effets de la structuration socio-spatiale de ce même espace sur les discours ; il s’agit de questionner la mise en mots opérante des lieux dits populaires, qui, pour la part qui revient à la sociolinguistique urbaine, renvoie tout autant aux discours qu’aux langues perçues et/ou représentées dans l’espace discursif commun (Lamizet, 2000); et

  2. intégrer la dimension temporelle d’un questionnement sur les corrélations entre discours et espace discriminé, voire discriminant, par une réflexion sur la mémoire, ne serait-ce que pour prendre en considération l’épaisseur socio-spatiale, socio-langagière et plus simplement identitaire des espaces urbains considérés. Il est question d’approcher, via les discours tenus, qu’il soit question d’archive ou de mise en mots, d’attitudes ou de productions spontanées, la mémoire à la fois comme le marquage des processus d’appropriation en cours et à la fois comme les traces instrumentalisées par les générations actuelles des pratiques langagières des générations antérieures.

Et, d’autre part, une finalité essentiellement méthodologique. Nous souhaitons en effet mettre en place pour les deux villes envisagées un dispositif d’enquête élaboré en commun pour à la fois mutualiser nos compétences de recueil, de production, de traitement de données et à la fois abonder nos méthodologies réciproques des acquis et expérience de chacun du fait spatial.

2. Le volet sociolinguistique du projet

2.1. L’objet de recherche

Le volet sociolinguistique du projet s’intitule « Mémoire et mise en mots de l’espace urbain bilingue » (pour rendre compte du discours dévolu à Rennes sur la co-présence odonymique du français et du breton)[10], voire plurilingue (pour rendre compte de la présence non seulement d’une population étrangère issue des immigrations récentes mais encore des migrations interrégionales). Dans l’ensemble du questionnement, ce volet de la recherche vise à questionner l’habitat dit[11] populaire soit directement, en interrogeant les catégorisations des locuteurs de ce type d’habitat déclaré, soit indirectement, en interrogeant les catégorisations des locuteurs qui se posent ou sont posés comme hors de cet habitat. Terminons ce premier temps de la présentation de la recherche en précisant le terme même de ‘populaire’.

Sachant que Rennes se situe en Bretagne gallèse[12], l’hypothèse sociolinguistique qui prévaut à cette recherche est que l’actuelle répartition des zones bilingues (de fait des noms de rue en deux langues) instituée par la municipalité de la ville, recouvre autant des processus discursifs visant à inscrire un bilinguisme spécifique et identitaire dans l’épaisseur urbaine que des faits ségrégationnels où discriminer des espaces par les langues revient à confiner les formes dites populaires dans les parties de la ville les moins valorisantes et exposer les formes hautes dans les zones valorisées[13]. Cela posé, l’objet de recherche se décline en trois temps :

  1. Il s’agit de travailler sur la signalétique multilingue effectivement vécue et perçue par les habitants, autrement dit de faire état de l’affichage public de langues autant sur la dimension scripturale (Millet, 1998a et b) que sur la dimension interactionnelle. Cela revient à considérer aussi bien les pratiques officielles que celles issues des pratiques locales. Ainsi, à Rennes, l’aménagement urbain officiel passe et par un aménagement linguistique des espaces inscrits dans l’odonymie et d’autres supports signalétiques (comme les panneaux routiers) et par des pratiques langagières socio-situées (les lieux de ville, voir Bulot, 2004) qui dans les deux cas visent à l’imposition, ou la reproduction ou la validation ou la dénégation d’une mémoire urbaine dans les pratiques discursives relevant de l’identité. À ce sujet, d’ailleurs, Bernard Lamizet souligne à juste titre que la mémoire est le mode d’inscription de l’identité dans la durée et qu’elle « […] joue, en ce sens, par rapport à l’identité, un double rôle, celui d’un repère […] et celui d’une inscription symbolique : la mémoire fait ainsi apparaître, dans le temps, le signifiant de l’identité » (Lamizet, 2002 : 80).

    Il s’agit donc de travailler à la fois sur l’inscription des langues dans l’espace public et, eu égard à l’habitat dit populaire, à la fois sur l’inscription du gallo dans une double minoration face non seulement au français mais encore au breton qui va le catégoriser, en ville, comme populaire, et caractéristique de pratiques ségrégatives subies[14].

  2. D’un point de vue scientifique, il est alors question, dans une perspective qui globalement est celle de l’analyse du discours, de travailler sur les corrélations entre mémoire urbaine, c’est-à-dire le discours sur entité urbaine (Bulot et Messaoudi, 2003) et mémoire sociolinguistique ; dit autrement, il s’agit d’analyser le discours à la fois sur la stratification sociolinguistique et sur la territorialisation, voire la mobilité sociolinguistique. Concrètement, l’enjeu théorique est triple, puisqu’il s’agit d’abord de questionner la validité de la théorisation des « lieux de ville » (Bulot, 2004), ensuite de conceptualiser, pour la sociolinguistique urbaine, la notion de mémoire sociolinguistique (à définir rapidement comme l’ancrage socio-spatial du multilinguisme urbain et des rapports entre les communautés sociolinguistiques effectives ou représentées) et enfin, d’éprouver par l’enquête les concepts de limites et de frontières intra-urbaines (Bulot, 2003b) pour ce qu’ils permettent de rendre compte des dynamiques ségrégatives voire agrégatives.

  3. Pratiquement, il s’agit de travailler sur les attitudes langagières corrélées à l’espace et, entre autres, les représentations sociolinguistiques et leur marquage dans la signalétique urbaine de tout ordre ; travailler sur des attitudes suppose que l’on ait recours à des analyses quantitatives (tendances chiffrées) et qualitatives (analyse du discours) selon les types d’informations recueillies.

2.2. Le protocole d’enquête sociolinguistique

2.2.1. Organisation et spécificités

Le protocole d’enquête (voir annexe 1 et annexe 2 pour le détail du questionnement) que nous présentons est lui-même inscrit dans un dispositif plus complexe dont il constitue la pré-enquête. Nous avons en effet prévu trois temps différemment organisés selon la discipline qui pilote le moment en question mais toujours adossés les uns aux autres : 1) recueil des définitions naturelles[15], c’est-à-dire des catégorisations socio-langagières par des entretiens semi-directifs, en quasi parallèle avec le recensement des toponymes et des odonymes officiels d’une part et, d’autre part, les données socio-démographiques déjà connues sur les quartiers qui vont apparaître en discours comme a) populaires et b) non-populaires (ce pôle permettant de définir en creux le trait populaire) ; 2) recueil systématique pour les lieux de ville nommés du marquage linguistique par un inventaire des objets glotto-graphiques et scripto-graphiques de tout genre (impliquant des photographies et une réflexion sur la méthodologie à suivre) et, en parallèle, questionnement sur la mémoire urbaine relative à la permanence, la disparition des types d’habitat dans les quartiers nommés par des entretiens et des questionnaires ; 3) après une phase de repérage sur des quartiers dès lors nettement décrits comme populaires, mise en oeuvre d’un documentaire audio-visuel permettant de saisir les rapports entre déixis spatiale, mémoire sociolinguistique et mise en mots de l’espace ainsi catégorisé. L’objectif minimal de la pré-enquête relevant strictement de la sociolinguistique est de faire produire en corrélation avec les espaces situés des items évaluatifs sur les langues et variétés en présence. L’on prévoit d’interroger essentiellement des jeunes gens (entre 16 et 30 ans), des lycéens de Première/ Terminales ou des étudiants d’université ou en BTS[16], pour lesquels le bilinguisme de la Bretagne fait partie du discours anonyme (le discours stéréotypé). Ces personnes sont également à répartir entre habitat populaire et non populaire, autrement dit, elles doivent habiter – à défaut d’en provenir – des quartiers qu’elles-mêmes ou les stéréotypes vont décrire comme populaires ou non.

2.2.2. Les thématiques

Sans interroger directement l’affichage public bilingue mais en posant dès le départ un intérêt pour les pratiques régionales du français afin de tenter de limiter l’effet inductif de tout questionnement social, le conducteur est construit sur quatre thématiques spécifiques dont trois dévolues à l’entretien semi-directif et à l’élicitation des stéréotypes (A. Questions sur le français / B. Questions sur l’affichage public bilingue / C. Questions sur le bilinguisme ou le multilinguisme) et une (D. Pratiques linguistiques déclarées) relative à un questionnaire évaluatif.

Ce qui rend cette méthodologie particulière est, autour de la socio-spatialité représentée, d’abord l’usage de la carte comme support stimulant les élicitations (question 2 et question 10, voir annexe 1 et annexe 2), et enfin l’utilisation de la version rennaise du jeu Monopoly© (question 7, voir annexe 1). La carte de Rennes (Figure 1) qui va servir de support évaluatif est celle utilisée par les agences immobilières rennaises pour apprécier les valeurs du foncier. Ce type d’organisation socio-spatiale représentée nous semble, par hypothèse, convenir à l’approche de la hiérarchisation des habitats via les langues et les parlures à Rennes, dans la mesure où il rend compte de la dominance sociale autant perçue que vécue.

Autour du premier support, l’hypothèse de travail est que les dénominations existantes permettent dans leur liaison au visuel schématique une polarisation accentuée des attitudes et de fait des dynamiques langagières saillantes d’engagement normatif (Bulot, 1999) ; et pour le second support, compte tenu que le jeu attribue des valeurs aux espaces dénommés en fonction de critères commerciaux et marchands, l’hypothèse est que – puisqu’il s’agit alors d’évaluer les connaissances de la signalétique bilingue rennaise et les compétences bilingues odonymiques des enquêtés – l’on peut faire apparaître les catégorisations socio-spatiales des marquages bilingues.

Figure 1

la carte de Rennes (enquête sociolinguistique)

la carte de Rennes (enquête sociolinguistique)

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2.3. Le site rennais

2.3.1. Données socio-démographiques et politiques succinctes[17]

La ville de Rennes est doublement spécifique par sa configuration socio-démographique : premièrement, elle regroupe proportionnellement plus de jeunes (les 15-29 ans) que les moyennes départementales, régionales et nationales. Son statut de ville universitaire est bien entendu déterminant pour comprendre cette situation remarquable. En effet, sur un total de 206 294 habitants (Tableau 1), les 15-29 ans y sont plus de 34 % contre 22,9 % pour le département d’Ille-et-Vilaine, 19,9 % pour la région Bretagne et 19,88 % à l’échelon national. Cela explique en partie le choix de notre cible d’enquête. Deuxièmement, le taux d’étrangers (et par hypothèse le nombre de langues ou de variétés de langues en présence) y est également particulier : au niveau national, le taux officiel délivré par l’INSEE est de 5,6 % et la Bretagne ne compte que 1,08 % de population étrangère.

Mais ça n’est pas ce faible taux qui caractérise Rennes. D’abord, elle est située dans le département (Ille-et-Vilaine) qui accueille près de 39,7 % de l’ensemble des étrangers de la région, ensuite et surtout, elle accueille à elle seule 66,3 % des étrangers (dont des étudiants qui habitent pour la plupart dans la ville) du département et de ce fait plus de 26 % de la totalité des étrangers en Bretagne. Au total, un peu plus de 4 % de la population rennaise est étrangère. À titre indicatif, les informations (données de 1990 disponibles sur le site de la ville de Rennes) sur les populations étrangères font état de la répartition suivante : les Maghrébins (57,9 %), les Portugais (22,5 %), les Turcs (11,7 %) et les Espagnols (7,9 %).

Au bilan, d’un point de vue démographique, Rennes est la ville de Bretagne[18] où l’on trouve le plus de jeunes (15-29 ans) et le plus d’étrangers.

Elle est également spécifique par la mise en place et, partant, d’une mise en mots la relatant, d’un projet urbain ambitieux et dit réussi, celui menant la ville à se déclarer (ou à pouvoir l’être) comme le champion de la mixité sociale (Guy et Givord, 2004). Ce sont ces deux catégorisations quasi génériques « ville de jeunes » et « mixité sociale » que nous allons à présent interroger à partir des cinq premiers entretiens[19] réalisés.

Tableau

Recensement général de la population. Bretagne 1999

Recensement général de la population. Bretagne 1999
source INSEE

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2.3.2. Les entretiens rennais

Il convient de préciser que ces entretiens – d’autres viendront et sont en cours de saisie – ne constituent pas les seuls résultats abondant la pré-enquête mais sont la phase de validation du protocole. Ainsi, les interprétations que nous allons en faire demeurent provisoires même si, d’évidence pour nous, elles renvoient à des processus discursifs communs à la communauté urbaine envisagée. En l’état, le corpus est donc pertinent par ses rapports à la problématisation et par l’évaluation méthodologique qu’il suscite pour le projet global, et provisoirement exhaustif, même s’il n’est pas complet eu égard aux espaces considérés, dans la mesure où il signale, par le choix des personnes interrogées, la polarisation des espaces sociaux, entre lieux dits valorisants (notamment les quartiers du centre comme Saint-Hélier et Jeanne-d’Arc) et lieux dits non valorisants (avec des quartiers hors du centre comme Villejean et Maurepas). L’étape suivante de recueil consistera à interroger des personnes habitant les quartiers qui seront mis en mots comme les plus marqués par la polarisation discursive.

3. Les langues et l’espace à Rennes : premiers résultats

3.1. La centralité linguistique à Rennes

Le concept de centralité linguistique « signifie l’attitude qui consiste à placer en un lieu, pour le cas urbain, la forme de prestige sans pour autant que soit attestée la dite forme. » (Bulot, 2000 : 37). Il renvoie concrètement à la territorialisation d’une variété de langue (pour les situations réputées monolingues) ou une langue (pour les situations réputées plurilingues) en un espace de référence, un espace nodal – souvent un centre dit centre-ville ou encore un quartier historique – pour la communauté urbaine par ce qu’il assure la cohérence de la structure socio-spatiale en question. En l’occurrence, l’espace ainsi défini par ses attributs langagiers relève autant du vécu (des pratiques) que du perçu (des représentations)[20] : il est espace énonciatif vécu car dans la mesure où les locuteurs y trouve traces glottographiques (Millet, 1998a) des pratiques normatives à l’exclusion des autres formes et il est espace énonciatif perçu parce que les discours le concernant constituent autant de repères que de marques quasi socio-topographiques de la forme de référence perçue comme légitime.

Les réponses données par les locuteurs rennais à la question « Où parle-t-on le mieux le français à Rennes ? » font apparaître (Figure 2) une convergence attitudinale sur des dénominations plus précises que des quartiers ; ça n’est pas exclusivement le centre (en tant que toponyme officiel) qui fait office d’espace de référence, mais aussi des rues et boulevards d’un autre quartier, le Thabor, avec notamment le boulevard Sévigné :

Extrait 1

[AF81GP/ 12] : e je dirais euh / boulevard Sévigné /
[AF81GP/ 13] : Ouais / et euh tu peux me décrire un peu ce quartier ?
[AF81GP/ 14] : Bah / c’est euh le quartier huppé de Rennes donc euh le gratin de Rennes / très snob / très bourgeois très / bah tous les cathos de Rennes quoi / et puis euh les grandes familles euh / royalistes / tout ça quoi / très riches /
[AF81GP/ 15] : Et euh dans ce quartier là on parle bien français ?
[AF81GP/ 16] : Ouais / quartier très enfin milieu très favorisé /

Figure 2

l’espace de référence rennais (le français)[21]

l’espace de référence rennais (le français)21

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En miroir à cette question, les locuteurs ont également eu à situer les lieux de Rennes où le français était le moins bien utilisé (Figure 3) ; en d’autres termes, ils ont eu à situer les formes non normées, voire populaires (nous allons y revenir), une forme de contre-centralité linguistique : « où parle-t-on le plus mal le français à Rennes ? ».

Extrait 2

[AC81SM / 287] d’accord / et euh / à l’inverse un quartier ou une rue / où on parle : / enfin avec une vue d’ensemble on parle le moins : bien français / à Rennes /
[AC81SM / 288]là / ou peut être partout hein / parce que moi c’est là où tu vois où t’as le plus de / mais Rennes Sud quand même /
[AC81SM / 289] tout Rennes Sud /
[AC81SM / 290] mm / et puis bon c’est ce que je te disais Rennes Sud / t’as beaucoup d’immigrés donc euh c’est des gens qui parlent le français pour se débrouiller pour euh / même pour travailler parce que voilà mais qui n’ont pas des bonnes qui / pour certains pas de bases /

Rennes Sud constitue l’espace de référence de la contre-norme, même s’il faut remarquer que le quartier Villejean est également nommé. Dans ce cas précis, la personne assume pour son propre quartier des formes non-standard de français mais il faut nuancer cette appréciation : elle habite en fait le quartier La Dalle-Kennedy qui est situé près de l’université, sur un lieu récemment démoli nommé « la dalle », choronyme socionymique et en partie ethnonymique connu des habitants du quartier.

Figure 3

le contre-espace de référence à Rennes

le contre-espace de référence à Rennes

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Extrait 3

[AR82RE / 45] d’accord / et donc à l’inverse / à ton avis quel est le quartier ou la rue du quartier plus spécifiquement où on parle le plus mal le français/
[AR82RE / 46] // alors / c’est peut-être dans ma rue /
[AR82RE / 47] c’est-à-dire/
[AR82RE / 48] heu :: / bon là je parle de Villejean / parce qu’en fait c’est quand même là où je connais le mieux / dans ma rue / je sais qu’il y en a qui parlent mal / puis bah une rue de Villejean / je dirais / ouis / voilà / un quartier en fait où / euh / y a que des habitations quoi / c’est des cités / où a des tours/
[AR82RE / 49] et c’est quel quartier précisément/
[AR82RE / 50] c’est sur la dalle / rue du Bourbonnais par exemple/

3.2. L’affichage des langues à Rennes et la centralité odonymique du breton

3.2.1. Les odonymes bilingues rennais

Sur l’ensemble de la ville de Rennes, nous avons recensé 1269 toponymes et odonymes[22] pour au total 23 odonymes bilingues français breton (soit un peu plus de 1,8 %). Cette proportion peut sembler de premier abord négligeable et d’une faible performativité identitaire d’autant que les plaques bilingues sont très peu souvent contiguës : entre telle et telle rue à odonyme bilingue vont se trouver d’autres rues à odonyme standard, c’est-à-dire monolingue. Par ailleurs, hors la place du parlement de Bretagne (Figure 4) singularisée par une graphie pseudo celtique et un matériau spécifique, le choix des caractères, des supports des odonymes bilingues (voir Figure 5 et 6, par exemple) ne renvoient apparemment pas à une sémiologie caractérisée visant à distinguer les deux langues. La seule distinction remarquable est que systématiquement, la plaque en langue bretonne est placée en dessous de celle rédigée en langue française qui symboliquement préserve ainsi sa fonction d’indexicalité sans pour autant gagner en légitimité :

Extrait 4

[AC82CO/ 45] et justement est ce que tu penses qu’on doit étendre euh ce double affichage là le faire euh dans toute la ville /
[AC82CO/ 46] je pense euh c’est pas indispensable hein euh // enfin / bon / ça fait un peu folklore local je trouve de le mettre dans le centre mais euh / enfin c’est pas quelque chose que j’irais demander particulièrement à ce qu’on étende / à ce qu’on étende ça dans toute la ville /

Sans que nous puissions, pour l’heure, valider notre hypothèse par une analyse du discours des textes produits et propos tenus par la municipalité de Rennes, il est néanmoins possible de percevoir dans le choix des lieux « bilingues » la tentation politique et glottopolitique de combiner, voire de faire se confondre, l’entité socio-chorotaxique que constitue le centre de la ville avec un haut lieu bien sûr urbain mais plus encore identitaire (Rémy, 1998), un centre glosso-chorotaxique sinon bretonnant du moins bilingue. Cette confusion permet alors d’assurer la cohésion de la ville dans la mesure où le centre en terme d’habitat relève d’un territoire clos qui assure et structure les rapports sociaux, la mémoire commune, le patrimoine (Ibid., : 144), tandis que, conjointement, le haut lieu ainsi produit par l’odonymie bilingue, parce qu’il se donne « comme un autre espace attractif par son caractère exceptionnel » (Ibid., : 145), permet de définir un centre ville, voire l’espace commun, comme non clos, ouvert, en partie indéterminé et figurant comme une sorte de « médiateur(s) entre ce qui est socialisé et une aspiration qui le transgresse. » (Ibid., : 145). Cette confusion, par les choix opérés, contribue au renforcement de la territorialisation linguistique du centre urbain.

Figure 4

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Figure 5

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Figure 6

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3.2.2. La centralité odonymique

Un bref état de la répartition des odonymes (Figure 7) rennais fait clairement apparaître une disproportion entre les quartiers ; si on trouve des odonymes en breton dans nombre d’endroits dans la ville[23], ils figurent essentiellement dans le quartier dit du centre. La question posée à cette configuration qui semble n’être dictée que par des seules considérations touristiques (ce centre-ville est aussi le centre historique) est la suivante : l’aménagement linguistique du centre-ville de Rennes renvoie d’évidence à une problématique glottopolitique dirigiste visant d’une part à conforter via la langue l’identité bretonne de la ville et d’autre part à inscrire le breton dans un espace de légitimité qui, de facto, n’est pas celui du gallo mais d’abord celui du français (Figure 2 ci-dessus). La question est donc : comment se rencontrent dans les attitudes et les représentations sociolinguistiques et l’organisation socio-spatiale rennaise et la légitimité statutaire des langues en présence (hors les langues des migrants pour l’heure) ?

La réponse nous est donnée par les questions relatives à la territorialisation du breton et du gallo (Figure 8). Les enquêtés placent essentiellement le gallo dans des quartiers périphériques qu’ils ne caractérisent pas comme marqués par l’immigration récente ou des quartiers qu’ils décrivent comme populaires, ouvriers (Maurepas, Beauregard, Villejean – en fait la Dalle-Kennedy – et Lorient Saint-Brieux). Est sans doute plus frappant le fait que l’espace dévolu au breton recouvre fortement celui attribué au français de référence (Centre, Thabor avec en sus Saint-Hélier) ; le quartier Villejean est nommé pour faire état de l’enseignement de la langue bretonne (dans les discours le breton celtique) à l’université de Rennes 2.

Figure 7

l’affichage bilingue à Rennes, une différenciation des espaces

l’affichage bilingue à Rennes, une différenciation des espaces

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Figure 8

les espaces du breton et du gallo

les espaces du breton et du gallo

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3.3. Le confinement linguistique : où parle-t-on plutôt mal ou plutôt bien le français ?

Nous avons précédemment posé (Bulot, 2004) le concept de confinement linguistique pour rendre compte des cas où la mise en mots des contacts de langues ou des variétés de langues a pour objet de renforcer la minoration sociale tout en assurant à chacun des systèmes en contact –tant spatiaux que sociolinguistiques – une part identitaire, identificatoire et donc perçue comme une catégorisation somme toute positive. Il convient de comprendre cette dynamique comme une logique territoriale relative à l’identité et relevant du discours parce qu’elle hésite entre l’élargissement de l’espace communautaire à la totalité de la ville d’une part et son articulation aux pratiques ségrégatives d’autre part. Les Rennais(es) sont tous et toutes de Rennes, mais ne le sont pas tous et toutes de la même façon ; en tout cas ils/elles ne mettent pas en mots de manière homogène leur commune identification à une somme de lieux marquant les limites et les frontières de leur espace dit commun.

La somme des diverses évaluations produites à l’issue de l’attribution de notes graduelles (de 1 à 5) fait apparaître une fracture urbaine singularisant la partie nord de la ville (en fait sise au Nord de la Vilaine) face à la partie sud (Figure 9) . Il apparaît également que deux quartiers nommés détiennent la centralité linguistique (Bulot, 2000) : le centre (d’ailleurs en partie sur les deux rives du fleuve), et le Thabor.

Figure 9

où parle-t-on mieux le français ?

où parle-t-on mieux le français ?

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Sur l’ensemble, trois quartiers se distinguent par une évaluation très inférieure aux autres : sur la rive nord, le quartier Maurepas et sur la rive sud les quartiers Cleunay et plus encore Rive Sud. Les discours tenus par les enquêtés vont dans le sens du constat d’une forme de relégation, voire de ségrégation ; c’est à cause de la présence d’étrangers que 1) l’on parle mal le français et 2) que le quartier est sans intérêt.

Extrait 5 :

Cleunay, Maurepas
[AC81SL / 140] et il y a moins d’étrangers donc euh / dans la logique : / plus t’as d’étrangers et moins le français est bien / ce qui ce qui est normal / comme à Maurepas ou même à Cleunay / Cleunay c’est pareil c’est un quartier où t’as quand même euh / t’as quand même beaucoup de : / de personnes qui euh / qui sont pas / qui sont pas euh / alors euh qui ont pas des origines françaises /
Rennes Sud
[AC80MC / 14] ben en général / bah pff / c’est les gens qui .../ enfin les gens étrangers qui s’étaient installés un peu qui ont pas trop d’argent quand ils arrivent de toutes manières / enfin bon il y a pas mal de personnes étrangers c’est sûr là-bas et donc ils parlent pas trop français / euh // ouais c’est surtout là qu’ils s’installent quoi /

Lorsque l’on compare les résultats sommés des enquêtés selon leur habitat (s’ils se déclarent eux-mêmes du nord de Rennes ou du sud de la ville), on constate le dynamisme du confinement linguistique ; ceux qui sont de la partie de la ville la moins valorisée (Figures 10 et 11) reprennent à leur compte la stigmatisation des deux quartiers populaires de chaque sous-ensemble (Maurepas pour le nord et Rennes Sud pour le sud) mais ont des attitudes langagières beaucoup plus favorables aux autres parties de la ville : le centre linguistique (là où est mis en discours le français de référence) s’étend du centre proprement dit en passant par le quartier du Thabor jusqu’au quartier des Longs Champs et inclut le quartier Villejean (là où se trouve le campus universitaire des Lettres entre autres). Autrement dit, hors quelques quartiers (trois en fait) moins bien lotis, on parle plutôt bien français sur presque toute la ville. Les locuteurs de la rive nord n’assument que pour eux-mêmes et plus fortement[24] les quartiers du Centre et du Thabor et discriminent peu les autres quartiers ; ils restreignent globalement un usage convenable du français au seul centre ville historique et commercial. On retrouve là des modalités connues (même si elles sont peut-être moins accentuées) des pratiques discursives ségrégantes notamment telles qu’elles ont été observées sur le site rouennais (Bulot, 1999) : les locuteurs de la partie valorisante et valorisée de l’espace urbain s’attribuent la norme linguistique et la dénient partiellement ou en totalité aux autres habitants

Figure 10

on parle mieux le français (rive sud)

on parle mieux le français (rive sud)

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Figure 11

on parle mieux le français (rive nord)

on parle mieux le français (rive nord)

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Conclusion

Nous avons présenté un travail de recherche qui est non seulement en cours mais encore qui n’en est qu’à ces premiers moments. Comme nous l’avons initialement signalé, les données langagières que nous avons réunies l’ont été pour valider, tester notre protocole d’entretien, et notamment, sur ce point, pour évaluer la pertinence du recours à des représentations spatiales pré-existantes pour faire apparaître les stéréotypes socio-langagiers sur l’espace urbanisé (Bulot, 2004). Partant, il ne s’est pas agi de mettre en place une analyse des entretiens mais davantage une première lecture des données destinée à reconnaître quelques unes des saillances discursives les plus évidentes. C’est pourquoi nous ne prétendons pas pouvoir conclure définitivement sur les rapports entre langue(s), espace (et types d’espace), habitat à Rennes.

Nous pensons néanmoins pouvoir terminer nos réflexions sur deux faits d’importance pour la suite de l’étude : a) malgré les défauts et biais inhérents à toute pratique du questionnement social, le protocole d’entretien semble pouvoir tenir ses promesses, puisqu’il permet de faire éliciter des stéréotypes en partie contradictoires, en partie concordants (ce qui est souhaitable pour ce type d’analyse veillant à donner à sens des contradictions de surface) sur les représentations socio-langagières corrélées à la mise en mots de l’espace urbanisé rennais ; et b) au-delà des discours de sens commun sur le bilinguisme dans la ville de Rennes, qui ont certes leur importance et en partie leur nécessité dans la construction de l’identité urbaine et régionale, ces premiers moments d’analyse font état a) d’une tension urbaine latente, partiellement réglée par les discours sur la minoration du breton face au français justifiant en retour la minoration du gallo face au breton et par une mise en langue dont les sociologues montre bien qu’elle est un « vecteur aussi bien qu’un indice de conflits symboliques et de leurs issues. » (Topalov, 2002 : 375) ; et b) dans une cité réputée pour sa mixité sociale, d’une tension urbaine structurant les rapports entre les groupes sociaux dans leurs modes de territorialisation linguistique et, de fait, d’appropriation de l’espace commun.