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La ville est une entité sociale dans la mesure où elle produit et/ou impose en permanence de l’identité de la même façon qu’elle induit de nécessaires différenciations. En effet, ces dernières sont vécues comme polyphoniques au titre de leurs épaisseurs historique, sociale, linguistique, architecturale, etc., car elles combinent des niveaux de lecture sans doute au summum de l’hétérogène ; tout fait social y fait sens sans être pour autant immédiatement lisible par les différents acteurs de l’urbanité et, a fortiori, par les chercheurs. Mais elles sont par ailleurs perçues comme monophoniques car les discours identitaires affirment peu la langue et les parlures comme l’élément constitutif de leur organisation : en tant qu’instance énonciative propre, les villes savent et peuvent dire leur(s) identité(s) mais ne savent pas et ne peuvent que rarement expliciter ce que le fait linguistique ou sociolinguistique construit ou contribue à engendrer.

Initiées par Cécile Bauvois et Thierry Bulot en 1999, les Journées Internationales de Sociolinguistique Urbaine (J.I.S.U.) sont nées de ce constat qui, dès l’abord, a structuré la réflexion théorique ; concrètement, elles souhaitaient ainsi mettre en avant, en ayant un questionnement tant scientifique que social, la prégnance du langage, des langues et des discours dans l’organisation et la production même de l’espace dévolu à la culture urbaine. Et plus encore, d’analyser la co-variance entre les faits relevant de la stratification sociolinguistique et ceux impartis aux structures socio-spatiales. De fait, la sociolinguistique urbaine des J.I.S.U. relève d’une approche qui replace dans le champ de l’urbanité socio-langagière les dimensions attitudinale et représentationnelle, autrement dit la perception et l’évaluation des rapports sociaux corrélés bien sûr aux langues mais aussi aux discours tant épilinguistiques que socio-topologiques. Effectivement, l’une des vocations premières des J.I.S.U. est précisément de réunir, dans un esprit de séminaire, les chercheurs et chercheures francophones ou non sur les thèmes[1] impartis à l’urbanité, à l’urbanisation sociolinguistique et, plus largement, sur tout fait sociolinguistique induit du modèle culturel urbain non seulement pour confronter des points de vue théoriques et méthodologiques, mais encore pour proposer des expertises aux détenteurs/locuteurs légitimes ou non des discours sur la ville. Sur le moyen terme, les J.I.S.U. ont vocation à se constituer en groupe de réflexion pour être à même d’énoncer des propositions dépassant le simple jeu d’échanges intellectuels pour aller vers la société civile organisée ou non, armées d’une connaissance située et contrastée du terrain.

Pour ce faire, les J.I.S.U. se tiennent tous les deux ans dans un pays différent qui relève à chaque fois d’une configuration urbaine spécifique et d’une pratique et d’un statut des langues et, particulièrement, du français, notables[2]. Chacune des sessions, qui a toujours donné lieu à une publication préalable de la plupart des textes présentés[3] s’est focalisée sur une problématique propre interrogeant autant des concepts que leur applicativité, voire leur pertinence, pour les terrain abordés : d’abord le thème Territorialisation des langues et des villes (Mons, Belgique) s’est vu envisagé sous le triple angle de la dénomination des lieux et des espaces, de la mobilité tant sociale que géographique et de l’identification des espaces ; puis Variations linguistiques : images urbaines et sociales (Rennes, France) a permis de décliner les diverses modalités de la construction identitaire en milieu urbain ; et enfin Frontières et territoires (Kénitra, Maroc), les relations entre la démarcation des langues, voire de variétés, et la distinction des espaces de l’altérité. À chaque fois, il s’est agi de discuter les contributions bien entendu relatives ou non à la situation locale – pour être attentifs aux adverses expressions de la demande sociale – mais toujours dans une mise en perspective générale qui vise à échanger, sans esprit d’école, des analyses et des approches disciplinaires[4] de situations urbaines et sociolinguistiques fort diverses. C’est en partie ce qu’exprime la liste des sites, plus que celles des chercheurs – essentiellement anglais, belges, allemands, marocains, afrikaners, algériens, sénégalais, canadiens et français, qui ont fait l’objet de communications et de débat aux différentes sessions des J.I.S.U. : à Mons, il s’est agi des villes de Budapest (Hongrie), de Bamako (Mali), de Rennes (France), de Rouen (France), de Namur (Belgique), et de Dakar (Sénégal) ; à Rennes, de Ouagadougou (Burkina Faso), de Lille (France), de Marseille (France), de Saint-Étienne-du-Rouvray (France), de Beni-Mellal (Maroc), de Nancy (France), de Rabat (Maroc), de Salazie (Île de La Réunion), de Salé (Maroc) et du Cap (Afrique du Sud) ; et à Kénitra, des villes d’Alexandrie (Égypte), de Rabat (Maroc), de Moncton (Canada), de Lyon (France), de Besançon (France), d’Alger (Algérie), de Tizi-Ouzou (Algérie) et de Montréal (Canada).

Poursuivant cette logique d'investigation (à la fois ouvrir les réflexions sur des données et considérations théoriques et à la fois théoriser en lien avec une pratique de terrain), cette quatrième session des J.I.S.U. porte sur les signalétiques langagières et linguistiques des espaces de ville, autrement dit sur les traces perçues ou vécues par les différents acteurs de l'urbanité « langagière » de la gestion des langues et des tensions sociales dans l’espace commun, voire public. Parce que l’on peut percevoir qu'une communauté construite idéologiquement comme monolingue, bilingue ou plurilingue crée des instances menant à des choix situés de langue(s), la question est de savoir – pour les locuteurs et usagers/producteurs des dits espaces – quelles sont les formes de signalétiques qui contribuent à donner sens à leurs discours et comportements socio-langagiers ?

Les textes réunis dans ce numéro de la Revue de l’Université de Moncton portent sur des villes très différentes les unes des autres[5] et s’articulent essentiellement autour de trois thématiques. La première, la socio-spatialité des langues, c’est-à-dire la mise en mots des espaces de villes (ville, quartier, rue) et surtout, en ce qui nous concerne, des frontières entre les espaces de ville, est abordée dans le cas de Montpellier (France) par Jeanne-Marie Barbéris, à travers d’un corpus d’entretiens semi-directifs et par Romain Lajarge et Claudine Moïse, à travers d’un relevé des devantures de commerces dans deux quartiers. Cyril Trimaille, lui, se penche sur la construction de la ville par les pratiques langagières à travers des interactions entre adolescents d’un quartier historiquement populaire de Grenoble (France). La deuxième problématique, l’inscription des langues dans l’urbanité, met de l’avant les enjeux et les tensions identitaires qui entourent la signalétique, en particulier quand il s’agit d’une signalétique bilingue. Dans le cas de la Bretagne, Roseline Le Squère montre que, dans une perspective aménagiste, l’affichage bilingue des rues constitue un moyen de valoriser la culture et la langue bretonne à Lorient (France), tandis que Thierry Bulot révèle les premiers résultats d’une enquête de terrain multidisciplinaire qui vise à rendre compte des discours sur la présence du français et du breton dans les noms de rues de Rennes (France), ville de contact des langues (français, breton gallo et breton celtique) située dans une région traditionnellement gallèse. Du côté de la Provence, Philippe Blanchet propose une étude sur un cas de réhabilitation linguistique et culturelle par le biais de la signalétique toponymique, étude révélatrice de tensions identitaires qui s’articulent dans la réappropriation de l’espace public. Toujours dans le domaine de la signalétique bilingue, l’article d’Annette Boudreau et de Lise Dubois sur les différences dans les représentations de Moncton (Canada), selon qu’on est francophone ou anglophone, autour de la question de l’affichage révèle une double mise en mots de la ville, l’une s’articulant autour de l’inclusion et l’autre autour de l’exclusion. Enfin, appréhendant l’affichage comme stratégie d’appropriation de l’espace public, Vincent Veschambre présente une étude comparative des stratégies d’affichage de deux villes, Angers, ville française, et Timisoara, ville roumaine. La troisième thématique tourne autour de considérations théoriques en sociolinguistique urbaine : d’abord, Louis-Jean Calvet propose une réflexion sur le chemin parcouru en sociolinguistique urbaine depuis la parution de son ouvrage fondateur en 1994, Les voix de la ville. Puis, à partir d’un corpus d’affiches relevées à l’Île Maurice, Didier de Robillard offre une réflexion sur le rôle que joue le linguiste dans la catégorisation et, partant, la construction des langues dans les représentations des locuteurs. Enfin, Monica Heller, en se fondant sur les tensions sociales qui surviennent entre l’urbanité et la ruralité dans la francophonie canadienne, insiste sur l’importante contribution que la sociolinguistique peut faire à la théorisation sociale.

Terrains multiples, approches différentes, dynamiques linguistiques hétérogènes distinguent les contributions à ce numéro de La Revue consacrée à la sociolinguistique urbaine. Toutefois, les auteures et auteurs ont en commun un travail de terrain approfondi, la recherche d’assises théoriques, le souci du rôle social de leur discipline et une volonté de mieux comprendre les liens entre langue(s), pratiques langagières et structures sociales.