Corps de l’article

La dengue (DEN) est devenue la principale virose émergente à transmission vectorielle des régions tropicales et subtropicales en Asie du sud-est et en Amérique latine [1]. La maladie affecte annuellement plus de 100 millions d’individus sur les 2 milliards vivant dans les régions infestées par le moustique vecteur Aedes aegypti [2]. La dengue constitue un problème croissant de santé publique, du fait de l’extension des zones infestées et de l’augmentation du nombre de cas graves dans les régions à forte endémicité, responsable d’une mortalité croissante, principalement chez les enfants.

La grande majorité (environ 90 %) des infections par le virus de la dengue (VDEN) sont asymptomatiques et les formes symptomatiques peuvent aller d’une fièvre bénigne non différenciée jusqu’à une forme gravissime, la fièvre hémorragique de dengue (FHD), caractérisée par une perméabilité vasculaire accrue et un dérèglement de l’hémostase [2, 3]. Dans les formes extrêmes, un choc hypovolémique peut survenir (syndrome de choc de dengue, SCD) qui peut être mortel. L’extrême variabilité des manifestations cliniques après infection par le VDEN serait liée, d’une part, à des facteurs extérieurs, tels que la virulence des souches virales et les infections virales séquentielles et, d’autre part, à des facteurs individuels, comme l’âge, l’état nutritionnel et le terrain génétique. L’observation d’un risque de DHF/SCD plus élevé chez les Caucasiens que chez les Noirs, lors d’épidémies de dengue en Amérique du Sud, suggère fortement la contribution de facteurs génétiques [4]. Les formes graves de dengue sont d’ailleurs peu documentées dans les régions d’Afrique où la dengue est endémique.

Les cellules dendritiques (DC) myéloïdes interstitielles sont les premières cibles du VDEN inoculé par le moustique à travers l’épiderme. La lectine de surface DC-specific ICAM-3-grabbing nonintegrin (DC-SIGN ou CD209) est un récepteur d’attachement au VDEN via la reconnaissance de la glycoprotéine E de l’enveloppe virale. Cette interaction est indispensable à l’infection productive des DC [5, 6].

Du fait de son rôle clé dans les premières étapes de l’infection, nous avons donc considéré le gène DC-SIGN comme un candidat pouvant intervenir dans la variabilité inter-individuelle du risque d’infection par le DVEN ou des manifestations cliniques [7]. En collaboration étroite avec des groupes de Mahidol University (Thaïlande), nous avons recruté une grande population cas/témoins provenant de trois hôpitaux thaïlandais. Au total, plus de 600 patients hospitalisés avec des formes graves de dengue ont été inclus dans l’étude, ainsi que 700 témoins. Le diagnostic de dengue a été confirmé sérologiquement chez tous les patients, et, afin de limiter le risque d’hétérogénéité, nous avons exclu de l’étude tous les patients dont la seule manifestation clinique était la fièvre. Les patients atteints de formes graves de la maladie ont été classés en deux sous-groupes : ceux qui ne présentaient pas de manifestations de fuite plasmatique (fièvre de dengue « classique », FD) et ceux qui en présentaient (FDH). Dans un premier temps, nous avons criblé par séquençage la totalité des exons et la région promotrice du gène DC-SIGN chez 80 individus thaïlandais, afin d’en identifier tous les variants génétiques. Parmi les 40 variants identifiés, nous avons initialement sélectionné huit variants critiques : trois variants codants mais rares (fréquence de l’allèle rare < 0,02), et cinq variants fréquents (fréquence de l’allèle rare > 0,02) permettant de couvrir la totalité de la variabilité génétique du gène. Sur la base de résultats intéressants obtenus pour l’un de ces variants, nous avons ensuite examiné tous les variants présentant un déséquilibre de liaison avec celui-ci dans la totalité de la population. Par des analyses d’association, nous avons ainsi pu montrer qu’un variant localisé dans la région promotrice de DC-SIGN, DCSIGN1-336, confère une protection contre l’une des formes cliniques de la maladie, la FD (fièvre de dengue), alors qu’il n’affecte pas globalement le risque d’infection par le virus (Figure 1) : la fréquence des individus porteurs de l’allèle rare – 336G (génotypes GG et GA) est de 4,7 % dans le groupe des FD, alors qu’elle est de 22,4 % chez les FHD (rapport de risque de FHD versus FD de 5,84 ; test statistique : p = 1,4 x 10- 7), et de 19,5 % chez les témoins (rapport de protection : 4,90, test statistique : p = 2 x 10- 6). Par des tests génétiques, nous avons montré que cette protection dépend directement de ce variant, et non pas d’un variant en déséquilibre de liaison avec lui, et nous avons également pu exclure les gènes voisins comme étant responsables de cet effet. L’étude de la base moléculaire de l’effet protecteur du variant sur l’infection par le VDEN a révélé que le variant DCSIGN1-336 affecte un site de fixation pour le facteur de transcription Sp1, ainsi que l’activité transcriptionnelle du gène in vitro.

Figure 1

Distribution des génotypes au variant DCSIGN1-336 du gène DC-SIGN chez des patients atteints de formes graves de dengue et chez des témoins.

Distribution des génotypes au variant DCSIGN1-336 du gène DC-SIGN chez des patients atteints de formes graves de dengue et chez des témoins.

Les histogrammes représentent le nombre d’individus de génotypes GG ou GA (combinés) et AA au variant DCSIGN-336, dans les différents sous-groupes de population. La fréquence des génotypes porteurs du variant G (GG+GA) dans chaque sous-groupe est indiquée. DEN (tous) : tous les patients atteints de forme de grave de dengue ; FD : fièvre de dengue « classique » ; FDH : fièvre de dengue hémorragique.

-> Voir la liste des figures

Ces résultats génétiques confirment le rôle primordial de DC-SIGN dans la pathogénie de la dengue, avec une action différente dans la FD et dans la FHD. Ils conduisent à revisiter les concepts généralement admis pour expliquer le développement des formes graves de la maladie [8], et suggèrent en particulier que les deux entités cliniquement définies résultent de mécanismes immunopathologiques en partie distincts. Notre découverte d’un rôle majeur du variant DCSIGN1-336 dans l’orientation de la maladie (FD ou FDH) pourrait avoir des conséquences importantes pour le développement de prophylaxies et de thérapies contre la dengue, mais aussi pour de nombreuses autres infections. En effet, outre son rôle déterminant dans l’infection par les arbovirus comme le VDEN, DC-SIGN joue aussi le rôle de facteur d’attachement pour de nombreux autres pathogènes tels que des virus enveloppés (VIH-1, VHC, cytomégalovirus, Ebola et SRAS-coV), des bactéries (Mycobacterium tuberculosis) et des parasites (Leishmania et Schistosoma mansoni) [9-13]. Il est donc maintenant indispensable et urgent de prendre en considération le génotype individuel du variant DCSIGN1-336, en particulier dans le cadre du développement de stratégies vaccinales fondées sur l’utilisation de souches microbiennes atténuées capables de se répliquer chez l’individu, comme cela est actuellement en cours d’expérimentation pour la dengue.