Corps de l’article

Les lecteurs de poèmes, c’est bien connu, sont de ceux qui aiment voltiger. Rien de plus irrésistible que ces mouvements associatifs grâce auxquels on est poussé de Paul Éluard à Pierre de Ronsard (par exemple), au fil des chemins que chacun peut à son gré s’aménager dans un paysage infini. Parcours tantôt sinueux, où l’on saute sans vergogne d’une manière à une autre et du proche au lointain (ou du lointain au proche — tout étant relatif —, comme, essayez pour voir, de Sapphô à Pierre Louÿs), tantôt quasiment en ligne droite, ainsi cette balade « en style bas » que je me suis offerte hier, circuit qui m’a conduit de Paul de Roux à Seamus Heaney via Robert Melançon et Paul Verlaine [1] (rien de moins), et que je recommanderais à tous ceux dont le dimanche après-midi répugne aux écarts considérables, mais qui veulent néanmoins se changer un peu, de demi-heure en demi-heure.

« La poésie est une parenthèse qu’on peut ouvrir et refermer à souhait » et « le poème est l’acte interruptible […] en soi », avance le critique Jacques Darras dans une livraison de la revue Balises [2], validant par la théorie mes habitudes de lecteur butineux. Le hasard a voulu que je rumine ces idées-là pour moi-même, c’est-à-dire pour mon douloureux plaisir, au moment précis où j’entamais le dernier livre de Fernand Ouellette, L’inoubliable/Chronique I [3], paru en début d’année à l’Hexagone. Si le poème est interruptible à loisir pour le lecteur, il s’en faut de beaucoup qu’il l’ait été pour Fernand Ouellette entre le 2 janvier 2003 et le 26 mars 2004, lui qui pendant tout ce temps a noirci presque un millier de feuillets pour quelque 325 poèmes. L’entreprise n’est pas sans faire penser à celle de Robert Marteau (poète ami de Ouellette, en passant), qui s’est astreint pendant quelques années à la tenue d’un journal en sonnets, à raison d’un sonnet ou presque par jour. Ce premier « tome » de L’inoubliable, qui sera suivi de deux autres, rassemble quant à lui, en un volume de plus de trois cents pages, les cent trente-six premières pièces d’une véritable chronique spirituelle. On peut supposer, étant donné ce sous-titre de Chronique I, que les poèmes sont présentés dans l’ordre de leurs naissances successives. Ouellette aurait sans doute pu dater chaque moment de l’épopée intérieure qui l’a requis jour après jour, comme Victor Hugo pour ses Contemplations, mais sans tricher, cette fois. L’inoubliable tient justement, lui aussi, par son envergure et ses ambitions, de quelque chose comme les « Mémoires d’une âme ».

On n’entre pas sans peine dans cette écriture efflorescente, touffue, dont les longues laisses de dix ou douze vers ne craignent ni l’abstraction ni la redite. La poésie de Ouellette est consubstantielle à la quête d’un sens supraterrestre ou métaphysique. Longtemps avant que les poètes du Noroît (entre autres) ne lisent Roberto Juarroz (par exemple) et n’érigent leurs tours de silence et d’intériorité, Ouellette reconnaissait en Jean de la Croix, Friedrich Novalis, Friedrich Hölderlin [4], Pierre Jean Jouve, cette ascension furieuse de la poésie vers l’invisible, puis leur emboîtait le pas, pour ainsi dire. Mais alors ses poèmes étaient resserrés, elliptiques, comme entourés d’un silence voisin du dire. Pierre Nepveu parlait à leur endroit d’une « poétique de la tension [5] ». Chacun pourrait en juger en ouvrant au hasard le Choix de poèmes [6] paru chez Fides en 2000. Or, un demi-siècle après Ces anges de sang, presque quarante ans après Dans le sombre, L’inoubliable prend des allures de discours. Comme si le « chroniste », en bien des passages, l’emportait sur le poète — c’est peut-être un choix concerté, ascétique, un… sacrifice de l’art ! Comme si la beauté, la fulgurance, même, de certaines images, n’étaient que la part adventice de ce qui ressemble au prêche du sermonneur ou à la louange de l’homme de foi. Prêche ou louange, parce qu’en effet les poèmes de Ouellette se partagent entre les deux registres de la déploration/lamentation et de la consolation/célébration. Le poème de la page 238 est même intitulé « Thrène », du nom des chants funèbres des aèdes antiques. Les pages de L’inoubliable, en fait, se veulent celles d’annales ; annales d’une âme, certes, et donc d’un itinéraire spirituel intime, fait de grâces et de disgrâces, de cibles aperçues et de flèches perdues. Mais, et c’est peut-être là que le verbe poétique se mue en imprécation, annales de toutes les âmes, c’est-à-dire radioscopie au quotidien de l’âme humaine, la mienne, la vôtre, dont la corruption imminente ou avancée est inlassablement déplorée :

Tout s’effrite

Dans un tumulte de malveillances

Et de calamités.

13

Nous pressentons d’abord que l’onde

Indécelable de la harpe céleste

Ne se rendra plus jusqu’à l’humain.

35

Dans tous les êtres : l’affliction…

Dès que la nuit les atteint.

[…]

Et que la pensée s’éloigne du clair de l’âme.

37

Tout lien avec l’infini n’est-il pas

À chaque instant menacé ?

50

Encor [7] maintenant,

En toutes circonstances, nous pouvons

Perdre de vue la seule cible

Qu’ont visée les vieux archers,

Et nous éloigner des cimes

Qu’ont escaladées les audacieux.

75

À ce nous je veux bien reconnaître une composante fraternelle, admettre qu’il relève d’un noble sentiment de compassion devant la souffrance humaine, mais sa réitération sur trois cents pages, au fil d’une langue affirmative et aux tours sentencieux, me donne l’impression d’avoir affaire à un épris d’absolu dont le haut désir, fatalement inassouvi, s’abîmerait dans la convocation d’états généraux (sur le contact perdu avec l’invisible, l’inaptitude au recueillement, l’âme dévoyée des contemporains, quoi encore). Je sais bien que Ouellette n’est pas un casuiste, et je trouve dans de nombreux passages de L’inoubliable des raisons de l’admirer, raisons toutes « formelles », du reste, bien profanes et comme triviales, en comparaison des cimes auxquelles ce poète nous convie par ailleurs. Enfin, la grande impatience des mystiques pourrait avoir inspiré l’image suivante, superbe : « Comme si l’âme claquait au vent du monde. » (36) Mais l’entame du même poème, lourde, engoncée dans cette rhétorique étrange, imprégnant le livre entier, où se mêlent admonestation et contrition, cette entame diffère inutilement, à mon sens, de l’avènement du poétique (oui, bon, d’accord, d’un certain poétique) :

Si nous pouvions soupçonner

À quels niveau de solitude nous sommes réduits,

Lorsque nous nous agrippons ainsi aux récifs,

Que nous nous dérobons aux pics,

Aux regards qui reviennent des hauteurs.

36

Il y a dans cette poésie l’expression d’une telle insatisfaction, doublée du sentiment d’une si forte espérance, qu’elle ne peut, me semble-t-il, que prendre en grippe le temps présent. Paradoxale chronique… Là où Georges Leroux reconnaissait une poétique encourant en toute légitimité le risque de la sublimation, on pourrait, sans doute avec moins de légitimité (parce qu’on ne peut faire abstraction du projet métaphysique de Ouellette), mais on pourrait quand même, on peut, non sans déception, lire dans L’inoubliable une poésie essentiellement vouée au retrait (du monde), portée à l’altitude, hantée par l’échéance, toute à son fantasme « du plus haut » (257). J’oserais dire, si j’avais la simplicité de qui se fiche du ridicule : une poésie en butte au carpe diem, tant chacun de ses élans la projette dans un au-delà des mots et de l’expérience, dans un après de l’aujourd’hui, et peu importe que cette expérience soit érotique (charnelle) ou langagière (charnelle là encore, entée sur la chair des mots). Bref, cette aventure poétique a beau être appelée chronique, il n’en reste pas moins qu’elle échappe au temps, qu’elle se projette dans « ce temps imperceptible […]/Qui avoisine l’intemporel » (189). C’est peut-être pour cela que, lecteurs accoutumés à l’ici-maintenant, à la sensation et à son triomphe sans médiation dans les poésies modernes, nous ne saurons guère lire sans réserve un livre comme L’inoubliable, dans lequel sont déblayées des routes peu fréquentées :

Je vais en cantonnier inlassable,

Qui retrace sans mollir le chemin

Vers l’intemporel.

224

L’inoubliable : l’inouï, sans doute. Autant que le louable. L’oubli, aussi (oubli rêvé de soi/du monde/du présent). L’ (où l’on oublie d’aller, où l’on nous appelle). Le (-haut). Enfin, le bleu : du ciel là-haut, le bleu couleur emblème du divin, mais le bleu tout court, récurrence lexicale et symbolique la plus obsédante du livre, le bleu comme dans inoubliableu, le fin mot du mot — de l’histoire de cette chronique —, l’inoubliableu, paragoge sonore en écho à l’apocope encor, constante. L’inoubliable, encor.

+

L’écriture comme plénitude contre le vide, la poésie comme parole serrant au plus près les fibres de l’être, comme sens qui comble, l’écriture brevetée démarche spirituelle, c’est une affaire qui concerne, sinon tous les praticiens du poème, au moins un très grand nombre d’entre eux, et non pas, c’est heureux, uniquement les poètes qu’on pourrait appeler religieux. Au Québec, il me semble que les Éditions du Noroît ont contribué plus que d’autres maisons à l’épanouissement d’une telle poésie, une poésie qui, dans une certaine mesure, offrit une alternative au textualisme de la défunte Nouvelle Barre du jour et des formalistes herberougistes. On pourrait mentionner des oeuvres comme celles de Jacques Brault (la plus remarquable, sans doute), de Marie Uguay, d’Hélène Dorion, de Marc-André Brouillette… On pourrait, certes, établir par le menu une liste de divergences entre ces poètes-là, mais leur relecture confirmerait sans doute qu’ils ont en commun de refuser certaines pratiques radicales relativement à la lisibilité, au bâillonnement de l’émotion, à l’autoréflexivité, à la théorisation par le poème, etc. Il en va ainsi pour quelques recueils récemment parus au Noroît et qui contribuent diversement, inégalement, aussi, au bonheur de l’amateur de poèmes.

Claude Paradis lance Un pont au-dessus du vide [8]. C’est le septième livre de ce poète lecteur de René Char et de Jacques Brault [9]. Livre fort inégal, dans lequel la langue du poème, toute vouée au don de l’émotion, parfois dévide un fuseau de fil sentimental, candide. On sacrifie au tableau naïf, à la scène touchante (pour ceux qui l’ont vécue) :

C’est hier à peine il me semble voir

papa penché sur le devant de la voiture

et maman dans la cuisine répétant qu’il faut nous habiller

une larme jette un peu de joie sur ma joue

aujourd’hui c’est à mon tour de dire

aux enfants de s’habiller chaudement

et de rire de la neige avec la femme que j’aime

74

Oui, j’ai choisi à dessein le poème le plus banal. Même chez le grand Hugo, même chez un poète de l’envergure de Michel Butor, le tableau de famille est un genre risqué, dont on perçoit d’emblée les limites. Alors, cette espèce de scène à laquelle il ne manque que la bataille de boules de neige pour qu’elle figure dans un remake de La guerre des tuques… Mais (comme si on ne le savait pas) tout est une question de langage. J’entends (comme si on ne le savait pas) : il n’y a pas de mauvais sujet. Voyez cet autre tableau, ce tissu de sensations qui prennent corps, ce pont tendu puis traversé, du dehors automnal à la table de cuisine, ces raccords du psychologique au concret ; ce tableau-là n’est pas destiné au même scénario de film ordinaire :

Septembre chute vers octobre avec le jour qui décline

tout est dans la musique des choses et des êtres

les arbres se défeuillent ma mère ne dit mot

je la sens qui espère un signe le passage d’un oiseau

un rayonnement plus nu sur la table de la cuisine.

72

Dans ce passage et d’autres qui sont d’une belle venue, le poème outrepasse la démonstration sentimentale. Il procure au contraire un sentiment du lieu, en l’appuyant sur les objets clés de l’espace intime : lampe, table, mur, fenêtre. Ce thème du lieu habitable, que le poème liminaire (en italique ; lui répond un envoi final également en italique) expose dans sa complexité par une sorte d’apophtegme à l’orientale (« Hors de soi le lieu commence »), ressort aussi des titres des sous-ensembles : Demeure, Cadastres, Traversée du vide. On dira que je suis bien chichiteux, mais je vois dans ces titres nominaux une concession à une poéticité entendue. Ils tablent, en tout cas, sur un symbolisme un peu fatigué et un tantinet poseur. Ça aussi — le précieux éditeur me le pardonne — ça fait très poète du Noroît.

Dans Ritournelle [10], Alain Cuerrier renoue avec la simplicité et la liesse de l’enfance :

J’écris un petit poème

à l’image de ma fille

dans la jovialité des cailloux

dans le rire transparent

que bordent ses cinq ans

12

C’est souvent fin, quelquefois rafraîchissant ou simplement charmant, presque toujours de ce ton mi-léger, mi-sérieux qui se tient à l’orée de la gravité : « Tu écris sur le gravier ta lumière de cinq ans. » (53) C’est moins l’art d’être père, en l’occurrence d’une fillette, que celui d’être enchanté, et de tourner en chanson tendre, qui sonne juste, ce potentiel de joie, cette batterie du coeur que l’enfant recharge dans l’adulte. Structurée en trois temps bien marqués, Poèmes du petit soir, Poèmes du petit matin et Poèmes du petit jour, la danse de Ritournelle est d’un registre assez rare pour qu’on le signale. Sans jamais verser dans l’attendrissement cucul, le poète a su reprendre à l’air de la petite enfance une essentielle espièglerie. Cependant sa ritournelle, à la manière des comptines, l’air de ne pas y toucher, sacralise un quotidien tout à la fois banal et fantastique. Et l’écriture, dans la proximité de ce premier âge, débouche sur l’intangible, ouvre sur le mystère de vivre : « J’ai pris rendez-vous/avec un miracle léger. » (13)

Des ombres en formes d’oiseaux [11] : c’est le premier livre que signe Isabelle Gaudet-Labine, qui commence par citer Jacques Brault puis entame aussitôt un chant ténu, élégiaque, amoureux, douloureux. C’est une sorte de canzoniere en miniature que cette soixantaine de courts poèmes incisifs et dédiés à l’aimée, objet du désir qu’on étreint puis qu’on perd. De sa présence à son effacement, en effet, l’amoureuse obsède cette écriture qui se rejoue les scènes les plus belles jusqu’au fantasme de sa propre disparition :

nos jalons mon amour

sont les morsures de ta mémoire

sur ma mémoire

41

Dès cette première « manifestation » de sa voix, Isabelle Gaudet-Labine nous convainc de ce que l’écriture répond, chez elle, à une nécessité. Nous convainc de ce qu’il faut bien appeler, platement, son talent. Maîtrise de l’image sensuelle, charnelle, agressive ou tendre, ou contemplative :

une volée d’oies blanches

ouvre un losange dans le ciel

79

Maîtrise, et c’est plus rare, quant à la relance du poème après l’image :

une volée d’oies blanches

ouvre un losange dans le ciel

y passer ma tête

y respirer

79

Maîtrise de la composition, donc, l’écriture atomisant, dans ce petit livre, la mémoire de l’amour, la fractionnant en poèmes-secousses, éclats du miroir d’aimer. À suivre.

On ne saurait sans mentir en dire autant de cet autre premier livre, Et j’ai entendu les vieux dragons battre sous la peau [12], de Dany Boudreault. Le sens de l’image est au rendez-vous, mais celui de la composition ferait plutôt défaut à ce déferlement, sur cinquante pages, d’un « je » bavard, écumant, pas mal narcissique (mais c’est le travers dont on s’accommode le mieux), et dont les seuls points d’orgue, les seules divisions, reposent sur des astérisques même pas fichus d’être centrés, qui ont l’air parfaitement arbitraires, surtout, un par-ci, un par-là, et hop ! on tient un livre. Bon, encore une plume qui s’est lâchée lousse, se dit-on tristement, en relâchant soi-même son français.

C’est d’autant dommage qu’il y a dans cette logorrhée des paroles à sauver, des fragments d’une langue et d’un imaginaire (du corps, du sexe, entre autres) inventifs, des salves crues, décapantes. D’accord, il y a là une spontanéité à préserver, car c’est elle qui confère à certaines séquences leur urgence, leur louable mépris du « beau style » :

j’ai l’enfance offerte

terrée là

dans la course de l’été-tout-le temps

18

Mais il y aussi pas mal de choses banales, le tout-venant d’une écriture du sujet qui paraît s’être surtout défiée de revenir sur elle-même, qui n’a pas consenti à discriminer. L’art est long et le temps est court, comme l’a dit Charles Baudelaire après Sénèque.

je suis fatigué

c’est le risque de l’art.

11

Tout débutant peut avoir des flashes, tout poète qui commence peut produire des images ayant du punch, mais leur déversement ne fait pas un livre, même quand ce livre se veut désobéissant et effronté. Sur cette question du ton, justement, le quatrième de couverture, dont les éditeurs de poésie ont vraiment le secret au pays de Québec, est désopilant. Pesez bien chaque mot du dithyrambe : « Avec l’insolence d’un souffle qui s’impose, Dany Boudreault a mis sa vie entière sur ses lèvres. Sans crainte de l’adversité, son écriture assume la terrible nécessité de mourir vivant. » Suivent deux paragraphes, plus longs, de la même eau bénite. Quel est ce comique thuriféraire qui, aux Herbes Rouges, manie névrotiquement l’encensoir pour des ouailles, au lieu de s’adresser à des lecteurs ? S’agit-il du poète lui-même ou de son secrétaire à genoux ?

+

Avec Brisures [13], François Dumont fait mentir mon diagnostic sur la poésie du Noroît. Sur une part de cette poésie : spiritualisante, théologisante (?), fouilleuse d’intériorité. Ce petit livre procéderait plutôt au repli significatif de l’axe vertical, transcendant, sur l’horizontal. Remarquez, avec ce titre nominal, et la marque du pluriel s’il vous plaît, on était en droit de supposer quelque affaire profondément existentielle.

Ces brisures, ce sont celles, techniques, formelles, des alexandrins que le poète a démembrés. Cent quarante-quatre exactement, c’est-à-dire douze fois douze. Chaque dodécasyllabe est découpée en deux, le livre compilant donc 144 distiques, chacun numéroté. Dumont s’est employé à faire jouer toutes les possibilités, ou presque, de division interne du vénérable mètre barbu, de manière à produire, sur le patron du modèle canonique, une arithmétique inégale et variée au possible. Ça va de la claudication la plus marquée 1-11 (« C’est/comme si tu n’avais jamais existé ») à son presque envers symétrique 10-2, la découpe 11-1 n’ayant pas été réalisée (« Aucun mot ne te dira où aller/ni d’où »), en passant par les variables potentielles de la répartition syllabique. Le distique isométrique 6-6, évidemment très prisé (il ouvre et ferme le recueil), n’est pas sans évoquer, et avec humour, l’âge d’or de l’alexandrin classique, césuré en deux hémistiches.

On s’amuse assez dans cet exercice de style, chapelet dont les grains glissent sur la toile de fond d’une épopée réelle de la poésie, celle de ce vers alexandrin qui fut entre tous souverain avant d’être assailli puis renversé. Le formalisme, ici, pourrait avoir une motivation allégorique. C’est bien de la vie d’Alexandre, des divers états du vers, qu’il s’agit, et pas rien que de sa vieillesse, ni même de sa crise. Mais plus profondément, le petit jeu auquel s’est livré Dumont soulève la question des charnières, des joints, des coupes, des ruptures et, partant, des paramètres articulatoires de toute poésie en vers, qu’elle soit ancienne, moderne, d’arrière ou d’avant-garde. Ainsi, certains distiques, rares il est vrai, nécessitent qu’on leur octroie une licence phonétique, diérèse ou élision, pour que le nombre douze ait son compte. Le distique 143, le pénultième, fait le point sur cette activité destructrice :

Tu ne peux espérer

Qu’en ce que tu défais.

N’est-ce pas l’essence, en deux hexasyllabes, de toute une modernité occupée de rupture ?

Les formulettes heureuses, souriantes, adéquates ou énigmatiques de ces fragments tout à la fois anciens (certains font penser aux présocratiques) et modernes (d’autres séquences, en particulier la dernière, rappellent un Eugène Guillevic, maître du distique) proposent en tout cas une méditation fort astucieuse sur l’acte d’écrire des poèmes, cette exaspération qui veut déjouer le silence — en brassant et redistribuant syllabes et phonèmes, choses bien concrètes, points de départs, ici-bas, des plus hautes visées poétiques.