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Dérouté, je descends en moi-même mais je suis incapable de m’orienter, Orient [1].

De tous les stéréotypes qui servent à connoter la sinité [2], le topos du Chinatown est sans doute celui qui résume le mieux la conception que l’on se fait en Occident d’une soi-disant problématique identité chinoise ramenée à sa plus simple expression. Lieu archi-commun d’une chinoiserie à l’occidentale, il englobe les autres clichés que l’on accole à cette appellation d’origine douteuse, Made in China, en vertu de laquelle tout Chinois serait dans son âme un commerçant : comme s’il était impossible d’habiter un Chinatown pour y résider, mais seulement pour y brasser des affaires lucratives. Il suffit de relire la description « pittoresque » que Paul Morand faisait en 1929 du quartier chinois de New York pour mesurer à quel point cette conception a peu évolué avant la critique décapante de l’orientalisme effectuée par Edward Saïd [3] :

Mott, Pell et Doyer’s Streets et, depuis peu, Bayard Street, constituent le quartier chinois. Ce sont quatre rues comme les autres, aussi sordides, mais si absolument orientales qu’on se croirait soudain à Canton. Affiches verticales de laque rouge et noire, bazars à kimonos et soieries d’exportation, ailerons de requins et gélatines séchées débités par de vieux marchands en robe de soie bleue et chapeau melon, dans des boutiques à boiseries dorées importées de Chine, rien ne manque, même pas les missionnaires baptistes, ornements de l’empire du Milieu […]. Dans ces maisons, agglomérées comme des nids d’hirondelles, les blanchisseurs repassaient, les pharmaciens se grattaient le dos avec leurs petites mains d’ivoire, l’épicier pesait son gingembre ou ses sucreries roses et l’antiquaire, d’un oeil amoureux, considérait ses jades par transparence [4].

Si l’on se fie à cette description « exemplaire », l’entreprise d’un Chinatown, quel qu’il soit (et peu importe où il se trouve), est de dénuancer radicalement l’identité chinoise. Le quartier chinois de Montréal ne fait pas exception à la règle ; au contraire, il l’exacerbe en concentrant tous les lieux communs de la sinité dans un espace délimité aux dimensions fort réduites. Ville dans la ville — ce que suggère, en anglais, le toponyme, qui se rétrécit en français au périmètre plus modeste d’un simple quartier —, le Chinatown montréalais signale deux clichés situés à l’antipode l’un de l’autre mais qui se révèlent au fond complémentaires : la communauté chinoise constitue un monde en soi, tout le macrocosme de la Chine étant comprimé dans le microcosme que dessine l’enclave orientale dans le tissu urbain de la métropole ; l’identité de cette communauté forme un bloc monolithique, un univers homogène, lisse, sans relief. Ce qui, à première vue, semblait promettre variété et diversité se voit dénué de toute nuance dès qu’il s’agit de scruter derrière sa façade bariolée.

Or ce stéréotype réducteur ne s’observe pas seulement en Occident ; on le retrouve aussi en « Orient », au Japon notamment, où d’autres Chinatown, semblables aux nôtres et pourtant différents, se profilent à l’horizon. En visitant les quartiers chinois de Montréal, de Paris, de Yokohama et d’Arakawa, à travers l’oeuvre de quatre auteurs « québécois [5] » d’origines diverses — Ying Chen, Guy Parent, Ook Chung et Aki Shimazaki —, nous avons choisi un fil conducteur qui nous permet de réunir quelques figures de proue représentatives d’une tendance récente dans les lettres québécoises concernant la représentation de l’Extrême-Orient. Il ne s’agit pas de défendre ni même de critiquer l’émergence d’un nouvel orientalisme dans la littérature québécoise mais, au contraire, d’y repérer une résistance déjà à l’oeuvre que des écrivains d’ici et d’ailleurs ont opposée au discours orientalisant. À la suite de Saïd, ils nous invitent à esquisser les contours d’un essai en désorientalisme.

D’Orient en Occident

Attardons-nous d’abord aux romans de Ying Chen et de Guy Parent qui mettent en scène, même lorsque son référent s’avère absent, le Chinatown de Montréal. Bien que la parution des Lettres chinoises de l’auteure originaire de Shanghai précède la publication de L’enfant chinois de l’écrivain montréalais, c’est la nouvelle version du roman de Chen, parue en 1998 (soit la même année que le roman de Parent), qui nous servira de support pour tracer un parallèle entre ces deux oeuvres qui se laissent lire en miroir. Qu’il soit absent ou présent dans le récit, le quartier chinois de Montréal signifie chez ces deux auteurs un même rejet des origines, voire le refus de toute origine. Écrivant en sens opposés pour fuir l’Origine qui leur a été assignée — la première afin de sortir du giron maternel de la Chine, le second pour s’excentrer du centre-ville de la métropole —, ils se sont rencontrés paradoxalement dans l’espace virtuel de la page blanche.

Une absence éloquente

La présence de Montréal se fait très discrète dans l’oeuvre de Ying Chen. Son roman épistolaire Les lettres chinoises (1993) est la seule fiction de l’auteure à situer en partie le cadre de son récit dans la métropole québécoise. Un émigré chinois, Yuan, nouvellement installé à Montréal, correspond avec sa fiancée Sassa demeurée à Shanghai. Pour se faire pardonner d’avoir oublié la Fête du printemps, qui coïncide avec l’anniversaire de leur rencontre amoureuse, il décide de lui envoyer une carte de souhait « trouvée dans le quartier chinois [6] ». Hormis une autre occurrence discrète que l’on retrouvait dans la première version du roman, mais qui a été supprimée dans la deuxième version [7], c’est la seule allusion, dans toute l’oeuvre de Chen, au Chinatown montréalais.

Pour Yuan, le quartier chinois est l’endroit tout indiqué, à Montréal, où dénicher une carte d’anniversaire écrite en caractères chinois. Le lecteur devine que c’est l’unique raison qui le pousse à se rendre dans ce quartier qu’il préfère ne pas fréquenter. Or, c’est pour se faire pardonner un oubli qui lui rappelle son origine, ou plutôt qui le rappelle à ses origines (la Fête du printemps, ses fiançailles avec une compatriote), qu’il est contraint à mettre les pieds dans cette enclave exiguë de sa ville d’adoption qui connote tous les clichés rattachés à l’image que se fait l’Occident de l’Orient. Ying Chen choisit d’ailleurs sciemment de ne pas décrire ce quartier de Montréal, en se contentant de dénoter son existence. À travers les yeux du personnage de l’émigré en qui est focalisée sa propre vision de la métropole, elle ne s’attarde que sur ce qui peut paraître exotique pour ce regard étranger, par exemple l’évocation teintée d’ironie de la rue Saint-Denis au moment du Festival « Juste pour rire [8] ». Du coup, c’est l’exotisme de l’Autre qui est escamoté, celui qui se laisse réduire aux chromos d’une carte postale : façades colorées, enseignes illuminées, portes peintes en forme de pagodes, etc.

Un seul référent donc, très allusif, voire élusif, permet de faire le lien dans le roman entre l’origine, représentée par Sassa demeurée fidèle au pays natal, et la nouvelle identité migrante de Yuan : l’écriture. Paradoxalement, c’est pour trouver une carte stéréotypée à souhait que Yuan se rend dans le quartier chinois de Montréal. Au-delà du cliché que constitue son message (d’ailleurs passé judicieusement sous silence par l’auteure), c’est le fait que cette carte ait recours aux idéogrammes chinois qui la rend intéressante. Pour les protagonistes qui échangent des lettres vraisemblablement écrites dans la même langue, elle n’est que le véhicule d’un message éculé ; mais pour le lecteur qui lit ces mêmes lettres en français (par le truchement de l’auteure), elle est le signe, invisible dans le texte, mais suggéré par le détour rendu nécessaire dans le Chinatown montréalais, de la calligraphie chinoise. Sans qu’il ne soit figuré dans le récit, son message forcément indéchiffrable est le chiffre même de l’écriture.

Dans le documentaire sur Ying Chen que le cinéaste Georges Dufaux a réalisé en 1997, intitulé Voyage illusoire, l’écrivaine confiait à son carnet que deux choses seulement la liaient encore à son pays natal : l’amour pour ses parents, ainsi que celui pour la langue et la littérature chinoises. Depuis la réalisation de ce film, le « Carnet de voyage en Chine » de Chen a été repris dans un essai paru en 2004 :

Aujourd’hui, à part mes parents, ce qui de cette terre est encore capable de m’ébranler jusqu’aux larmes, ce n’est autre chose qu’une littérature écrite dans cette langue, avec sa beauté simple et son élégance subtile. […] La connaissance de la langue chinoise, pour moi, est un cadeau du ciel, le meilleur héritage qui soit [9].

En ce qui concerne l’autre pôle de sa passion, l’admiration inconditionnelle de la langue chinoise et de la « littérature écrite dans cette langue », il est à noter qu’aucun écrivain en particulier n’est nommé à titre d’exemple. C’est la langue chinoise en tant que telle qui fait l’objet du culte amoureux. Ce détail, pictural, est plus « lisible » dans le film de Dufaux, qui nous montre une Ying Chen contemplative devant des tableaux constitués par des rouleaux de texte déroulés, qu’il n’est « visible » dans le roman où il n’est qu’évoqué.

Dans sa nouvelle version des Lettres chinoises, il semble que Ying Chen ait voulu jouer consciemment sur la syllepse que renferme le titre de son oeuvre. Les « lettres chinoises » sont à la fois les pièces d’une correspondance (du reste assez banale) échangée entre quelques personnages d’origine chinoise et les caractères chinois dans lesquels ces lettres auraient été écrites à l’origine. Mais cette origine a déjà été oblitérée par le passage au français qui recouvre, de sa fiction, le texte initial ; lui-même apocryphe, puisque Chen écrit ses romans directement en français. À la suite de cette « réécriture », un seul idéogramme est reproduit à même le texte : celui qui remplace, sur la couverture du livre, la lettre écrite en chinois de l’édition originale par le signe « poésie », affichant ainsi le caractère résolument esthétique, mais aussi factice, de ces « nouvelles lettres chinoises ».

Ce que nous disent ces lettres, en substance, c’est que l’origine est une pseudo-fiction ou plutôt la mise en scène d’un simulacre, la calligraphie d’un réel perdu et pour toujours irrécupérable. Ce réel irréel, situé aux confins de la réalité, est le lieu de vérité du sujet déposé en creux du texte. Si l’origine est « toujours déjà » perdue, pour le dire avec les mots de Jacques Derrida, écrire son simulacre permet à l’écrivaine de se déprendre du fantasme d’un retour aux origines tout en se ressaisissant, comme sujet de l’écriture, au plan de la représentation graphique de cette perte. C’est ce que Jacques Lacan suggère quand il avance que « [l]e réel […], c’est ce qui se retrouve toujours à la même place [10] », c’est-à-dire (au sens de ce qui fait symptôme) là où un sujet s’aveugle à sa vérité. Pas étonnant que le quartier chinois de Montréal occupe une place si peu importante dans l’oeuvre de Chen : en apparence insignifiant, il désigne le lieu de l’écriture comme mise en abyme absolue de l’origine.

Une présence trompeuse

À l’opposé de Ying Chen, Guy Parent ne se contente pas de faire du Chinatown montréalais le cadre de son roman, L’enfant chinois ; il lui accorde le statut de personnage. Cette « petite enclave orientale [11] » devient, dans le récit des trois narrateurs qui se relaient à tour de rôle pour nous transmettre l’histoire du protagoniste (Chang), le signe saturé de la sinité. Ce signe symptomatique se laisse lire, au second degré, comme une tentative du premier narrateur (l’étudiant québécois, devenu dépositaire des lettres de l’enfant chinois par l’entremise du récit fait par un vieux Chinois) d’échapper à sa québécité, ou mieux à la québécitude comprise comme finitude ou clôture de son identité. Dès le berceau, l’enfant chinois, auquel s’identifie progressivement le premier narrateur, est arraché à son origine. C’est en effet à l’âge de trois mois qu’il quitte son pays natal, à peine connu de lui, pour venir vivre au Québec avec ses parents adoptifs. Dès lors, il rêve de retourner au lieu de ses origines qu’il réinvente par le fantasme, à travers ce que Sigmund Freud a appelé « le roman familial des névrosés [12] ». On sait que dans ce scénario fantasmatique, l’enfant, déçu par l’un de ses parents (ou les deux), s’invente une nouvelle filiation où des parents idéalisés remplacent, sur le plan de l’imaginaire, les géniteurs. Freud ajoute toutefois que les traits originels des parents réels persistent, travestis ou sublimés, dans la conception des figures de substitut. En s’imaginant comme le fils « naturel » du désert de Gobi et de la Grande Muraille, conçu dans le ventre symbolique d’un wok, Chang réinvente sa généalogie québécoise à l’image de ce qu’il croit ou plutôt désire être ses origines chinoises. Or, derrière ce fantasme cosmogonique se cache un autre désir : celui du narrateur québécois de se dérober à sa propre origine pour renaître, transfiguré, dans ce qui ressemble parfois étrangement à un conte de fées « à l’oriental ». Par un jeu d’identification et d’incorporation, ce dernier est amené à se comparer, puis à se substituer à l’enfant chinois.

Nous n’entrerons pas ici dans les méandres de ce récit initiatique que nous avons déjà analysé dans un autre contexte [13]. Relevons toutefois un détail qui fait l’objet d’une curieuse censure dans le texte. Bien que le nom québécois de l’enfant chinois ne soit jamais décliné dans le roman, on en déduit aisément en lisant cet indice soufflé par le vieux Chinois à l’intention de l’étudiant que Chang s’appelait Olivier : « Ses parents adoptifs lui avaient donné le nom d’un arbre fruitier qui pousse sur les rives de la Méditerranée, mais Chang l’oublia vite pour chérir celui qu’il venait de prendre. » (EC, 51) Faut-il se contenter de lire dans cette censure du nom la volonté de Chang de refouler sa nouvelle identité québécoise pour renouer avec son origine chinoise, ce que semble suggérer la suite du texte : « Une façon d’être davantage Chinois, sans doute » (EC, 51) ? Ou doit-on y déceler un désaveu inconscient de la part de l’auteur portant sur l’identification du narrateur québécois, jamais nommé dans le texte (et qui pourrait donc s’appeler Olivier), avec l’enfant chinois ? Quoi qu’il en soit, le réel, jugé indésirable au niveau du récit conscient, mais sans doute désiré au niveau inconscient, persiste dans les deux cas à faire signe derrière l’origine idéalisée.

Concentrons maintenant notre attention sur le sort dévolu à l’enfant chinois dans le Chinatown de Montréal, à partir du moment où il arrive au restaurant de Chang Li Fu (de qui il tire son nom oriental par opposition au nom occidental qu’il avait reçu de ses parents adoptifs). Il y est d’abord mal accueilli parce qu’il ne parle pas cantonais, ayant été élevé en français. Nonobstant cela, il parvient à s’y tailler une place respectable, voire enviable, en révélant aux autres (et à lui-même) ses dons de cuisinier. Par un processus de métaphorisation, où se décèle un lien causal de type métonymique [14], le restaurant devient son petit empire ; et le quartier chinois, l’empire du Milieu. C’est à ce point crucial du récit que le Chinatown s’anime vraiment, aussi bien pour Chang, qui est venu y accomplir sa destinée, que pour le narrateur québécois qui découvre, avec fascination, ce petit coin de sa ville natale qu’il avait négligé jusque-là. À la suite de la faillite du restaurant (Monsieur Li ayant perdu toute sa fortune au jeu), Chang se retrouve sans emploi. Sa seule chance de survie est d’être embauché par le patron d’un autre restaurant. Mais cette chasse à l’emploi se bute à un obstacle imprévu : « Il eut vite fait le tour du quartier chinois, sa méconnaissance du cantonais lui ferma rapidement plus d’une porte. Une seule sembla s’ouvrir cependant. C’était un restaurant qui s’appelait La Lune de jade et qui se trouvait en retrait, aux limites de l’arrondissement. » (EC, 101)

Le périmètre du quartier chinois s’avère infécond, non en vertu de son exiguïté, mais parce que l’enfant qui le parcourt n’a de « chinois » que l’apparence. La discrimination linguistique, dont il est malgré lui victime, en fait un déraciné dans sa culture d’origine dont il conserve l’incurable nostalgie. Même le restaurant périphérique, qui semble un moment vouloir le recueillir dans sa marge, lui ferme aussitôt ses portes quand le nouveau patron apprend que Chang avait été cuisinier chez Monsieur Li, de peur que la malchance de son rival ne rejaillisse sur lui. Non seulement la chance cesse de sourire à l’enfant chinois, mais elle le contraint à abandonner le milieu (l’empire fantasmatique), puis la périphérie (la dernière chance), pour adopter le mode de vie du clochard itinérant (l’exil intérieur). Il perd alors tous ses points de repère, tous les lieux d’identification qui lui ont servi provisoirement à se constituer une identité précaire. Déraciné une deuxième fois — cette fois, dans son origine québécoise —, il n’a plus d’autres choix que de quitter son pays d’adoption en reprenant le chemin originel de l’exil. Car pour lui, intérieur ou extérieur, l’exil a été l’origine assignée.

Le roman n’est pas clair quant au sort final réservé à l’enfant chinois : retourne-t-il dans son pays natal, ce que laisse supposer une lettre envoyée de Hong? Kong, ou s’est-il fixé ailleurs, par exemple en Angleterre, comme le suggère un autre passage ? En revanche, il est limpide à propos de la fortune destinée à l’étudiant québécois. Ce dernier, ayant reçu en héritage l’histoire de l’enfant chinois par l’intermédiaire des lettres fictives qu’il avait rédigées et du récit qu’en avait fait le vieux Chinois à son intention [15], se donne comme mission de la transmettre à son tour au lecteur. À travers les quatre recettes chinoises épinglées aux dernières lettres de Chang que le narrateur nous livre à la fin de son récit, chacune étant consacrée à une saison et polarisée par une orientation géographique, le souvenir de l’enfant chinois désorienté (à l’image du narrateur québécois) aimante de nouveau le roman. Ces recettes cardinales, dernier legs de l’enfant chinois au lecteur québécois par l’entremise d’un tiers, se laissent lire comme une boussole qui nous ramène toujours au mystère des origines.

D’Occident en Orient

Quittons le quartier chinois de Montréal pour aborder cette fois deux autres Chinatown qui se trouvent paradoxalement en Extrême-Orient, où des Asiatiques partis de l’Ouest (de la Corée et de la Chine) sont venus s’établir à l’Est, plus précisément au Japon : à Yokohama, dans le roman autofictif d’Ook Chung, Kimchi, et à Arakawa, dans Tsubame, le troisième volume de la pentalogie japonaise d’Aki Shimazaki. Dans ces deux romans, la discrimination japonaise à l’égard des Coréens sert de trame de fond à la narration. Chung, d’origine coréenne mais né au Japon, l’illustre dans la perspective du colonisé ; Shimazaki, à travers le point de vue du colonisateur. Mais dans les deux cas, c’est le même rapport difficile à l’origine qui se joue et que l’on tente de part et d’autre de déjouer. Si, comme l’indiquait Saïd [16], l’Occident avait orientalisé l’Oriental, le Chinatown réinventé par le Japon l’a en quelque sorte « désorientalisé », mais en maintenant la forclusion de l’Autre, à savoir son caractère irreprésentable, voire innommable, au coeur de l’opération.

Un silence suspect

Le narrateur de Kimchi, un certain O… Kim, ressemble à s’y méprendre à l’auteur du roman. Né au Japon, mais d’origine coréenne, il émigre assez tôt pour venir s’installer à Montréal. À l’origine — et avant même sa naissance — c’est un être clivé, doublement asiatique. Bien que profondément lié à sa patrie d’origine (la matrice refoulée), il ne met qu’une seule fois les pieds dans ce qu’il appelle son « pays ancestral [17] ». Sa première patrie est le pays d’adoption de ses parents, le Japon. Son deuxième pays d’adoption, le Canada, a un statut ambigu dans le roman ; il est surtout le lieu le moins investi symboliquement par la parole du narrateur. Quand il s’agit, par exemple, de parler de son séjour à Paris, de ses lieux, de sa culture et de sa littérature, les références abondent : les Catacombes ; le XIIIe arrondissement ; Albert Camus, Marcel Proust, Stéphane Mallarmé, André Breton, Lautréamont, Antoine de Saint-Exupéry, etc. Il en va de même pour le Japon, célébré à travers l’art du butoh, et ses auteurs décadents de l’immédiat après-guerre : Ishikawa Jun, Noma Hiroshi, Hara Tamaki et surtout Dazai Osamu. La Corée est somme toute peu présente dans le récit, mais le surinvestissement que reçoivent de la part du narrateur le kimchi, « le symbole national de la cuisine coréenne » (K, 64), qui donne son nom au roman et au père réel du narrateur (Kim Chi-Hee), et Arirang, « l’hymne folklorique de tous les Coréens » (K, 67), compense largement cette absence relative.

En revanche, quand il s’agit d’évoquer le Canada, et Montréal en particulier, les références deviennent soudainement floues. On apprend que le narrateur a suivi un cours de création littéraire dans une vague université, qu’il a écrit un article sur une romancière québécoise (non identifiée dans le récit), qu’il collabore à une quelconque revue littéraire au Québec et qu’il prononce à l’occasion des conférences sur le multiculturalisme canadien en littérature. Sans doute le narrateur présente-t-il l’inconvénient d’être un peu trop près de l’auteur (ce qui permet tout de même au lecteur québécois de deviner le référent qui se cache derrière la plupart des allusions). Rappelons cependant que ce roman à saveur autobiographique a été publié en France, à la différence des autres romans et recueils de nouvelles de Chung, parus au Québec. La discrétion à l’égard des références montréalaises pourrait s’expliquer pour des raisons avant tout éditoriales et commerciales. On peut néanmoins s’étonner de ce curieux silence dans un roman destiné autant, sinon plus, à un lectorat québécois.

Or, c’est au sujet du quartier chinois de Montréal que ce silence devient suspect. Le narrateur qui, de son propre aveu, est un être désorienté, cherche à se réorienter à l’aide de sa mémoire en liant le souvenir des différents Chinatown qu’il a visités au cours de ses pérégrinations à San Francisco, à Mexico, à Vancouver, à Paris : « Car véritablement, dans mon cas, les Chinatown du monde entier ont été mon fil d’Ariane. » (K, 19) Malgré le ton excessif de la formulation, le quartier chinois de Montréal manque étrangement à l’appel. Né « en plein coeur du Chinatown de Yokohama », où il a connu la discrimination des Japonais à l’égard des Coréens, c’est tout de même à Montréal, « la ville la plus européenne de l’Amérique… » (K, 11), qu’il aboutit. Le Chinatown montréalais serait-il trop petit pour accéder à la représentation ? Cela ne l’avait pourtant pas empêché d’évoquer « Mexico City et son quartier chinois lilliputien » (K, 19). Serait-il alors insignifiant ? Parent a montré le contraire en en faisant le point d’ancrage de son roman « chinois ». Et si le narrateur « migrant » de Ying Chen a de bonnes raisons d’éviter ce quartier trop stéréotypé, le narrateur « désorienté » de Chung, qui avoue vouloir s’orienter grâce aux « Chinatown du monde entier », ne peut pas ne pas avoir fréquenté ce quartier.

La résolution de l’énigme se cache peut-être dans les trois points de suspension qui suivent la désignation de Montréal comme la ville la plus européenne de l’Amérique. Cette suspension de la phrase soulève deux interprétations possibles : il s’agit simplement d’ironiser à l’égard du cliché (Montréal n’est pas aussi européenne qu’on le prétend), ou alors il faut prendre le cliché au pied de la lettre et entendre autre chose dans cette formule que son sens figé (il n’est pas exclu, par ailleurs, que ces deux interprétations se combinent dans la mémoire consciente et inconsciente du texte). Si Montréal est la plus européenne des villes d’Amérique, hypothèse que nous choisirons de lire analytiquement comme littérale, on doit en conclure qu’elle constitue une entité hybride, bâtarde (mi-américaine, mi-européenne), présentant une analogie avec l’identité du narrateur (doublement asiatique ; mais aussi mi-orientalisé, mi-occidentalisé) qui tente de fuir le métissage pour renouer avec son origine coréenne. Pourtant, ses propres origines étaient dès l’origine métissées, comme le lui a rappelé un pèlerinage dans les Catacombes de Paris (où il apprend le mystère de l’identité de son vrai père) suivi d’un passage dans le quartier chinois revisité de la capitale française. À cette nouvelle occasion, il découvre avec étonnement des enfants issus de mariages mixtes, une femme blanche chantant en chinois (ou en vietnamien) et une jolie Asiatique aux cheveux teints en blond. À Montréal, O… Kim aurait été confronté à un Chinatown plus traditionnel, plus « pur », peut-être trop orientalisé, justement, et donc plus près en apparence de l’origine qu’il dit rechercher mais qu’il semble vouloir éluder pour des raisons obscures.

Est-ce parce qu’il signifierait de manière trop crue le retour du refoulé que le quartier chinois de Montréal est absent de cette fiction ? Ou serait-il, malgré tout, un peu trop « à l’image de l’Orient et de l’Occident qui luttent en [lui] depuis toujours » (K, 17) pour accéder à la représentation ? Comme chez Parent, il n’y a pas de réponse univoque à cette question. Mais pour cet auteur en herbe qui a commencé sa carrière littéraire en écrivant des « poèmes déboussolés [18] » (K, 163), on comprend qu’il aboutisse finalement à une définition pessimiste de l’origine : « Chinatown, cela veut dire à la fois l’exil et l’illusion de la patrie. Comme si la patrie, cela existait vraiment. » (K, 238)

Est-ce à dire que le Chinatown ne peut être que synonyme de désillusion ou de nostalgie, de perte d’identité et de deuil impossible à surmonter ? Ne peut-on y percevoir également la garantie d’une survie, voire la promesse d’une vie meilleure pour les exilés asiatiques qui s’y retrouvent contre ou de leur plein gré ? C’est ce que laisse entrevoir, non sans paradoxe, la dernière auteure que nous aborderons dans le cadre de cette analyse.

Un voeu douteux

Dans son roman, Tsubame, Aki Shimazaki choisit de raconter l’épisode du séisme survenu dans la région de Kantô, en 1923, qui avait détruit les villes de Tokyo et de Yokohama, et la répression qui s’était ensuivie à l’endroit des Coréens blâmés à tort d’avoir profité de la panique généralisée pour se venger des Japonais en empoisonnant l’eau des puits. Cet épisode sombre de l’histoire du Japon vient compliquer le récit généalogique des personnages qu’elle avait introduits dans sa saga, puisqu’on y apprend que madame Takahashi (l’une des protagonistes de Tsubaki) est en fait d’origine mixte, née d’une mère coréenne et d’un père européen, le prêtre catholique surnommé « monsieur Tsubame » (l’« hirondelle »), mais a été faussement naturalisée japonaise.

Ici, nous avons affaire à une origine doublement oblitérée, dans la mesure où les deux ascendances (coréenne et européenne) du personnage font l’objet d’un déni : l’un conscient, l’autre inconscient. L’origine coréenne, connue de la protagoniste, est soigneusement cachée aux autres personnages japonais du roman afin de faciliter son intégration dans la société nippone après la mort de sa mère. Quant à l’origine européenne, elle est inconnue de la narratrice, jusqu’au jour où une vieille dame coréenne la lui révèle en déchiffrant le journal posthume que sa mère lui avait laissé. Soulignons que l’origine refoulée du côté du père adoptif (seulement en apparence) fait retour dans le prénom que sa mère lui donne avant de disparaître. De son vrai nom coréen, Yonhi Kim, Mariko Kanazawa (la future madame Takahashi) est affublée par sa mère prévoyante d’une fausse identité qui fait croire à une origine japonaise, grâce au patronyme du père putatif (Kanazawa), tout en laissant entendre l’héritage chrétien du vrai père dans le choix du prénom Mariko : celle qui « est protégée par Marie [19] ».

Derrière cette double identité, qui fait figure de faux passeport, se profile une logique du masque que le processus de naturalisation (kika) au Japon, portant sur le nom de famille, rend nécessaire pour l’obtention du koseki [20] et d’un véritable passeport : « kika ne veut pas dire simplement obtenir la nationalité japonaise tout en gardant son identité raciale. Il faut abandonner la nationalité d’origine et être Japonais avec un nom japonais. » (T, 92) D’où le dilemme pour les étrangers qui veulent obtenir la nationalité japonaise, comme l’explique à son fils, qui finit d’ailleurs par émigrer au Canada, le père coréen qui vient de lui apprendre la signification du mot kika : « Et si tu es devenu Japonais, les Coréens d’ici ne t’accepteront plus comme compatriote et les Japonais ne te considéreront jamais comme Japonais s’ils apprennent que tu es d’origine coréenne. » (T, 92) L’origine autre, même quand elle est asiatique (mais autrement asiatique), demeure innommable. Pas surprenant que la mère de Mariko lui fasse cette recommandation avant de la confier à l’orphelinat : « J’ai écrit dans la lettre que ton nom est Mariko Kanazawa. Ne prononce ton véritable nom, Yonhi Kim, devant personne » (T, 35).

Habitant maintenant Kamakura, Mariko Takahashi (du nom de son mari japonais) garde en sa possession le journal maternel rédigé en coréen (où se mêlent l’alphabet hangûl et les caractères hanmun), langue qu’elle savait lire enfant mais dont elle a perdu l’usage après la disparition de sa mère. C’est pour renouer avec l’histoire secrète de ses origines qu’elle retourne à Arakawa dans la deuxième partie du récit. En espérant retrouver quelques traces de sa mère ou de son oncle, elle assiste à l’exhumation des corps des Coréens massacrés après le séisme. Elle ne trouve ni ossements, ni autres reliques ; en revanche, elle fait la connaissance d’une vieille dame coréenne qui l’invite chez elle (c’est à cette dernière qu’incombera la tâche de déchiffrer le journal de la mère de Mariko où se trouve la clé du mystère de ses origines). Or, cette vieille femme habite, comme plusieurs réfugiés après le tremblement de terre, un lieu situé derrière la colline où Yonhi Kim (alias Mariko Kanazawa, puis Mariko Takahashi) venait souvent jouer enfant. De retour au lieu de sa naissance, Mariko y découvre « un quartier où les maisons sont entassées en désordre » (T, 84-85). L’odeur du kimchi y règne en maître car plusieurs familles de réfugiés sont de nationalité coréenne, bien qu’on y retrouve aussi des Japonais.

Le quartier pauvre et délabré où les réfugiés se sont entassés après le tremblement de terre de 1923 n’est pas désigné à la lettre comme un Chinatown, mais il forme une sorte de no man’s land où vivent des Asiatiques d’origines diverses : Coréens et Japonais, les ennemis d’hier, s’y côtoient aujourd’hui sans discrimination. Comme le dit, semblable à une grand-mère québécoise du temps jadis, madame Kim (la vieille dame coréenne qui, incidemment, porte le même nom coréen que Yonhi) à madame Takahashi, qui s’étonne qu’elle ait laissé la porte de sa maison ouverte : « Ici, tout le monde se connaît, comme dans une famille. D’ailleurs, il n’y a rien à voler chez moi. » (T, 87) Dans ce Chinatown idéal, nul besoin de kika, de koseki, ni même de passeport coréen ou japonais. Mais quel triste constat : la convivialité est rendue possible, semble-t-il, quand les conditions de vie se sont suffisamment détériorées pour toute la communauté, bref quand il n’y a plus rien à perdre (ni à gagner) à vivre intimement les uns avec les autres… Même son de cloche chez Ook Chung, mais en plus lugubre, lorsqu’il faisait dire à son narrateur au sujet des différences raciales en temps de guerre :

Des mots comme « Coréens », « Japonais », « Chinois », n’avaient plus tellement de sens à ces heures sombres de la guerre. Il y avait un moment où ils se ressemblaient tous : c’était lorsqu’on se réveillait la nuit, le pas hagard et le ventre criant famine, à la recherche de n’importe quel aliment comestible à se mettre sous la dent.

K, 69

Si telles sont les conditions de possibilité du métissage, force est de constater que nous sommes à des lieues de l’hybridité culturelle défendue il n’y a pas si longtemps par Sherry Simon dans son essai consacré au quartier Mile End de Montréal. En élisant un quartier multiethnique relativement aisé, Simon avait beau jeu de proposer « la citoyenneté hybride [21] » comme solution possible au malaise nationaliste de l’identité québécoise : « l’être hybride » qu’elle nous présentait était plutôt bien nanti, voire favorisé par la vie. Pour sa part, en choisissant de situer l’action de son roman, Côte des Nègres [22], dans un quartier multiethnique plus défavorisé de la métropole, où s’affrontent Noirs et Latino-Américains, Mauricio Segura avait illustré l’envers de la médaille : la pauvreté tendrait plutôt à exacerber les conflits interraciaux.

Alors que Chung semble donner raison à Segura, Shimazaki, quant à elle, abonde plutôt dans le sens de Simon. On peut voir, dans le désir légitime de ces dernières de vivre dans une société harmonieusement hybride, un mensonge pieux. Chinatown, pour reprendre la formule de Chung, serait alors la patrie de l’illusion… ou la matrice d’une vieille utopie qui ne veut pas mourir.

Perdre le nord à l’est…

Le topos du Chinatown nous a servi de leitmotiv pour entreprendre l’exploration de l’oeuvre de quatre auteurs québécois d’origines diverses, à partir d’un échantillon constitué de quatre de leurs romans qui gravitent tous autour de la représentation de l’Extrême-Orient dans les lettres québécoises contemporaines. En fait, notre véritable fil conducteur n’était pas tant l’analyse de la mise en scène de ce lieu commun, puisqu’il se révèle parfois absent (bien que cette absence soit en elle-même éloquente), que l’interprétation du caractère désorientant, voire désorientalisant, qui semble s’y rattacher.

Désorientés, tous les protagonistes et narrateurs de ces romans le sont à divers degrés, que ce soit dit explicitement dans le texte ou simplement suggéré au passage. En perte d’identité, volontaire chez Yuan, le narrateur « migrant » des Lettres chinoises, ou involontaire chez les autres narrateurs, orientaux et occidentaux, que mettent en scène Parent, Chung et Shimazaki, ils cherchent à se réorienter par la mémoire, la recherche du même ou la confrontation avec l’autre. Dans la plupart des cas, l’opération échoue ou ne réussit qu’à moitié. Yuan, qui finit par perdre Sassa, se compare à un « cerf-volant [sans] corde » (LC, 134). L’étudiant québécois, après la disparition de Chang et du vieux Chinois, doit « apprendre à vivre sans explication » (EC, 195). O… Kim ne sait plus si, « dans son épellation occidentale », la lettre « O » de son prénom signifie « Orient » ou « Occident » (K, 246). Enfin, Mariko est « [d]ésorientée » (T, 122) lorsqu’elle apprend le décès de la vieille Coréenne qui lui a révélé le secret de ses origines. Qu’il soit représenté ou non dans le texte, invoqué ou simplement évoqué, le Chinatown (ou ce qui en tient lieu dans la fiction) figure la perte des origines et, plus paradoxalement, la perte de l’origine orientale.

Au terme de cette analyse trop succincte, qu’il faudrait étoffer et nuancer par l’étude des autres oeuvres de nos auteurs et par celles d’autres auteurs contemporains, il est difficile de se prononcer sur l’avenir de cette nouvelle tendance, orientalisante ou désorientalisante, dans les lettres québécoises. La littérature d’ici serait-elle en train « de perdre le nord » à l’est, comme semblent l’indiquer la diversification des écritures migrantes venues d’Asie (Chen, Chung, Shimazaki), mais aussi un certain engouement occidental pour l’Extrême-Orient (Parent, Linda Amyot), ou, au contraire, sur le point de se réorienter par le biais d’une forme de contamination avec l’autre, en l’occurrence asiatique ? Le tout récent roman d’Amyot [23], mettant en scène l’autre vietnamien dans le cadre d’une intrigue typiquement québécoise — un « récit d’adoption » que nous n’avons pu malheureusement analyser dans le cadre de cette étude — irait plutôt dans ce dernier sens.

Les avis sur ce point peuvent différer et les paris critiques demeurent certainement ouverts. Ce qu’il faut dire, cependant, au risque calculé de se fourvoyer, c’est que l’orientation actuelle de cette littérature paraît prometteuse. À condition, bien sûr, qu’on lui consente encore (comme à l’époque d’Aquin) le privilège, et tout le loisir, de nous désorienter.