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On sait que, selon les thèses de Georges Dumézil, aussi bien l’histoire (prétendue) de la naissance de Rome que l’épopée sanskrite du Mahâbhârata (où figure Bhîshma) manifestent l’empreinte de l’idéologie indo-européenne ; de même que le latin et le sanskrit ont une origine commune, les idéologies véhiculées par ces langues ont un tronc commun. La plupart des classicistes et des indologues, du moins hors du monde francophone, poursuivent leur travail sans profiter des découvertes de Dumézil, mais même après sa mort (1986) les comparatistes n’ont pas cessé de discuter son oeuvre et d’essayer de l’élargir et de l’approfondir. Il n’est pas question ici de passer en revue la littérature récente d’inspiration dumézilienne, mais je voudrais signaler deux domaines où l’on espère avoir fait un peu de progrès[2].

L’idéologie indo-européenne, dans la conception dumézilienne, possède un cadre à divisions bien tranchées[3], et on a essayé de comprendre (Allen 2000 : 39-60) le lien typologique entre cette façon de structurer des idées et ce qu’on appellait jadis « les formes primitives de classification » (aujourd’hui peut-être « pensée corrélationelle »?). Mais c’est une deuxième question qui va prendre plus de relief ici : on commence à s’interroger sur la nécessité d’élargir le schéma dumézilien en y ajoutant une quatrième fonction. Tout le monde n’est pas d’accord sur le moyen de le faire (Sauzeau et Sauzeau 2004), mais à mon avis la meilleure hypothèse est la suivante.

On conservera la notion dumézilienne d’un cadre idéologique, à divisions internes bien tranchées, et le caractère séquentiel et hiérarchique du schéma dumézilien, avec les définitions traditionnelles des trois fonctions – même si celle de la première doit être modifiée. La quatrième fonction comprendra ce qui, du point de vue des fonctions « classiques », se trouve autre ou endehors. Si une définition fondée sur la notion d’altérité ou d’extériorité peut sembler excessivement abstraite, qu’on ne s’en inquiète pas : la quatrième fonction présente deux aspects, ce qui rend ses manifestations plus reconnaissables. Son aspect négatif clôt la série hiérarchique, et l’infériorité ou la dévalorisation de ses représentants est souvent indiquée par quelque forme d’exclusion. L’aspect positif couronne la série hiérarchique, et sa valorisation s’exprime souvent par une forme de transcendance, et par une relation privilégiée avec la totalité. On voit la nécessité de la modification dont j’ai parlé. La souveraineté tombera dans le domaine de la quatrième fonction, aspect positif (dorénavant F4+), et cessera d’appartenir à la première fonction (F1) ; F1 se définira par la connaissance et la manipulation des choses sacrées et juridiques. L’expression du nouveau schéma pentadique sera : roi (F4+), prêtre (F1), guerrier (F2), producteur (F3), esclave (F4-). Il peut sembler paradoxal que le roi et l’esclave appartiennent tous les deux à une même fonction, mais on doit considérer l’application du schéma à des phénomènes cycliques, et tout particulièrement au cycle annuel (Allen 2005). Dans ces contextes, les extrémités se juxtaposent : on peut fêter l’arrivée du Nouvel An (comme totalité, sans égard pour ses divisions internes) tout en expulsant un représentant (dévalorisé) de l’année qui meurt.

Loin d’être un champ d’études spécialisé et de portée limitée, le comparatisme indo-européen culturel ou idéologique peut, à mon avis, contribuer grandement à des questions qui se trouvent au coeur de l’anthropologie. Si l’on admet que l’anthropologie est par essence une discipline comparative, il est inutile de louer l’intérêt d’un domaine comparatif où les données – relativement copieuses – ont été étudiées depuis des siècles, et qui comprend les civilisations fondatrices de la tradition occidentale dont est issue l’anthropologie elle-même. Les principes qui régissent les formes différentes d’idéologies ont naturellement préoccupé les anthropologues – qu’on pense à Durkheim, Mauss, Lévy-Bruhl, Lévi-Strauss, Dumont, etc. Que les historiens traditionnels l’acceptent ou non, Dumézil se présentait comme un historien (1973 : 10-14), et cela dans deux sens : d’abord le comparatisme donne un accès partiel à l’ultrahistoire, à la période qui sépare l’ère de la langue-souche indo-européenne de l’ère des premiers documents ; et ensuite il permet de suivre le destin des idées et des thèmes narratifs dans la tradition écrite. Comment l’anthropologie pourrait-elle se priver de l’aide de l’histoire, ainsi conçue? Bien sûr, le comparatisme indo-européen doit un jour prendre sa place à côté des comparatismes tibéto-birman ou austronésien, même si, pour le moment, on ne sait jusqu’à quel point il peut leur servir de modèle. De toute façon, on attend une coopération féconde entre les comparatismes linguistiques et culturels d’un côté, et les études du génotype de l’autre. De plus, les débats sur l’oralité, sur les capacités et les limites de la transmission orale, peuvent sans doute beaucoup profiter de l’approche dumézilienne. Il semble, par exemple, que si l’on néglige l’échelle du temps, des millénaires, à laquelle cette méthode donne accès, on risque d’exagérer la flexibilité des traditions orales et de minimiser le conservatisme dont elles peuvent faire preuve. Enfin, l’idée courante de « structure » semble être encore dominée par les approches binaires des années 1950-1960, mais le structuralisme n’est aucunement obligé de se limiter à des structures binaires. Ici on va s’occuper surtout des structures pentadiques.

Pourquoi Romulus et Bhîshma?

Les textes qui nous concernent datent de la fin de l’ère préchrétienne, et si les traditions qu’ils consignent possèdent une origine commune, celle-ci aura existé à peu près trois millénaires plus tôt. On s’attendra donc à trouver des différences considérables, et il est en effet facile de composer une liste impressionnante de différences entre Romulus et Bhîshma. D’abord différence de genre littéraire – pseudo-histoire et épopée. Ensuite, différences de toutes espèces entre les deux biographies. Par exemple, Romulus est roi et fondateur d’une cité ; Bhîshma, quoique prince héritier, renonce à devenir roi. Romulus est le jumeau de Rémus, qui l’accompagne jusqu’à la fondation de Rome, et n’a aucun autre frère. Bhîshma n’est point jumeau ; il a sept frères aînés qui sont noyés aussitôt nés, et beaucoup plus tard il a deux demi-frères. Les jumeaux, abandonnés dès leur naissance, sont nourris par un oiseau et une louve – rien de tel pour Bhîshma. Romulus, le fondateur, fait la guerre pour Rome, comme on s’y attendrait ; dans la grande guerre du Mahâbhârata, Bhîshma prend la tête des « Méchants ». La mort de Romulus est racontée de façons diverses, mais il meurt à Rome, en temps de paix. Bhîshma tombe dans la bataille, mais il diffère sa mort jusqu’au moment propice ; pendant deux mois il s’étend près du champ de bataille sur son lit de flèches. Romulus meurt à l’âge de 54 ans, tandis que Bhîshma conserve sa vitalité pendant près d’un siècle[4].

Au vu de telles différences, pourquoi tenter un rapprochement entre Romulus et Bhîshma? L’impulsion initiale est venue du fait que Bhîshma est l’incarnation de Dyu (nom. Dyaus), « Ciel », vieille divinité céleste des Indo-européens. En étudiant ce fait, Dumézil (1968 : 176-190) a rapproché Bhîshma de Heimdallr, dieu nordique passablement obscur, et récemment j’ai moi-même développé cette idée en rapprochant l’incarnation de Dyu de Zeus (son correspondant étymologique) et d’un des fils de Zeus (Allen 1004 : s.p.). Mais, selon Dumézil, rapprocher la Grèce et l’Inde est moins facile que rapprocher Rome et l’Inde. Si le dieu indo-européen *Dyeus a laissé des traces et chez les Nordiques et chez les Grecs, il est raisonnable d’en chercher aussi chez les Romains – le Ju- de Jupiter vient du même *Dyeus[5].

Or, Dumézil nous donne une autre indication utile. Selon lui, l’opposition entre les dieux védiques Varuna et Mitra (qui forment souvent le composé MitraVarunâ) exprime le partage de la première fonction entre deux aspects ; et ces deux aspects se retrouvent à Rome sous la forme de Romulus et Numa (le roi qui lui succède). Mais ces rois ont respectivement comme dieux de prédilection Jupiter et Fides. La piété de Romulus « se résume, à en juger par sa conduite, dans une fière confiance en Jupiter, son protecteur » (Dumézil 1977 : 163 – on lira les pages 153-168). Ainsi, comparer Romulus, associé à Jupiter, et Bhîshma, associé à Dyu, n’est pas déraisonnable.

Ce n’est pas tout. Considérons la signification de ces deux héros dans leurs traditions respectives. Romulus est le premier roi de Rome, fondateur à la fois de la cité et de plusieurs de ses institutions, figure centrale aussi dans les mythes d’origine de plusieurs de ses fêtes, identifié avec le dieu Quirinus. De prime abord, Bhîshma pourrait sembler une figure de moindre envergure. Ni lui ni Dyu ne reçoivent aucun culte, et Hâstinapura, capitale du royaume que Bhîshma aurait normalement hérité de son père Samtanu, n’a pas dans l’histoire de l’Inde une résonance comparable à celle de Rome dans l’histoire de l’Europe. Mais il ne faut pas oublier l’importance des événements politiques et généalogiques déclenchés par les actions de Bhîshma – par sa renonciation à la royauté et au mariage. Selon la tradition hindoue, l’épopée raconte le passage d’une ère cosmique à une autre, de l’ère dvâpara à l’ère kali, dans laquelle, pour notre malheur, nous vivons aujourd’hui (González-Reimann 2002). De plus, on n’oubliera pas l’importance du « cinquième véda » dans l’histoire objective de la culture indienne – le Mahâbhârata contient non seulement une version abrégée de l’autre épopée sanskrite, le Râmâyana, mais aussi le Bhagavad Gîtâ, sans doute le plus lu de tous les textes hindous. Enfin, si dès la période védique Dyu avait pâli, son rôle cosmogonique était sans doute passé à des dieux tels que Prajâpati et Brahmâ. Alors son incarnation est loin d’être un personnage négligeable.

Regardons la vie familiale de nos héros. De naissance ils sont tous les deux à moitié divins : si le père de Romulus est, selon certains, le dieu Mars, la mère de Bhîshma est la déesse Gangâ (le Gange personnifié). La tradition ne s’accorde pas sur les noces et les enfants de Romulus. D’après certaines sources, sa femme Hersilia, chef de file des Sabines, lui aurait donné une fille et un garçon[6]. Mais jamais on ne dit que Romulus aurait fait enlever les Sabines pour obtenir sa propre femme ; d’ailleurs, Hersilia, seule entre les Sabines, aurait déjà été mariée avant l’enlèvement, ce qui paraît la dévaloriser comme épouse du fondateur ; ensuite, selon certains, elle était la femme d’Hostilius, non pas de Romulus (Plutarque ; DH 3.1.2) ; enfin, beaucoup d’auteurs (comme DH 2.56.7) ont nié l’existence des enfants de Romulus, dont de toute façon il n’est plus question par la suite. Ainsi la vie familiale de Romulus combine traits normaux (femme, enfants) et anormaux (ni femme, ni enfants). Or, considéré du point de vue diachronique, ce mélange traduirait un effort pour normaliser une vie anormale plutôt que celui de compliquer une vie normale. Dans ce cas, Romulus ressemblera à Bhîshma, qui n’a ni femme ni enfant.

Qu’on accepte ou non le mariage de Romulus et Hersilia, les Sabines sont enlevées expressément pour assurer la continuité de la nouvelle cité (Tite-Live, spes prolis, 1.9.1)[7] ; les Romains ont enlevé soit 30 Sabines, soit 527, soit 683 (Plutarque), dont une au plus était réservée à Romulus lui-même. Dans le cas de Bhîshma, aucune incertitude. Il enlève les trois princesses de Kâsî, non point pour lui-même, mais pour les donner à son frère cadet Vicitravîrya ; il s’agit d’assurer la continuité de la dynastie.

On notera plusieurs différences dans les détails. Ainsi, l’enlèvement des Sabines se passe à Rome, à l’occasion d’une fête pour honorer un dieu ; à la date annoncée, les visiteurs affluent des cités voisines, poussés par la curiosité ; quand le signal est donné, la jeunesse romaine saisit les vierges et les parents prennent la fuite. Les jeunes filles sont distribuées par Romulus, et leurs noces sont célébrées avec les rites appropriés (DH 2.30.6). Plus tard Romulus aura d’abord à vaincre leurs parents, qui attaquent Rome, et puis il s’emploiera à se les concilier. Dans le cas de Bhîshma, en revanche, l’enlèvement des princesses se passe à Kâsî, assez loin d’Hâstinapura, à l’occasion d’un svayamvara (concours de princes qui prétendent à la main d’une princesse), annoncé par le roi de Kâsî. Bhîshma arrive seul, monté sur un char, lance son défi à haute voix, soulève les princesses, vainc ceux qui contestent son exploit et s’en va. Dès son retour à Hâstinapura, il unit deux des princesses à Vicitravîrya (Mbh 1.96)[8]. Néanmoins, nos deux héros partagent un motif qui n’est pas banal : ils enlèvent des vierges pour les donner à leurs associés.

Un détail annexe : le lendemain de l’enlèvement, Romulus essaie d’amadouer les femmes : il leur explique que l’enlèvement est un usage grec archaïque, et que de toutes les formes de mariage il est le plus illustre (epiphanestaton) pour les femmes. Quand il émet son défi, Bhîshma passe en revue huit modes de mariage « reconnus par les sages », et il conclut sa liste en louant le mode qu’il a lui-même pratiqué : les experts de dharma disent qu’une femme enlevée de force (pramathya hrtâm, pendant un svayamvara) est la meilleure (jyâyasîm)[9]. Ainsi, comme Romulus, il justifie la violence du rapt par la tradition, et loue cette façon de contracter un mariage avec un adjectif à valeur superlative.

Jusqu’ici, le rapprochement entre Romulus et Bhîshma se fonde sur les raisons suivantes. Chacun a un lien avec le dieu indo-européen *Dyeus ; le récit dont il fait partie est d’une importance fondamentale pour sa société ; il prend un rôle important vers le début de ce récit ; il a un parent divin, mais, semble-t-il, il lui faut une épouse et des enfants ; recourant à la force, il enlève des vierges pour les marier à des tiers, et justifie cette action par la tradition. Mais la ressemblance qui m’a mis sur la piste de l’analyse suivante concerne la dernière phase de leur vie active. Devenant dur et arbitraire, Romulus cesse de se conduire de manière royale pour devenir un véritable tyran (turannikôteron, DH 2.56.3), et pour cette raison (selon certains) il est assassiné par les sénateurs. La fin de ce fondateur glorieux reste inexpliquée (von Unger-Sternberg 1993 : 102). Mais le paradoxe est semblable dans le cas de Bhîshma : aimé et respecté par les Pândava (« Les Bons »), il tombe dans la grande bataille en combattant comme maréchal de l’armée des Méchants. En effet, avant la guerre, Bhîshma, avec ses compagnons Drona, Krpa et « les autres », est possédé par les démons (par les Asuras ou les Dânava, Mbh 3.240.11, 34).

Deux questions se posent. D’abord, quel poids donner au fait que les deux héros viennent à la tête d’une série – Romulus de la série des rois de Rome, Bhîshma de la série des maréchaux (senâpati) des Kaurava? Ensuite, comment comprendre le tour négatif que prend la fin de ces vies illustres? La première question concerne une liste de chefs qui se succèdent dans une position d’autorité – que l’on peut donc formaliser dans un ordre vertical. La deuxième concerne la vie d’un de ces chefs et, même si une vie consiste forcément en une série d’événements, on peut la comprendre comme horizontale. La métaphore vient des généalogies, où l’axe vertical représente la succession des générations et l’axe horizontal, les relations entre les personnes ou les événements à l’intérieur d’une génération.

L’axe vertical

Pour commencer on alignera les deux séries côte à côte.

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S’il y a sept rois romains, il n’y a que cinq maréchaux, mais la différence est moins grande qu’il ne paraît. Les historiens de Rome (par exemple Poucet 2000 : 94) ont pris l’habitude d’appeler les rois 5 à 7 « les rois étrusques », c’est-à-dire de les traiter comme une unité analytique[10]. Au sein de cette unité il existe des confusions entre les deux Tarquin et même une incertitude sur leur parenté (Tq. II : fils ou petit-fils de Tq. I?). De ce point de vue, la triade consiste en une figure centrale (Servius) accompagnée par deux figures homonymes annexes et peu différenciées.

Dans la série sanskrite, Asvatthâman est formellement inauguré comme senâpati (Mbh 9.64.40), mais il se sépare de ses prédécesseurs de plusieurs façons. Il ne donne pas son nom au livre qui raconte son maréchalat. Il ne se bat pas de jour, dans un champ de bataille, en suivant les règles de la guerre : au contraire, il massacre ses ennemis pendant la nuit, quand ils dorment dans leur camp. Si les autres maréchaux incarnent chacun une divinité, lui n’en incarne pas moins de quatre. Il ne commande même pas une armée, seulement deux compagnons. Mais ce dernier fait, en plus d’offrir une différence supplémentaire entre lui et ses prédécesseurs, offre un rapprochement avec la liste romaine : Asvatthâman flanqué par Krpa et Krtavarman et Servius flanqué par les deux Tarquin[11].

Prenons ensuite les positions 2, 3 et 4. Que Numa soit un roi pieux et pacifique, qui s’adonne à la religion, personne ne le niera. Il est également évident que Tullus est un roi belliqueux qui s’adonne à la guerre. Ces deux rois peuvent donc représenter parfaitement F1 et F2, et Dumézil a donné des raisons, qui me semblent suffisantes, pour voir dans Ancus un représentant de F3 (1968 : 269-284).

S’il n’est guère pieux ni même pacifique, Drona est né brahmane et incarne Brhaspati, le chapelain des dieux. Sur son étendard se voit un autel en or (un vedi, Mbh 6.17.24), et il peut très bien représenter F1. Le cas de Karna est plus compliqué. Dans ce contexte, on soulignera l’hostilité irréductible qu’il nourrit contre Arjuna, le champion par excellence des Pândava. Arjuna, incarnation lointaine de Nara, et Karna, possédé par le démon Nâraka (Mbh 3.240.32), sont des guerriers de force égale, et si c’est Arjuna qui sort vainqueur, ce n’est qu’après le duel, long et dur, qui forme l’apogée du livre 8 (Karnaparvan), situé tout au milieu des livres de bataille. Dans d’autres contextes (Allen 1999), Karna représente F4-, Arjuna F4+ ; mais ici, dans la série des maréchaux, il pourrait représenter F2. Cette proposition serait plus plausible si Salya représentait F3, et en effet, avec sa soeur Mâdrî et les fils jumeaux de celle-ci, il forme un complexe lié assez clairement à cette fonction. Il est inutile de répéter les preuves rassemblées par Dumézil (1968 : 70-76), comme l’association des jumeaux avec les Asvin et avec les Vaisya, leur beauté et celle de Mâdrî, et le mode d’union matrimoniale pratiqué par la famille de Salya. Son étendard (Mbh 7.80.17-18) arbore un sillon en or, sîtâ, comparé par le poète avec Sîtâ, déesse védique des champs. Comme le remarque Hiltebeitel (1976 : 270), Salya évoque régulièrement des thèmes de la troisième fonction.

Nous voici revenus à Romulus et Bhîshma. L’écart entre Romulus et ses successeurs peut se résumer sous les titres suivants : naissance comme jumeau ; déification posthume ; manque apparent de femme et de progéniture comme de nom gentilé (Numa s’appelle Numa Pompilius) ; position particulière du fondateur d’un poste par rapport à ceux qui acceptent ce poste une fois établis ; variété de talents (voir axe horizontal plus bas). On notera aussi, sans pouvoir les examiner en profondeur, l’existence de traits partagés par Romulus et Servius qui les mettent à l’écart de la triade centrale. Par exemple, 1) tous les deux sont, selon certains, engendrés par un dieu – Romulus par Mars (DH 1.77.2), Servius par Vulcain (DH 4.2.3). 2) Pour Romulus (Plutarque, citant Promathion), comme pour Servius (DH), un phallus s’élève du foyer et la femme qui s’unit à lui est une servante. 3) Tous les deux divisent la population romaine, Romulus entre les tribus et les curies, Servius entre les classes et les centuries de son recensement ; et ils divisent aussi l’espace romain : Romulus divise la terre en trente parties (DH 2.7.4), Servius divise la cité en quatre parties (Tite-Live, 1.43.13). 4). Si Romulus est le premier roi de Rome, Servius est apparenté à Prthu, premier roi mythique de l’Inde (Dumézil 1969 : 103-124).

Au sujet de l’écart conceptuel entre Bhîshma et les autres maréchaux, on peut noter que lui seul a une mère divine (Karna a un père divin – chose différente) ; que lui seul reste célibataire tout en mariant des autres ; que lui seul est né dans la ligne patrilinéaire royale d’Hâstinapura. La liste n’est guère impressionnante – tout le monde a quelques traits uniques. Plus intéressants sont les deux traits qu’il partage seul avec Asvatthâman. 1) Par contraste avec les autres, le premier et le dernier maréchal ne meurent pas pendant les dix-huit jours de la grande bataille. Étendu sur son lit de flèches, Bhîshma survit pendant deux mois, et Asvatthâman, condamné par Krishna, aura à parcourir le monde pour trois mille ans. 2) Si Bhîshma est le fils de Samtanu, Asvatthâman est son petit-fils (son père Drona épouse Krpi, fille adoptive de Samtanu).

Mais la position à part de Bhîshma se manifeste surtout dans les durées des maréchautés : dix jours pour Bhîshma, puis cinq jours, deux jours, une demi-journée, enfin une nuitée pour Asvatthâman. On notera, non seulement la hiérarchie, mais aussi le fait que Bhîshma est maréchal pour plus de temps que tous les autres mis ensemble. Dans ce sens, il les englobe ou les transcende.

Cette référence à la hiérarchie nous amène à laisser de côté la comparaison entre les individus romain et sanskrit occupant une certaine position numérique, pour tenter une comparaison des listes comme totalités. On aura noté dans la liste des durées des maréchautés l’hétérogénéité de celle d’Asvatthâman. Avec qui exactement doit-on le comparer? Deux réponses sont possibles, entre lesquelles on n’est pas obligé de choisir – pas plus que ne l’étaient les responsables des textes. Jusqu’ici on a répondu qu’Asvatthâman est à comparer avec Servius. Il est accompagné par deux compagnons avec la même tâche (ils gardent les portes du campement pour tuer les fuyards)[12] ; Servius, dans la liste, est flanqué de deux Tarquin, assez mal différenciés. Mais on peut également comparer le dernier maréchal avec le dernier roi, Tarquin II. Selon Sterckx (1992 : 66-67), le cours dégressif dessiné par les quatre derniers rois continue jusqu’au septième ; et celui-ci est en effet le dernier, non seulement au sens chronologique, mais aussi dans l’échelle des valeurs morales.

Vue sous l’angle des fonctions, la hiérarchie nous ramène à la question de l’élargissement du schéma dumézilien. Si la triade étrusque est prise comme une unité analytique, on a deux listes, chacune à cinq membres. Mais cette pentade consiste chaque fois en 3+2, les deux extrémités étant hétérogènes du point de vue du noyau triadique. Les noyaux, tous les deux, manifestent assez bien les trois fonctions, mais que dire des extrémités? À titre d’expérience, supposons qu’on n’ait jamais entendu parler d’une quatrième fonction.

Commençons par le bas. Aucune possibilité d’interpréter ni les trois rois étrusques ni Asvatthâman comme représentants de la troisième fonction. L’orthodoxie dumézilienne sera tentée alors de négliger leur appartenance à la liste. Dans le cas des rois, certains auteurs prétendent qu’il s’agit maintenant de personnages historiques et non plus mythiques, mais ce recours est impossible dans le cas indien. De toute façon, il laisse de côté la comparaison, à la fois des individus et des listes globales. La difficulté se résout dès que l’on accepte l’idée d’une nouvelle case idéologique. Mais cette case doit contenir des entités qui sont non seulement hétérogènes par rapport au noyau, mais en même temps dévalorisées par rapport à celui-ci. Si Servius est esclave de naissance et les Tarquin sont les étrangers (d’une ethnie qui sera le premier ennemi de la République), la dévalorisation d’Asvatthâman est clairement indiquée par la malédiction de Krishna.

À l’autre extrémité, on sait la solution proposée par Dumézil pour le cas romain : l’aspect Varuna de la première fonction serait représenté par Romulus, l’aspect Mitra par Numa. Pour faire bref, je dirais que cette théorie présente quatre difficultés[13]. 1) Tandis que Mitra et Varuna forment un composé lexical du type dvandva, Romulus et Numa n’ont entre eux aucun lien semblable. L’éclat de Romulus, sa gloire de fondateur divinisé l’élève à un niveau tout à fait différent de Numa, si admirable soit-il. 2) La théorie du dédoublement de la première fonction est mal assurée en dehors de la théologie indo-iranienne. Par exemple, on ne saurait guère l’appliquer à la structure sociale même en Inde (on ne trouve pas deux types de brahmanes), ni au folklore indo-européen. 3) Depuis ses débuts, le schéma dumézilien a buté contre le problème du roi. Schématiquement, trois situations peuvent se présenter :

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[14]

De nos jours, la solution (c) gagne du terrain, mais on n’a pas suffisamment pris en compte qu’elle comporte la nécessité de modifier la définition de la première fonction. Si le roi représente une synthèse des fonctions, comment retenir pour F1 la vieille définition de « souveraineté magico-religieuse » ou apparentée? 4) A priori, royauté et prêtrise sont loin d’être identiques, et pour les rassembler dans une même catégorie de l’idéologie, il faut des preuves convaincantes.

Ainsi l’analyse dumézilienne de la position de Romulus dans la liste des rois présente plusieurs difficultés auxquelles une nouvelle catégorie idéologique apporterait une solution. Cette case devra convenir aux entités qui sont non seulement hétérogènes par rapport aux représentants des fonctions classiques, mais aussi plus valorisées qu’elles – situation symétrique de celle présentée à l’autre extrémité de la liste, mais de signe inverse. Désormais, on a un choix : les deux cases idéologiques nouvelles seront soit deux nouvelles fonctions, soit deux aspects d’une même fonction. Les ressemblances entre Romulus et Servius incitent à pencher vers la seconde option.

Naturellement, ce choix peut être conforté par les analyses faites ailleurs – d’autres contextes et d’autres régions – et en particulier par la liste des maréchaux. Cette liste ne fut pas analysée par Dumézil comme structure, mais il en discute tous les membres en tant qu’individus. Bhîshma (comme Heimdallr) est présenté comme un « héros cadre » (Dumézil 2000 : 174-175) ou « figure cadre » (Dumézil 1968 : 188). C’est une catégorie peu développée dans l’oeuvre de Dumézil, mais Bhîshma est dit recevoir « un rythme de temps beaucoup plus lent que celui de l’humanité ordinaire », et Heimdallr fait preuve d’une « transcendance par rapport aux générations ». On décèle ici la perception partielle (limitée au domaine du temps) de l’hétérogénéité qui marque les représentants de F4. Ainsi Bhîshma représente F4+ ; et Asvatthâman, associé surtout à Siva, dieu outsider par excellence, représente F4. Comme à Rome, nous avons déjà noté quelques ressemblances qui unissent ces deux figures extrêmes de la liste.

L’axe horizontal : Romulus

La vie de Romulus est d’une telle complexité qu’on sera obligé ici de faire abstraction de nombreux détails dans les sources primaires ainsi que de plusieurs analyses dans la littérature secondaire (notamment les études considérables, menées du point de vue trifonctionnel, par Dominique Briquel). Notre première question est : la vie de Romulus manifeste-t-elle le schéma pentadique qu’on a trouvé dans la liste des rois – hypothèse suggérée par la dernière phase de sa vie? Si après un règne somme toute glorieux, il devient tyran, ce changement imprévu et négatif représente-t-il l’écart entre les fonctions classiques et F4-? Cherchons les autres divisions naturelles dans le récit de son règne.

En effet, on peut reconnaître les divisions suivantes. A) Ses actions fondatrices commencent quand, rivalisant avec Rémus, Romulus prend les auspices. B) Après la mort de Rémus, il accomplit les sacra, les rituels de fondation, et annonce l’organisation de l’État, ses lois et ses coutumes. C) Pour assurer la continuité démographique, il organise l’enlèvement des Sabines (épisode très riche, qui pourrait se prêter à une analyse indépendante). Les ethnies dont les vierges ont été prises font la guerre contre Rome, mais enfin la paix est rétablie. Les Sabins s’unissent à Rome, et Romulus partage la royauté avec leur chef, Titus Tatius. D) Après la mort de Tatius, Romulus s’adonne à des guerres victorieuses. E) La « tyrannie ». Chez Tite-Live, la fin de la phase A se trouve à 1.7.2, celle de la phase B à 1.8.7, celle de la phase C à 1.14.3 et celle de D à 1.15.5.

On ne pourrait justifier ces divisions sans entrer dans une longue discussion, et il faut bien sûr se méfier des raisonnements circulaires ; mais si l’on accepte les divisions, la corrélation avec les fonctions devient évidente. Tandis que dans la plupart de nos activités, c’est nous, les hommes, qui prenons l’initiative, quand on consulte les auspices ce sont les dieux qui la prennent, en envoyant les oiseaux. Ce primat de l’autre monde, celui des dieux, justifie l’association entre les auspices et F4+. D’ailleurs, on lit chez Cicéron que Romulus a fondé les auspices, Numa les sacra (voir Allen 2000 : 135-137), ce qui déjà suggère que la phase A correspond à F4+ comme B à F1. Que les rituels (sacra) soient groupés avec les lois ne pose aucun problème : tous les deux tombent sous F1. La phase C est orientée vers l’abondance de la population, ce qui tombe sous F3[15]. D’ailleurs Dumézil a depuis longtemps rapproché le riche Tatius avec d’autres représentants de F3 (les dieux vanes scandinaves, et les Nâsatya, dieux jumeaux hindous) qui, après un conflit, s’unissent avec des représentants des F1-2 (1968 : 285-303). Pour F2 nous avons la phase D.

On peut résumer ainsi :

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On notera l’anomalie touchant l’ordre de F3 et F2. Si les guerres (D) avaient précédé et non pas suivi l’épisode sabin (C), nous aurions retrouvé l’ordre canonique des fonctions. Mais je ne propose aucune hypothèse précise sur le développement historique du récit.

Laissons maintenant les divisions textuelles-chronologiques de la vie de Romulus, pour étudier ses compagnons ou associés. Dans la phase A, Romulus est associé avec Rémus, qui prend les auspices en même temps que lui ; et dans la phase C, il devient l’associé de son roi-collègue Tatius. La question se pose : Romulus a-t-il des associés dans les autres phases? J’ai essayé d’y répondre dans un précédent article (1996 : 19-27), dont je ne reprends ici que la conclusion[16]. Bien que dans la phase D on ne trouve aucun guerrier individualisé qui s’associe avec Romulus, pendant la lutte avec les Sabins dans le forum, l’aile droite de l’armée romaine est menée par lui, l’aile gauche par Lucumon – son ami étrusque qui est venu l’aider avec ses mercenaires[17]. Ni Tite-Live ni Plutarque ne mentionnent Lucumon, mais en revanche ils font mention d’un guerrier romain appelé Hostius Hostilius. Quel que soit son nom, ce guerrier périt dans la grande bataille de la phase C. Ainsi : un associé guerrier de Romulus existe bel et bien, mais dans la phase C, non dans la phase D. Néanmoins, dans une série d’associés, il pourrait représenter F2.

La phase E ne contient pas non plus d’associé individuel, mais c’est ici qu’on trouve, chez Tite-Live et Plutarque, une mention des celeres, les trois cents cavaliers qui servirent Romulus comme gardes du corps. Selon certains (DH 2.12.2 ; Plutarque 10.2), ils sont désignés d’après leur chef Celer. Celui-ci, compagnon de Romulus, mais aussi contremaître de la construction des fortifications de Rome, a tué Rémus en le frappant d’une bêche, avant de s’enfuir pour l’Étrurie. Cet assassin, qui manie l’humble outil d’un ouvrier et qui semble partir en exil, pourrait représenter F4-.

Dans la phase B, il semble que le fondateur agisse seul – aucun équivalent des celeres n’est visible. Mais c’est au cours de cette phase (et jamais plus tard) que Tite-Live fait trois fois référence à Evandre. Celui-ci est un roi venu de l’Arcadie qui, soixante ans avant la guerre troyenne, a fondé sur le site de la future Rome une agglomération préliminaire. C’est un roi très pieux qui, suivant les prophéties de sa mère (une déesse), a reconnu Hercule comme un dieu futur, a fondé son culte, et même a instruit les Potitii, les prêtres de ce culte. Mais de plus, Evandre et ses Arcadiens ont fondé beaucoup d’autres cultes, et introduit des innovations culturelles, comme l’alphabet (DH 1.31-33). C’est à propos de l’institution romaine de patronage que Plutarque mentionne Evandre (13.2). On voit que ce roi a une place bien établie dans la tradition concernant la phase B. Mais comment Evandre pourrait-il être un associé de Romulus étant donné l’écart chronologique de plus de quatre siècles? En fait, la difficulté est mineure. Les traditions « historiques » des annalistes sont le résultat d’un processus d’élaboration, et des versions existaient dont l’étendue chronologique était bien moindre : selon certains, Romulus et Romus (sic) étaient deux des quatre fils d’Enée (DH 1.72.1). Dans de telles versions, Evandre aurait bien pu être l’associé de Romulus dans la phase B et, à coup sûr, il serait un parfait représentant de F1.

Cette argumentation, qui n’omet aucun « associé », peut se résumer ainsi :

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Tournons-nous maintenant vers l’Inde, et essayons de poser les mêmes questions.

L’axe horizontal : Bhîshma

Tout de suite après sa naissance sur terre, Bhîshma est enlevé par sa mère Gangâ, qui lui donne une excellente éducation. On ne sait où il passe son enfance (chez les dieux, dans le Gange?), mais ce n’est point chez son père dans le royaume d’Hâstinapura, où il ne se rend qu’à l’adolescence (Mbh 1.94.31). Alors, pendant cette phase de sa vie, bien délimitée, il est élevé par une déesse, loin de son foyer d’origine, apprenant à exécuter des tâches valorisées. Cela pourrait représenter F4+.

Quelques années après son retour chez Samtanu, il commence sa longue carrière de « marieur ». Il marie son père (deuxièmes noces), son frère, ses trois neveux. Cette activité remplace la sexualité à laquelle il a renoncé, et pourrait représenter F3.

À la génération de ses petits-enfants classificatoires, il devient maréchal des Kaurava, c’est-à-dire des Mauvais. Comme nous l’avons remarqué plus haut, c’est une énigme. Dans toutes les autres phases de sa vie, il se montre le défenseur du dharma, et le voici maintenant qui se bat pour l’adharma, pour les forces de Mal. Bhîshma essaie de s’expliquer : « l’homme est l’esclave de la richesse »[18] ; il se sent une dette envers Duryodhana, le grand chef des Kauravas – mais ce n’est guère convaincant. Cette phase de sa vie, mise à part et dévalorisée par l’association avec le Mal, pourrait bien représenter F4-.

Après la guerre, étendu sur son lit de flèches, il profite des leçons reçues pendant son enfance et les transmet à Yudhisthira, l’aîné des Pândava et le nouveau roi. Un guru qui enseigne le dharma tombe sous F1.

Voici donc quatre phases, chacune avec une interprétation fonctionnelle acceptable ; mais en l’absence d’une cinquième phase associée à F2, l’interprétation reste incertaine. Si l’on cherche les périodes où Bhîshma se bat, on en trouve trois : à la suite de l’enlèvement des princesses de Kâsî, pendant la razzia que font les Kaurava contre les Matsya, puis enfin comme maréchal. De prime abord, on peut supposer que le premier épisode fait partie de la phase de Bhîshma marieur (F3), le dernier (livre 6) ayant déjà été classé F4-. La razzia du livre 4 me paraît être une préfiguration de la grande guerre peu apte à représenter une phase indépendante liée à F2. Serait-on dans une impasse?

Il faut regarder de plus près le récit de l’enlèvement des princesses, qui constitue une partie (1.96) du récit de Bhîshma marieur (Mbh 1.94.41 ; 1.106.14). On y lit comment Bhîshma vainc les autres prétendants, et puis comment, de retour à Hâstinapura, il relâche Ambâ, l’aînée des princesses, qui se dit déjà fiancée avec Sâlva, un des prétendants vaincus. Ce n’est que beaucoup plus tard, à la fin du livre 5, qu’on apprend, de la bouche de Bhîshma lui-même, la suite du récit. Rejetée maintenant par Sâlva, Ambâ met son malheur sur le dos de Bhîshma et trouve comme champion un certain Râma[19]. Brahmane, et ancien guru de Bhîshma, Râma se bat avec son élève pendant plus de vingt jours, mais sans résultat ; enfin, ils se réconcilient. Ambâ poursuit sa vengeance par d’autres moyens.

Dans ce conflit, il n’est pas question d’alliance avec les forces du Mal. Comme Bhîshma l’explique (Mbh 5.178.28 ; 180.25), en relevant le défi de Râma, il ne donne que la réponse correcte d’un guerrier provoqué en duel. En bref, ce conflit, longuement décrit (Mbh 5.172-186), est ce que nous cherchions, la phase F2 de la vie de Bhîshma. D’un point de vue biographique, le duel est peut-être une continuation des luttes contre Sâlva et les autres prétendants, et de toute façon il se trouve au coeur de la phase « Bhîshma marieur » (F3). Mais du point de vue de l’auditoire de l’épopée, il représente une phase distincte.

Pour résumer cet argument, on peut organiser les phases soit dans l’ordre du texte, soit dans l’ordre des fonctions.

Dans l’ordre du texte :

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Dans l’ordre des fonctions :

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Si l’on prend les fonctions comme point de départ, on dira que la tradition sanskrite a transféré la phase F1 à la fin de la structure et qu’elle a inversé l’ordre des phases F2 et F3 ; mais, encore une fois, c’est une observation, non une hypothèse diachronique.

Passons à la comparaison avec les phases de la vie de Romulus. Du point de vue de l’ordre du texte, on notera que « B. sacra (F1) » correspond au sanskrit « e. guru (F1) », et que dans les deux cas, la phase F2 succède à la phase F3, tandis qu’on aurait attendu l’ordre inverse. Du point de vue du contenu, on notera la possibilité d’une comparaison plus serrée entre les lois qu’énonce Romulus et les enseignements que prodigue Bhîshma (phase F1), entre les guerres de Romulus et le duel de Bhîshma (F2), entre l’enlèvement des Sabines et celui des princesses (F3). Mais tournons-nous vers les associés de Bhîshma.

L’approche utilisée pour Romulus serait moins utile ici : nous n’allons pas embrasser toute la vie de Bhîshma, ni chercher une corrélation entre associés et phases. Le point de départ sera quelques lignes de Daniel Dubuisson (1985 : 236-239), qui suggèrent l’idée de se cantonner dans la génération de Bhîshma et de limiter la notion d’association au domaine de la parenté. Les « associés » seront ici les frères classificatoires de Bhîshma.

Dubuisson étudie la triade formée par Bhîshma, fils de Samtanu et Gangâ, et ses deux demi-frères, fils de Samtanu et Satyavatî.

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« Citrângada n’est qu’un guerrier, aussi brave qu’orgueilleux » (ibid. : 238). Il vainc tous les héros, hommes et asura, et il meurt en combat avec un gandharva qui porte le même nom que lui. En revanche, Vicitravîrya est « fier de sa jeunesse et de son apparence […] semblable aux Asvin pour la beauté ». Il est très attirant pour les femmes, et il meurt de ses excès amoureux. Ce sont respectivement des candidats excellents pour F2 et F3.

Ainsi, en tant que trifonctionnaliste, Dubuisson se demande naturellement si Bhîshma représente F1. Il cite les connaissances du héros en dharma, surtout en ce qui concerne les mariages et les funérailles, et il suggère que la place de Bhîshma dans sa famille est comparable à celle d’Aryaman dans le panthéon. Aryaman, dieu védique, s’occupe des mariages ou, en termes plus abstraits, de la cohésion et de la durée des sociétés ârya, et selon Dumézil il est un « souverain mineur » qui représente F1. Mais le dieu védique que le texte associe à Bhîshma est Dyu, non pas Aryaman, et même si c’était Aryaman, l’interprétation dumézilienne de ce dieu ne me paraîtrait pas aller de soi. D’ailleurs, en plus de connaître le dharma, Bhîshma est un guerrier normal (avec Râma) et un maréchal des Méchants[20]. Alors, l’interprétation selon laquelle Bhîshma correspond à F1 est loin d’être solide. On ne dira pas que puisque Bhîshma représente F4+ dans la liste des maréchaux, il ne peut pas représenter F1 ici, dans un contexte différent. Mais si l’on trouve un autre représentant de F1, il n’y aura plus aucune raison pour retenir cette interprétation.

Samtanu n’a que trois fils biologiques, mais il en a un autre qu’il adopte : un sage brahmane, plongé dans ses austérités, est distrait par une nymphe, et sa semence tombe sur une touffe de roseaux, d’où naissent des jumeaux, garçon et fille. Trouvés seuls, les enfants sont apportés au roi, qui dit : « Ce sont mes enfants » [« mama putrâv iti » Mbh 1.120.16]. Il les élève et les nomme Krpa et Krpî.

Krpa se spécialise dans le métier des armes, mais son héritage de brahmane n’est point oublié. C’est en tant que brahmane qu’il célèbre les rituels, par exemple l’inauguration des maréchaux. Bien que (sauf erreur) les fils biologiques de Samtanu ne le reconnaissent jamais, Krpa est leur frère adoptif. Un bon candidat pour F1.

Alors cette génération contient-elle une cinquième figure qui pourrait représenter F4-? En effet, quand Vicitravîrya meurt sans héritier, Satyavatî avoue qu’il avait un demi-frère illégitime, dont Bhîshma ne savait rien. Un jour, alors qu’elle conduisait son bac à travers la Yamunâ, elle fut séduite par un brahmane. Ce même jour, elle donna naissance, sur une île au milieu de la rivière, à Vyâsa. Ainsi, avec l’approbation de Bhîshma, Vyâsa féconde les veuves de Vicitravîrya. Il n’existe pas de sixième frère : les cinq forment une totalité. Alors, si Vyâsa représentait F4-, on aurait le tableau suivant (encore hypothétique!) :

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Il ne s’agit pas d’estomper les complexités cachées dans ce tableau. Prenons par exemple l’ordre de naissance des frères, qui correspond à l’ordre des fonctions en ce qui concerne Bhîshma, Citrângada et Vicitravîrya seulement : on ne sait l’âge relatif ni de Bhîshma et Vyâsa, ni de Krpa et les autres. Ou alors prenons la structure de la liste. En principe, les représentants des fonctions classiques ou centrales forment une triade douée d’une certaine homogénéité, mais ce n’est pas le cas ici : Krpa est hétérogène. Néanmoins, l’hétérogénéité de Vyâsa est encore plus évidente. Tandis que les autres frères sont tous domiciliés à Hâstinapura, lui ne l’est point : il est un ascète qui habite normalement dans la jungle ou le désert, et son existence même reste longtemps inconnue de ses frères. Mais d’un point de vue plus abstrait, il est hétérogène aussi dans la mesure où c’est lui qui compose l’épopée – un narrateur se trouve en dehors de sa narration.

Mais comment comprendre que ce grand sage, organisateur du Véda, soit dévalorisé? Tout d’abord, sa mère, Satyavatî (elle-même de naissance douteuse) est adoptée par un pêcheur et employée comme passeur : dans le système des castes, ce sont des occupations dégradantes. Ensuite, Vyâsa est né d’une union honteuse, à peine légitime. De plus, il est physiquement hideux, et les deux princesses le trouvent répugnant. Enfin, lui-même ne trouve de plaisir que dans sa troisième union, qui est avec une esclave (une dâsî, mère de Vidura)[21].

Les deux représentants de F4 auraient-ils ici quelques affinités? Voici ce qu’en dit Sullivan : Vyâsa et Bhîshma « are in many ways mirror images of each other, and were surely intended to be regarded as complementary figures » (1999 : 95). Comme Sullivan le voit, l’association de Vyâsa et de la Yamunâ est à mettre en parallèle avec celle de Bhîshma et du Gange (les autres frères n’ont aucune association fluviale). Le Gange représente le salut spirituel, la Yamunâ est associée à Yama, dieu de la Mort ; les deux rivières, de bon-mauvais augure, sont souvent opposées. Si l’une est située à la droite de l’entrée d’un temple hindou, l’autre se trouvera à la gauche.

Une autre dimension du contraste concerne les couleurs. Pour les membres de la triade, aucune couleur spéciale. Mais la mère de Vyâsa s’appelle quelquefois Kâlî, la Noire, et lui aussi s’appelle souvent Krishna Dvaipâyana, le Noir de l’Île. On trouvera beaucoup de textes où Bhîshma est paré de blanc (par exemple, Mbh 5.179.10-15), ce qui est d’ailleurs naturel pour une incarnation de Dyu, Ciel Lumineux.

Si l’on a ainsi suffisamment validé le tableau hypothétique liant les cinq frères aux fonctions, la comparaison s’impose entre les frères de Bhîshma et les associés de Romulus. Mais à ce point, je préfère insérer le tableau 1, qui résume tous nos résultats.

Tableau 1

Sommaire des comparaisons

Sommaire des comparaisons

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Comparaisons finales

L’ordre donné aux lignes est sans grande signification, et si j’ai choisi d’inverser l’ordre suivi jusqu’ici c’est que, quand on se risque à des questions nouvelles, il vaut mieux ne pas rigidifier la présentation des résultats.

Avant de poursuivre les comparaisons entre les deux traditions, j’offre quelques réflexions limitées à l’une ou à l’autre d’entre elles. À l’intérieur de la tradition sanskrite dans la colonne F1, on notera la similarité entre les brahmanes Krpa et Drona. Tous les deux sont ayonija (ils n’ont jamais été dans la matrice d’une mère), et ils deviennent également précepteurs des arts militaires des jeunes guerriers d’Hâstinapura. D’ailleurs Krpî, jumelle de Krpa, devient la femme de Drona (et la mère d’Asvatthâman). Enfin, d’un point de vue plus structurel, Krpa et Drona – brahmanes, situés naturellement sous F1 – ont, chacun d’eux, un seul compagnon qui est brahmane, c’est-à-dire Vyâsa et Asvatthâman ; mais ceux-ci se trouvent (paradoxe!) sous F4-. L’explication de ces faits reste à chercher.

Au sein de la tradition romaine, on notera la similarité entre Evandre et Numa (par exemple, ils sont tous les deux associés à une nymphe [voir Gransden 1976 : 25]), et aussi le fait que Hostilius, l’associé de Romulus, est le grand-père du roi Tullus Hostilius (DH 3.1.1-3)[22]. Encore une fois, ce sont de simples observations, sans tentative d’explication.

Une autre comparaison concerne les triades centrales des lignes 1-2. Sans le recours aux fonctions, on ne les verrait guère comme entités analytiques cohérentes ou hiérarchisées. Mais considérons l’intensité des contacts qui lient ces personnages avec Bhîshma et Romulus respectivement. Quoiqu’il habite à la cour, Krpa a peu de relations avec Bhîshma, qui ne le traite jamais en frère adoptif. Quant à ses deux demi-frères, Bhîshma intronise Citrângada et prend soin de ses funérailles (Mbh 1.95.5, 11) – mais c’est tout. Avec Vicitravîrya, ses relations sont beaucoup plus serrées. Il l’intronise, mais puisque le roi est encore mineur, Bhîshma prend la régence (« pâlayâm âsa tad râjyam », Mbh 1.96.1) ; ensuite il lui trouve une épouse (par l’enlèvement des princesses), et sept ans plus tard il veille sur ses funérailles et la naissance de ses héritiers. À Rome, on l’a vu, Romulus ne vient même pas face-à-face avec Evandre, et la tradition nous dit très peu de choses sur ses relations avec Lucumon ou Hostilius. En revanche, les relations entre Romulus et Tatius sont assez riches : après l’enlèvement des Sabines, Romulus partage son pouvoir avec Tatius[23]. Ainsi, en dépit de leurs différences, les deux traditions ont en commun que l’ordre fonctionnel des membres des triades est l’ordre de leur intimité croissante avec notre héros central[24].

Ces triades ne sont pas explicites, mais il en existe une autre, assez proche, qui se présente ouvertement. La population romaine était divisée par Romulus entre trois tribus – Ramnenses, Titienses et Luceres – dont les noms viendraient de Romulus, Tatius et Lucumon. Il y a des variations dans l’ordre, les formes, les explications, et même l’application des noms (pour Tite-Live ils sont les noms de trois centuries de cavalerie [voir Ogilvie 1965 : 80-81]). Mais de toute façon, on voit une triade formée par les représentants de F4+, F2 et F3. Cela correspondrait, si nous sommes dans la bonne voie, à Bhîshma, Citrângada et Vicitravîrya – groupement assez fréquent des trois fils biologiques de Samtanu (Mbh 1.2.79-80 ; 1.96.1 ; 5.170.6). L’absence d’un représentant de la « vraie » F1 dans de tels groupements (autre exemple : Jupiter, Mars, Quirinus) a beaucoup influencé la genèse de la théorie trifonctionelle. Ces groupements auront probablement la forme 1 + 2 : ici Romulus et Bhîshma se tiennent à part, tandis que Lucumon et Tatius sont tous les deux étrangers, et que Citrângada et Vicitravîrya sont tous deux les fils de Satyavatî.

En comparant les lignes 1-2 du tableau, on a négligé Rémus et l’enfance des jumeaux. Je ne suis pas d’accord avec Wiseman (1995), un historien anti-dumézilien, qui croit que Rémus n’est devenu partie du mythe fondateur que vers 300 avant J.-C., mais j’espère explorer cette question ailleurs.

En ce qui concerne les lignes 3-4, on a déjà noté que, dans les deux cas, les phases F2 sont narrées après les phases F3. Les phases romaines en ligne 4 sont en corrélation globale avec les associés de Romulus en ligne 2, sauf pour F2, mais la corrélation entre 3 et 1 n’existe que par le truchement des fonctions – sauf pour F3, où Vicitravîrya représente la génération centrale dans la carrière de Bhîshma marieur. En d’autres termes, l’épisode F3 à Rome correspond au mariage de Vicitravîrya en Inde (enlèvement de force, pouvoir partagé), et non aux mariages de Samtanu ou des neveux.

À propos des autres lignes, on a déjà noté pour la colonne F1 la similarité entre Evandre et Numa à Rome, et la similarité entre Krpa et Drona en Inde ; mais ces deux phénomènes indépendants constituent une similarité entre les deux traditions. Dans chaque cas, l’occupant de la deuxième position dans la liste horizontale ressemble à l’occupant de la même position dans la liste verticale et pas seulement par leur interprétation F1. Pour la colonne F2 ce sont les contrastes qui donnent une similarité. Lucumon-Hostilius contraste avec Tullus ainsi que Citrângada contraste avec Karna : dans chaque tradition, les personnages de l’axe vertical sont plus importants que ceux de l’axe horizontal (qui pourraient même être omis dans une version sommaire du récit).

Mais c’est bien sûr la comparaison Romulus-Bhîshma qui nous importe le plus. À leur sujet, même si la présence du jumeau dans la ligne 2 perturbe un peu la symétrie, les conclusions suivantes sont devenues vraisemblables. 1) Romulus et Bhîshma ont un ancêtre commun, dont la vie légendaire était organisée selon le schéma pentadique. 2) La phase F3 de cette vie alliait le thème de l’enlèvement de force d’une pluralité de vierges destinées à des dépendants avec celui de la souveraineté partagée. 3) Cette même figure ancestrale venait en tête d’une liste, structurée par le même schéma pentadique, de chefs qui se sont succédé dans une position d’autorité. 4) Le dernier personnage dans cette liste était en quelque sorte lié à la triplicité. 5) La figure ancestrale jouissait d’une relation privilégiée avec *Dyeus.

Cet exercice de comparatiste a ainsi permis de reconstruire une partie de l’histoire des récits qui sont devenus d’un côté le mythe d’origine de Rome, de l’autre la grande épopée de l’Inde. Pour l’anthropologue, il est intéressant de voir comment une forme primitive de classification a pu organiser des récits très complexes, et comment un cadre formé par l’entrecroisement de deux structures pentadiques a pu se maintenir pendant si longtemps. Même s’il n’en a pas vu toutes les ramifications, Dumézil était tout à fait fondé à appeler Bhîshma un « héros cadre ».