Corps de l’article

And anytime you feel the pain

Les jours où ça te fait trop mal

Hey Jude refrain

Hé Jude laisse faire

Don’t carry the world

Prends pas l’univers

Upon your shoulders

Sur tes épaules [1]

Le rapport de Réjean Ducharme à la culture, grande et moins grande, a fait l’objet de nombreux livres et davantage d’articles. Qu’on se souvienne à ce sujet de l’article de Gilles Marcotte sur la présence de Lautréamont chez Ducharme [2] ou de certains ouvrages, comme celui, récent, d’Élisabeth Nardout-Lafarge  [3] qui traite notamment de la place du livre chez l’écrivain. Mais le « bric-à-brac » langagier et culturel que l’écrivain propose ne manque pas parfois de plonger le lecteur — et notamment le lecteur professionnel — dans une certaine perplexité. Comment parler d’une oeuvre qui, à travers son hétérogénéité, donne parfois l’impression de ne jamais chercher à être sérieuse ?

Rapprochant — de manière convaincante, même si a priori la comparaison peut surprendre — l’essayiste qui signe Le lieu de l’homme et le romancier qui publie L’hiver de force, Brigitte Faivre-Duboz et Karim Larose [4] montrent le « double héritage » entre « la culture savante ou seconde [5] » dans le livre du premier comme dans celui du second, insistant sur « l’omniprésence […] de questions relevant d’une réflexion sur la culture [6] » dans L’hiver de force, même si celle-ci apparaît de manière beaucoup plus diffuse que dans l’essai de Fernand Dumont. Cette réflexion, en cela fidèle à l’oeuvre de Ducharme depuis L’avalée des avalés, ne peut se penser sous l’angle d’une séparation entre ce qui relèverait de la « grande » culture… et de l’autre. Mais elle est peut-être plus frappante dans un récit qui colle davantage à l’actualité (discursive, à tout le moins) que les précédents.

On a beaucoup glosé sur les rapports qu’entretiennent le narrateur de L’hiver de force, André Ferron, et son alter ego, Nicole, avec la culture, dans un sens large. On s’est penché sur la littérature (sa présence ambiguë [7]), le cinéma [8], la télévision (écoutée pour le hockey, la météo et les mauvais films), le milieu de l’art et la lecture institutionnelle qu’on peut en proposer, la langue et ses particularités montréalaises, ses mots à la mode, publicitaires, ses syntagmes figés, vidés de leur sens. Au milieu de ces discours, l’importance de la musique et de la chanson, dont cet article voudrait faire état, n’occupe en apparence qu’une portion congrue. On peut s’étonner de cet effet de lecture car, quand on relit le récit de Ducharme, qui est une formidable machine de guerre critique contre les idéologies, la propagande, la publicité et les dogmatismes, on se rend compte que la musique est étonnamment présente. On retrouve pêle-mêle les noms d’Aznavour, d’Adamo, de Fernand Gignac, de Boris Vian, de Grateful Death, d’Édith Piaf, de Richard Wagner, de Led Zeppelin, de Janis Joplin, de Richard Anthony, de Rare Earth, de Ludwig van Beethoven, d’Engelbert Humperdinck, de Pink Floyd et, bien sûr, des Beatles sur lesquels il faudra revenir. Au milieu de cette faune musicale pour le moins hétéroclite, on rencontre de nombreuses allusions à diverses chansons, la présence de discothèques, de bars, de bouges où des danseuses topless se trémoussent sur Knock Three Times. Au total, ce sont plus de 25 allusions directes à des musiciens, compositeurs, à des chansons (citées), qui se trouvent dans L’hiver de force. Mais l’importance de la musique déborde largement les simples mentions.

Je partirai de l’hypothèse que la fragilisation des traces dans ce roman, les signes, les repères culturels souvent friables (à commencer par les mots et les expressions à la mode), ainsi que l’ambiguïté du discours ferronnien, peuvent entièrement se lire à travers l’utilisation, en apparence fugace, de la chanson.

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Il faut dire, à la décharge du lecteur peu enclin à remarquer les allusions musicales, que la première référence explicite ne survient qu’assez tardivement. On peut toujours repérer, si on veut, dans la Camaro Super-Sport que les Ferron décrivent ironiquement (HF, 20), un clin d’oeil au premier succès de Luc Plamondon qui fit tant pour la flamboyante, mais fort brève carrière d’interprète de Steve Fiset [9], et que la radio faisait tourner jusqu’à plus soif au moment où Ducharme écrivait son roman [10]. Mais le lecteur aurait raison d’être sceptique devant une pareille projection des souvenirs d’enfance de l’auteur de cet article : l’allusion intertextuelle reste mince et la démonstration peu convaincante. Il faut plutôt remarquer que, dans un premier temps, les références culturelles — le terme de « culture » devant être pris dans un sens très large — abondent, dès les premières pages, sans que la musique semble y trouver naturellement sa place. Les références littéraires n’ont pas l’importance diégétique et intertextuelle qu’elles pouvaient avoir dans les textes précédents de Ducharme. N’empêche que les mentions sont nombreuses, même avant le premier signe explicite d’un intérêt musical. Outre Jean-Paul Sartre déjà signalé, le poète Charles Gill survient inopinément par l’intermédiaire d’une phrase qui a tout de la maxime servant d’inspiration aux Ferron dans les moments difficiles [11]. Bien d’autres, de Françoise Sagan à Henry Miller, allongeront cette liste. À celle-ci, il faut évidemment ajouter la Flore laurentienne du frère Marie-Victorin, principal livre de chevet des deux protagonistes [12]. À côté de cette présence des textes et des écrivains, on parle peu de peintres, mais beaucoup de l’univers culturel, que ce soit à travers le succès à la fois artistique et commercial de Laïnou, les bijoux réalisés par son amant et parasite Pierre Dogan ou grâce aux souvenirs des Beaux-Arts des Ferron, qui y ont traîné quelques années. Le monde du cinéma est également largement représenté, généralement par des films visionnés au petit écran. Ce sont parfois des films considérés culturellement comme « respectables » (Le blé en herbe de Claude Autan-Lara, par exemple) ; la plupart du temps d’inénarrables films de troisième catégorie, les Ferron adorant se repaître de mauvais films (« Là, on regarde Rendez-vous avec Callaghan. C’est un film policier anglais fabriqué en Italie avec des acteurs américains de troisième ordre. […] Décidés à jouir de tout, nous sommes pendus à ses lèvres. » [HF, 39])

C’est donc longtemps après avoir lu un nombre considérable de références diverses aux cultures, québécoise et étrangère, que le lecteur voit le nom de Boris Vian — et l’allusion porte clairement sur le chanteur — surgir inopinément, tout de suite après la reproduction d’un dialogue de film, permettant l’apparition d’un genre refoulé jusque-là très loin dans les priorités culturelles :

On a enfin acheté le disque de Boris Vian. Ça faisait des mois qu’on le surveillait à la pharmacie Labow. $5.49 c’était trop cher. On a attendu notre prix. Patience et longueur de temps. […] On savait […] que la pharmacie Labow se découragerait, qu’elle couperait le prix, qu’elle le recouperait, que de rabais en rabais elle finirait par le laisser aller pour $0.99.

HF, 39-40

L’écoute du disque se présente sémiotiquement comme une véritable sacralisation, alors que les Ferron s’installent sur le lit, « rigides comme deux gisants, elle une main sur la poitrine et l’autre sur le ventre comme Catherine de Médicis, [lui] les bras le long du corps comme Henri II » (HF, 40-41). Cette manière affectée, compassée même, a quelque chose de ridicule. Cependant la fin du paragraphe, laconique, souligne la théâtralité, et par le fait même l’artificialité, de ce qui précédait : « C’était si bon qu’on croyait qu’on ne pourrait jamais se lasser. De toute façon, ça n’arrivera pas demain puisqu’on a ouvert la fenêtre et lancé le disque dans le parc Jeanne-Mance. » (HF, 41) Étrange réaction, sur laquelle nous reviendrons, mais dont on peut proposer l’hypothèse suivante : quand ils se retrouvent entre eux, les Ferron singent ceux qui les entourent, s’amusent à imiter ceux qui passent leur vie à se mettre en spectacle.

Dans un univers culturel où chacun connaît (trop) bien sa partition mais chante faux, les Ferron, d’une extrême timidité et d’une totale maladresse, ne peuvent se donner en spectacle publiquement et jouent mal. Ils sont trop vrais pour jouer le jeu jusqu’au bout, s’y complaire et y croire. L’équivoque de leur parole tient justement à ce souci de vérité qui les rend, à la limite, incompréhensibles. Cette véritable ontologie qui leur est propre s’exprime de manière spectaculaire dans une scène se déroulant dans une voiture. Alors qu’ils sont assis avec trois vedettes de la scène québécoise « branchée » et qu’ils roulent en direction de l’aéroport, ils entendent à la radio le dernier succès de Fernand Gignac, dont un extrait est cité : « Je me sens riche auprès de toi./— Moi millionnaire dans tes bras [13]. » (HF, 105) Cette chanson déclenche l’hilarité générale et un Himalaya de qualificatifs méprisants provoqués par le style du « crooner que les petites Québécoises osent adorer uniquement parce qu’elles le trouvent gentil » (HF, 105). Ces qualificatifs sont prévisibles : ils participent du spectacle, du grand bavardage de la pièce qui se joue sur la scène québécoise à l’époque, une rhétorique du snobisme qui ne se pose jamais comme une critique articulée de la culture de masse, mais simplement comme une pose. Cependant, lorsqu’on demande directement à Nicole ce qu’elle en pense, elle ne peut répondre qu’à sa manière, par le plus strict naturel : « Moi, je crois que je pense que c’est des mots d’amour… puisque même quand ils sont un peu faibles ils sont touchants… non ? C’est jamais ridicule des mots d’amour… non ? L’amour c’est bien… non ? » (HF, 105) Cette candeur et ce naturel collent à Nicole au point où, malgré le malaise (et le mépris) qui empoisse subitement l’atmosphère, personne ne sait quoi répondre, car personne ne se reconnaît dans ce langage qui n’appartient pas au bavardage creux, mais bien codé auquel ils sont habitués. C’est quand André veut venir à la rescousse de Nicole que les autres s’y retrouvent. En voulant jouer au type cool qui vante les chansons et les poèmes de Reinette DuHamel (qui a posé la question à Nicole) et en comparant l’humour de cette femme à celui de Boris Vian, André tente d’entrer dans un jeu qui n’est pas le sien, dans un discours artificiel dont il ne parvient pas à maîtriser les règles avec aisance, ce qui permet immédiatement aux autres de reprendre pied et de crucifier, par l’ironie, cet amateur, retrouvant snobisme et cynisme le temps de stigmatiser Boris Vian :

« Ça a fait un gros boum quand il a cassé sa pipe, Boris… mais là, c’est pas riche… » Et Roger, qui a toujours le dernier mot pour rire, d’ajouter : « Il avait rien qu’à la casser plus souvent, ça lui fera les pieds… » (quelque chose comme ça, mais mieux tourné ; on est poète ou bien on ne l’est pas).

HF, 106

On constate que vis-à-vis de l’ironie convenue et prévisible de Roger, la parenthèse attribuable à André apparaît beaucoup plus intéressante, offrant au lecteur un véritable tongue-in-cheek : admiration, ironie, mépris ? Au lecteur de proposer sa propre interprétation.

Ce n’est donc qu’entre eux que les Ferron peuvent se permettre des joutes oratoires et démontrer que leur connaissance de la langue — n’oublions pas qu’ils sont d’excellents correcteurs d’épreuves — leur permet de porter des jugements parfois assassins sur le plan rhétorique, y compris lorsqu’il s’agit de musique. Affirmer que la voix d’Engelbert Humperdinck « est d’une douceur telle que mes dernières dents saines se gâtent chaque fois que je l’entends » (HF, 266) ne laisse pas beaucoup de place à l’ambiguïté. Les réactions des Ferron devant Charles Aznavour n’inspirent pas plus d’ambivalence :

On le déteste. On n’en veut pas. On ne sait pas pourquoi du tout. La détestation est la dernière chose purement stupide et désintéressée. Elle nous force dans cette civilisation que les mathématiques ont confites en intelligence, à passer outre à la cohérence, à respirer un peu d’air malin. Hatred gets you high ! C’est excitant !

HF, 63

On remarquera par ailleurs qu’ils l’écrasent sous les invectives au moment où, à la télévision, Aznavour chante La bohème, tout en affirmant que « la dernière bonne chose qu’il a faite c’est Esperanza en 1958 » (HF, 65). La chanson de l’espoir leur semble encore écoutable alors que, symptomatiquement, « La bohème », qui renvoie à la marginalité, leur apparaît insupportable. La bohème se manifeste comme le signe, nostalgique dans ce cas précis, de ceux qui se considèrent hors norme, ce qui est exactement le cas de tous ceux qu’ils croisent et qui ont réussi : « (Les gens qui réussissent réussissent exprès pour te faire chier, bonhomme.) » (HF, 37)

Au-delà de ces critiques ponctuelles, le discours d’André Ferron laisse subtilement apparaître une remise en cause de la chanson comme effet de mode. Le succès de certains genres musicaux invite à y voir un renforcement des codes discursifs et non discursifs participant au bavardage superficiel d’une société qui remplace les valeurs (ou la critique des valeurs) par l’apparence. Par exemple, ce qui, dans le rock, pourrait se manifester à des esprits naïfs comme de la subversion, est rapidement perçu comme un élément général du « système de la mode », pour reprendre le titre du livre de Roland Barthes [14] dans une autre perspective : « Les hippies sont trop assis sur le trottoir avec leurs pick-up pour montrer qu’ils n’ont pas peur de salir leurs jeans, ils aiment trop montrer que Rare Earth, Grateful Death, Led Zeppelin les font flipper. » (HF, 146) Là encore, il s’agit de jouer un rôle et, par conséquent, d’être dans la mode. Il va de soi par exemple qu’« une mercerie unisexe soûle de benjoin […] fait jouer Pink Floyd tellement fort que le plancher balance » (HF, 263). Une bonne partie du vocabulaire à la mode, et indirectement de ce qu’ils nomment « la Contre-Culture de Consommation, la CCC » (HF, 194), n’est-elle pas associée à la musique populaire [15] ? Lisons André Ferron résumant ce que Catherine, alias Petit Pois, leur a raconté :

Qu’elle a passé la fin de semaine stone. Qu’elle a pris trois caps d’acide, que c’était du mauvais stock, qu’elle a fait des bad trips. Que c’est sur le hasch qu’elle a les meilleurs flashes. Qu’il n’y a rien pour la mettre dans le groove comme quelques bonnes sniffées de hasch. Que l’acide, man, c’est pas son bag, que ça fucke son cosmos, que là son cosmos est aussi fucké qu’il peut.

HF, 194

Ce discours en style indirect, rapporté sans commentaire, est indissociable de la culture rock qui se développe à la fin des années soixante. On peut le lire également comme une virulente réponse aux Portes de la perception [16] ou à tout autre texte « raisonné » sur les drogues. Rien de plus insignifiant, rien de plus hilarant que ces propos vides de Catherine présentés avec un complet sérieux… surtout quand on sait que la protagoniste en question pique une crise d’hystérie dès qu’elle entend un mot en anglais dans son environnement immédiat. La critique impitoyable des années soixante au Québec qui sourd du roman pourrait se résumer à ces quelques lignes : « Tout à coup on est fier de ne pas s’être laissé avoir par toute cette complaisance intellectuelle genre peace and love (U.S. patent 4868RT8675). On se trouve intelligents. » (HF, 156)

Cela n’empêche pas parfois les Ferron d’être touchés, vraiment, par la musique :

La symphonie no 8 de Ludwig van Beethoven c’est triste. On se dit que les gens qui peuvent écouter ça sans se lancer tête première contre les murs ont une force morale exceptionnelle. Mais peut-être qu’ils sont juste insensibles. Il ne faut pas mélanger force morale et dureté, comme tout le monde. Qu’est-ce qui a une plus grande force morale qu’une roche ? Rien ne peut déprimer une roche.

HF, 157-158

Cet intérêt parfois réel pour certaines oeuvres permet de revenir sur une étrange réaction des Ferron concernant la musique, soulevée plus tôt dans ce texte : pourquoi ne pas conserver les disques qu’ils aiment ? Pourquoi avoir jeté le disque de Boris Vian qu’ils adoraient après une première écoute, malgré les nombreuses semaines d’attente (« Patience et longueur de temps »…) avant de pouvoir l’acheter ?

La réponse, André Ferron la donne, dans une des nombreuses références faites aux Beatles dans le roman, quatuor britannique auquel André et Nicole vouent une ferveur parfaitement authentique :

On ne garde que les disques des Beatles. Les autres, on les écoute puis on les jette, ou on les met devant la porte pour s’essuyer les pieds avant d’entrer quand les trottoirs sont salissants. On aime les Beatles. Et l’amour sans la fidélité, sans la loyauté et l’exclusivité, c’est de la grossièreté.

HF, 98

La dernière phrase, navigant entre authenticité et mièvrerie, rend compte d’une réelle dévotion qui, en apparence paradoxale, peut s’expliquer [17]. Paradoxale d’abord, puisque les Beatles ont galvanisé plus que quiconque la génération des Ferron et incarnent, à eux seuls, la « Contre-Culture de Consommation » dont, pourtant, le narrateur refuse de se réclamer. Le règne de la mode, de l’éphémère, de l’immédiatement consommable et du jeter-après-usage, ils en sont les maîtres. Mais cette maîtrise de l’éphémère ne peut qu’impressionner les Ferron. Un an après Sgt. Pepper’s Lonely Hearts Club Band (1967), symbole optimiste des années soixante, album concept où explosent les couleurs et auquel les foules vont se rallier, les Beatles produisent The White Album (1968), double album éclaté, large fresque illustrant tous les genres de la musique populaire du vingtième siècle, sous une pochette d’un blanc immaculé qui prend l’absolu contre-pied du style bariolé de l’époque et qui déroute bien des gens (et notamment nombre de critiques). Ainsi, s’ils symbolisent la CCC, ils en imposent également les règles à ceux qui suivent. Or, ce sont bien à ceux qui suivent, ceux qui répètent un rôle social, qui singent la mode (discursive en particulier) que les Ferron sont allergiques. On notera qu’à part eux, personne ne mentionne les Beatles. Centre de la CCC, trop présents pour évoquer la marge, point aveugle par excellence, ils ne peuvent s’imposer auprès de ceux qui se réclament de la marginalité, de la subversion, voire du terrorisme (ne serait-ce qu’intellectuel).

Au contraire, il apparaît logique, en ce sens, que les Ferron s’accrochent à ce qui représente le plus et le mieux le passager, le périssable. Ceux qui imposent la fugacité, la superficialité qu’ils voient (et que d’une certaine manière ils méprisent, que d’une certaine manière ils admirent) autour d’eux. La reproduction de la chanson Hey Jude dans L’hiver de force s’explique dans la mesure où la fragilité et la simplicité des mots au premier degré qui en constituent le texte collent parfaitement à la manière de voir du couple lui-même. La traduction, ligne par ligne (HF, 82-83), d’un large extrait du texte de Hey Jude montre de manière immédiate à quel point le ton s’adapte parfaitement à celui des Ferron, au point où il serait possible de dire que cette chanson, ils la phagocytent.

La destruction des disques des Beatles marque un point tournant qui suit de peu la panne de leur téléviseur. Dans un geste qu’on pourrait presque qualifier de suicidaire, ils font cuire (!) les disques dans le four et les regardent peu à peu fondre : « On s’est assis par terre pour regarder par la lunette Perma-View ce que ça allait faire. Ça a fondu, ça a coulé, ça a fumé, ça a pris feu. C’était triste. » (HF, 165) Ultime signe de volonté de la part des Ferron, dans leur appartement qui leur sert de cocon. C’est à ce moment qu’ils quittent ce nid (à voir sa description, douillet que pour eux…) et doivent se débrouiller.

La passion pour les Beatles, symbole par excellence de la CCC, signale que les Ferron, qui ont beau répéter sans cesse « PAS NOUS ! » (HF, 28, par exemple), ne peuvent rester totalement insensibles au discours ambiant. L’intérêt de la figure des Beatles tient à ce qu’elle converge parfaitement avec celle de leur idole, Catherine, dite Petit Pois. Celle-ci joue pour les Ferron, dans leurs contacts avec la réalité extérieure, hors des murs de leur appartement, exactement le même rôle que jouent les Beatles à l’intérieur de ceux-ci. On ne s’étonne pas, comme par hasard, qu’elle leur fasse justement parvenir, par courrier express, d’Alma, deux disques des Beatles. Voilà qui ne peut que souder davantage les Ferron à cette femme. Elle est leur point faible, celle à qui ils ne peuvent pas échapper et qui représente par excellence ce monde sans consistance, bavard, où rien ne mérite d’être retenu. Mais, plus encore, elle incarne parfaitement, au plan métaphorique, la chanson.

Quand on connaît l’importance des noms chez Ducharme, on ne peut prendre son surnom à la légère : Catherine, alias Petit Pois, c’est leur « Toune ». Une toune, à Montréal, est une chanson à la mode, à laquelle on prend plaisir un certain temps, qu’on fredonne sans arrêt et qu’on aime passionnément parfois, mais qui finit par disparaître des ondes. Une toune ne peut avoir de propriétaire ; pourtant, Nicole et André désirent la garder pour eux. Impossible obsession, qui les conduit presque à la destruction (n’est-ce pas son départ qui va pousser André, à la fin du roman, à frapper Nicole ?). Elle est une musique, leur petite musique, la voix, le ton du discours à la mode, qui les appelle comme le chant des sirènes.

La Toune n’est pas seulement, comme la chanson qu’on décrit ainsi, populaire : elle est la « Reine des Tounes » (HF, 28), donc le numéro un au hit-parade (l’expression est utilisée par André Ferron de manière péjorative, comme une insulte ; la « Reine des Tounes » se voit alors considérée comme « populaire » au même titre qu’une prostituée). Pourtant, ils sont incapables de se « sortir toute la Toune de la tête » (HF, 93). N’est-ce pas justement là la vertu d’une chanson à la mode ? De ce point de vue, qu’on aime ou non le quatuor britannique, on ne peut imaginer de plus grands « Rois des Tounes ».

Catherine « est là, en petite tenue, en train de battre la mesure » (HF, 233) et ses paroles sont pour les Ferron une musique au point où André l’exprime presque de manière explicite : « Des sortes de disques de sa voix tournaient autour de nos oreilles, et il fallait entendre jouer à tue-tête, rejouer et jouer encore, les phrases qui nous avaient frappés, émus, déçus. » (HF, 257)

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Si L’hiver de force peut se lire à la fois comme un déplacement, une condensation et une critique des idéologies « à la mode » et du discours social des années 1960 au Québec [18], les Beatles et leur musique forment un des points d’ancrage les plus forts du hors-texte, auxquels s’ajoutent de nombreuses références à la musique de l’époque, sous-tendant toute une lecture des effets idéologiques des courants musicaux populaires au cours des années 1960 et au début de la décennie suivante. On pourrait trouver le phénomène un peu trivial et considérer que les Beatles, à côté de Lautréamont ou de Rimbaud, question complexité, ne font vraiment pas le poids. Mais peut-être, justement, que c’est dans cette manière qu’apparaît chez Ducharme la subversité — si on veut bien permettre ici un mot aussi pompeux.

Dans son ouvrage sur les procès littéraires en France au dix-neuvième siècle [19], Yvan Leclerc a bien montré que le scandale provoqué par Madame Bovary ne tenait pas à la situation scabreuse (à l’époque) qu’on peut y lire. En effet, des romans de gare bien plus scabreux, il y en avait à la tonne en France au milieu de ce siècle. Le malaise venait davantage du fait que Madame Bovary, manifestement, même pour celui qui n’était pas féru de littérature, relevait du champ de la « grande » littérature, où on s’interdit d’aborder ce genre de sujet graveleux. Dans un autre contexte, mais d’une manière apparentée, on pourrait dire que le « scandale » des romans de Ducharme tient à ce que dans des livres qui relèvent de manière aussi claire de la grande littérature, il y ait autant de mauvaises blagues, d’insignifiances voulues et avouées et de références bien prosaïques. Ce prosaïsme et ces profondes niaiseries qui envahissent son texte visent à invalider toute tentative qui l’enfermerait dans un discours « sérieux ». Comment saisir une oeuvre qui parle de tout et de rien, de trivialités, comment l’analyser sans tomber dans le piège que Ducharme nous tend ? Les questions sont souvent plus intéressantes que les réponses.