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Introduction

Le présent article porte un regard sur les régions acadiennes qui bordent la côte Est du Nouveau-Brunswick. Ces régions présentent un contraste socio-politico-économique contemporain semblable à celui de beaucoup de régions non métropolitaines du Canada. L’une de ces régions, Moncton, où les francophones constituent près de 40 % de la population, préfigure à bien des égards le type d’urbanisation des pôles régionaux des années à venir : diversité et multiplication des services, spécialisation des fonctions, etc. Les autres, où les francophones sont généralement majoritaires, vivent présentement une « phase de transition » (Beaudin 1999) due notamment à l’épuisement des ressources naturelles, maritimes et minières, à la mécanisation accélérée des exploitations forestières ou à l’exode des jeunes.

Considérons le territoire régional dont il est question ici, comme une scène où il se passe des choses qui valent la peine d’être découvertes, une sorte de laboratoire où s’élaborent des formes de vie, des pratiques nouvelles, des liens sociaux et des rapports au monde dont on soupçonne à peine l’existence. Portons plus particulièrement notre attention sur les jeunes de 20-25 ans dont les conditions de vie « face au monde précaire » (Grell 1999) apparaissent moins évidentes, moins assurées.

Cette recherche porte exclusivement sur les jeunes francophones de l’Est du Nouveau-Brunswick qui ont eu une scolarité faible au cours de leurs études secondaires. Au début de l’enquête (1991), ces jeunes avaient au moins 20 ans. Les trente-sept personnes dont il est question dans cet article ont été interviewées à deux reprises dans un intervalle d’un an. Dans un premier temps, elles firent partie d’un échantillon statistiquement représentatif (n=415) de jeunes ayant suivi au secondaire des cours de niveau pratique ou des cours de niveau modifié. Dans ce dernier cas, il fallait que l’étudiant ait au moins suivi deux cours de niveau modifié en français et/ou en mathématiques[1]. Dans un deuxième temps, elles se prêtèrent à des récits de vie visant à compléter, conjointement avec les informations recueillies dans le premier temps, la mosaïque sociale du passage au monde précaire. À cette étape, on a procédé à un entretien biographique court et centré (de type récit de pratique) d’une durée de deux heures et demie environ, dont la consigne portait sur trois aspects de la biographie : les repères marquants de la trajectoire, le passage au monde adulte et le rapport au travail[2].

La notion de monde précaire se réfère autant à l’activité économique du territoire régional où ces jeunes se trouvent qu’au capital social réduit dont ils disposent pour tenter d’y faire leur place et d’y vivre.

Écoutons ce que nous dit ce jeune diplômé électricien qui constate qu’il n’a pas les appuis nécessaires : « Quand j’ai pris le cours d’électricité, je ne connaissais personne là-dedans, je n’ai aucune parenté qui travaille dans ce domaine. En sortant du Collège, j’étais seul, sans connexions ». Du coup, sa vie est comme un yo-yo : trois semaines de travail à tel endroit, quatre semaines en chômage, deux semaines sur appel à tel autre endroit :

« J’aime ça l’électricité, mais je ne me vois pas faire ma vie là-dedans. J’ai aimé mon cours parce que j’ai travaillé pour le réussir et je suis content d’en avoir fait l’effort […]. J’aimerais changer de petite île, changer de vie. Je suis tanné de la routine, la vie que je mène maintenant est trop ordinaire. Il faut que je m’en aille faire une vie à moi. J’aime apprendre. J’aime aussi le danger. Oui, j’aimerais ça d’avoir quelque chose qui foncerait et qui serait dangereux, il me semble que là je serais bien. Quelque chose qui bouge au moins pour un bout de temps. Je pense sérieusement à partir, faire de la musique, peut-être à Toronto. C’est dangereux, je n’ai pas de connexions, mais il me semble que c’est ma voie… En tout cas, si la chance passe, je la prendrai tout de suite. »

Albert, 23 ans

Nous avons donc ici une scène où un acteur cherche à surmonter les situations et moments difficiles en réagissant de façon créative pour se construire une vie qui ne se réduise pas en une désappropriation du temps et des espaces de l’agir quotidien. Cet acteur cherche à repousser ce qui l’empêche de vivre sa vie au quotidien et à réserver son énergie pour les choses qu’il juge importantes. En fait, il exprime son insatisfaction face au type d’intégration sociale qui lui est proposé. Cela ne correspond pas à son « vouloir vivre », à son désir de faire de son quotidien une expérience authentique. La question est de savoir si ce type d’expression est l’apanage d’un seul individu ou si nous faisons face à une situation plus générale. Si nous avons affaire à des praticiens du présent qui tentent de se créer progressivement un mode de vie plus autonome, voire plus poétique.

Un premier portrait-schématique

Ce qui apparaît à la surface de la scène, ce sont des jeunes extrêmement conscients, très bien au fait qu’ils doivent construire leur vie de façon personnelle dans un monde qui se caractérise par la rareté des emplois et leur aspect trop souvent saisonnier. Réalité malheureusement banale en Acadie, réalité bien connue et largement documentée mais aussi réalité souvent niée. Car, suffit-il vraiment de se mieux former, d’être plus mobile, d’être ceci ou cela pour que des emplois nouveaux surgissent? Et c’est là, un autre aspect de la précarité : les jeunes découvrent vite que le monde qui les attend ne leur offre trop souvent que des contradictions. Contradictions entre un monde miroitant d’objets à consommer mais avare de salaires décents. Contradictions entre un monde où l’instruction est considérée comme indispensable pour réussir alors qu’on s’y retrouve de plus en plus en chômage avec un diplôme, un monde où la valeur personnelle est proclamée mais où l’on ne va pas loin sans « connexions ».

Très jeunes, ils découvrent que ce monde est rythmé par l’impératif dépenser-consommer, partie intégrante du mythe du self made man[3]. Très vite, ils découvrent que ce monde reproduit les inégalités sociales dans l’accès au diplôme et à l’emploi. La plupart du temps, ils expérimentent à grande vitesse des emplois qui usent les âmes et les corps (Grell 2003). Quand ils ont un emploi, ils travaillent de jour comme de nuit dans les magasins, restaurants, entrepôts ou usines de poisson. Ils ne se plaignent pas, mais constatent crûment la réalité : « Je n’ai jamais vu quelque chose d’aussi routinier » (Charline, 23 ans), « Tu lèves pesant et dans 10 ans de temps tu seras fini » (Raoul, 24 ans), « Ce n’est pas une job pour une personne, c’est une job parce que tu as besoin d’argent » (Nathalie, 24 ans). Cependant, dès qu’ils en ont la possibilité, ils travaillent et travaillent énormément. Ils ne sont pas de petits saints. Vu de l’extérieur, beaucoup de leurs comportements étonnent et posent problème. Certains se droguent, ils le disent ouvertement. Certains sont dans une impasse, ils le disent et en sont conscients : « J’aimerais recommencer ma vie, mais je ne sais pas comment faire » (Bruno, 25 ans). D’autres ne planifient rien à l’avance, ils le disent et en sont également conscients : « Je me lève le matin puis je fais ce qui me tente de faire cette journée-là » (Julie, 20 ans).

Dans le même temps, on observe aussi que dans leur existence quotidienne, la plupart se montrent capables d’établir des ruptures, d’abandonner un tracé, de bifurquer. Cette capacité à se repositionner, à faire des choix et à développer d’autres figurations, est leur grande force. Comment font-ils? La suite de cet article s’efforce précisément d’en dessiner les formes et les mouvements.

La question de la représentation déterminante du monde

Dans le registre de leur vie effective (instituante), ces jeunes précaires sont en quasi-permanence confrontés à des processus critiques dans lesquels se déchirent nombre de leurs actions, discours et sentiments : « J’ai commencé à 4,50$. C’est moi qui nettoyais tous les murs, le soir. J’amenais parfois mon frère. On était comme des torchons » (Charles, 23 ans). « Quand ils décident à se mettre après une personne, ça n’arrête pas […]. J’étais assez insultée. Ils mènent les employés par le bout du nez. Ils manipulent le monde » (Denise, 22 ans). Ces jeunes doivent la plupart du temps adopter « librement » des attitudes de soumission, faire semblant d’être bien dans leur peau, satisfaire les « petits chefs » de toutes sortes, se débrouiller pour correspondre aux attentes, se couler dans les différents moules (école, travail, consommation…) qui leur sont proposés (Grell 2002; 2003).

Plongés dans des situations, institutions et représentations qui altèrent et entravent le déploiement de leur existence, ces jeunes vivent dans un espace-temps à haut risque et à faible degré de sécurité où se creusent les écarts entre l’ordre établi conçu de façon strictement « fonctionnelle-rationnelle » et leur vie effective (Castoriadis 1975; 2001). Dans le registre « fonctionnel-rationnel », tout se passe en apparence comme s’ils étaient attachés à des fils invisibles, et poussés de-ci de-là dans des directions qu’ils n’ont pas choisies. Et cela, le plus naturellement du monde, comme si ces processus étaient inévitablement extérieurs et étrangers :

« On est monté en Ontario où j’ai trouvé de l’ouvrage. D’abord dans le tapis, pendant deux semaines, puis quelques jours dans un gros garage. Ensuite, une place où ils font des pipes, des gros tuyaux, j’étais helper. Au début, à 8,50$ et après à 12$, comme les autres. J’ai laissé ce travail parce que ma femme voulait s’en revenir. J’ai fait ça sept mois de temps. »

Charles, 23 ans

« Shipper, receiver, warehouse worker, factory worker, j’ai tout fait, pretty much. Il y a des travaux que j’aimais mais c’est toujours la même chose, tu ne gagnes pas assez pour vivre […], so tu es complètement immobilisé. Ça prend dix ans pour faire un two dollars d’augmentation. Not for me! »

Michel, 24 ans

Ces jeunes constatent et expérimentent le traitement que leur réserve cet imaginaire « fonctionnel-rationnel » (plus réel que le « réel »). Ils en prennent fortement conscience et réfléchissent aux manières d’éviter de telles déformations mortifères.

La plupart commencent à travailler très jeunes. Le travail salarié est très important pour eux. Ils en attendent beaucoup et souhaitent qu’il soit une activité créatrice contribuant à leur développement personnel. Cependant, chez eux, lorsque l’emploi ne répond pas aux attentes et ne constitue pas la profession épanouissante à laquelle ils rêvaient, le rapport au travail se transforme progressivement en un rapport strictement instrumental et le côté expressif de son orientation de départ va plutôt se greffer ailleurs, dans d’autres espaces, et cela, au fur et à mesure de la représentation qu’ils se font du monde. Avec sa quotidienneté sans compassion, son horreur souvent banalisée, pointe, chez eux, le refus d’une adaptation sans condition, le parti pris d’une vie quotidienne qui vaille la peine d’être vécue.

Des pratiques d’espaces de liberté

Ces jeunes ne refusent pas de travailler. Loin de là! Considérant le travail salarié comme un moyen de s’assurer le gagne-pain nécessaire, ils cherchent avant tout à ne pas trop s’y investir de manière à garder suffisamment d’énergie psychique pour créer différents espaces où ils peuvent « respirer » et s’accomplir.

Constatons, dans un premier temps, l’importance des espaces de convivialité que ces jeunes se créent par interaction et qui leur offrent la possibilité d’expérimenter des valeurs et un style de vie. Il y a une grande inventivité pour découvrir et s’ouvrir des espaces de ce genre, assurant ainsi une assise à des expériences multiples. Qu’il s’agisse de « blind date » entre deux jeunes ou de fabrication à plusieurs d’un « camp » dans les bois, de rencontres organisées autour des enfants, de la pêche, de la boisson, de la drogue, d’un feu, le long de la plage, d’un bois, d’une rivière ou d’un quai. Qu’il s’agisse de se restaurer entre chums, de faire du sport, de danser, de s’éclater, que ce soit dans un aréna, dans un club ou dans la ville voisine. Sans oublier les relations d’intimité, les coups de main, les relations passagères. « On fait pas mal toutes sortes d’affaires, toutes sortes de petits loisirs, des petits pique-niques, des promenades en canot, des affaires de même, de quoi de bien simple. Ça coûte pas cher et c’est le fun » (David, 23 ans). « On est tous des couples. Des fois on va au club, des fois on va à la beach avec les enfants. L’hiver, on se loue des cassettes, on se fait des dîners. Les soirs, des soupers, comme des pot-lucks, des fondues… On l’a fait pas mal souvent cet hiver » (Nathalie, 24 ans). En fait, ces interactions créent autant d’espaces, mobiles et provisoires, permettant différentes opérations — des petites répétitions — avant toute implication effective. L’échange, la communication, précède l’engagement et permet de vérifier le respect des exigences : « Là, j’ai vu comment elle était… » (David, 23 ans.); « Ça prend ça pour avoir de la confiance… » (Charline, 23 ans). Ces espaces sont en quelque sorte autant de petits laboratoires où les formes conviviales d’être ensemble sont confrontées aux exigences qu’ils veulent au moins atteindre dans la part d’existence qu’ils ont le sentiment de maîtriser.

Observons, à présent, d’autres espaces — les « îlots refuges » — dans lesquels les jeunes s’investissent avec passion et qui, contrairement aux espaces de convivialité, ne sont pas fondés sur l’interaction mais sur la production d’activités et d’objets donnant consistance et maîtrise à la sphère individuelle. Pêle-mêle… un projet d’installation, un attachement pour l’auto, la moto, le hockey, le karaté, la bicyclette, la danse, la drogue, l’alcool, la musique, l’habillement ou le corps, sont autant d’ « îlots refuges » possibles pour les jeunes, dès que s’y greffent la passion (un déversement d’énergie) et la création d’un espace propre (un refuge). Certains de ces îlots, comme la drogue, ont non seulement une connotation extrêmement négative, mais sont habituellement interprétés comme le résultat d’une « socialisation déficiente » ou d’une déficience tout court. Ces façons de penser sont à ce point ancrées que les écoles qui ont à gérer ces phénomènes viennent à les minimiser honteusement, voire à les occulter par peur d’éclabousser leur image. Pourtant dans la perspective des pratiquants de ces îlots, il s’agit de bien autre chose. Énigmes du jeune dans son passage au monde précaire, ces îlots se disséminent justement dans le quadrillage des lieux contraignants (école, travail, etc.) et constituent autant d’échappées tactiques pour s’en préserver :

« J’ai développé un style. Je sépare mon travail de ma vie privée. Ma vie privée, je suis une autre, je suis flyée […]. Quand je vais au club les vendredis, je suis une autre Denise. Les bottes d’armée, les chapeaux, les boucles d’oreille dans le nez, n’importe quoi… Quand je danse, je suis en transe, je suis dans un autre monde, je me laisse aller, je vis. »

Denise, 22 ans

Il est certain que l’analyse de ces îlots hors de tout jugement normatif est d’un intérêt majeur pour notre propos. En effet, les jeunes ne contestent généralement pas les lieux contraignants dans lesquels ils sont amenés à évoluer, ils s’en accommodent, parfois même jusqu’à la dérision. Mais leur sentiment de l’existence transite ailleurs, notamment dans une variété d’îlots refuges qui sont d’une grande importance pour eux en tant qu’espaces propres leur permettant d’exister, d’être — au sens le plus fort du terme — tout en étant conformes en dehors de ces espaces. Ces activités sont d’une grande intensité, l’excès en est difficilement contenu, l’écart est évident : danser se transforme en transe, fumer se transforme en rituel quotidien, la moto en drogue, la chasse en une ode à la nature, etc. « J’allais au Collège pour suivre mes cours. C’était la période de chasse. Ça faisait drôle! Il faisait beau! Le matin, tu arrives là, c’était un frimas sur la terre. C’était le meilleur temps pour la chasse, Et, oups, j’ai viré de bord… J’ai été chassé! » (Luc, 22 ans). « Habituellement, je ne vais pas me coucher avant 2 heures du matin. Ah, je me couche assez tard. C’est que je ne veux rien manquer. Je suis une night owl » (Julie, 20 ans). Comment douter de l’importance de ces îlots pour les jeunes afin qu’ils puissent préserver ce qu’ils sont mais aussi construire l’espace dont ils ont besoin pour « pouvoir être ». D’ailleurs, quand cette possibilité leur est interdite, qu’ils sont dans l’impossibilité de se créer un îlot refuge où faire leur marque, déverser leur frustration et canaliser leur énergie, les jeunes peuvent être tentés de considérer le suicide comme ultime refuge (Grell 2004).

Observons enfin que, pour ces jeunes, l’existence ne peut être cet encerclement de formes vides et contraignantes ni cet étau éducatif se résumant trop souvent à de la socialisation. Il doit y avoir une alternative, une échappée possible, réelle et/ou imaginaire : quitter, décrocher, partir, sortir, braver l’extérieur, bifurquer ailleurs, parcourir… Ce sont autant d’espaces véhiculaires qui, dans le cas de plusieurs jeunes, donnent à leur vie individuelle et collective une signification qui n’est pas préassignée : « Il n’y a rien vraiment qui me touchait à l’école […]. J’ai juste décidé de packer up et let’s go, see Canada. Ce que j’ai fait pendant deux ans » (Michel, 24 ans); « Je voulais voir plus grand, sortir dehors » (Marc, 24 ans). La translation transforme, allonge le regard, permet de mieux voir et rend la personne différente de ce qu’elle était avant : « Quand même que ça serait juste à Moncton, juste pour dire que je décolle de la map. Il n’y a rien par icitte pour les jeunes » (Ghislain, 22 ans); « Si je n’étais pas allé à Toronto, je serais probablement encore le même qu’avant. Toutes les fins de semaine sur la brosse pis aucune responsabilité. Je ne ferais rien de bon » (Luc, 22 ans); « Mon objectif maintenant n’est pas de faire de l’argent, je l’ai fait en masse. Ce n’est plus une question d’argent, c’est la question de faire ce que j’aime […]. Avoir une vie sociale plutôt que de travailler comme un chien à tous les soirs » (Jean, 25 ans); « Avant, j’avais peur. Maintenant, je n’ai plus peur. Je fonce » (Marc, 24 ans). Avec l’espace véhiculaire, ce n’est pas d’un simple déplacement physique dont il est question, ni d’un voyage d’affaires ou autre ne modifiant en rien les habitudes de pensée, mais d’une transformation de l’imaginaire au sens de quelque chose d’inventé de toutes pièces ou par glissements de sens, et qui instaure un écart avec ce qui était (Castoriadis 1975 : 7).

Ces fréquentations/créations d’espaces de liberté sont autant d’altérations, de déplacements, d’écarts qui permettent à ces jeunes de ne pas être figés, immobilisés, en panne, « stuck » comme ils disent. Ce sont dans les possibilités qu’offrent ces espaces que les jeunes se montrent généralement très créatifs. L’enjeu est de taille puisqu’il s’agit pour eux de garder au moins en partie la maîtrise sur leur propre vie. Ainsi, ces espaces de liberté suscitent le « transport », transforme l’imaginaire, créent cet ailleurs grâce auquel leur existence prend sens.

La prééminence du quotidien

Pour ces jeunes la vie commence en étant largement déterminée par la société de consommation. Tous ont à se définir par rapport au modèle dominant qui leur est proposé, comme à nous tous d’ailleurs, à savoir : l’impératif travailler/dépenser qui est devenu la principale maladie des classes moyennes enfermées dans ce que Juliet B. Schor (1991) appelle la « cage d’écureuil » du capitalisme, la débauche des achats faisant fonctionner le système. Ces jeunes se mirent de mille façons dans les fantasmes de possession et de calcul. Écoutons l’un d’eux parler de ses 16-17 ans. À présent, il en rit, car il a pris de la distance et a une autre conception de l’existence :

« J’aimais l’argent. Les deux dernières années où j’ai été à l’école secondaire, je suivais peut-être trois cours par année, je travaillais au-dessus de 32 heures par semaine en même temps que mes études. L’argent parle. Demande à n’importe qui, si tu as la chance de faire plus d’argent, que vas-tu faire? Tu vas prendre la job. Même si tu aimes ce que tu fais, tu le lâches… »

Jean, 25 ans

Ces jeunes sont très marqués par ce rêve d’argent et de consommation, notamment les jeunes peu scolarisés qui courent après le travail, par enthousiasme et/ou par nécessité (Grell 2001). Pour eux, le chemin apparaît d’ores et déjà tracé. « C’est le chemin de la perte du sens… en même temps que de l’emprise croissante de l’imaginaire capitaliste » (Castoriadis 1999 : 109). Mais, il ne faut pas croire que cette cristallisation précoce sur l’argent et les objets de consommation dure indéfiniment. La plupart du temps, il faut la lire comme une drogue consécutive à un état de manque existentiel, une réaction contre la répétition des formes vides, contre les aliénations du quotidien (Grell 2002). Au bout d’un moment, d’autres voies s’ouvrent à eux mais elles ne sont pas tracées, le dessein en est flou et incertain. Ici, c’est le « cheminement » qui compte, la prise de conscience. Ces jeunes perçoivent obscurément des possibilités inédites, une attirance pour le présent en tant que lieu exemplaire où se situe cette différence existentielle qu’ils recherchent :

« Maintenant, je prends la vie au jour le jour. Comme j’ai dit à ma femme, si une étoile doit tomber à côté de moi, qu’elle tombe. Je poursuivrai mon chemin. Si elle tombe sur mon dos, elle tombera sur mon dos. Ce que je cherche, c’est une petite vie où je peux vivre un petit peu et travailler à ce que j’aime. Il faut que je me sente utile. Sinon. Qu’est-ce que je fais sur cette terre? »

Roger, 24 ans

« J’essaie de me bâtir une petite vie, d’être tranquille, de vivre un peu. Je ne suis pas parfait, mais j’essaie aussi d’en donner autant que je peux. L’amour n’a pas de prix. Voilà ce que j’ai appris… »

Marc, 24 ans

Nous avons donc ici une scène où les acteurs prennent le risque du présent en tant que seul vrai lieu de l’existence. Une sorte de glissement (de désenchantement) s’effectue qui les fait passer d’une logique de l’attente projetant dans le futur l’image d’une promesse de résolution des problèmes à une logique de l’attention se concentrant sur le présent et sur le quotidien :

« Les premières années avec Marc, on se disait : ‘Plus tard, on va faire ceci, on va faire ça’. Je me dis maintenant qu’il ne faut jamais dire à plus loin. Il faut faire au fur et à mesure. Maintenant, j’ai à dire que ça va aller comme ça va aller. Je ne fais plus de plan. L’essentiel, pour moi, c’est que sans amour, je me chavirerais. »

Colette, 22 ans

« L’attention au présent ne pense pas en termes d’une solution finale des contradictions, elle cherche à gérer activement ces contradictions mêmes, par des solutions partielles et temporaires… » (Crespi 1983 : 43). Pour ces jeunes, le quotidien ne se réduit pas aux faits et gestes journaliers (rituels, travaux ménagers, hygiène corporelle, etc.). De ce quotidien-là, ces jeunes se sont en quelque sorte libérés en acceptant de vivre sans réserve « l’étoffe » de la vie, c’est-à-dire : les joies, les peines, les angoisses, les plaisirs. « L’attention ne vit pas de possession et de certitude, mais au fil des jours elle reste ouverte aux événements, sans vouloir immédiatement les codifier selon les catégories qui lui sont déjà connues » (ibid.). Pour ces jeunes, le quotidien représente (symbolise) un autre rapport au monde, des formes sociales caractérisées à la fois par une implication de type pragmatique (la recherche de solutions ponctuelles et provisoires) et un agir émotionnel :

« Maintenant, je prends du bon temps. Je vais voir les voisins, je m’amuse avec le chien. Presque tous les jours, je longe la rivière à bicyclette […]. Je ne suis pas encore tout à fait décidé. J’ai encore un petit bout de chemin à faire, mais je ne suis pas pressé. »

Paul, 22 ans

« Nous autres, ce qu’on aime faire, c’est rester calmes. On est toujours avec d’autres couples, on est tout le temps avec des amis […]. On a du fun. »

Charline, 23 ans

La réorientation de ces jeunes s’accompagne d’un changement profond dans leurs comportements à l’égard du travail salarié. Investie corps et âme dès le très jeune âge, souvent au détriment des études, la sphère du travail salarié est progressivement désinvestie au fur et à mesure des désenchantements à l’égard de son contenu. S’effectue alors une transposition de leur désir d’autoréalisation, à l’extérieur du travail salarié, dans des espaces qui prennent une importance accrue comme sphères de développement et de satisfaction. Ces jeunes se lancent progressivement dans des activités expressives extrêmement variées, qu’elles soient de subsistance (les formes d’économie familiale), de bricolage (menuiserie, décoration, couture), de restauration de maison (électricité, peinture, plomberie), de création (les formes artisanales et artistiques), de travail au noir (dactylographie, gardiennage, ménage), de récupération (mobilier, équipement électroménager…), d’échange ou de troc à plus ou moins grande échelle ou d’autres activités (nature, voyage, éducation). Beaucoup mettent au point des formes d’autoproduction des besoins ou restreignent ces derniers (cénobitisme). Dans cet ensemble de pratiques, de transformation des habitudes, de réduction des besoins et de création de revenus de substitution, la communication avec les autres devient primordiale pour échanger des expériences, discuter des projets et préoccupations, tester ce qui est dit et le confronter avec d’autres discours, idées ou initiatives, avant de passer à d’éventuels engagements ultérieurs. La communication devient dès lors « une nécessité vitale, mais aussi un art » comme l’affirme si bien Rainer Zoll (1992).

Avant de conclure, résumons-nous : tous les jeunes précaires sont très tôt confrontés au rêve de la société de consommation. Si certains restent hypnotisés et continuent à courir après l’argent et la puissance qui s’y rattache, d’autres prennent leur distance et semblent opter pour une logique de l’attention au présent. Prendre le risque de vivre au quotidien apparaît de plus comme une façon de refuser concrètement (au jour le jour) de s’adapter au registre « fonctionnel-rationnel » du monde, au moins dans la partie de leur vie (les espaces de liberté) qu’ils arrivent à aménager en tant que seul vrai lieu de l’existence. Mais comment, à leur tour, ne pas déraper et s’aliéner au quotidien?

En guise de conclusion : des attitudes ambivalentes

Souvenons-nous de la question formulée en introduction : ces jeunes sont-ils des praticiens du présent activement engagés à mener une existence plus autonome, voire plus poétique?

Pour ces jeunes précaires, l’occupation d’espaces de liberté, donc le soin accordé aux interactions et à la production d’activités libres, l’exigence de perfection qu’ils y mettent, sont d’autant plus élevés que les lieux de travail sont décevants. Si la plupart d’entre eux sont obligés de prendre le travail comme il vient (c’est-à-dire, le plus souvent routinier ou inintéressant), devant s’estimer heureux d’en avoir un, ils veillent de plus en plus à ce que le reste de leur vie soit à la hauteur de leurs aspirations. Tous ces jeunes sont à un moment ou un autre confrontés au choix d’Albert (ce jeune électricien rencontré en introduction) qui veut « changer de vie » parce que son travail rend « sa vie trop ordinaire ». Moments de leur vie où ils sont confrontés à cette tension entre la nécessité d’un gagne-pain (ce qui représente « l’ordinaire » de la vie) et l’exigence d’espaces propres de libre activité (ce pour quoi ils sont prêts à « changer de vie »). Peut-être est-ce là l’aspect le plus fascinant de la mutation culturelle en cours chez ces jeunes : la manière dont ils s’arrangent avec le travail salarié pour garder suffisamment d’énergie psychique et créer des espaces de liberté pour pouvoir s’autoréaliser. Dans la société de consommation où ils sont plongés, accepter ce caractère foncièrement contradictoire entre le fait de consacrer du temps pour gagner sa croûte et le fait d’en économiser pour s’autoréaliser suppose un recours presque invisible à une multitude d’opérations visant à détourner, déplacer, faire semblant, pour précisément ne pas être assimilés, ne pas « devenir semblables » aux poncifs de cette société de consommation, mais plutôt se les approprier, les rendre semblables à ce qu’ils sont et désirent faire de leur existence.

De ces jeunes précaires, il nous faut surtout retenir les facultés imaginatives et créatrices (la socialité, la passion, l’excès), les capacités de s’emparer de l’existence par l’écoute de l’offre du moment (la vie simple, la multiactivité), la détermination à repousser tout ce qui les empêche de vivre le sens du quotidien (la hâte, la gêne, la fatigue, l’ennui, l’absence d’espaces de liberté). Ils se méfient de l’idéologie de la reproduction et de l’assignation sociales. Chez eux, le sentiment de l’existence ne s’enracine que momentanément dans la société de consommation. Clairement, l’argent, la possession, l’économie ne sont pas une fatalité. Bref, ils mettent à l’oeuvre une culture du quotidien fondée sur les valeurs de l’existence, même si ce changement culturel reste largement pour chacun d’entre eux une affaire personnelle. Ils luttent individuellement contre l’aliénation, celle qui fait perdre le sens de l’existence, instrumentalise autrui et réduit les gestes posés à leur fonctionnalité. Ils veulent se libérer, atteindre un équilibre intérieur, trouver des réponses à quelques questions fondamentales : qui sommes-nous, comme collectivité? Qui sommes-nous les uns pour les autres? Que voulons-nous, que désirons-nous, qu’est-ce qui nous manque? Tout se passe comme si la manière dont ils vivent leur existence quotidienne devient le point focal d’une nouvelle organisation de l’espace social comblant, en partie du moins, le hiatus qui s’est installé entre eux et le monde. Ils veulent « changer de vie », « changer de petite île », ils trouvent la vie « trop ordinaire ». Comme Albert, ils protestent contre leurs propres travers et peuvent aboutir à une critique plus radicale.