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À plus d’un titre, les Journées Mondiales de la jeunesse (JMJ) sont de véritables laboratoires pour les observateurs de la religiosité moderne et du catholicisme contemporain. Ces rassemblements bisannuels instaurés par Jean-Paul II en 1985 regroupent des centaines de milliers de jeunes, provenant de plus de 150 pays. Malgré l’utilisation du singulier dans son appellation officielle, la JMJ se déploie sur une dizaine de jours pendant lesquels les jeunes sont appelés à se rencontrer en participant aux différentes catéchèses, célébrations liturgiques en présence de Jean-Paul II, festivités artistiques et activités d’implication sociale. Après Buenos Aires (1987), St-Jacques-de-Compostelle (1989), Czestochowa (1991), Denver (1993), Manille (1995), Paris (1997) et Rome (2000), la ville de Toronto fut l’hôte de la JMJ de 2002. Ce rassemblement a suscité bon nombre de commentaires un peu partout au Canada, reflet de la diversité de lectures possibles d’une manifestation déjà plurivoque. Certains y ont vu un véritable retour des jeunes au catholicisme, alors que d’autres y ont discerné un habile exercice de propagande de l’Église catholique. Pour plusieurs, ce fut l’occasion de découvrir une « jeunesse spirituelle » que l’on croyait pourtant indifférente aux questions de sens et de religion. Pour d’autres encore, la JMJ est un grand happening sans suites significatives, une stratégie de « marketing » dans laquelle on utilise les jeunes pour rénover l’image de l’Église. Chose certaine, autant de réactions et de discussions témoignent de la singularité de la JMJ : plus qu’une question d’envergure ou que la présence même du pape, la particularité du rassemblement tient d’abord à son caractère public, dans un contexte et à une époque où de telles manifestations religieuses semblent anachroniques.

Par une observation de sa dimension événementielle, nous pouvons identifier trois acteurs centraux sur lesquels a reposé la JMJ de Toronto. De toute évidence, il y a les jeunes et l’Église catholique. Les premiers sont non seulement présentés comme l’objet et la raison d’être de la JMJ, mais ce sont eux qui, par leur énergie et leur nombre, ont alimenté en grande partie l’intérêt et la curiosité du grand public pour ce rassemblement. Quant à l’Église catholique, elle a été à la fois instigatrice, organisatrice et régulatrice de la rencontre. À elle seule, l’interaction de ces deux entités exigerait de longues dissertations. Cela dit, d’un regard d’ensemble surgit inévitablement un troisième joueur : les médias. L’imposante couverture médiatique[1] a permis au rassemblement d’avoir une portée qui va bien au-delà des activités qui se sont déroulées dans la capitale ontarienne. Tout comme Roland J. Campiche l’a souligné à propos de la JMJ de Paris, nous pouvons dire que « les médias ont conféré à la rencontre la dimension d’événement[2] ». Sans leur présence, la JMJ aurait été tout simplement un autre rassemblement, dont l’écho serait demeuré intra-ecclésial, voire limité à certains groupes particuliers.

L’inscription de la JMJ dans l’espace public apparaît donc comme le résultat de l’interaction de ce trio d’acteurs. Mais faire des médias un protagoniste de ce que fut la JMJ, est-ce leur accorder trop d’importance ? Leur présence n’est-elle pas d’abord « circonstancielle » ? Ne sont-ils pas là que pour rapporter les faits ? Comme pour tout événement public, et à ce titre, la JMJ n’existe pas en elle-même. Ce n’est que « dans le processus même de sa publicisation et de sa médiatisation que l’événement acquerrait son identité et se constituerait dans l’espace public[3] ». En ce sens, les mass media ne sont pas « que de simples instruments qui transportent de l’information, mais ils contribuent à la fabrication de ce monde que l’on appellera “monde réel[4]” ». Ce faisant, ils imposent un cadrage qui détermine « une problématique de lecture de l’événement[5] ». Le regard d’un média, qu’il soit représentatif ou non, orienté ou non, demeure un « point de vue déterminé sur le réel » et donc, inévitablement, « aliénant pour le téléspectateur[6] » ou le lecteur, puisqu’il s’agit d’un autre regard, transitoire par rapport au sien.

C’est dire que les angles par lesquels les médias ont choisi d’aborder la JMJ détermineront en partie le sens qu’elle prendra pour une société comme la nôtre. Plus encore, les médias ont eu une influence directe sur le déroulement de la rencontre de Toronto. Au-delà des incidences liées à leur présence bien visible, une majorité de pèlerins a vécu les différents rassemblements grâce au cadrage médiatique, les yeux rivés sur les dizaines d’écrans géants diffusant les cérémonies, montrant le pape et les principaux acteurs qu’il aurait été impossible de voir autrement à cause du gigantisme des lieux et de la foule. Ainsi, le « produit » médiatique est intervenu directement dans le déroulement, la configuration et la structuration de l’expérience des pèlerins.

En explorant la réception médiatique de la JMJ, nous faisons le pari d’être en mesure d’esquisser un portrait des jeunes et de leurs rapports à la religion catholique que la médiatisation de l’événement a permis de construire. Cette hypothèse de travail s’appuie sur deux éléments centraux aux théories de la réception — telles que développées par H.R. Jauss — et que nous nous permettons d’adapter à notre objet. Le premier : toute production littéraire — dans notre cas médiatique — est une réponse à une question[7]. Les questions qui sont au point de départ du travail journalistique deviennent donc pour nous indicateurs des perceptions qui circulent concernant les rapports entre jeunes et religion. Le deuxième élément : « la figure du destinataire et de la réception de l’oeuvre est, pour une grande part, inscrite dans l’oeuvre elle-même[8] ». Dans la mesure où il n’écrit pas pour lui-même mais pour un public, le travail du journaliste ne nous renvoie pas qu’à sa propre subjectivité, mais nous parle également de son auditoire ou de son lectorat, à travers la perception qu’il en a. Par conséquent, la démarche que nous proposons ici est simple : considérant, sans la réduire, la JMJ comme une rencontre entre les jeunes, l’Église catholique et les médias, nous désirons concentrer notre attention sur l’un de ces trois pôles (les médias) afin de saisir ce que ce dernier nous dit des deux autres (l’Église et les jeunes).

Pour ce faire, nous tenterons de cerner quelques éléments témoignant de la réception de la JMJ dans deux grands quotidiens québécois[9] présents à Toronto. Nous analyserons ensuite cette réception en étant attentif aux visions de la jeunesse qu’elle construit. Enfin, en les confrontant à certains constats et hypothèses au sujet des rapports des jeunes à la religion, nous mettrons en perspective les éléments retenus et proposerons quelques pistes d’interprétation de cette réception. Notre matériau est constitué de 29 articles[10] parus dans Le Devoir et La Presse, entre le 19 et le 30 juillet 2002. S’ajoute à ce corpus une cinquantaine d’heures d’observation, sur place, à la fois de l’événement et du travail des médias grâce à un accès privilégié[11].

I. La réception de la JMJ dans deux journaux québécois francophones

Qu’ils soient placés à la une et accompagnés de photos couleurs, qu’ils soient rassemblés en un « dossier spécial » ou insérés dans la section réservée à l’actualité, les articles retenus peuvent être regroupés, en regard des visées qu’ils poursuivent, sous deux catégories de discours : certains textes (ou sections de textes[12]) sont plutôt analytiques, alors que d’autres sont clairement descriptifs. Nous reprendrons chacun de ces types d’écrits en nous attardant spécifiquement aux questions qui s’y trouvent posées, aux réponses proposées et aux images de la religiosité des « jmjistes » ainsi construites.

1. Les écrits à visée analytique : paradoxe et diversité

Sous cette appellation se trouvent réunis des propos qui procèdent d’une ambition de compréhension de l’événement. Dans leurs essais d’analyse, les journalistes insistent sur ce qu’ils appréhendent comme une antinomie : le fait qu’il y ait rencontre entre, d’une part, un nombre considérable de jeunes ayant vraisemblablement tous les traits de la jeunesse (habillement, énergie, diversité…) et, d’autre part, une Église catholique traditionnelle, présente par des activités explicitement religieuses (messes, confessions, catéchèses) et par la mise en scène de nombreux symboles religieux (habits cléricaux, images saintes, objets religieux, etc.). Cette appréhension de l’événement en termes de paradoxe est tributaire d’une certaine vision à la fois de l’Église et de la jeunesse. Nul besoin d’insister longuement sur le caractère inusité de la JMJ dans une société sécularisée, où la lecture historique commune lie l’avancement moderne à la capacité de s’être libéré de la dominance de l’Église catholique. Alors que l’institution religieuse est considérée comme étant en sérieuse perte de vitesse, voire agonisante, comment est-il possible qu’autant de jeunes répondent à son invitation ? Comment une jeunesse, incarnation du progrès, n’ayant que de l’avenir sans passé à déclarer, peut-elle courtiser à ce point une institution de mémoire, vieillissante et, aux yeux de certains, consommée ? Voilà la question à partir de laquelle seront construits une majorité de discours à visée analytique[13].

Cette réception de la JMJ comme phénomène paradoxal se reflétera dans l’insistance sur un aspect particulier et récurant dans la couverture médiatique : l’écart pressenti entre les valeurs et l’éthique des jeunes au sujet de la sexualité, et les principes moraux défendus par l’Église catholique. Le journaliste de La Presse, Mathieu Perreault, problématisera ainsi la question :

[…] comment acceptent-ils [les jeunes catholiques] l’éthique sexuelle de l’Église, qui interdit contraception, avortement, homosexualité et relations sexuelles hors mariage ? Pour les sociétés occidentales, la tolérance de ces pratiques constitue un symbole de progrès, pas une « culture de mort[14] » équivalente à Sodome et Gomorrhe[15].

À cet écart, quelles seront les explications fournies par les médias ? Et quelles images des jeunes retrouve-t-on à l’intérieur de ces explications ? Servons-nous de ces éléments pour explorer les effets de la réception médiatique la JMJ.

Une première interprétation tendra à confirmer l’adhésion d’une certaine jeunesse à la morale sexuelle de l’Église. On recueille alors les commentaires de jeunes et d’adultes défenseurs du discours ecclésial officiel, certains d’entre eux étant engagés dans des mouvements de promotion de la chasteté. À titre d’exemple, on citera un prêtre du Massachusetts disant : « Quand des adolescents viennent me demander comment ils peuvent contrôler leurs désirs sexuels, je leur suggère des exercices d’ascétisme, le jeûne ou la mortification, par exemple[16] ». Ou encore, on prendra soin de noter les applaudissements des jeunes aux propos de l’un ou l’autre des évêques qui réaffirment la pertinence du discours de l’Église en ce domaine. Bien qu’à certains égards un tel mouvement semble plutôt minoritaire chez les jeunes[17], ce choix de cadrage donne naissance à une première image du « jmjiste » : le jeune qui adhère pleinement aux prescriptions morales de l’Église et rejette ainsi ce qui est compris comme une liberté acquise par les générations qui l’ont précédé.

À l’autre bout du spectre, la réponse consistera tout simplement à mettre à jour les signes permettant de conclure au paradoxe et, par conséquent, à jeter le doute sur l’authenticité de la démarche de certains jeunes. À titre d’exemple, un texte de la Presse Canadienne, repris dans Le Devoir et La Presse, s’attarde longuement à certaines expressions d’indiscipline et de désintéressement observées chez des participants. On décrit dans cet article une scène où des filles en bikinis, « pataugeant joyeusement » dans une fontaine, se font accoster par un garçon à leur sortie, ce dernier désirant ajouter leurs numéros de téléphone à son carnet déjà bien rempli. Un peu plus loin dans le texte, le journaliste donnera la parole à une jeune fille pour qui la rencontre est avant tout une occasion de sortir de sa ville du sud de l’Ontario et qui a laissé tomber la messe pour aller au centre commercial[18]. Il existe donc des jeunes « décrocheurs » qui participent au rassemblement mais pour qui l’aspect religieux, au sens strict, n’est pas nécessairement le principal facteur de mobilisation.

Entre ces deux positions se retrouve un troisième profil de réponses fournies par les médias étudiés et, du coup, un troisième modèle de participants. Nous pourrions le résumer en termes de reconnaissance des positions de l’Église par les jeunes, sans pour autant qu’il y soit associé des obligations personnelles. Autrement dit, la morale de l’Église est considérée davantage comme un idéal à atteindre, ce qui laisse entrevoir que la réalité quotidienne puisse être fort différente[19]. Il y a donc le jeune relativiste ou libéral.

Nous pouvons donc constater qu’à travers leur insistance manifeste sur une question somme toute périphérique à l’événement — il ne s’agissait pas d’une rencontre sur l’éthique sexuelle —, les médias nous proposent globalement trois représentations des jeunes, déterminées par les cadrages choisis. À l’avant-plan se trouvent donc placées des appartenances relatives et des identités religieuses hétérogènes. Analysons maintenant les implications du deuxième type de discours.

2. Les écrits à visée descriptive : l’unité dans l’émotion

Cet ensemble de textes s’attarde en premier lieu à informer le lecteur du déroulement de l’événement par la présentation et la description de différentes situations et activités. Avant d’aller plus loin, il nous faut dire que, bien qu’ils adoptent souvent la forme d’un récit factuel, ces textes ne se trouvent pas pour autant exempts d’analyses ou de prises de position. Le choix des situations décrites, le ton de ces descriptions et l’insistance sur certains éléments sont tributaires d’intérêts et de compréhensions particulières de l’événement propres aux médias. À ce titre, ces choix et insistances nous renvoient à la réception que nous cherchons à cerner.

À ce sujet, le nombre de pèlerins, l’effervescence du rassemblement, l’énergie de la foule se trouvent à maintes reprises soulignés dans ce type de textes. Le personnage principal est ici sans contredit Jean-Paul II, les médias s’attardant alors à ce qu’ils ont eux-mêmes identifié comme étant de la « papolâtrie ». Le phénomène peut se résumer en ces mots de Stéphane Baillargeon du Devoir : « À chacune des apparitions du Saint-Père, la foule entre en grâce, en transe, en extase. Les adolescents en surnombre décuplent l’effet d’étrangeté[20] ».

En insistant sur l’émotion extraordinaire qui soulève la foule à chacune des arrivées ou prises de parole de Jean-Paul II, les médias cadrent spécifiquement sur l’admiration que les jeunes porteraient au personnage. Pour faire bonne mesure, La Presse se permet de citer un théologien américain prétendant que pour certains catholiques, Jean-Paul II serait le quatrième membre de la trinité[21]. Un autre texte ira même jusqu’à suggérer une explication religieuse du phénomène :

C’est un être usé, épuisé par 24 années de pontificat, ajoutées à une vie d’intense labeur. C’est peut-être ce qui plaît tant aux catholiques, aux chrétiens, au monde, aux médias. Jean-Paul II concentre maintenant la rédemption, ce concept fondamental, ce mystère essentiel du judéo-christianisme, selon lequel on rachète ses péchés par l’effort, le don de soi, le sacrifice, jusqu’à son dernier souffle ici bas. À chacune de ses aspirations, pour rétablir à sa manière l’Alliance avec Dieu, son premier vicaire, tremblant, souffrant, refait un chemin de croix[22].

Par ailleurs, d’autres articles souligneront que ce qui fait le charisme de Jean-Paul II est lié à sa franchise et à la rigueur de son discours : « La clé de cette popularité : Jean-Paul II est un roc de vérité dans un monde ambigu[23] ». Bref, Jean-Paul II devient, même aux yeux des plus critiques, le personnage charismatique de l’événement. À ce sujet, il y a certes la « papolâtrie » des jeunes, mais il y a aussi visiblement celle des médias.

Évidemment, il n’y a pas de personne admirée sans qu’il y ait des admirateurs. À travers de telles descriptions naîtra donc l’image du « fan », du jeune adulateur de Jean-Paul II. Ce modèle fait peu de place aux nuances et à la distance dans la mesure où cette représentation des « jmjistes » est construite essentiellement sur l’exubérance des expressions d’admiration des jeunes pour le pape et sur l’émotion engendrée par sa présence.

3. De la diversité à l’unité d’une « jeunesse catholique »

Comment situer ces deux types de discours et comprendre les images des jeunes la couverture de l’événement se trouve a construire ?

D’abord, si les réponses des médias à l’écart pressenti présentent les jeunes « jmjistes » sous trois modèles (les adhérents, les décrocheurs et les relativistes), ces différences se trouveront rapidement noyées dans la description insistante de l’effervescence des rassemblements avec le pape. À cette représentation bigarrée se substitue ce que les journalistes appelleront « la jeunesse catholique ». Il y a donc passage de la diversité à l’unité. Et c’est précisément cette image d’une jeunesse réunie autour de Jean-Paul II qui dominera la couverture de l’événement. Même dans les textes où l’Église est présentée comme rétrograde, où l’on souligne les dissidences par la tenue d’une « JMJ parallèle », où l’on évoque les scandales sexuels de l’Église américaine, la ferveur de l’événement finit par s’imposer. Cet enchantement, provoqué par une « foule en délire[24] » formant une « immense mosaïque multicolore[25] », est suffisant pour que l’on conclue à la réussite de l’Église dans son entreprise. Sur ce point, tout laisse penser que nous sommes face à ce que Raymond Lemieux, dans son analyse de la visite du pape au Canada en 1984, a identifié comme une « production mass médiatique du charisme pontifical » : l’événement y prend sa « dimension religieuse spécifique, structurant dans une même communion émotive la paradoxale identité d’un public autrement dispersé[26] ».

Ce que nous venons d’observer dans la couverture médiatique de la JMJ semble trouver écho dans d’autres observations[27]. Roland J. Campiche, lors de la JMJ de Paris en 1997, faisait l’observation suivante :

L’extraordinaire attention portée à la personne du pape […] entraîne une crédibilisation d’un certain nombre d’attitudes et de comportements religieux indépendamment de leur sens, mais simplement par le fait qu’ils sont mis en scène […]. Même quand le commentaire devient acide, le fait de montrer l’événement apparaît plus important que l’interprétation qui en est donnée[28].

De toute évidence, la rencontre entre les médias et le religieux produit une forme de religiosité particulière, propre à ce type d’événement. Tout fonctionne comme si ces rassemblements devenaient le lieu d’une interactivité entre les mass media et l’Église dont la fertilité est tout aussi étonnante qu’inattendue.

II. Mise en perspective

Quel est l’impact de cette construction médiatique d’une « jeunesse catholique » sur l’appréhension commune des rapports des jeunes aux traditions religieuses ? Quelles sont les limites d’un tel « cadrage » ? Comment et pourquoi les médias sont-ils arrivés à assimiler l’effervescence du rassemblement à une prétendue appartenance catholique des participants ? Quelques pistes de réflexion se dessinent d’emblée.

En démontrant la capacité de l’Église catholique à mobiliser plusieurs milliers de jeunes, les médias attribuent à l’institution une pertinence que plus d’un croyaient perdue. Et c’est probablement sur ce point qu’une mise en perspective est nécessaire. Cette image d’une jeunesse d’appartenance catholique laisse dans l’ombre ce que d’autres indicateurs nous invitent à comprendre comme étant un rapport particulier à la tradition chrétienne pour ces générations de sécularisés. Au-delà des constats de déculturation, les transformations des processus de socialisation et de transmission religieuse font en sorte que l’univers catholique n’est plus au point de départ du cheminement des plus jeunes, comme il le fut pour plusieurs générations à travers une culture religieuse « première[29] ». Il entre en scène en second, le premier rôle étant attribué à l’expérience de chacun, de prime abord perçue comme étrangère au monde religieux institutionnel. Sur ce point, les jeunes sont des héritiers : ils sont les enfants de générations qui ont été sans doute les premières à vivre une expérience religieuse davantage à l’extérieur des institutions, à faire la promotion d’une spiritualité plus ou moins liée à l’Église et au christianisme, à miser sur l’expérience dans un parcours individualisé et personnalisé[30]. Dans cet « inventaire des croyances et des biens de salut démultipliés[31] », où le parcours de l’individu prend la forme d’un « itinéraire de sens[32] » plutôt que d’une intégration à un univers fixé par la mémoire et l’institution, la tradition chrétienne catholique devient une tradition parmi d’autres.

Un jeune peut très bien être « jmjiste » sans même se sentir membre d’une « communauté catholique ». La JMJ représente alors un espace de relecture de son expérience humaine à la lumière de la tradition, une possibilité de confrontation des propositions de sens de la culture ambiante avec celles du catholicisme et, pour certains, le lieu d’une recherche enclenchée par la désillusion face aux croyances de la « sécularisation enchantée » et de la « religion du marché ». Bref, la JMJ ne peut être considérée uniquement comme la rencontre entre une institution porteuse et une jeunesse « vierge de religieux » qu’il s’agirait simplement de féconder. Il nous semble que ne pas tenir compte de ces nuances équivaut à interpréter la religiosité de la jeunesse en regard d’une expérience qui fut celle d’autres générations, et à oublier que ces jeunes sont les enfants d’une société moderne, sécularisée et pluraliste. Sur ce point, le caractère paradoxal que font ressortir les journalistes dans leurs articles « analytiques » démontre bien une certaine désarticulation entre leur lecture de la situation et les motivations des jeunes. Pour le « jmjiste », le fait d’être présent suffit à faire sens et s’inscrit dans la logique propre à son cheminement. Si la situation nous semble paradoxale, c’est que nous avons du mal à saisir cette logique. Nous sommes alors confronté au défi de toute recherche portant sur la jeunesse : « définir la jeunesse, dira Claudine Attias-Donfut, c’est la situer dans un temps à construire, au début d’un parcours, dont le modèle de référence, celui de la génération antérieure, est déjà dépassé[33] ».

Par ailleurs, l’image construite par les médias étudiés laisse à l’occasion sous-entendre, principalement à cause du nombre impressionnant de jeunes, qu’il s’agit d’un mouvement de fond de la jeunesse actuelle. Or, lorsque l’on y regarde de plus près, la délégation québécoise assistant à la JMJ ne représente que 0,4 % des jeunes Québécois se disant catholiques et étant en âge d’assister à l’événement[34]. Naturellement, de telles considérations quantitatives ne permettent pas d’évaluer ou d’interpréter rigoureusement le phénomène. Cependant, cette remarque invite à la prudence lorsque certains laissent entrevoir que l’événement témoignerait d’un retour massif à la religion catholique, ou encore qu’il est possible d’en déduire les principaux éléments d’une configuration dominante du religieux chez les jeunes Québécois.

Les images construites par les médias révèlent aussi le fossé où les journalistes eux-mêmes se trouvent enfoncés : fossé entre une certaine Église de laquelle le Québec s’est coupé — qui ne correspond pas nécessairement à l’Église québécoise actuelle, mais dont les principaux symboles ont été mis en scène à la JMJ — et une « jeunesse spirituelle » dont on saisit encore mal l’intelligence des parcours. Cette situation a sans doute à voir avec ce que le journaliste Henri Tincq considère comme une tension « entre une Église qui accepte difficilement sa banalisation dans l’espace public et des médias qui baignent dans une atmosphère d’inculture et d’indifférence religieuses, et qui ne savent plus mettre en perspective ni analyser correctement les phénomènes religieux[35] ». Les points que nous avons ici soulevés, auxquels nous pouvons ajouter l’absence de regards critiques autres que sur les positions morales de l’Église catholique dans la couverture de l’événement, ne laissent-ils pas entrevoir que, dans le processus de sécularisation qu’a connu le Québec, c’est la façon même de penser le religieux qui s’est sécularisée, au point qu’il devient difficile de comprendre le phénomène tant à l’intérieur qu’à l’extérieur des religions historiques[36] ?

Cela dit, le passage d’une jeunesse « paradoxale » ou « diversifiée » à une jeunesse catholique « unifiée » ne semble pas s’expliquer uniquement par cette incapacité des médias à reconnaître les spécificités des parcours spirituels et religieux des jeunes. La réception de la JMJ que nous avons décrite ne nous renvoie-t-elle pas également au rôle, à la place et au fonctionnement des médias dans nos sociétés ?

Lorsque l’on observe l’omniprésence des moyens de communication au travail, dans l’environnement familial, dans nos différents temps de loisir et même dans nos relations affectives, force est de constater que la valeur accordée aux communications dans nos modes de vie dépasse l’utilitaire. Tant dans nos rapports sociaux que dans nos intimités, nous sommes constamment appelés à communiquer, toujours plus et toujours mieux. Qu’elle soit rempart contre les conflits (mondiaux et interpersonnels), solution à nos souffrances psychosociales ou marche vers le progrès, la communication devient une véritable voie de salut. Pour reprendre l’expression de Philippe Breton, la communication est devenue la grande utopie contemporaine. Née en réaction aux horreurs de la guerre dans les années 1940, la communication moderne se propose depuis « comme axe central de réorganisation des sociétés[37] ». Par la valeur sociale qu’on lui accorde, « la communication — et ses techniques — se constituent ainsi comme un recours majeur à tous les dysfonctionnements[38] ». Être « mal dans ma peau » est le résultat d’une mauvaise communication ; lorsqu’un parti politique n’est pas réélu, il a évidemment un problème de communication avec ses électeurs ; naturellement, à l’absence des jeunes en Église, la communication devient à la fois cause et solution.

Tout est susceptible, désormais, d’être associé à des enjeux communicationnels, au risque que l’humain en soit réduit à sa capacité à communiquer, vidé ainsi d’un intérieur dans une société devenue transparente grâce à l’information et aux outils technologiques. L’espace qu’occupe la communication dans nos vies, que nous y voyions ou non l’émergence d’une nouvelle utopie ou idéologie, n’est évidemment pas sans conséquences. Parmi ces effets, il y a ce que Breton décrit comme une confusion sur la fonction de l’outil par rapport à sa finalité.

Nous aurions là une version contemporaine de l’adage classique : ce n’est plus la communication qui est faite pour l’homme mais l’homme pour la communication. L’effet pervers d’une telle inversion, où le moyen devient finalité, est que l’outil ne sert plus à réaliser ce pour quoi il a été conçu et finit par ne plus fonctionner que pour lui-même[39].

La simple couverture médiatique d’un événement suffit donc à lui procurer une légitimité. Ce qui fait sens n’est plus tant les motivations des acteurs de l’événement à travers des gestes, des actions et des discours rapportés par les journalistes, mais le fait même d’être rapporté. Sera alors mis à l’avant-scène ce qui, de ces gestes et actions, est le plus facilement communicable, ce qui permettra de faire une « image parlante » sur nos écrans de télévision, une photo à la une ou un titre accrocheur dans notre journal du matin. Les nuances, oppositions et ambiguïtés se trouvent alors exclues des discours puisqu’elles risquent de nuire à l’efficacité de l’acte communicationnel. Le choix des images, des photos, du découpage des extraits d’entrevue, des citations repose donc davantage sur le critère de la qualité de la communication pour elle-même que sur la validité de l’information. On assiste ainsi à un « phénomène curieux d’amplification sélective puisque les médias tendent à n’accorder d’importance qu’à ce qui se communique bien… par leur intermédiaire. Il n’est dans leur esprit de bon message qu’un message facilement communicable[40] ».

En nous inspirant des propos de Breton, on peut suggérer que les médias ne soient plus des outils d’information mais les véhicules d’une valeur, celle de la communication. Dans cette logique, l’importance de l’acte de communiquer prend le dessus sur le contenu. On se retrouve alors en pleine confusion entre l’information (être mis au courant) et la signification de ce qui est vécu. Sur ce point, il apparaît clairement que l’image d’une jeunesse rassemblée dans l’effervescence de célébrations avec Jean-Paul II, soutenue par la puissance expressive des divers symboles exposés, a un potentiel communicatif beaucoup plus appréciable par les médias que l’ambivalence d’une jeunesse hétérogène. Dans cette exigence de performance, les médias ne se trouvent-ils pas à perdre de leur objectivité et de leur capacité d’analyse ? Serait-il simplement possible pour un réseau de télévision ou un journal national de mettre en doute l’importance de l’événement couvert alors qu’il a lui-même déployé sur le terrain de nombreux journalistes et techniciens et qu’il a consacré plusieurs pages et heures d’antenne à l’événement ?

C’est donc dire qu’il y a plus qu’une sécularisation des consciences des acteurs médiatiques pour expliquer le type de réception qu’a connue la JMJ. Lorsque nous analysons l’événement en nous situant dans l’utopie de la communication, l’effervescence des rassemblements, le dialogue de la foule avec Jean-Paul II, la rencontre des jeunes entre eux sont compris comme une réussite communicationnelle et un tour de force hors de l’ordinaire. D’autant plus que l’Église est plus souvent qu’autrement appréhendée comme une institution dépassée, n’appartenant qu’à l’histoire. Et voilà que, dans cette semaine à Toronto, elle a su manier avec grande efficacité les mécanismes de communication modernes. Plus encore, lorsque l’Église quitte le discours dogmatique et moral pour entrer dans l’univers symbolique par une mise en scène[41] grandiose comme ce fut le cas à Toronto, elle dévoile un potentiel communicationnel qui ne peut que combler la gourmandise médiatique. Avec une communication réussie, scellant la réussite de l’événement, quelle place y a-t-il pour le regard distancié, caractéristique présumée du travail journalistique ?

Brève conclusion

La compréhension de la JMJ, de sa portée et des représentations de la religiosité des jeunes qu’elle a véhiculée ne peut être dissociée de la couverture médiatique qu’elle a connue. Notre analyse a permis de souligner l’écart entre l’image d’une jeunesse catholique construite par les médias et une autre réalité, celle d’une diversité de cheminement et d’un rapport particulier à la tradition catholique. Et à ce sujet, la JMJ est un riche espace d’observation : il ne s’agit pas uniquement des rapports des jeunes au catholicisme. Cette rencontre des jeunes, de l’Église et des médias n’est-elle pas aussi le mouvement de deux instances en désir de régulation qui vont à la rencontre d’une jeunesse sur laquelle il est possible de projeter tant la nostalgie de ce que les autres générations ont été que le fantasme de ce qu’elles voudraient encore être ?

Nous avons considéré, en introduction de cet article, l’événement public JMJ comme le résultat d’une interrelation entre les jeunes, l’Église catholique et les médias. Le fait d’avoir choisi la réception comme « position épistémologique » nous a fait découvrir un quatrième intervenant : l’auditoire ou du lectorat, absent physiquement mais présent dans le jeu du cadrage médiatique. Comme nous l’avons vu, par les questions posées, les explications fournies et les images construites, le travail des médias nous révèle aussi, et peut-être même plus, certains traits de la religiosité du grand public, à majorité composé d’une autre génération que celle réunie à Toronto. Nous sommes alors en droit de nous demander, dans cette représentation d’une jeunesse catholique rassemblée autour de Jean-Paul II, ce qui est le propre de l’expérience religieuse des jeunes et ce qui relève du jeu de comparaison, d’une compréhension dépendante d’expériences appartenant à d’autres générations. Comme l’a fait remarquer Fernand Dumont, la jeunesse se trouve définie, toujours et en partie, par le monde adulte[42]. Certes, l’événement public JMJ est indicateur de la religiosité des jeunes. Cela dit, l’observation de sa réception par les médias nous invite tous à faire le procès continuel des processus de construction de nos représentations de la « jeunesse religieuse ».