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L’Amazonie «naît mythique» nous dit Martine Droulers qui, à travers un solide et efficace raisonnement géographique, s’attache à une déconstruction d’un certain nombre de mythes modernes concernant cette région: «l’homogénéité de l’espace», «la destruction sans nuance de la nature», «la forêt poumon vert de la planète», «l’indien obstacle au développement», etc. Cette grande synthèse très documentée et actualisée sur une région mal connue reprend les grandes lignes de son précédent ouvrage sur la question (L’Amazonie, 1995), mais en y développant une thèse portant à la fois sur l’émergence d’un développement durable, et aussi sur la genèse du territoire et en particulier des régions qui devrait intéresser les lecteurs bien au-delà de la question amazonienne.

L’ouvrage est essentiellement centré sur l’Amazonie brésilienne, plus particulièrement sur ses espaces ruraux et naturels. La ville et les Amazonies des autres pays sont certes abordées, mais pas au même rang, en particulier dans l’enchaînement de la démonstration géographique. La cartographie est excellente: de qualité (l’absence de couleur n’est en rien gênante), elle est aussi particulièrement efficace grâce à un choix judicieux et rigoureux des thèmes.

En présentant en contrepoint des activités qui peuvent s’étaler et consommer de grandes quantités de ressources sans créer de territoire, les chapitres «Une pression anthropique inégale» et «Des enclaves aux réseaux» sont des moments importants de la construction d’un modèle géographique. Depuis dix ans la colonisation agricole s’essouffle, le nombre d’exploitations agricoles commence à diminuer en Amazonie, et cependant la pression foncière s’accentue toujours. L’élevage bovin extensif se développe et, sans créer d’emplois ni améliorer l’approvisionnement alimentaire régional, apparaît comme une source essentielle de la concentration foncière et de la déforestation. Le tiers du troupeau brésilien est aujourd’hui en Amazonie, qui est ainsi l’une des plus grandes zones d’élevage du monde. Parallèlement, les enclaves économiques, espaces suspendus aux activités de grandes entreprises et à des investissements publics parfois insensés, sont incapables d’une projection dans le territoire. Comment prétendre créer une territorialité qui nie la question environnementale et repose sur des exceptions fiscales et l’esclavage des travailleurs? Le Carajás, avec ses mines, son chemin de fer, sa ville planifiée et clôturée pour ses cadres et ses agglomérations de travailleurs et de passagers en transit, est par exemple une caricature intéressante d’un paradoxe tout brésilien: un «territoire sans région». Des enclaves interconnectées ne peuvent faire au mieux qu’un territoire en miettes.

Le propos brillamment soutenu dans cet ouvrage est celui de l’émergence de l’Amazonie des régions grâce à la mise en réseau des activités au niveau local et à la construction politique et citoyenne du territoire. Dans un précédent ouvrage (Brésil, une géohistoire, 2001), Martine Droulers avait exposé sa théorie d’une transformation des modes d’action territoriale de la société brésilienne, passant de la «géophagie» à la «géosophie». Elle en apporte ici une tentative de démonstration sur le cas amazonien.

La tentative n’est pas sans risque, car l’auteur s’appuie fortement sur des expériences encore assez isolées et mal consolidées de développement durable. L’exploitation rationnelle des forêts et l’adaptation écologique et économique des systèmes agricoles aux populations et milieux amazoniens n’en est qu’à un stade qu’il faut bien qualifier encore d’expérimental. Les Unités de conservation et les Terres Indigènes, points d’ancrage d’une préservation de la nature, atteignent certes près du tiers du territoire amazonien, mais combien ne seront finalement, a posteriori, que des «zones d’exploitation différées»? Par ailleurs, cette démonstration qui fait levier sur ces modèles alternatifs aurait requis des analyses plus proches du terrain, du fonctionnement concret des modes de mise en valeur du milieu et du vécu des populations.

Cet ouvrage apporte cependant une description minutieuse et une analyse brillante d’un processus de bureaucratisation (et donc de désenchantement) du territoire amazonien: zonages, cartographies détaillées, Unités de conservation, dispositifs et projets, corridors écologiques, méthodes participatives et concertation, etc. Ce processus de rationalisation du territoire et de la société produit-il forcément de la démocratie et du développement durable? Martine Droulers soutient ici une thèse essentielle que j’avais appelée il y a quelques années «une utopie nécessaire»: de nouvelles territorialités, plus durables et démocratiques, sont en émergence. Cela me semble de fait un plaidoyer pour un ré-enchantement du territoire, mais la société et la science peuvent-elles se passer de mythes?