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Françoise Zonabend nous livre ici une lecture très moderne à plusieurs voix, passées et présentes, d’une société ou s’entremêlent celles issues des textes d’écrivains, d’autres venues du chercheur, d’autres enfin d’informateurs locaux, chacune écoutée avec finesse et offerte dans sa singularité. Terrain ethnographique, roman et réception du regard littéraire ou scientifique par la population étudiée se côtoient ainsi sans jamais se fondre, fournissant des regards croisés sur les moeurs normandes de cette société.

Le hasard de la rencontre des sujets narratifs est la suivante. Françoise Zonabend, ayant depuis peu entrepris une recherche ethnologique à La Hague, découvre chez un bouquiniste un roman datant des années 1930 dont l’auteur, un écrivain local, situe l’action dans cette même région de la presqu’île du Cotentin qu’il dépeint admirablement. L’intrigue de À chacun sa volupté est dure, ce qui explique que la réception du roman a été autrefois largement marquée par l’ignorance et le silence. Elle est néanmoins reconnue comme plausible par les informateurs sans qu’ils puissent la relier à un fait divers historique connu. Dans le récit se mêlent l’infanticide, la folie et le désir de possession de la terre. En négatif on y lit la prégnance des liens de consanguinité sur l’alliance, et en filigrane l’orientation impitoyable des stratégies matrimoniales, la banalité du viol et les usurpations de la filiation légitime (p. 11). Outre cet écrivain dont elle suit la trace, Françoise Zonabend fait une large place à une informatrice, un maître en parenté, Marie, dotée d’une fantastique mémoire et d’une connaissance approfondie de généalogies étendues.

L’ouvrage débute par une sorte de journal de terrain qui porte sur la quête de la vie et de l’oeuvre de l’auteur, Raoul Gain, et la tentative qui n’a pu aboutir de reconstituer sa « geste » d’écrivain. Suit le roman dans son intégralité et sans commentaires. La troisième partie est une réflexion anthropologique basée sur les recherches de terrain de l’auteure sur l’espace, la « race », la société, les moeurs, la parenté, ainsi que sur les passeurs de la parenté et la rumeur. Cette troisième partie apporte un éclairage parfois différent de celui de Gain, et en tout cas moins violent.

Quelle est la perspective prise ici sur la littérature? Selon l’auteure : « Le roman est une production humaine comme les autres et, à ce titre, il constitue une source d’informations sur qui écrit et sur ceux qu’il décrit. Il n’apporte pas de connaissances supérieures à celles que le chercheur peut recueillir sur le terrain, il en fournit d’autres par la liberté que donne la fiction et l’art de la narration qu’il manipule » (p. 288). Françoise Zonabend se situe ici dans la perspective de travaux de Jamin (2005) qui prennent la littérature pour objet anthropologique en considérant que celle-ci, sous une forme stylisée et à prétention universelle, vient dire quelque chose du social et du symbolique. On est très loin ici du regard critique et souvent décapant de Geertz (1988) sur l’anthropologue comme auteur, romancier lui aussi, point qui n’est pas abordé ici, mais que suggère cette juxtaposition de textes. On est plus proche d’une réflexion sur la réception des textes anthropologiques et sur le fossé qui sépare la sensibilité des ethnologisés de celle des anthropologues quant à ce qui peut être dit ou sur la façon de le dire (voir Brettell 1993). De ce point de vue, cet ouvrage apporte peut-être de l’eau au moulin : s’il y a des choses que l’on ne peut écrire comme anthropologue (ou difficilement) ne passeraient-elles pas bien – ou mieux – lorsqu’elles sont présentées sous forme de roman écrit par un écrivain local?