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Introduction

Un observateur étranger à la culture burundaise serait sans doute étonné que les parents puissent donner à leurs enfants des noms comme Munuko (puanteur) ou Kabwa (petit chien). Si nous envisageons d’aborder les noms de personnes au Burundi comme support du lien social, la logique s’en trouve dans la conception que les Burundais ont de la personne et du monde. Notre propos est guidé par deux soucis majeurs : éviter de tordre les faits pour leur imposer un sens ; puis garder à l’esprit qu’être à proximité de l’objet d’étude ne confère pas plus de crédit aux analyses que l’on en fait. Comme le soutient Singleton, la réalité n’est pas substantiellement et significativement déjà là en dehors de tout esprit humain, pour que le regard d’un sujet qui se trouve le plus près soit automatiquement le plus conforme à la réalité des choses. Rien de significatif n’est tout fait, « […] tout sujet est condamné à faire (au sens le plus fort du terme) son idée non pas d’un objet qui, en principe, devrait donner lieu à une idée véritable, mais à partir de données sensibles, des data, qui proposent plus qu’elles n’imposent des sens » (1998 : 27)[1].

Cet article montre que la nomination institue le rapport à l’autre et véhicule les conceptions que les Burundais ont du monde. Elle participe à la construction du système de représentation de la personne.

Le Burundi, le nom, la personne

Le Burundi est un pays de l’Afrique centrale d’environ 27 834 km2. Sa population est estimée à six millions d’habitants, avec une densité avoisinant 180 habitants au km2. Colonie allemande puis sous tutelle de la Belgique, le Burundi est indépendant depuis 1962. Il passe de la monarchie à une République en 1966. Depuis son indépendance, le pays connaît des cycles de violence entre ses deux principales composantes, les Hutu et les Tutsi, ainsi qu’avec les Twa. Le Burundi vit essentiellement de l’agriculture pratiquée dans les unités familiales. L’habitat est dispersé et il n’y a pratiquement pas de village. L’unité géo-sociologique est la colline qui compte plusieurs ménages.

Le mariage est régulièrement monogamique et la société, patriarcale. La langue maternelle est le kirundi. En matière de religion, les Burundais croient traditionnellement en un Être suprême qu’ils nomment Imana. Actuellement, environ 60 % de la population est officiellement de religion catholique[2].

En matière de santé, les Burundais reconnaissent qu’il y a un certain nombre de maladies liées à des causes naturelles mais leur caractère répétitif ou chronique incite à rechercher une origine surnaturelle[3].

Avoir le nom, c’est être

Pour Dolto, cité par Clerget (1990 : 1), « Quand on ne donne pas de nom à un être humain, on ne lui donne pas le droit de mourir, pour ainsi dire, puisqu’on ne lui a pas donné le droit de vivre. Un être humain ne vit que nommé ». La nomination est une pratique universelle. Dès que l’homme vit en société, il lui faut nommer les choses qui l’entourent, les lieux, les membres de son groupe ; afin de pouvoir les différencier, les repérer et entrer en rapport avec eux. Lévi-Strauss (1962 : 240) écrit que le nom est universel et que, dans toutes les sociétés, il sert à signifier, à identifier et à classer. Sans doute faut-il dire qu’humanité, société et nomination vont de pair.

La personne s’identifie à son nom à tel point qu’à la question : « Qui êtes-vous? », elle répond en disant son nom. Dupire (1982) observe que les Ndout du Sénégal donnent des noms-masques pour tromper la mort. Ainsi un enfant venu au monde après la mort de frères ou de soeurs se verra affublé de noms comme « fosse de cadavre » ou « sans utilité ». Tous les moyens sont bons pour retenir l’enfant qui est encore plus vulnérable que l’adulte face aux forces du mal.

Le nom vient attester la vie et se trouve au coeur de l’identité et du destin de chacun. Pour Bauer (1987 : 79), « [l]e nom est considéré comme élément fondamental de l’identité, articulant l’histoire collective, individuelle à l’histoire singulière d’un sujet, voire à sa destinée ». Le nom inscrit chacun dans une génération et dans une filiation. Il est à tel point symbole de l’humanité que toute société qui cherche à nier l’individu et le détruire commence par supprimer son nom.

Bien que toutes les sociétés humaines partagent le fait de nommer leurs membres, chacune le fait et le vit à sa façon. En effet, il n’est pas indifférent de porter un nom glorieux ou infâme. Doja (1998) note que chez les Albanais, avoir un nom « noirci » conduit au suicide ou à l’exclusion du groupe. Chez les Yoruba étudiés par Niyi Akinnaso, le fait qu’il n’est pas indifférent de porter tel nom plutôt que tel autre a des conséquences particulières qui répondent au principe que l’auteur énonce comme suit : « A personal name is derived from one or more domestic events that satisfy the home context requirement » (1981 : 50).

L’identification du nom et de la personne montre qu’il y a un lien organique entre la personne et le nom qui l’a appelée à la vie, de sorte que par le truchement du nom, il est possible d’agir sur elle. Vroonen (1973) donne plusieurs exemples tirés de diverses sociétés pour illustrer ce lien : chez les anciens Égyptiens, le nom se confondait avec le « moi », il animait le corps ; supprimer le nom de l’homme c’est lui ôter la vie. Tous les textes rituels d’Égypte ancienne insistent sur le fait que le nom, ainsi compris, constitue l’âme matérielle et la part secrète de tout l’être humain, sa véritable raison de vivre. Pour les anciens peuples indo-européens, l’être humain n’existait pas tant qu’il n’avait pas reçu de nom. Les anciens Chinois disaient que quand il existe une forme, il existe aussi un nom.

Les Burundais illustrent ce lien entre le nom et la personne par le dicton : « Izina ni ryo muntu » (le nom c’est la personne elle-même). Lienart (1968) note que dans certaines tribus d’Afrique noire, le fait de demander son nom à une femme équivaut à lui demander le don de sa personne, et cela va si loin qu’un époux est toujours péniblement surpris d’entendre un homme prononcer le nom de son épouse.

En raison de ce lien vital entre le nom et son porteur, le changement de nom entraîne le changement de sort. Une meilleure illustration nous vient de la bible : Abram et Saray devinrent Abraham et Sarah pour que lui, « père du peuple », devienne « père de la multitude » (Gn, 17, 5), et que Saray devienne féconde en s’appelant Sarah (Gn, 17, 15-16). Ces changements permirent d’assumer les nouveaux rôles attribués par Dieu.

Ces quelques exemples montrent que la personne ne devient entièrement un être social qu’une fois nommée. Son nom, symbole de l’accès à ce nouveau statut, sera le pont par lequel le monde accède à elle.

Le nom, voie d’accès à l’intimité de la personne

Dans toutes les sociétés, le nom s’impose comme une composante essentielle de la personne. Les Samo du Burkina-Faso étudiés par Héritier (1983) considèrent que les noms en constituent l’armature. Chez les Inuit du nord du Canada, Saladin d’Anglure (1980) remarque que l’être humain résulte de l’association d’un corps, d’un souffle vital ou âme et de son nom. Avec l’articulation, dans la vie, de ces trois composantes, corps, âme et nom, une personne est achevée, et ce parachèvement réitéré au cours de la vie se manifeste à travers des dations de noms successives.

Le nom conduit au coeur même de la personne, c’est pourquoi il est choisi de façon à camoufler le porteur afin de lui permettre d’échapper au mauvais oeil. Ainsi, les Mosi étudiés par Houis (1963) donnent certains noms qui expriment le désintérêt ou chosifient l’enfant. Kayure signifie « sans nom », car on pense que l’enfant ne vivra pas. Sagdo désigne « les ordures », assimile l’enfant à des ordures qu’on jettera.

Jacob (1988) souligne une pratique similaire chez les Winye du Burkina Faso où nombreux sont les noms qui indiquent des tensions intrafamiliales. Dans ce contexte, l’événement de la naissance sera minimisé par une nomination euphémisante comme Ta viigi qui veut dire « il faut jeter » (sous-entendu : l’enfant).

En plus du rôle de camouflage que jouent ces noms, ils aident les parents à ne pas investir émotionnellement dans un objet dont la durée de vie est incertaine.

La nomination fait naître la personne à la société

Simonsen (1994) écrit que c’est par le nom que l’être biologique devient un être social. La dénomination est un rite fondamental qui joue un rôle essentiel aussi bien à la naissance que lors d’autres rites de passage : toute initiation, l’entrée en religion, la promesse de scout.

Toute entrée dans le monde humain s’accompagne de l’attribution d’un nom. Ogawa Ryo écrit à ce propos : « […] a person comes into existence for the first time when he is given a personal name. In some societies, if a person dies before receiving a name, he or she is considered to have never lived and no funeral is held » (1992 : 23).

La nomination est un acte qui nécessite la présence de l’autre ; elle fonde l’altérité. En effet, nous recevons notre nom de la part d’un autre et nous l’entendons dans la bouche d’un autre. Aussi l’existence d’une personne est-elle assujettie à la souveraineté de la parole. Le nom est donc le point de rencontre de l’institution du langage et du sujet. Il permet d’être interpellé, d’être le destinataire d’une parole puis de devenir sujet parlant.

Les philosophes du langage traitent la nomination comme un acte. Austin (1970) parle d’énoncés performatifs pour indiquer que produire une énonciation c’est exécuter une action. Pour Armengaud (1985), les actes illocutionnaires nécessitent une institution au sein de laquelle le locuteur et l’auditeur doivent occuper une position ou un statut particulier pour être accomplis. La nomination est un acte de langage dans le sens de Searle (1988) quand il insiste sur le fait que le langage ne sert pas seulement à représenter le monde, mais qu’il sert à accomplir des actions. Parler c’est agir sur autrui ou instaurer un sens par un acte de parole. Le nom s’inscrit dans ce débat par le fait qu’il procède d’un acte de parole qui, au-delà de son rôle de désigner pour différencier, engendre la personne en l’instituant à la société.

Spécificité de la nomination au Burundi comme acte inaugural du lien social

Au Burundi, le lien social entre la personne et la société s’inaugure au moment où un nom lui est attribué, attestant qu’une existence sociale lui est reconnue. C’est ainsi que le nom est donné à l’enfant dès que l’on peut espérer qu’il grandira et que certains traits de caractère se manifestent. Ces traits inspirent le choix des noms. Ntahombaye (1983) en donne quelques-uns :

  • La sagesse : Mworoha qui veut dire être doux, être sage.

  • Le caractère difficile : Kadada – tenace, surtout dans le mal

  • La paresse : Budeyi – flâneur.

  • La gourmandise : Kajekurya qui signifie « il est venu pour manger ».

  • L’esprit d’éveil : Gaciyubwenge – l’enfant est intelligent.

Cette pratique s’explique par le taux de mortalité infantile élevé, mortalité attribuée au tiers persécuteur envieux de la progéniture.

Le souci de camoufler l’existence d’un enfant se concrétise davantage dans la nomination. Ainsi, Busabusa, Ntazina, Ntakije sont des noms qui signifient respectivement « rien », « sans nom », « rien ne vient » ; pour dire que la naissance est un non-événement. Actuellement au Burundi, le système traditionnel de nomination où chacun porte un nom différent de celui du père, cohabite avec le système patronymique introduit par la colonisation et le christianisme. La patronymie montre ses limites dans certains cas. En effet, un père nommé Nyandwi (nom de rang donné au 7e enfant) par exemple, ne peut transmettre ce nom à ses enfants sans tomber dans le non-sens. Le nom de Gahungu (petit garçon) ne peut être transmis à une fille sans brouiller les cartes. Rodegem (1965) note que « […] dans certaines missions, les missionnaires ont jadis essayé d’imposer aux enfants le nom de leur père et d’introduire ainsi, pour des raisons de facilité, le nom de famille à la mode européenne. Ce fut un fiasco » (1965 : 9). Les Burundais ont leur façon d’indiquer la filiation. Le lien de descendance est exprimé par le terme « mwene » ; ainsi on dira « Gahungu mwene Bucumi » (Gahungu fils de Bucumi).

Tout en laissant la liberté de choix, le système burundais de nomination respecte certaines règles. En effet, certains événements imposent des noms qui leur sont liés. À partir du 7e enfant jusqu’au 10e de la série, interviennent des noms de rang qui sont respectivement Nyandwi, Minani, Nyawenda, Bucumi, noms construits à partir des radicaux signifiant sept, huit, neuf et dix, chiffres du rang de l’enfant. Au-delà, on utilise des noms exprimant l’idée que les parents commencent à accepter qu’ils ont beaucoup d’enfants. C’est le cas de Karenzo « petit dépassement » donné au 11e enfant. La naissance des jumeaux impose aussi les noms de Bukuru et Butoyi signifiant « le majeur » et « le mineur ». L’enfant qui naît après les jumeaux aura un des noms suivants : Nkurikiye signifiant « celui qui vient après les jumeaux », Ciza (le beau), ou Congera (celui qui s’ajoute). Cette disposition particulière pour les jumeaux est due à la conception selon laquelle ils sont un signe de malheur qui frappe la famille. Un rite d’intégration de ce phénomène étrange doit être organisé.

Les règles d’attribution des noms confirment l’idée que l’individu est pris dans un réseau si serré de relations familiales et sociales, soumis à tant de rites, qu’il n’a pas d’existence autonome. Le système de nomination fait ressortir le sentiment de l’incertain et de la peur devant les difficultés de l’existence. Ce sentiment jalonne d’autres comportements dont celui adopté par les Burundaises quand elles sont enceintes. Elles gardent en secret leur grossesse et évitent tout regard indiscret ou tout propos la mentionnant. Une chanson met en garde la fille qui se marie : « Les Burundais causent trop, ils peuvent parler d’une grossesse disparue, alors qu’ils ne l’ont pas vue ». Cela tient à la représentation selon laquelle une grossesse interrompue accidentellement signifie que le foetus est allé se cacher et qu’il reviendra. Un enfant qui naît après cet événement est considéré comme étant issu de l’ancien foetus qui est revenu et il porte le nom de Muhitira (enfant qui a passé beaucoup de temps dans le ventre de sa mère).

Le nom burundais est un message qui met en relation trois « instances » concernées par l’acte de nomination à savoir : l’instance qui nomme, l’instance destinataire du message et l’instance représentée par la personne nommée. Tonkin fait le même constat à propos de beaucoup de sociétés africaines : « Many African naming systems demonstrate this fact and may elaborate it to the point that the name is a message, not to the child but to others » (1980 : 653). Le nom vient traduire la nature des liens entre l’instance nommante et l’instance destinataire. Tous les types de rapports qu’une personne entretient avec le dehors peuvent être des références dans le choix du nom. Du côté du mal : les injustices, la haine, la jalousie, la mort, la maladie, les catastrophes, etc. seront évoqués suivant que l’on veut les braver, que l’on se résigne ou tout simplement qu’on les dénonce. Illustrons cela en prenant l’exemple du nom Baranyanka (ils me haïssent) qui est un nom de voisinage comme il en existe beaucoup d’autres. L’instance nommante parle d’une histoire de haine qui est antérieure à la naissance du nommé. Celui-ci est l’occasion d’inscrire dans l’histoire familiale le climat social qui prévaut, par un message destiné à ceux-là mêmes qui nourrissent de mauvaises intentions pour qu’ils sachent que celles-ci ne sont pas ignorées, ce qui est aussi une façon de les mettre en garde. La personne nommée est ainsi avertie de l’hostilité qui règne dans l’environnement d’accueil et il devra savoir où mettre le pied. Une leçon de prudence est gravée dans sa mémoire pour guider les gestes de la vie quotidienne.

Le nom est chargé de toute une histoire de l’instance nommante et doit servir à éclairer le nommé dans ses rapports avec les voisins, tel est le souhait du donneur. Nous devons souligner que cette haine est moins une histoire vécue que l’expression de ses propres angoisse et agressivité auxquelles la nomination donne une occasion de se projeter.

La nomination comme procédé de négociation d’un espace vital dans un environnement hostile

Le système burundais de nomination aide à comprendre la manière dont les gens construisent leurs rapports à l’autre et au monde principalement avec les grands pôles constitutifs de la personne. Auprès d’Imana, les gens demandent protection et expriment leur reconnaissance. Face à la mort, c’est l’impuissance et la désolation qui sont traduites. Pour survivre au milieu des voisins jaloux, c’est soit le camouflage, soit la verbalisation du climat de tension selon le principe qu’une pierre qui apparaît à la surface n’endommage pas la houe.

Les rapports entre Imana et la personne à travers les noms

Les Burundais croient en un Être suprême, créateur et ordonnateur de toutes choses, bienfaiteur par excellence et protecteur sans égal ; ils l’appellent Imana.

Le Burundi est un pays nataliste et le mariage a pour but la procréation. La stérilité est cause de divorce, étant entendu que c’est la femme qui est mise en cause et jamais l’homme. Le rôle d’Imana dans la procréation est attesté dans le discours que véhiculent les noms attribués aux personnes.

De diverses manières, les Burundais manifestent leurs sentiments à l’égard d’Imana : remerciement (Ndayishimiye : je le remercie) ; confiance (Ntirampeba : il ne m’a pas encore abandonné) ; sollicitude (Ndayirukiye : j’ai recours à Imana).

Imana est donc la figure de la puissance et de la connaissance qui donne un sens aux événements de la vie échappant aux logiques humaines. Telle femme n’arrive pas à avoir un enfant, Imana ne donne pas les enfants à tout le monde, d’où le nom Ntihabose ; la mort frappe dans une famille, personne ne résiste à Imana (Ntawuyankira) ; le nouveau-né est infirme, on ne peut qu’accepter ce qu’Imana donne (Cimpaye). Devant toute question angoissante, en face des situations inextricables, les Burundais attribuent leur intelligibilité à Imana dont les desseins ne sont pas dévoilés à l’homme, sa puissance et sa bonté pouvant cependant toujours agir à tout moment en sa faveur.

Les Burundais reconnaissent les attributs d’Imana : son existence (Habimana : Il existe Imana) ; sa connaissance de toute chose (Bizimana : c’est Imana qui le sait) ; sa toute puissance (Harushimana : c’est Imana qui prévaut, qui importe) ; sa liberté : (Ahishakiye : quand il veut, où il veut) ; sa bonté et sa providence (Manirakiza : Imana guérit, enrichit, Ntidendereza : il ne compromet pas).

Le discours véhiculé par ces noms exprime la vision que les Burundais ont du monde. Ils connaissent les limites de leur pouvoir sur les événements et développent des mécanismes pour négocier leur espace vital à l’intérieur de ces limites. En partant du constat de finitude des êtres et des choses, le discours sur Imana aborde la question de la cause ultime dans un lieu où le hasard n’a pas de place. Les noms « Imanaphores » viennent mettre en relief la puissance infinie et absolue de l’Être suprême qui contrebalance les limites et les faiblesses des êtres finis. Ces derniers n’existent pas par eux-mêmes, leur finitude et leur contingence les amènent à s’interroger sur la cause première infinie et toute puissante à l’origine de toute chose.

Imana n’est pas mis en cause face à la souffrance des hommes. Nous interprétons cela comme une sagesse de l’homme de toujours garder une porte de secours et se rappeler à chaque occasion sa part de responsabilité. Pour la doctrine de l’Église catholique, Larchet (1998) explique que Dieu, bien qu’il soit créateur de toutes les choses visibles et invisibles, ne peut être considéré comme l’auteur des maladies, de la souffrance et de la mort. Chez les Nawdeba du nord du Togo, Wasungu (1976) rapporte qu’il n’y a qu’un seul principe bon tout-puissant et transcendant, Sanbande « Dieu », dont dépend tout le monde visible et invisible. La lutte entre le bien et le mal se place au niveau des esprits inférieurs au Très-Haut, Sanbande.

La mort et ses rapports avec la personne

La mort n’a pas de nom précis, elle est désignée sous diverses appellations en fonction des dégâts qu’elle cause dans les familles et de la crainte qu’elle inspire.

Pour les Burundais, l’homme ne tombe pas dans le néant après sa mort, mais se transforme en muzimu (esprit de famille), esprit qui habite un peu partout dans les bois, les montagnes, les eaux et apparaît souvent sous forme d’animal. Le muzimu assure le prolongement de l’ancienne personnalité. Bien que la mort ne soit pas considérée comme une fin mais simplement comme un épisode, elle inspire une peur du fait que l’existence de l’au-delà représente une inconnue. La mort reste donc un mal, car la vie d’ici-bas, bien que pleine d’obstacles, est la plus enviable.

À travers les noms des personnes, les Burundais donnent les caractéristiques de la mort que nous pouvons grouper, sans prétendre à l’exhaustivité, en cinq rubriques. Sur le plan linguistique ces noms sont composés d’un énoncé verbal (qui décrit l’action de la mort) dont le sujet est « ru », référent de urupfu (la mort).

La mort est impitoyable, elle est méchante : c’est essentiellement quand elle s’attaque aux plus vulnérables en même temps qu’ils sont au coeur du respect et de la fierté de la famille, à savoir les enfants, qu’elle est vue sous cet angle de méchant sans pitié. Cette caractéristique est exprimée dans des noms tels que :

  • Ntirugirimbabazi : la mort n’a pas de pitié.

  • Ruterimbabazi : la mort laisse les gens dans l’angoisse et l’amertume.

  • Rucintango : la mort coupe le début, la base.

Quand c’est le fils aîné qui meurt, ce sont les racines de la famille qui sont détruites, car il allait constituer un grain qui perpétuera la lignée. Et comme la naissance d’un autre garçon n’est pas garantie, on comprend combien une telle perte, qui sape les bases sur lesquelles reposent l’espoir et la fierté de la famille, est angoissante.

La mort est très gourmande : les dégâts que cause la mort sont quotidiens, car elle n’a pas de repos. Elle ne se rassasie jamais et ne choisit pas ses proies. Elle prend tout ce qui lui tombe sous la dent et le dévore en déchirant comme un carnassier, c’est le sens du nom Ruratandagura. D’autres noms véhiculent la même idée de gourmandise :

  • Rusizubusa : Elle ne laisse rien là où elle passe. La mort peut frapper plusieurs fois dans une même famille sans distinction et la fragiliser jusqu’à l’anéantir. Si par hasard ce sont les personnes du sexe masculin qui meurent, l’idée que la mort ne laisse rien sous-entend que la lignée va s’éteindre, car personne ne va la perpétuer. C’est le plus redoutable des dégâts de la mort que de mettre fin à une lignée en emportant des garçons.

  • Rurakomba : la mort râcle, exprime encore la gourmandise avec une image plus parlante, car le verbe « gukomba » veut dire prendre avec les doigts les restes insignifiants qui sont dans une marmite ayant servi à cuire quand on a déjà servi le contenu. C’est quand la mort, même après avoir frappé durement une famille, ne peut s’empêcher de revenir pour prendre un membre qui a survécu.

La mort est partout : pour montrer que la mort est partout, prête à frapper et qu’elle n’est pas quelque chose d’abstrait, les Burundais la situent dans les lieux et les objets, comme pour le nom Rurimwishiga : la mort est dans une des trois pierres du foyer. Situer la mort sous la pierre du foyer est une expression très forte pour montrer plusieurs idées à la fois : l’idée de proximité, car la mort s’installe de préférence à l’endroit où la famille se réunit pour partager le repas ; l’idée qu’elle s’improvise et qu’elle n’a d’égards pour personne, car n’arrive au foyer qu’un invité de confiance ; l’idée enfin de surprise, car elle peut priver la famille d’autant de membres qu’elle veut et à n’importe quel moment.

Les Burundais situent la mort par rapport à la place qu’ils occupent eux-mêmes, pour montrer leur vulnérabilité vis-à-vis d’elle. Ainsi les noms comme Rurihafi, Runkikije signifient que la mort est près de moi, qu’elle m’entoure. Mais en même temps, ils n’ignorent pas que les autres sont dans la même situation, la même inquiétude : Ntirubahamwe. Les Burundais ont une inquiétude continuelle vis-à-vis de la mort, car ils sont convaincus qu’on ne peut pas la fuir : Ntiruhungwa, car elle est partout : Rurihose. La mort tient toujours ses griffes au-dessus de nous pour nous saisir à un moment et dans un lieu que nous ignorons : Ruragengana.

L’omniprésence de la mort dans la pensée des Burundais est renforcée par une autre idée selon laquelle il est impossible de dresser des barrières contre elle : Ntibarukinga. Elle franchit tous les obstacles et atteint toujours ses objectifs.

La mort est jalouse : les Burundais éprouvent les mêmes sentiments face à la mort que face à leurs ennemis. Comme ces derniers, la mort ne tolère pas qu’une famille soit nombreuse (le point culminant de son accomplissement, de sa raison d’être) ; elle rôde pour retirer tantôt un enfant, tantôt un adulte. C’est ce qu’expriment les noms tels que :

  • Rwankumuhari : la mort hait le groupe, elle hait une famille nombreuse.

  • Rwankabandi : la mort hait les autres, elle veut vivre seule.

  • Rwankineza : la mort hait le bien (le bien le plus précieux dans la famille étant sa progéniture).

  • Rurakengereza : la mort fait perdre l’honneur. Pour la famille en général et pour la mère en particulier, les enfants constituent un garant de considération dans la communauté. Le père est le pilier qui incarne la force de protection en l’absence duquel la famille perd de son honneur vis-à-vis de l’entourage. Si la mort l’enlève, elle livre la famille à toutes les misères et au déshonneur. Cette idée est exprimée par le proverbe : « Urugo rutagira umugabo ntakitarukengera », c’est-à-dire une famille sans chef est méprisée par tout le monde.

D’autres noms montrent que la mort est contre le bien qui épanouit l’homme en l’acculant à la détresse et à la misère :

  • Ruronona : la mort abîme.

  • Rurerekana : la mort expose (sous-entendu aux ennemis qui se moquent).

  • Ruteyakagayo : la mort engendre le mépris. Ce nom insiste surtout sur le poids du regard de l’entourage – préoccupation très forte chez les Burundais. Il y a une sorte de norme dont il ne faut pas s’écarter. Les événements malheureux qui surviennent sont attribués à une volonté de nuire qui anime l’autre, considéré comme concurrent du bonheur et donc toujours aux aguets pour porter des coups durs.

La mort est pressée : l’idée qui est véhiculée ici est l’expression de la surprise et de l’émotion toujours fortes qui accompagnent la perte d’un proche. On n’est jamais assez préparé à supporter la déchirure causée par la séparation pour toujours d’avec une personne qui fait partie de soi-même. Le passage de la mort est considéré comme brutal et rapide, car l’angoisse qu’elle engendre est tellement forte que l’on ne réalise pas sur le coup ce qui se passe. Nous avons des noms comme :

  • Rurihuta : la mort se presse.

  • Ruhutagiza : la mort n’accorde pas de délais.

  • Ntirubaza ou Ntirujinama : la mort ne demande pas l’avis de celui qu’elle va emporter ou de ses proches.

Les rapports interpersonnels exprimés à travers les noms

Les noms burundais sont un des moyens pour exprimer les rapports qui existent entre les personnes et entre les familles. Ce sont des noms dits de voisinage, ils sont nombreux et complexes. Nous choisissons de présenter ici ceux qui expriment l’aspect négatif des rapports sociaux. Par ces noms, le donneur stigmatise les attitudes des voisins qu’il juge dangereux pour l’harmonie sociale en général et pour lui et sa famille en particulier. Tous les vices et les travers de la société sont dénoncés, parfois sous forme voilée, ironique, parfois sous forme de menace de vengeance. Sans prétendre à l’exhaustivité nous donnons quelques grandes catégories de noms qui expriment les rapports conflictuels.

Expression de la haine : par les noms qui se réfèrent à la haine, les Burundais portent à la connaissance des autres qu’ils sont au courant des mauvaises intentions, des complots dirigés contre eux par ses voisins. Nzikobanyanka : je sais qu’ils me haïssent ; Ndimurwanko : je vis en plein dans la haine.

Expression de la jalousie : dans une société où tout le monde a un regard sur tout le monde et où la prospérité se définit essentiellement par deux critères principaux, à savoir un grand nombre d’enfants et la possession des biens (récoltes et bétail), la jalousie devient le sentiment que l’on attribue aux autres et qui menace à tout instant ce qui fait le bonheur de chacun. Certains noms montrent ainsi que les gens ne supportent pas la prospérité familiale ou matérielle de l’autre.

  • Bankumuhari : ils haïssent un groupe, pour dire que les gens sont jaloux de voir une famille s’agrandir. Le prestige de la famille au Burundi étant fonction de sa taille, avoir beaucoup d’enfants atteste une ascension qui suscite la jalousie des voisins.

  • Bankuwunguka : ils haïssent celui qui gagne, qui fait des progrès dans le sens que ses récoltes ou son bétail prolifèrent. D’autres noms font allusion directe à la jalousie des voisins : Baranyikwa (ils sombrent de jalousie), Barishari (ils sont jaloux), Barankeba (ils me jalousent).

Expression de la colère et de la rancune : nous trouvons des noms tels que Nzigirabarya (la rancune les démange) ; Barazikiza (ils vouent une rancune mortelle) ; Barindambi (ils sont rancuniers).

Expression de la médisance, de la calomnie : il s’agit des noms par lesquels la personne indique que les voisins colportent des mensonges et construisent de fausses histoires pour lui nuire : Baranyomoza (ils excellent dans le mensonge) ; Barigenera (ils inventent des histoires).

Ces quelques catégories de noms sont loin de couvrir toute la sphère des sentiments qui inspirent les Burundais quand ils attribuent un nom à leur enfant. En effet, les noms de voisinage occupent une gamme très variée qui va de l’expression d’une attitude ou d’un sentiment clairs envers des acteurs précis jusqu’aux attitudes et sentiments diffus résultant d’une accumulation de faits constatés tout au long des contacts et des rapports sociaux.

Conclusion

Le système de nomination des personnes au Burundi participe à la construction et à l’explication des rapports entre les personnes et avec l’ensemble du champ social dont les figures principales sont Imana, la mort et les voisins. Le nom relie la personne aux différents pôles qui la constituent en tant qu’être social, et il régule les enjeux liés aux relations interpersonnelles. Il est au coeur de la dynamique sociale et est investi de fonctions et de sens qui permettent de comprendre certaines structures du fonctionnement psychique de l’individu et la conception que la société se fait de la personne et du monde.

Le nom burundais éclaire en même temps sur celui qui le donne, celui qui le porte et sur les pôles auxquels ce dernier est relié. La fonction du nom, à la fois différentiateur et intégrateur, est d’une grande importance dans la compréhension des motivations qui animent le groupe social. Les éléments de culture qui expliquent le choix des noms relèvent du système de construction de la personne.

Nous devons souligner que le système de nomination est un indicateur de changement social. En effet, au Burundi, il s’altère progressivement au contact de l’extérieur, surtout l’Occident qui a imposé sans beaucoup de succès son système patronymique. Ainsi, avec les progrès de la médecine, de la lutte contre la faim, les noms relatifs à la mort se font moins fréquents. De même, ceux qui se réfèrent aux conflits de voisinage se trouvent de moins en moins chez les nouvelles générations qui leur préfèrent des noms tels Arakaza (qu’il soit le bienvenu), Kaneza (la joie), Muco (lumière).

Les noms burundais véhiculent un message que le donneur adresse au tiers : à l’enfant lui-même pour les noms de souhaits, à Imana pour le remercier des bienfaits, aux forces du mal pour essayer de les conjurer, aux voisins pour exprimer ce qu’il sent à leur égard. C’est pour cette raison que nous avons considéré le nom comme support du lien social, car il permet à lui seul de rendre compte de la nature des liens que la personne établit avec les entités qui la constituent.