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Ne sommes-nous pas veritablement à Caresme-prenant, puisque nous ne voyons que fourbes et deguisemens, que visages empruntés et que masques colorés ? Les plus adroits portent le masque de la devotion et de la complaisance, les autres de la pieté, de la vertu, de la religion ; quelques-uns portent une conscience masquée de zele pour le service de leur Prince, et ce n’est que pour couvrir leur ambition, leur avarice et leurs interests ; les autres […] se couvrent et se masquent de la peau de Lyon, afin d’avoir de l’employ, et faire croire à ceux qui les voyent, ou qui les entendent parler, que l’on doit attendre de leur merite et de leur courage toutes les satisfactions imaginables et qu’ils ne se destinent à la mort que pour le service du public [1].

Pendant la première Fronde, du début du blocus de Paris en janvier 1649 à l’emprisonnement des Princes un an plus tard, tout près de deux mille imprimés polémiques, pour la plupart anonymes [2], sortent des presses françaises. Ces mazarinades, qui ne sont pas toujours dirigées contre le cardinal, mettent en scène toute une mascarade où l’Astrologue côtoie la Sibylle, la fruitière mêle sa voix à celle de la harengère et dame Perrette répond à Jeanne La Crottée [3]. Parmi ces opuscules, figure un petit ouvrage d’une trentaine de pages intitulé Le Rieur de la cour, que l’on doit à Suzanne de Nervèze. Surtout connue en raison de son « Apologie en faveur des femmes » que la postérité a retenue, cette protégée de Mazarin est aussi l’auteure d’une trentaine de pièces de circonstance [4]. Dans quelques-unes de ses publications dédiées à des femmes de pouvoir, c’est-à-dire à la reine-régente Anne d’Autriche et à la duchesse Anne de Montpensier, Suzanne de Nervèze recourt à des personnages féminins, à savoir une « bourgeoise », une « religieuse » et une « noble », pour diffuser son message. Dans Le Rieur de la cour, elle adopte encore la persona d’une tierce personne, mais elle choisit cette fois un homme comme porte-parole. Cependant, elle ne se déguise pas véritablement en rieur de cour. En effet, on n’y retrouve pas de « travestissement », au sens où une femme dissimulerait son identité sous celle d’un homme [5]. Mademoiselle de Nervèze ne se présente pas comme une instance auctoriale cachée sous la persona fictive d’un personnage masculin dont elle détaillerait les traits physiques et les vêtements, comme ce serait le cas, par exemple, chez Hélisenne de Crenne [6]. Il s’agit plutôt de ventriloquie : elle se sert de la figure du Rieur comme porte-voix. Jusqu’à maintenant, les commentateurs se sont surtout penchés sur le phénomène de la ventriloquie féminine, qui suppose que des auteurs masculins fassent parler des femmes, le cas le plus connu étant évidemment celui des Héroïdes d’Ovide [7]. Le phénomène inverse où des auteurs féminins font entendre des voix d’hommes a été moins étudié [8]. Toutefois, dans l’un et l’autre cas, les études demeurent rarissimes en ce qui a trait à la littérature française d’Ancien Régime. Je me propose donc d’analyser en détail comment se construit l’ethos de la scriptrice et celui du personnage derrière lequel elle se voile.

L’ethos auctorial d’un Héraclite pleurant

Le Rieur de la cour a connu au moins deux éditions, l’une parue chez Jean Brunet en 1649, l’autre dix ans plus tard chez Guillaume Sassier [9]. La première, qui date d’octobre 1649 et dont la page de titre ne porte pas le nom de l’auteure, comporte deux éléments paratextuels particuliers : un bref avis au lecteur précédé d’une courte lettre de dédicace adressée à Madame de Lionne et signée « Suzanne de Nervese ». La dédicataire est probablement l’épouse d’Hugues de Lionne [10], l’un des personnages clés de la politique de Mazarin, ce qui constituerait déjà un indice de l’orientation politique de la pièce. Outre ces deux éléments en tête de l’ouvrage, celui-ci compte sept chapitres : les cinq premiers correspondent aux types de courtisans dont le Rieur fait la critique. Suivent deux sections de réflexions plus générales sur l’amour-propre et les honneurs du monde.

La version de 1659 diffère de la précédente sur plusieurs points. L’oeuvre est d’abord explicitement attribuée à « Mademoiselle de Nerveze » dont le nom apparaît cette fois dès la page de titre. Le volume s’ouvre aussi sur une illustration absente de la première édition : elle représente le « Rieur de la cour » sous les traits d’un gentilhomme, debout au premier plan. Il désigne avec l’index de la main droite quatre personnages identifiés par une légende : le « Flateur », l’« Ignorant presompteux », l’« Ambitieux » et l’« Hypocrite ». Dans l’édition de 1659, l’épître dédicatoire à Madame de Lionne disparaît complètement et est remplacée par une missive adressée « A la tres-illustre Compagnie de la Stoïcité Chrestienne ». Celle-ci est encadrée, d’une part, par une courte pièce intitulée « Ordonnance d’Hypocrate » et, d’autre part, par l’avis au lecteur, repris tel quel de la première édition. Ont été ajoutées à la fin de l’ouvrage des « Considérations chrestiennes et morales, sur la penible conduite des pauvres Illustres », qui ne figuraient pas dans l’édition originale. Exception faite de ces modifications, le texte central, qui compte une vingtaine de pages, demeure inchangé [11].

Comme le suggère l’excellente analyse de Wendy Wall, The Imprint of Gender [12], la diffusion d’un imprimé sur la place publique nécessite, à l’époque, le recours à diverses stratégies de légitimation. Celles-ci peuvent évidemment s’appliquer dans d’autres circonstances, mais elles s’imposent dans le contexte des bouleversements profonds que connaît la France durant la Fronde [13] et elles deviennent incontournables lorsque l’écrit, a fortiori polémique, émane d’une femme [14]. En plus de l’anonymat partiel ou total qui caractérise bon nombre des mazarinades de l’époque, plusieurs autres procédés peuvent être envisagés. Une première façon de prévenir la critique consiste à conjuguer au féminin le topos de la modestie affectée [15] : on excusera déjà les défauts qui pourraient être reprochés à l’oeuvre en les associant aux « faiblesses » du sexe féminin ; celles-ci deviennent, dans une logique de l’inversion, la preuve de sa qualité ou, du moins, de sa vérité. Ainsi, dans un éloge de Mazarin intitulé Mars et Minerve agissant à l’honneur du diadéme Royal, par les tres-hauts exploits de son Eminence, Suzanne de Nervèze invoque le principe selon lequel Dieu agit pour ses « plus grands ouvrages par les moindres matieres » pour justifier que « la plus chetive fille de l’Europe », sous les traits desquels elle se présente, ait l’audace « d’estre la voix destinée au recit de[s] grandeurs [16] » de son destinataire. La conclusion de cette pièce encomiastique renchérit sur la modestie de son état : « […] je suis d’un sexe, écrit-elle, à qui l’ornement est quelquefois suspect, et où la naïveté est plus agreable que l’artifice, je ne me pare que de sincérité et de candeur […] [17] ». De même, elle adopte les attributs conventionnellement assignés aux femmes pour s’adresser au chancelier Séguier dans Les Grandeurs d’Astrée :

Monseigneur, ce n’est pas un vendeur de fumée qui oze vous dire ces veritez, c’est une Fille ignorante, et qui se sert des lumieres empruntées, pour avoir l’honneur de parler plus agreablement dans cét hommage nouveau qu’elle vient vous rendre. Mes pensées, poursuit-elle, sont simples et peu ajustées, mais tres veritables et zelées dans leurs productions. Je n’entends pas ces figures de Rethorique [sic] ; mon langage est naïf, et absolüment contraire aux fleuretes de la Cour [18].

Elle tire ainsi pleinement parti du ravalement auquel elle se contraint pour mieux valoriser les qualités expressives que lui confère sa position « marginale ».

Ce rabaissement passe également par la mise en scène d’une femme éprouvée par les coups du sort. Cette deuxième stratégie se déploie le plus souvent dans les pièces liminaires où, pour justifier son recours à la plume, Suzanne de Nervèze construit l’identité textuelle d’une femme affligée, victime de graves malheurs dont, le plus souvent, elle ne précise pas la nature [19]. C’est sur l’évocation de ses peines que débute, par exemple, La Reception du Roy d’Angleterre à Sainct Germain en Laye, où elle écrit :

J’avouë qu’une naissance Illustre, non plus qu’une fortune écervelée, ne m’ont pas renduë considerable dans le siecle ; mais pour tromper mon mauvais sort, je prendray mesme son inimitié pour une preuve de ma valeur, et en qualité de persécutée des horreurs de la vie, j’offriray à Vostre Majesté, de la part de la France, ses passions et son zele à vostre service […] [20].

Au seuil de presque tous ses textes, elle souligne les vicissitudes de son existence. Dans Le Rieur de la cour, les premiers mots de la lettre dédicatoire à Madame de Lionne font ainsi retentir sa plainte : « La tristesse et le chagrin inseparables de la mauvaise fortune, semblent si fort unis à ma personne qu’il sufit de se souvenir de mon nom pour prendre une memoire locale de tous les maux imaginables […] toute ma vie est une continuelle guerre […] [21] ». Ces lamentations sont certes destinées à susciter la compassion de sa destinataire, plus disposée de la sorte à soulager ses souffrances, mais elles servent également de justification à l’écriture. En effet, celle-ci devient le remède, l’allègement légitime de ses douleurs : « […] ma plume console mes maux, fortifie les résolutions de mes souffrances et soulage mon coeur dans ses peines […] » (RC, p. 6).

Au reste, en plus des vertus thérapeutiques de l’écriture, Suzanne de Nervèze fait valoir le caractère exceptionnel de sa sortie dans le monde. Quittant la réserve coutumière qui sied à son sexe, voire désertant sa solitude, elle dit s’aventurer sur la place publique parce que la gravité de la situation l’exige. Alors qu’elle-même était restée à l’écart, son éloignement la décharge de toute imputabilité. Le début du panégyrique qu’elle dédie au cardinal Mazarin sous le titre Mars et Minerve la montre ainsi éloignée « de la foule du beau monde [22] ». L’affirmation est réitérée un peu plus loin dans le texte où elle explique que, si son éloge peut paraître exagéré, c’est parce qu’elle fait partie de « ceux qui ne vont jamais à la Cour [23] ». Dans Le Rieur, la scriptrice évoque l’isolement dont elle se retire provisoirement par le biais de l’écriture [24] afin de « fendre la presse » de la cour : « Je ne veux plus retenir dans la sollitude d’une Chambre deserte, un Rieur public […] » (RC, p. 5). L’auteure emprunte donc, sans la nommer, la figure d’un Héraclite pleurant, son « je » mélancolique faisant pendant à celle du Democritus ridens.

Un Démocrite nouveau

Si ces diverses manoeuvres peuvent s’avérer suffisantes lorsqu’il s’agit de discours de louanges, il semble que le statut de la scriptrice ne l’autorise pas à intervenir directement sur la scène publique et à s’y livrer à une critique en règle des moeurs courtisanes. Elle doit donc opter pour une autre stratégie : elle va, en quelque sorte, déféminiser sa prise de parole en en confiant l’énonciation à une voix masculine plus autorisée. Elle prendra ponctuellement l’identité d’un homme ou, mieux, à travers ce truchement, elle fera entendre une voix polémique, autrement irrecevable. Dans l’épître dédicatoire à Madame de Lionne et dans l’avis au lecteur, c’est le « je » de la scriptrice qui se charge des politesses préliminaires. Cependant, dès que s’amorce la critique des courtisans, elle cède aussitôt la parole à un personnage public, à un type comparable à ceux que l’on retrouve dans la tradition du théâtre comique, plutôt qu’à un individu spécifique. Celui que l’on désigne uniquement par la périphrase « le rieur de cour » occupe désormais le devant de la scène dans une énonciation à la première personne ; Suzanne de Nervèze s’efface ainsi derrière ce masque au moment où sa critique s’affirme avec le plus de force. Toutefois, comme si cette seule autorité masculine ne suffisait pas, elle l’associe de surcroît à un penseur de l’Antiquité : « Voicy, s’exclame-t-elle d’entrée de jeu, un Démocrite nouveau » (RC, p. 7). La doxographie avait pérennisé la figure de ce philosophe au rire proverbial. En effet, on sait qu’à partir de la Renaissance et plus encore au siècle classique, Démocrite était devenu « le grand patron de la satire et le dénonciateur systématique de toutes les faiblesses humaines [25] ». Suzanne de Nervèze n’est donc pas la première à se réclamer de l’Abdéritain ou, du moins, à y associer son porte-parole. Déjà, avant elle, Jacques Tahureau avait placé ses Dialogues sous la gouverne de Democritic, « un rieur grave et sérieux [26] » et, du côté de l’Angleterre, Robert Burton avait inscrit son Anatomie de la mélancolie sous la caution d’un Démocrite redivivus, se surnommant lui-même Démocrite Junior [27]. Dans le long monologue qu’elle prête au Rieur de cour [28], Suzanne de Nervèze le peint donc sous les traits convenus du Gelasinos. Elle reprend d’abord le lieu commun selon lequel ce philosophe avait voyagé à l’étranger afin de s’instruire : elle-même qui se dit retirée de tout commerce, elle le montre ayant fait « le tour du monde pour se rendre sçavant des moeurs et coustumes des peuples » (RC, p. 7). « [J]e cours le monde pour apprendre » (RC, p. 11), déclare le Rieur, investi alors de la connaissance éclairée du voyageur. Puis, conformément à la tradition, elle lui fait adopter l’attitude stoïque du sage. Préconisant l’euthymie, c’est-à-dire un comportement où l’âme en repos ne se laisse pas troubler par les événements contingents, il dit vouloir se moquer de tout ; néanmoins, son rire ne s’applique pas indifféremment à toutes choses : ce sont ici les seuls travers des courtisans que daube le censeur [29].

« [J]e veux rire des rieurs »

Sous la forme d’un soliloque présenté comme le « recit de ses memoires » (RC, p. 7), le Rieur souhaite partager ses observations sur la cour de France. Celles-ci, dit-il, peuvent procurer le même divertissement que celui qu’apporte la lecture des romans et de l’Histoire [30]. Excluant les « belles ames » sans cependant préciser leur identité, il divise les courtisans en quatre classes : « la premiere est composée de Compteurs des nouvelles complaisans à gage et à tasche Satiriques, Boufons et Adulateurs des vices, la seconde des Sufisans, Ignorans et Presomptueux, la troisiesme des Ambitieux, et la derniere des Bigots » (RC, p. 7). Ceux-ci constituent à la fois le sujet de sa critique et les destinataires de ses propos plus moralisateurs que proprement railleurs. Tout au long de son monologue, c’est à eux qu’il s’adresse directement, ce sont ces interlocuteurs anonymes qu’il apostrophe, ses reproches ne visant pas des individus spécifiques qui seraient nommément identifiés.

En dépit de ces précautions, le Rieur (qui est lui aussi sans nom et sans visage) semble marcher sur la corde raide. D’entrée de jeu, la posture qu’il fait sienne est malaisée à tenir : ne pourrait-il pas appartenir à la catégorie même de ceux dont il dénonce les défauts ? L’identification se produit dès les tout premiers mots qu’il prononce : « je veux rire des rieurs » (RC, p. 8). À partir de cette entrée en matière, il se montre constamment préoccupé d’une méprise possible. En effet, revêtir la persona du Rieur pour se moquer des travers des bouffons de la cour n’est pas sans comporter quelque ambiguïté. Par conséquent, il fait état du reproche qu’on pourrait lui adresser et le prévient aussitôt en tâchant de se démarquer de ceux auxquels on pourrait l’assimiler : « si on m’oppose que je drape [autruy] sur moy-mesme qui suis un Rieur et un mocqueur, je respondray que je ne suis pas de ceux qui courent les maisons, les tables et les ruës […] » (RC, p. 8). Craignant qu’on ne le confonde avec ceux qu’il tance, le Rieur cherche donc à s’en distinguer, à se distancier d’eux. Il doit se garder de tout quiproquo. Quoique, de toute évidence, il se fasse le censeur des moeurs courtisanes, il s’en défend bien et prêche le détachement : « […] d’un Rieur indifferent je passeray pour un censeur temeraire, et ce n’est pas là mon Genie […] je ne serois pas raisonnable de me passionner contre leurs habitudes penibles » (RC, p. 21). Simple spectateur du « Theatre de la Cour » (RC, p. 17), il se veut uniquement le témoin des vilénies de ses acteurs : « […] comme je ne fais que rire de ce qui me semble risible je laisse agir les desordres de ceste injurieuse puissance sans quereler sa manie […] » (RC, p. 16). Prônant l’indifférence des choses fortuites, il doit afficher envers lui-même une semblable impassibilité et, pour ne pas ressembler à ceux que la philautie aveugle, faire preuve de connaissance de soi, c’est-à-dire de clairvoyance par rapport à ses propres faiblesses : il ne s’exempte donc pas de blâme. Ainsi, à la fin de ses remontrances contre les bouffons, il s’inclut curieusement dans leur engeance. Deux fois, presque coup sur coup, il passe de l’énonciation à la première personne du singulier à un « nous » où, s’identifiant à ceux qu’il détracte, il invite ses interlocuteurs à changer comme lui de conduite, qualifiant leur existence de « lassante » et sa propre vie d’« inutile » : « […] faisons partie ensemble de nous moquer du passé et voüer à l’advenir des mouvemens plus reguliers pour nostre conduitte, il est temps de changer d’habitude » (RC, p. 11). Il place en regard l’un de l’autre son vain savoir et leur sotte manie. Par la suite, recourant à l’oxymore « camarade sans amitié », il se mêle à eux pour recevoir ses propres admonestations : « […] je suis d’advis de devenir plus sages, de nous attacher à l’advenir à l’examen de ce qui nous peut estre advantageux, honorer les grands sans interest, ne nous engager dans la flaterie ny la satyre […] » (RC, p. 11). Il témoigne de la sorte de sa lucidité et, en se rangeant aux côtés de ceux qu’il semonce, rend la leçon plus convaincante, mais du coup l’instabilité de sa position apparaît plus évidente.

Dans le troisième chapitre consacré à la description des ambitieux, elle s’avère encore plus précaire. Le Rieur se met provisoirement à la place de l’Ambitieux qui, lui-même, joue un personnage au « Theatre de la Cour » (RC, p. 17). Il affirme qu’il préférerait flatter, c’est-à-dire « courtiser un domestique, faire compliment à un Suisse, et réduire aux termes de la bassesse toutes les belles pensées d’une Rethorique [sic] Ambitieuse » (RC, p. 18), plutôt que de se hisser aux honneurs en risquant sa vie dans des batailles. Par la suite, il se dissocie de ces manigances et revient à son indifférence initiale : « veritablement je ne s[u]is ny pour l’un ny pour l’autre, et […] je me mocque de tout » (RC, p. 18). Sa crédibilité semble toutefois sérieusement minée. Il dit préférer l’équanimité d’un Diogène (RC, p. 18), mais fait aussitôt volte-face : « je pourrois aussi me tromper, déclare-t-il, si je blamois absolument toutes les grandeurs » (RC, p. 18). Il précise, en effet, que l’éclat de ces grandeurs est l’expression de la providence divine chez certaines personnes qu’il ne souhaite pas froisser. Encore une fois, le caractère incertain de sa position transparaît à travers ses propos. Il met un bémol à ses réprobations : ceux qui sont animés d’une noble ambition, dit-il, doivent être distingués de ces autres ambitieux qui, eux, sont prêts à tout pour parvenir à leurs fins. Alors que, depuis le début de son intervention, le Rieur se livre à un discours de blâme, il paraît tout à coup se raviser et déclare que, s’il « pouvoi[t] approuver les desseins penibles, [il] feroi[t] le Panegirique de l’Ambitieux » (RC, p. 19). En fait, il multiplie les louvoiements. Se prémunissant contre ceux qui lui feraient grief de vouloir morigéner toute la cour, il s’empresse de préciser qu’il « excepte les personnes bien faites » et qu’« il y a et doit avoir dans la Cour des ames d’eslite d’esprits puissans judicieux et fidelles que la providence de Dieu a embellis et ornez de toute sorte de vertu » (RC, p. 21). L’ensemble du texte est traversé par cette tension.

Tout comme le Rieur s’expose à la censure, après s’être lui-même livré à la vitupération (RC, p. 5), et se montre en apparence insensible à ces attaques éventuelles, dans l’avis au lecteur, Suzanne de Nervèze choisit elle aussi cette stratégie qui consiste à dénier la portée des critiques en adoptant la posture philosophique du détachement. Elle se place au-dessus des réserves que l’on pourrait formuler à propos de son ouvrage :

je ne rends pas les interests de mon esprit tributaires de l’incertitude, je fais trop de cas de la realité pour la vouloir hazarder apres une illusion, aussi peu considerable à ma pensée, que vos sentimens sur le sujet de mes travaux, parlez-en à vostre fantaisie, la mienne ne s’en inquietera nullement, je pardonne l’ignorence, et ne demande pour mes oeuvres ny grace ny justice, leur reputation ne me touche pas.

RC, p. 5-6

Néanmoins, elle se montre suffisamment soucieuse de la réception de ses oeuvres pour prendre la peine d’afficher son insensibilité. De plus, à l’instar du Rieur dont le discours tient lieu de « correction et d’enseignement » et qui veut châtier les courtisans par le rire, mais qui s’exclame : « […] je serois aussi ridicule que ceux que je censure, si je pretendois à les reformer » (RC, p. 15), la scriptrice compose une oeuvre où la fonction morale du rire domine [31], mais où elle n’entend pas « guerir les incurables » (RC, p. 5). Elle se contente de se « mocquer des ridicules », écrit-elle dans l’avis au lecteur, mais elle n’a pas la prétention de les corriger. L’objectif que l’un et l’autre poursuivent se révèle finalement tout aussi ambigu.

Sans parler de double discours, on peut se demander de quels intérêts le Rieur de la cour se fait finalement le porte-parole. L’enjeu véritable ne semble pas tant résider, au bout du compte, dans la dénonciation de toutes les formes d’hypocrisie que dans le maintien de l’ordre établi. En fait, c’est un rieur bien circonspect que campe Suzanne de Nervèze dans son épître dédicatoire à Madame de Lionne : « Son ris est si raisonnable qu’il n’offencera non plus la bien-séance que le respect, ses sentimens sont legitimes et sa conduitte tres reglée et autant qu’il condamne la bigoterie, il estime la vraye devotion » (RC, p. 4). En réalité, le Rieur s’élève au premier chef contre ceux qui veulent renverser les pouvoirs établis et se substituer aux dirigeants en place : « ceux qui s’en prennent à la vie et à l’honneur de plus supremes grandeurs[,] qui veulent apprendre le devoir aux maistres, l’importance des loix aux Magistrats, et la milice aux Generaux d’armée » (RC, p. 9). Par la bouche d’un Rieur de plus en plus timoré et dont le masque s’amincit au point de disparaître complètement dans les derniers chapitres, Suzanne de Nervèze constate que « la perte des estats est indubitable lors qu’un chascun se mesle de censurer et que le respect est disputé aux Superieurs » (RC, p. 26). À son avis, étant donné que l’ordre social et politique émane de la volonté divine, y contrevenir serait aller à l’encontre des décrets de Dieu et de la tradition qui prévaut « depuis le commencement des siecles » : « Si un sujet veut faire le capable avec son Seigneur et mettre certaines conditions à ses hommages, […] c’est changer l’ordre d’inferiorité et traiter d’esgal celuy à qui la Providence de Dieu a donné la presceance » (RC, p. 26). De fait, le Rieur constate que « sa providence veut que nous soyons regis et esclairez par ceux qui ont la faculté de nous dominer et par des degrez et subordination tels qu’il plaist à sa sagesse adorable d’en mettre » (RC, p. 27). Et, prévient-il, cet ordonnancement du monde ne changera pas « pour s’accommoder aux bizarreries de certains esprits qui voudroit [sic] un autre partage dans la distribution des honneurs du monde » (RC, p. 27). Ces propos font directement écho au climat de turbulence qui règne dans la capitale française en 1649, Le Rieur de la cour prenant tout son sens sur la toile de fond de la Fronde, au moment où le courant burlesque connaît sa plus grande vogue [32]. Devant la marée de pamphlets qui déferle contre les gouvernants et en particulier contre le cardinal Mazarin, le Rieur exhorte ses pairs à ne pas se « mutiner contre [le]s Superieurs » (RC, p. 27). Il les invite plutôt à se détourner du gouvernement de la chose publique et les incite au silence : « que nous importe de sçavoir les affaires d’estat si nous ne sommes pas naïs à leur direction, nous en parlons comme les aveugles des couleurs, mais si nous apprenons à nous taire, nous parviendrons à ce haut degré de prudence et de sagesse que nous devons souhaiter » (RC, p. 28).

En somme, si, par l’entremise du Rieur, Suzanne de Nervèze s’en prend avec autant de véhémence aux vices des courtisans et plus spécifiquement à la médisance qui sème la honte et la discorde, c’est que, par delà les réprimandes et les prescriptions morales, elle répond aux attaques lancées contre un ordre social et politique profondément déstabilisé qu’elle cherche à reconduire. Sans l’ironie ni le mordant d’un Molière ou d’un Pascal, elle s’attaque néanmoins avec virulence aux passions de ses contemporains, admoneste les auteurs de satires et les conteurs de nouvelles, les « Narcisse amoureux de leur ombre » (RC, p. 15), les ambitieux et les bigots, les menaçant de misère ou de mort s’ils ne s’amendent pas (RC, p. 11), même si, en définitive, ce sont bien les contestataires des pouvoirs établis qu’elle combat au nom de la justesse de sa cause et en s’attelant à la sauvegarde d’un régime politique en crise.