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Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge (1600) relate un fait divers de la chronique judiciaire de l’Ancien Régime, à savoir la condamnation à mort d’une certaine Marguerite d’Auge et de son amant, Claude Jumeau, coupables de l’assassinat du mari, Jean Antoine. Les faits se trouvent également consignés, très sommairement, dans le journal de Pierre de l’Estoile. Rien donc, à première vue, d’exceptionnel dans ce canard ou cet occasionnel [2] fondé, comme tant d’autres à la même époque, sur un sordide fait divers d’adultère doublé d’homicide. Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge, sorte d’hybride textuel à mi-chemin entre le canard sanglant et l’histoire tragique [3], est pourtant emblématique de la manière dont la littérature, prenant acte à la fois de l’accès des femmes à la culture et à l’écriture [4] et de la redécouverte de la Poétique d’Aristote [5], repense les modalités de construction du personnage féminin. La spécificité de ce court texte tient à ce que la narration à la première personne est entièrement confiée au personnage éponyme, l’adultère Marguerite d’Auge. Bien qu’il s’agisse d’un imprimé anonyme, comme c’est le cas de la plupart des « canards sanglants », l’auteur, qu’il soit polygraphe, pasteur ou juriste [6], est très certainement un homme. C’est donc dire qu’il s’agit d’une « éthopée [7] », autrement dit d’une composition « à la manière de », sur le modèle des Héroïdes. Mais à la différence des épistolières d’Ovide, certes fortement sujettes aux passions mais confinées aux rôles stéréotypés d’amantes délaissées et éplorées, et à la différence également des canards sanglants et des histoires tragiques de l’époque où la femme adultère ne prend la parole que pour avouer son crime, Marguerite d’Auge cumule toutes les fonctions, en avouant sa faute, en s’en repentant, en consolant ses proches, en exhortant son amant à la pénitence et en admonestant les femmes qui seraient tentées de suivre son mauvais exemple. Elle joue tour à tour tous les rôles, celui de pécheresse, de pénitente, de consolatrice, de conseillère, mais aussi, et c’est le plus étonnant, de directrice de conscience, voire de prédicatrice en chaire [8]. Or, toute la tradition rhétorique rendait théoriquement impossible une telle posture, en raison de l’ethos de la femme adultère. Alors que la plupart des occasionnels et des histoires tragiques mettent en scène un « je » qui, s’effaçant derrière l’omniscience, respecte les règles conventionnelles de l’ethos en mettant en avant une compétence implicite de pasteur ou de moraliste et en s’attirant la bienveillance du lecteur par le souci de son salut, Les pitoyables et funestes regrets contrevient à ce dispositif, dans la mesure où Marguerite d’Auge ne peut se prévaloir d’aucune compétence particulière, pas même de celle de l’expérience, sagesse des sots, et peut tout au plus espérer susciter la pitié de son lecteur, à défaut de sa bienveillance. À vrai dire, le récit de Marguerite d’Auge délaisse complètement les figures habituelles de l’ethos, que sont, entre autres, la litote et l’anamnèse, au profit des procédés du pathos. Pour mieux jouer sur les passions des lecteurs, la confession de Marguerite d’Auge les met en scène : c’est en ce sens que l’on peut parler d’un ethos « pathétique ». C’est un peu comme si la doctrine d’Aristote dans sa Poétique venait résoudre l’impasse de la tradition rhétorique, Les pitoyables et funestes regrets n’étant ni tout à fait un canard sanglant, ni tout à fait une véritable histoire tragique. Ou si ce texte est une histoire tragique, c’est en tant qu’avatar de la tragédie pathétique décrite par Aristote, avec ce que cela implique comme construction de l’action et du caractère en fonction de l’action, et non pas seulement en raison de la nature de l’anecdote et de son dénouement malheureux et sanglant.

1. L’aporie rhétorique de l’ethos féminin

Le concept d’ethos, abstraction faite de l’ethos féminin, a fait l’objet, dès l’Antiquité, de définitions multiples qui sont, à première vue, sinon mutuellement exclusives, du moins difficilement conciliables. Ruth Amossy oppose ainsi les deux principales traditions, la tradition grecque faisant de l’ethos une construction textuelle neutre et la tradition romaine fondée sur l’ethos en tant que donnée morale externe au discours :

Il s’agit en effet de savoir si l’ethos est, comme le voulait Aristote, l’image de soi construite dans le discours ou, comme l’entendaient les Romains, une donnée préexistante qui s’appuie sur l’autorité individuelle et institutionnelle de l’orateur (la réputation de sa famille, son statut social, ce que l’on sait de son mode de vie, etc.). Dans l’art oratoire romain, inspiré d’Isocrate (436-388 av. J.-C.) plus que d’Aristote, l’ethos relève des moeurs. Selon Quintilien, l’argument avancé par la vie d’un homme a plus de poids que celui que peuvent fournir ses paroles [9].

Ekkehard Eggs a montré qu’en fait, cette bivalence de l’ethos se trouvait déjà dans la Rhétorique d’Aristote où, bien que considéré comme « la plus importante des preuves », l’ethos est envisagé tantôt comme une vertu morale, tantôt comme un simple trait de caractère sans égard à l’intégrité morale :

Nous nous trouvons donc, dans la Rhétorique d’Aristote, devant deux champs sémantiques opposés liés au terme ethos : l’un, au sens moral et basé sur l’epieíkeia, englobe des attitudes et des vertus comme honnêteté, bienséance ou équité ; l’autre, au sens neutre ou « objectif » de héxis, rassemble des termes comme habitudes, moeurs et coutumes ou caractère [10].

Le plus souvent dans l’Antiquité romaine, comme au début de la Renaissance (sous l’emprise de l’Institution oratoire de Quintilien redécouverte par Le Pogge au xve siècle à Saint-Gall), la question de l’ethos de l’orateur se trouve résumée par la formule de Caton l’Ancien, reprise par Cicéron et Quintilien, « vir bonus dicendi peritus [11] », à savoir « homme de bien habile à la parole », les deux qualités étant intimement liées, l’orateur étant habile à la parole parce qu’il est homme de bien. La formule en apparence anodine est lourde de conséquence pour l’ethos féminin, car le terme « vir », sexué, ne peut qu’exclure la femme (le terme universel englobant toute l’humanité, homme comme femme, étant « homo »). L’histoire de la rhétorique dans l’Antiquité confirme cette exclusion des femmes de la sphère de la parole publique. Comme le rappelle Laurent Pernot, la tradition n’a retenu que le discours d’Hortensia, prononcé en 42 av. J.-C. pour plaider le report d’une mesure des triumvirs visant à imposer une nouvelle taxe aux matrones romaines. Le discours, dont Quintilien [12] souligne l’excellente qualité, a été retenu par la postérité, parce que, d’une part, cette Hortensia était la fille de son père (Hortensius, orateur asianiste, rival et ami de Cicéron), et que, d’autre part, l’oratrice jouait le rôle que la société de son temps lui assignait : celui de matrone défendant les intérêts des matrones. Valère-Maxime recense, quant à lui, deux autres discours de femmes qu’il considère comme inconvenants [13], un peu comme si les femmes orateurs avaient cherché à usurper le rôle d’hommes et s’étaient comportées comme des « androgynes » :

Par son caractère rare, l’épisode d’Hortensia fait donc ressortir ce qui est par ailleurs la norme : l’absence des femmes dans l’histoire de la rhétorique antique. Cette absence découle directement du fait que les femmes étaient largement exclues des activités politiques, institutionnelles, intellectuelles et de la vie publique en général, ce qui évidemment leur laissait très peu d’occasions de prononcer des discours ou d’écrire des traités [14].

En fait, les rares exemples d’éloquence féminine que propose l’Antiquité sont des peintures de caractères « à la manière de », composées par des hommes qui prêtent ainsi des paroles à des personnages féminins, l’exemple le plus connu étant les Héroïdes d’Ovide.

La Renaissance, dans le sillage de Christine de Pizan, à la faveur de l’émergence d’un nouveau modèle culturel fondé sur la sociabilité et ayant pour cadre le salon littéraire, va voir se multiplier les vocations de femmes écrivains, tout près d’une soixantaine selon le décompte ancien de Léon Feugère [15]. Pour justifier leur prise de parole dans une République des Lettres ayant pour seule théorie la rhétorique, ces femmes écrivains recourront à différentes stratégies, certaines allant effectivement jusqu’à revendiquer l’androgynie [16], que Valère-Maxime utilisait comme anathème. Dans tous les cas, cependant, ces stratégies visent à la construction d’un ethos féminin qui soit apparemment conforme aux canons rhétoriques.

Or, dans le cas qui nous requiert, il n’en est rien, le personnage fictif éponyme étant en quelque sorte disqualifié d’emblée par son adultère, sans doute la pire transgression qu’une femme d’Ancien Régime puisse commettre. Le fait que Marguerite d’Auge, dans Les pitoyables et funestes regrets, soit investie du monopole de la parole est d’autant plus étonnant que les canards comme les histoires tragiques véhiculent souvent un antiféminisme virulent [17]. Mais à quel genre ressortit précisément ce texte : s’agit-il bel et bien d’un canard sanglant ?

2. Les pitoyables et funestes regrets, un canard sanglant ?

À première vue, tout semble indiquer que Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge relève du genre de l’occasionnel ou du canard sanglant. Les occasionnels, qui correspondent à des bulletins d’information avant l’avènement de la presse, se répandent en France dès 1488. De ce point de vue, le canard est largement antérieur au genre de l’histoire tragique et constituerait l’ancêtre du fait divers et de la nouvelle à sensation. De 1529 à 1631, on dénombre pas moins de 517 canards imprimés [18].

Le titre de notre texte est en tous points conforme à la typologie sommaire établie par Maurice Lever des titres sensationnels sous lesquels paraissent ces publications éphémères :

[L]es titres, fort longs et racoleurs, qui résument l’action, [servent à attirer l’oeil du chaland] en même temps qu’ils incitent à en savoir plus, et dans lesquels abondent les vocables mélodramatiques et prometteurs d’angoisse : « cruauté », « mort », « massacre », « assassinat », « horrible », « funeste », « prodigieux », « mémorable », « émerveillable », « étrange », « barbare », « inhumain », etc. [19].

Les épithètes « pitoyables » et « funestes » qualifiant le substantif « regrets » agiraient ainsi comme des marqueurs du genre textuel.

Les ressemblances avec le genre du canard vont plus loin et tiennent au caractère anonyme de la publication et au fait que le texte se fonde sur un fait réel attesté par d’autres sources :

Chaque brochure contient la relation d’un événement véritable ou prétendu tel, survenu en un lieu, à une date et dans des circonstances que l’auteur — presque toujours anonyme — prend d’autant plus soin de préciser que l’histoire paraît plus invraisemblable. Un grand nombre de ces récits tirent leur origine d’un fait réel attesté par des témoignages concordants, comme les crimes et les procès à grand retentissement ou les phénomènes naturels dûment avérés : inondations, tempêtes, grêles, épidémies, comètes, etc. [20].

L’événement central des Pitoyables et funestes regrets se trouve effectivement corroboré par un témoignage contemporain, puisque Pierre de l’Estoile, dans son registre-journal, relate l’exécution de Marguerite d’Auge et de son amant :

Le vendredi 5e de ce mois [mars 1599], un marchand de vins de Paris, nommé Jean Antoine, demeurant près S.-Nicolas-du-Chardonnet, aiant esté trouvé mort et assassiné en la vallée de Villejuifve, comme il revenoit de sa maison de Place, près Corbeil, le coup aiant esté fait par un nommé Claude Jumeau (qui avoit le bruict d’entretenir sa femme, fort belle, mais de mauvais gouvernement, et qui s’entendoit, pour ce meurtre, avec son ruffien), fust pris prisonnier au logis de Du Fresnoi, son procureur, et la dame Antoine chez elle, après qu’on lui eust monstré le corps mort de son mari, auquel on avoit laissé son argent et ses anneaux.

Estans convaincus l’un et l’autre de ce malheureux assassinat, furent exécutés ; à la place Maubert, le mécredi 10e de ce mois. La femme, qui se nommoit Marguerite Dauge, fust pendue et enterrée, à six heures du soir, à S.-Cosme, avec six torches. Son ruffien, combien qu’il fust condamné à estre roué tout vif, ne le fust toutefois que mort, par grace de la Cour, et enterré à S.-Innocent. Son père se tenoit à la Rochelle et estoit de la Religion, comme aussi cestui-ci en avoit esté, mais ne l’estoit plus ; au contraire, s’estoit rendu ennemi formel de ceux qui en estoient.

Leur dicton portoit : « Pour avoir commis adultère ensemble, bien un an et demi durant, et avoir ensemble participé au malheureux et cruel assassinat de Jean Antoine [21]. »

La confrontation de cette entrée du journal, extrêmement succincte, avec la longue narration à la première personne de Marguerite d’Auge est riche d’enseignements. D’abord, malgré sa brièveté, le résumé de Pierre de l’Estoile fournit plus de renseignements factuels que Les pitoyables et funestes regrets. Le diariste nous précise la date, l’heure et le lieu de l’assassinat du mari et de l’exécution des deux condamnés, nous indique les origines de chacun, etc. L’ancrage spatio-temporel, voire onomastique de l’occasionnel demeure en comparaison relativement indéterminé. Le nom des protagonistes se trouve précisé dans le titre complet qui se lit : Les pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge sur l’assassin commis par J. Jumeau, sur Claude Antoine son mary, ou repentante de son adultere, demande pardon à Dieu, et exhorte les femmes à aymer les marys. Dans le corps même du texte constitué d’une suite d’apostrophes, la narratrice interpelle son mari et son amant par leur patronyme : « mes larmes peuvent-elles t’animer mon Antoine ? », « Helas pauvre Jumeau [22] ! » On connaît la condition sociale des deux hommes d’après la déclaration de la belle-mère à sa bru, une fois le cadavre de son fils découvert : « Tu as perdu un marchand, mais tu recouvreras un gentil-homme » (PFR, B2, vo). Il n’y a aucune indication de date et on trouve seulement une vague indication de lieu relative à la maison de campagne du mari, détail destiné à mettre en valeur la complicité criminelle de Marguerite : « Ne luy ay-je pas dit que mon Antoine estoit allé à son chasteau proche de Paris [?] » (PFR, B2, vo). Pour peu que l’on accorde plus de crédibilité au compte rendu de Pierre de l’Estoile, force est de relever la confusion dans les noms des protagonistes fournis dans le titre de l’occasionnel, puisque les prénoms du mari et de l’amant se trouvent intervertis. Dans le canard lyonnais, le mari s’appelle Claude Antoine plutôt que Jean Antoine ; l’amant, J. Jumeau plutôt que Claude Jumeau. Il est possible, du reste, que l’erreur soit celle du prote et non de l’auteur. Pour ce qui est de la condition sociale, le mari, étant marchand de vin, est forcément un bourgeois et, du même coup, son épouse aussi, très probablement. En revanche, rien n’est dit à propos de l’état de l’amant. Néanmoins, la grâce de la cour pour qu’il soit roué une fois mort [23], de même que le fait qu’il soit enterré en terre consacrée, au Cimetière des Innocents, privilège interdit aux homicides, pourraient indiquer une origine noble, sinon une grande fortune, du moins un homme avec ses entrées à la cour. En tout état de cause, cette confusion est révélatrice de la visée de l’occasionnel qui ne s’attache pas aux détails de l’anecdote et qui, même, pratique une sorte de négligence désinvolte à l’endroit de la donnée historique. Le lecteur d’Aristote ne pourra s’empêcher ici de songer au passage de la Poétique sur la distinction entre la poésie et l’histoire, à savoir que « le rôle du poète est de dire non pas ce qui a réellement eu lieu mais ce à quoi on peut s’attendre, ce qui peut se produire conformément à la vraisemblance ou à la nécessité [24] ».

Par ailleurs, pour peu que l’on s’attache à comparer notre occasionnel avec d’autres canards de l’époque relatant des adultères féminins, force est de reconnaître une différence de taille en ce qui concerne le dispositif narratif. Du début jusqu’à la fin des Pitoyables et funestes regrets, la parole est confiée à Marguerite d’Auge. À cet égard, l’incipit donne le ton : « Miserable beauté ! miserable jeunesse ! Que m’a servi ce corps moulé de la divinité, s’il s’est laissé conduire à ses sales plaisirs [?] » (PFR, A2, ro)

La comparaison avec deux occasionnels contemporains, Supplice d’un frère et soeur décapités en Grève pour adultère et inceste (1603) et Histoire tragique d’un gentilhomme savoyard (1605), fait apparaître la nette préférence des canards pour la narration omnisciente, le discours direct des coupables étant réservé à l’aveu de la faute. Dans le cas du premier occasionnel relatant l’exécution de Julien et Marguerite de Ravalet le 2 décembre 1603 [25], l’incipit, qui est le fait d’un narrateur omniscient [26], énonce une maxime morale de portée universelle qu’est censé illustrer l’anecdote qui suit : « Il n’y a ordure qui tant provoque l’ire de Dieu et qui attire tant cruelles suites de vengeances, que l’adultère, auquel le législateur divin a établi peine de lapidation, outre les eaux de jalousie [27]. » La femme adultère ne prend la parole qu’une seule fois pour inciter son frère à la repentance et, du même coup, reconnaître sa propre culpabilité en présence du confesseur :

À la prononciation qui leur en fut faite le mardi deuxième de ce mois de décembre 1603 en la chapelle de la Conciergerie, l’un et l’autre s’écrièrent qu’on les faisait mourir à tort. Mais quand le sieur Fusius, docteur du collège royal de Navarre, y fut venu, il y usa en bon pasteur de si vives et poignantes remontrances, qu’il pénétra jusqu’au secret de leur conscience, dont la demoiselle s’adressant à son frère, lui dit : « Mourons, mon frère, nous l’avons bien desservi, et prions Dieu qu’il nous fasse merci [28]. »

Les mêmes constatations s’imposent à l’égard de l’autre canard qui évoque la vengeance sanglante d’un gentilhomme savoyard trompé par sa femme et dont l’ouverture évoque là encore, par le biais de la narration omnisciente, la vérité morale qu’illustrera le récit : « L’impatience et le désir ôtent entièrement le jugement à l’homme. Le désir de vengeance lui scille les yeux et le pousse vitement à sa volonté, sans préméditer les sinistres événements de sa fureur [29] ». La femme adultère, une fois encore, ne prend parole que pour avouer sa faute à son mari :

Mais [le mari trompé] ne donna garde qu’il la voit aussitôt se jeter à ses genoux, et les larmes coulant sur le lys de ses joues et sur le marbre de son sein, elle prononce ces paroles entrecoupées de sanglots : « Ah, mon mari ! Je vous requiers pardon très humble ; je reconnais mon offense, je confesse ma faute. Mais encore n’aurez-vous point pitié d’une âme, la moitié de vous-même, que sa fragilité a plutôt laissé couler en ce désastre que son dessein ne l’y a portée ? Voici du fer : si le feu de votre ire est tellement enflammé que l’eau de mes yeux ne le puisse éteindre, faites atteindre la pointe de cet acier au plus vif de mon coeur, comme il est atteint de la pointe vive du repentir [30]. »

S’il est permis de revenir un instant en arrière et d’évoquer à nouveau la question de la permutation des prénoms de l’amant et du mari, curieusement interpellés par leur patronyme dans Les pitoyables et funestes regrets, on remarquera qu’il s’agit là d’un procédé courant dans le passage du canard sanglant à l’histoire tragique, comme le signale Maurice Lever : « Pour passer du fait divers à la nouvelle, les acteurs doivent tout d’abord échanger leur identité sociale contre une identité de convention [31]. » Bien évidemment, on est loin de l’onomastique grecque de convention aussi bien dans le roman que dans le théâtre, mais on sent une sorte d’effort de transposition pour se sortir des ornières du strict fait divers. Toujours selon Maurice Lever, bon nombre de canards sont d’ailleurs des histoires tragiques en puissance : « l’attrait pour le fait divers vient moins de sa nouveauté que de ses qualités narratives. Ainsi, la nouvelle de presse (fait d’actualité) se confond-elle avec la nouvelle littéraire (genre narratif bref) [32] ». Tant et si bien que bon nombre d’auteurs d’histoires tragiques reprennent mot pour mot des passages entiers de canards, comme c’est le cas de François de Rosset : « À regarder les textes de près, on s’aperçoit que des pages entières des Histoires tragiques ne sont que des transcriptions à peine remaniées des canards d’information [33]. » Serions-nous donc en présence d’une histoire tragique ?

3. Les pitoyables et funestes regrets, une histoire tragique au sens courant ?

D’entrée de jeu, on peut opposer une série d’arguments à l’hypothèse suivant laquelle Les pitoyables et funestes regrets serait une histoire tragique. Au sens strict, les histoires tragiques sont le plus souvent réunies en recueil et signées par un auteur. Selon cette définition restrictive, l’histoire tragique est un genre inauguré par Pierre Boaistuau en 1559 dans un recueil intitulé, précisément, Histoires tragiques, traduction ou adaptation de six nouvelles italiennes de Matteo Bandello. Boaistuau a eu de nombreux successeurs, parmi lesquels François de Belleforest avec la Continuation des histoires tragiques (1559), Vérité Habanc avec les Nouvelles histoires tant tragiques que comiques (1585), Bénigne Poissenot avec les Nouvelles histoires tragiques (1586), François de Rosset avec, entre autres, Les histoires tragiques de nostre temps (1614) et Jean-Pierre Camus, auteur de nombreux recueils dont Les evenemens singuliers (1628) et les Rencontres funestes, ou Fortunes infortunées de nostre temps (1644). Outre que, dans ces cas précis, la revendication du sous-genre tragique est le plus souvent explicite dans le titre lui-même, le principe même de sériation propre au recueil, mais également l’esthétique présidant à l’ordonnancement de ces recueils [34] semblent revêtir une importance capitale en regard de la définition même de l’histoire tragique.

Les études, cependant, ont le plus souvent tendu à offrir une définition beaucoup plus inclusive de l’histoire tragique. Ainsi, par exemple, Sergio Poli, dans son essai de typologie du genre, définit l’histoire tragique en ces termes :

[…] il s’agit d’un genre qui a débuté en France à une époque précise, dont la vie a duré plus ou moins un siècle, et qui a gardé jusqu’à la fin certains traits distinctifs : la Loi, la Transgression et la Punition en ont toujours été les ressorts essentiels ; la violence, l’amour et l’ambition les sujets préférés ; une introduction et une conclusion en guise de morale le cadre nécessaire [35].

Cette définition, héritée en partie du structuralisme qui voyait dans l’histoire tragique une histoire de loi [36], augmentée de considérations thématiques et vaguement narratives, a le grand désavantage d’être pratiquement inopérante, tant elle peut s’appliquer à une multiplicité de cas extrêmement divers qui n’ont pas nécessairement de lien avec le genre étudié.

Cela étant, les critiques qui ont approfondi la question du rapport de ces histoires tragiques avec la loi ont élaboré des hypothèses intéressantes pour le cas qui nous requiert. Si, au départ, Gustave Reynier a voulu voir dans ce goût de l’époque pour le tragique une sorte d’écho aux guerres de Religion et à leurs cortèges de morts sanglantes et violentes [37], plus récemment Thierry Pech a avancé une explication beaucoup plus nuancée et convaincante pour rendre compte de cette vogue de l’histoire tragique. D’une part, pour lui, le succès de l’histoire tragique tient au secret de l’instruction criminelle, instauré au xvie siècle par souci de ne pas publiciser des comportements déviants. Ce secret aurait suscité auprès du public le désir d’obtenir une sorte de reconstitution des délibérations dont il était exclu [38]. Ce secret explique par ailleurs l’importance de l’amende honorable et de la confession publique, dont la fonction ultime était de valider la condamnation grâce à la reconnaissance du crime par le condamné lui-même. D’autre part, la préoccupation à laquelle obéit cette mise en récit du crime aurait procédé d’une sorte de réaction à la désacralisation de la représentation du monde et, partant, de l’incapacité à expliquer le mal [39].

Ullrich Langer, qui s’est intéressé au concept de justice dans la nouvelle à la Renaissance, a montré que, dans le cas précis de l’histoire tragique, la justice, qui pouvait s’assimiler avec l’équité dans d’autres recueils de nouvelles, se confond avec la loi au sens strictement juridique et institutionnel du terme [40], même si la loi humaine sous l’Ancien Régime est censé n’être qu’un simple relais ou, mieux, une émanation de la loi divine [41]. Or, si l’on retient cette définition plus inclusive de l’histoire tragique, il est frappant de constater à quel point Les pitoyables et funestes regrets fait écho aussi bien aux ordonnances somptuaires, aux considérations des jurisconsultes sur l’adultère et sur l’homicide qu’aux préceptes de l’humanisme chrétien en matière d’éducation de la femme.

Nul ne s’étonnera de retrouver presque mot pour mot dans la bouche de Marguerite d’Auge certaines considérations formulées dans les préambules d’ordonnances royales de l’époque, notamment le désir d’usurpation de noblesse par les bourgeoises. C’est ainsi que, par exemple, l’ordonnance somptuaire de 1573 explique la popularité de la soie (en principe réservée à la noblesse) par le désir d’ascension sociale des bourgeoises :

Et pour ce qu’une partie de la superfluité de l’usage de soye, est provenue du grand nombre des bourgeoises, qui sont faictes Damoiselles de jour en autre, Nous avons faict et faisons defenses, comme dessus, ausdictes bourgeoises, que d’ores en avant pour l’advenir [elles] n’ayent à changer leur estat, si leurs marits ne sont gentils-hommes qui sont faictes Damoiselles de jour en autre [42].

Dans le discours moral de l’époque, ce désir d’élégance et de raffinement ouvre la porte à tous les débordements et, en particulier, au péché hiérarchique récapitulatif féminin, l’adultère [43], comme Marguerite d’Auge s’en explique dans Les pitoyables et funestes regrets :

D’où venoit tout ce divorce, qui […] estoit la cause [de la mort de mon mari] : c’estoit l’orgueil et le desdain qui me faisoient mescognoistre l’honneur où [mon mari] m’avoit eslevee, les biens qu’il m’avoit acquis, le comble des plaisirs qu’il m’avoit donné, et le desir ambitieux de porter estat de damoiselle, non contente de celuy d’honnorable bourgeoise, a causé ma perte.

PFR, A4, ro

Thierry Pech fait observer avec raison que l’adultère est rarement réprimé dans la France d’Ancien Régime [44] et que, pour cette raison, il est souvent présenté par les jurisconsultes et dans les histoires tragiques comme une sorte d’« ascenseur pour l’échafaud » dans la mesure où il est censé toujours conduire à d’autres crimes plus graves, l’adultère étant « l’une des transgressions les plus criminogènes : si l’on peut juger qu’il est d’une gravité moyenne en lui-même, il n’en va pas de même de ses conséquences dont on aime à dérouler l’enchaînement catastrophique dans les récits [45] ». Josse de Damhoudere, dans sa Practicque et enchiridion des causes criminelles (1555), présente en effet l’adultère comme la mère de tous les crimes :

Et cestuy crime est fort detestable et abominable en droict, pour ce que hors de ce crime, plusieurs aultres crimes sortent, comme perjure, faulx tesmoignagnes, forche [sic], injure, maulvais et cauteleux dol, et fraude de vrays, et droictz hoirs et heritiers, homicide, inimitie perpetuelle, et a jamais, illegitimes, et diabolicques couchementz, et telz semblables aultres maulx innumerables [46].

Dans la logique implacable de la morale chrétienne traditionnelle, la concupiscence mène donc toujours à l’iniquité. Aussi, dans son amende honorable, Marguerite prend-elle soin d’attribuer à l’assassinat de son mari une cause lointaine, l’irrépressible désir d’ascension sociale, et une cause prochaine, l’adultère. La construction même de la narration en une série de dix apostrophes au mari, à la Fortune, à l’amant, aux femmes et aux filles, à la belle-mère, à la fille, au frère, à la soeur, à l’amant et à la Mort, le tout conclu par la traditionnelle prière à Dieu, reflète les conséquences gravissimes de l’adultère mises en avant par l’humanisme chrétien. Une femme qui commet l’adultère ne commet pas seulement une faute à l’endroit du mari, mais est un ferment de désordre social dans une société fortement structurée dont la hiérarchie repose sur la pureté du lignage. Pierre de Changy, dans sa traduction française (publiée en 1543) de l’Institution de la femme chrétienne de Jean Louis Vivès, se fait particulièrement véhément dans la dénonciation des méfaits de l’infidélité et insiste surtout sur la destruction du tissu familial et donc social :

Chasteté est moult requise en la maryee, plus qu’en autre non estant abstraincte au lien. Si tu te coinquine et souille maryee, violant ta foy, par ung mesme vice tu offense autant de gens que tu as gastez et souillez. Dieu premierement que tu dois avoir devant les yeulx, auquel tu dois purité ; plus le prochain que tu as apres Dieu, qui est ton mary, auquel tu as promis et juré fidelité, et inviolablement garder chasteté. […] Tu as disjoinct et dirimé la civille societé, repudié les loix, blessé le pays, frappé amerement ton pere, batu ta triste mere, et mis en dangier tes freres, seurs, parens et amys. Tu invite tes pareilz a semblables vices par ton fol exemple, et donne notte et vitupere a ta lignee, jusques au danger d’occire l’adultere. Cruelle mere, se tu as enfans, tu les metz en ignominie perpetuelle, et en telle necessité que l’on ne parlera d’eux, ou de leur pere et mere, que en vergongne : comme ceulx qui contaminent leur renommee par trahison, homicide, sacrilege [47].

Or, si l’adultère constitue la faute capitale pour la femme d’Ancien Régime, à plus forte raison l’homicide est-il considéré comme la transgression par excellence, quel que soit le sexe du criminel. Josse de Damhoudere fait valoir que l’homicide correspond en réalité à une quadruple offense :

Par ce advient que ung homicide mesfaict a quatre personnes. Premierement a Dieu de paradys, et ce en deulx manieres, qu’il emble et prive la creature de Dieu de sa vie, et qu’il vilipende les commandemens de Dieu. Secondement, il navre et blesse le corps du commun, et son chief le Prince, luy emblant et privant par l’homicide ung de ses membres et subjectz, car c’est grandement le prouffict du commun qu’il soit populeux, et plain de peuple francq, comme aussi atteste D. Adrianus disant, qu’il aimoit mieulx que le royaulme fust plain de peuple, que de grandes richesses. Tierchement [sic] l’homicide mesfaict contre les ancestres du [sic] l’occis. Premierement contre pere, et mere, car il leur emble et prive de leur heritier et successeur, qui leur succession naturele cy apres pourroit amplier, comme l’enffant par telle naturelle procreation pere et mere en icelle qualite faict immortelz, et par ce apres mesfaict il aussi contre tous les parens du lignaige du [sic] l’occis. Car la blasme et dommage qu’on faict a l’ung du lignage, redonde sur l’entier parentaige d’icelluy. Quartement il offense plus fort contre l’occis, auquel il prend sa noble vie, ce que n’est racomparable a aulcune chose qui est au monde [48].

Dans l’apostrophe à sa fille, Marguerite dit exactement la même chose, et presque dans les mêmes termes, relativement à l’infamie qui risque de s’abattre sur sa progéniture : « je crains qu’on ne die : c’est la fille de madame Antoine, la fille de celle qui est cause de la mort de son mary ; et qui […] a esté executee en publicq ; combien que vrayement vous soyez innocente de ma faute » (PFR, B3, vo). Le caractère conventionnel de l’amende honorable de Marguerite d’Auge est également souligné par la parfaite distribution des parents ainsi interpellés : il n’y a qu’une soeur, qu’une fille, qu’un frère et cela est d’autant plus nécessaire que les destinataires sont à peine caractérisés. Aussi, il ne pourrait y avoir deux soeurs ou deux frères, sans que l’amende honorable ne tombe dans les redites.

Mais s’agit-il bel et bien d’homicide dans le cas de Marguerite d’Auge ou n’est-ce pas plutôt une simple complicité d’homicide ? Le droit d’Ancien Régime ne fait pas ce genre de distinction : « Homicide de faict advisé se commect en plusieurs manieres. Ascavoir par la main, par la langue, par congé, par signe, par enchantementz, et par venin. Et ce que par icelles, ou aultres manieres d’occision sera commis de faict advisé, la punition est capitalle [49]. » De ce point de vue, Marguerite d’Auge est doublement coupable d’homicide, d’une part en ayant incité son amant au meurtre par le récit des sévices commis par le mari à son endroit, d’autre part par l’indication du lieu où celui-ci se trouvait : « N’ay-je pas faict sçavoir à mon Jumeau que j’avois esté battue à cause de luy ? Ne luy ay-je pas dit que mon Antoine estoit allé à son chasteau proche de Paris, et qu’il auroit beau moyen de se venger du tort qu’il m’avoit faict ? » (PFR, B2, vo). Damhoudere explique que l’incitation au meurtre est punissable à l’égal de l’homicide :

Et quiconques a donné conseil de tuer aulcun (de sorte que le faict n’eust jamais este perpetré, s’il n’eust donné le conseil) il est punissable comme le principal, et par ce appert comment ilz faillent dangereusement, qui seullement content, et estiment estre homicides, qui font l’homicide, ou l’occision de la main, et pas ceulx par conseil, fraude, admonition, ou suscitation de qui les hommes sont occis, et tuez [50].

De la même manière, on peut également être homicide « par signes » : « L’on occist par signes, quand on monstre doleusement par fraude le lieu, ou est la personne ou l’homme [51]. »

Enfin, Marguerite d’Auge, en docile repentante, vient confirmer et justifier les interdits de l’éducation féminine propres à l’humanisme chrétien, en particulier à propos des livres pernicieux dont la liste est interminable dans les traités d’éducation [52] et qui semblent être à l’origine du drame : « il semble […] que je veuille derechef me veautrer au bourbier des livres impudiques, que j’avois tousjours entre mes mains, delaissant les honnestes et pudiques, qui me pouvoient conduire au chemin d’honneur et pudicité » (PFR, B4, vo).

Nul doute donc que nous sommes en présence d’une histoire tragique au sens d’histoire de loi. C’est aussi à coup sûr une histoire tragique au sens courant, conformément aux deux critères d’authenticité et de dénouement funeste de Maurice Lever : « La première condition exigée de l’histoire tragique veut qu’elle ne rapporte que des événements authentiques. La seconde, que ces événements soient funestes [53]. » Cette définition de sens commun est presque identique à celle que l’on retrouvera dans la correspondance de Madame de Sévigné (étudiée par Constance Cagnat) quelques décennies plus tard :

De forme brève, l’histoire tragique, qui s’inspire souvent de l’actualité judiciaire du moment, se caractérise, quant à son contenu, par la violence des passions — le plus souvent amoureuses — qu’elle met en scène, et par le dénouement funeste qui en résulte : un scénario que commande l’intention souvent moralisatrice de l’auteur, soucieux de dénoncer les ravages de la passion [54].

Ces diverses définitions ont le mérite de correspondre assez exactement au concept de tragédie avant la redécouverte d’Aristote, par exemple dans le commentaire de Josse Base à l’édition de Térence de 1504 : « la tragédie est à son début heureuse mais à la fin très triste », ou dans la traduction en 1544 de l’Arcadie de Sannazar par Jean Martin : « Le commencement en est toujours plaisant mais la fin est pleine de tristesses et douloureuses exclamations causees par meurdres, bannissemens ou violences telles [55]. »

En réalité, ce type de définition mise sur le plus petit dénominateur commun du tragique. À une époque où la France est en passe de devenir, selon la très belle formule de Michel Magnien, « la fille aînée de l’aristotélisme poétique [56] », il faut sans doute comprendre ce genre à la lumière de la Poétique d’Aristote et voir, à l’instar de Gisèle Mathieu-Castellani, l’histoire tragique comme « un autre avatar de la tragédie [57] ».

4. Les pitoyables et funestes regrets, une histoire tragique au sens aristotélicien ?

Les auteurs d’histoires tragiques eux-mêmes nous invitent implicitement à ce type de lecture, à commencer par Boaistuau qui, dans la préface de son recueil inaugural, écrit :

Au reste, j’ai intitulé ce livre de tiltre Tragique, encore que (peut estre) il se puisse trouver quelque histoire, laquelle ne respondra en tout ce qui est requis en la tragedie ; neantmoins, ainsi que j’ay esté libre en tout le subject, ainsi ay-je voulu donner l’inscription au livre telle qu’il m’a pleu [58].

Or, dans le contexte de l’époque et compte tenu du retentissement de la Poétique (1560) de Jules-César Scaliger [59] dans la diffusion de l’aristotélisme en France à partir de l’Italie, il est évident que le lectorat de l’époque juge de « tout ce qui est requis en la tragedie » à l’aune d’Aristote [60].

La préface de Bénigne Poissenot, en tête des Nouvelles histoires tragiques (1586), confirme d’ailleurs cette hypothèse, dans la mesure où il érige la péripétie en principe fondateur du tragique :

[L]es subites mutations [se] voyent si dru et menu [dans les histoires tragiques, reflet de la condition humaine] — tantost d’un langoureux et affligé, relevé et monté au plus haut de la roue de fortune, pour en après tresbuscher en une vallée de miseres ; tantost d’un autre qui, se pensant fils de fortune, est precipité en moins de rien d’un Paradis de delices en un Enfer de travaux [61].

Les pitoyables et funestes regrets, sans bien sûr être une pure tragédie, rejoint les considérations d’Aristote à plusieurs égards, à commencer par la nature mimétique, plutôt que diégétique, du texte, ce qui est le propre de la tragédie par opposition à l’épopée : « une imitation faite par des personnages en action et non par le moyen d’une narration [62] ». Le fait que Marguerite d’Auge soit la seule à prendre la parole n’est pas en soi rédhibitoire, puisque, avant Eschyle, il semble qu’il ait été courant de n’avoir qu’un seul personnage tragique en scène [63].

Par ailleurs, l’histoire des Pitoyables et funestes regrets est ainsi conçue qu’elle comporte à la fois une péripétie, une reconnaissance et un événement pathétique. En ce sens, d’après les critères aristotéliciens, il s’agit d’une histoire complexe. Il faut voir qu’à la fois la péripétie et la reconnaissance se sont produites avant la prise de parole de Marguerite d’Auge et, qu’au moment où s’ouvre le texte, le lecteur est plongé en plein événement pathétique, soit in medias res.

Commençons par la péripétie, qui est « le retournement de l’action en sens contraire [64] ». L’une des premières exclamations de Marguerite d’Auge annonce la péripétie qui s’est produite : « O estrange changement ! » (PFR, A2, vo). L’ouverture du texte est placée sous le signe du retournement brusque de la Fortune avec l’assassinat du mari par l’amant : « Ha fortune marastre ! j’ay juste occasion de me plaindre de toy. Pourquoy m’avois-tu eslevee au sommet de ta rouë, si tu voulois en un moment m’abaisser dans un precipice ? » (PFR, A3, vo). L’assassinat du mari a conduit à l’arrestation de la femme adultère, à son inculpation et à sa condamnation, si bien qu’elle est passée en un instant de la gloire mondaine au mépris : « Quel seroit le coeur si dur, et l’ame si impitoyable, qui ne fust esmeuë à compassion, voyant la plus heureuse, la plus miserable ; celle qui emportoit le prix de toutes, estre mesprisee de la moindre ; et celle qui en pompes et magnificences excelloit les plus nobles dames, estre la plus vile et contemptible ? » (PFR, A4, ro). La péripétie correspond donc au passage du bonheur coupable adultère au malheur conjugal mérité.

Or cette péripétie s’accompagne, dans notre texte, d’une variante de la reconnaissance :

La reconnaissance — son nom même l’indique — est le retournement qui conduit de l’ignorance à la connaissance, ou qui conduit vers l’amour ou bien la haine des êtres destinés au bonheur ou bien au malheur. La reconnaissance la plus belle est celle qui s’accompagne d’une péripétie, comme celle qui prend place dans Oedipe [65].

Variante de la reconnaissance, dis-je bien, parce que la reconnaissance dans Les pitoyables et funestes regrets fait passer la protagoniste de l’ignorance à la connaissance, mais l’ignorance où elle se trouvait avant la péripétie procédait d’un aveuglement volontaire. D’une certaine manière, et si l’on voulait penser en termes psychanalytiques, anachroniques pour l’époque, on pourrait estimer que l’assassinat du mari a suscité chez Marguerite d’Auge une sorte de « retour du refoulé ». Cette reconnaissance tient au fait que Marguerite d’Auge admet a posteriori que seul son mari était à même d’assurer son bonheur, le véritable bonheur conjugal d’une bourgeoise comme elle, plutôt que le bonheur fallacieux et sensuel que lui procurait son amant aristocrate : « J’ay osté la vie à celuy qui me rendoit la plus heureuse de mon sexe » (PFR, A3, ro). Le texte dramatise donc la douloureuse prise de conscience des « feintises d’Amour » (PFR, B4, vo) consécutive à la mort du mari et les dangers de confondre charité et passion érotique.

Mais la péripétie tout comme la reconnaissance se situent bien avant l’ouverture du texte et ne sont évoquées par Marguerite d’Auge que pour mettre en contexte le présent. En réalité, Les pitoyables et funestes regrets (l’épithète « pitoyable » étant à cet égard programmatique) est placé sous le signe de l’événement pathétique, après la péripétie et la reconnaissance, et avant l’exécution publique :

Voilà deux parties de l’histoire : la péripétie et la reconnaissance ; il y en a une troisième : l’événement pathétique. On a déjà parlé de la péripétie et de la reconnaissance, quant à l’événement pathétique, c’est une action qui provoque destruction ou douleur, comme les agonies présentées sur la scène, les douleurs très vives, les blessures et toutes les choses du même genre [66].

Une bonne partie du monologue de Marguerite d’Auge est centrée sur la perspective de l’échafaud et, devant l’imminence de son exécution, l’émotion est grandissante lorsqu’elle dit à l’intention de son amant :

Prenez ceste mort aussi en gré, que les impudiques et adulteres baisers que nous recevions de nos lascives amours : baisers qu’il nous faut oublier, pour jouyr des plaisirs celestes qui sont eternels ; ausquels si nous eussions aspiré, nous serions comblez de felicité, et ne serions proches d’une mort si ignominieuse. Tant de Seigneurs, tant de Dames, et presque tout le peuple de Paris ne seroit assemblé pour nous voir : On ne mumureroit tant la mort de Madame Antoine et d’un pauvre Jumeau : tant d’eschauffaux, tant de fenestres ne seroyent garnies de tant de gents, et tant de carrosses et chevaux ne courroient par les rues pour voir ce supplice. Supplice toutesfois que nous devons louër ; supplice qui nous rachete d’un autre supplice, et qui nous fait revivre eternellement, pourveu que despouïllez des souïlleures de ce monde, et repentans de nos fautes nous demandions pardon au grand Dieu. Accourons à luy ; sa grace nous asseure ; sa misericorde nous attend, et ses bras sont ouverts pour nous recevoir. Mais quoy ? veux je encores retarder ma mort ? Executeur de haute Justice, tenez vous prest pour faire vostre office si tost que j’auray achevé ma priere.

PFR, C2, ro

On pourrait même aller jusqu’à considérer Les pitoyables et funestes regrets comme une variante de la tragédie pathétique selon la typologie d’Aristote :

Il y a quatre espèces de tragédies […] : la tragédie complexe, dont l’ensemble est occupé par la péripétie et la reconnaissance ; la tragédie comportant un événement pathétique, comme les Ajax et les Ixion ; la tragédie de caractère, comme les Femmes de Phtie et Pelée ; la quatrième étant le spectacle, comme les Phorcides, Prométhée et tout ce qui se passe chez Hadès [67].

On a vu que notre texte ne pouvait pas relever de la tragédie complexe, puisque la péripétie et la reconnaissance se situent en amont du monologue de la protagoniste. Par ailleurs, il faut remarquer que la typologie oppose tragédie pathétique et tragédie de caractère, comme si, et on aura l’occasion d’y revenir, le pathos se substituait à l’ethos. Il reste donc à envisager Les pitoyables et funestes regrets dans la perspective de la tragédie pathétique.

5. Les pitoyables et funestes regrets, variante de la tragédie pathétique

Bien évidemment, le pathétique n’est pas étranger au genre de l’occasionnel comme au genre de l’histoire tragique. Il s’agit même, dans les deux cas, d’un de ses ressorts constitutifs. La différence réside toutefois dans le fait que, généralement, le pathétique dans les occasionnels et les histoires tragiques se trouve confiné, si l’on en juge d’après la typologie de Sergio Poli [68], à la seule conclusion, alors que, dans le cas qui nous occupe, le pathétique est inscrit dans l’ensemble du texte.

Pour juger de l’inscription de ce pathétique dans la matrice même des Pitoyables et funestes regrets, l’on devra, pour un instant, se déporter de la poétique proprement dite pour s’avancer dans le domaine rhétorique, comme nous y invite à le faire Aristote lui-même :

Ce qui concerne la pensée, qu’on aille le trouver dans les ouvrages de rhétorique, car cela est plutôt propre à cette étude. Appartient au domaine de la pensée tout ce qui doit être produit par les paroles on y trouve comme parties : démontrer, réfuter, produire des émotions comme la pitié, la crainte, la colère et toutes les autres de ce genre, ou encore amplifier et réduire [69].

Sur le plan de l’ethos, la situation du personnage de Marguerite d’Auge est doublement problématique. Selon la tradition rhétorique, le bon orateur est un homme moralement intègre. Or, la femme adultère ne remplit aucune des deux conditions, d’abord parce qu’elle est une femme et jouit donc d’une autorité limitée, voire nulle (notamment sur le plan juridique) ; ensuite, parce qu’elle est adultère. Pour compenser son déficit de crédibilité éthique, Marguerite d’Auge est investie d’un ethos pathétique, c’est-à-dire traversée par de nombreuses passions contradictoires. Le terme lui-même revient deux fois dans la narration, d’abord à propos de la femme adultère elle-même : « Non, je croy que la mer agitee des souspirs d’Eole, n’a point plus de rides que j’ay de passions dans mon âme » (PFR, A3, ro) ; ensuite, comme repoussoir aux femmes et filles qui seraient tentées de suivre son mauvais exemple : « [En restant fidèles à vos maris] vous vivrez heureuses et contentes, et vostre esprit ne sera point agité des passions qui m’ont renduë miserable » (PFR, B2, ro). Relativement à cet ethos pathétique, on peut relever de nombreux procédés ressortissant tant à l’inventio qu’à l’elocutio, parmi lesquels nous en retiendrons sept plus particulièrement, à savoir l’adhortatio, l’apagoresis, la cataplexis, l’epimone, l’exuscitatio, l’inter se pugnantia et la pathopeia [70].

  • l’adhortatio est un ordre, une promesse ou une exhortation destinée à emporter le consentement d’autrui. Ce procédé est particulièrement prégnant dans l’apostrophe finale à Jumeau, où Marguerite l’exhorte à faire preuve de courage devant l’exécution qui l’attend : « Ayez donc bon coeur : souffrez patiemment les coups que vous recevrez : Considerez que le moindre de ceux qu’a receu mon defunct Antoine est plus cruel et plus douloureux que ne seront les vostres » (PFR, C1, vo).

  • l’apagoresis est un énoncé destiné à empêcher quelqu’un de faire quelque chose, en suggérant les conséquences négatives qui en découleraient par un lien de causalité antécédent/conséquence. L’apagoresis est omniprésente dans tout le texte et consiste à associer comme en un processus inéluctable la cause lointaine, la cause prochaine et l’issue fatale qu’a connue le mari assassiné, à savoir le désir d’ascension sociale, l’adultère et l’homicide. Outre le passage cité précédemment sur le « desir ambitieux de porter estat de damoiselle », on trouve la mise en équation au sein d’un binôme synonymique de l’adultère et du meurtre, comme s’il y avait entre les deux un lien direct et inéluctable, voire une espèce d’équivalence tragique, comme dans le passage suivant : « madame Antoine […] qui par son adultere et meurtre a esté executee en publicq » (PFR, B3, vo).

  • la cataplexis est une menace ou une prédiction de revanche pour un méfait. La déclaration précédemment citée de la mère sur le gentilhomme qui remplacera le marchand ressortit à ce procédé, puisqu’il s’agit d’une menace voilée des conséquences juridiques de l’homicide, comme l’explique Marguerite après avoir rapporté les paroles de la mère du défunt : « Tu as perdu un marchand, mais tu recouvreras un gentil-homme. Vous prevoyez dés lors mon malheur, et cognoissez que mon adultere estoit cause de cest homicide » (PFR, B2, vo).

  • l’epimone est la répétition persistante de la même supplication ou du même argument en des termes identiques ou similaires. Les regrets de Marguerite quant à la mort de son mari constituent le leitmotiv du monologue et sont déclinés sur tous les ton : « Que pleust à Dieu, si mes paroles ont jamais eu traicts de douceur, qu’elles en monstrassent maintenant quelque echantillon, pour exprimer à mon Antoine les pleurs, les regrets, et les continuels souspirs qui sortent de mon ame, tesmoins vrayement asseurez de ma repentance » (PFR, Bi, ro) ; « Mais à quoy me servent tant de pleurs, mes larmes peuvent-elles t’animer mon Antoine ? mes regrets, diminuent-ils ma faute ? Mes souspirs, pourront-ils [t]e racheter de la mort ? » (PFR, B3, ro) ; « Si l’abondance de mes larmes, l’arrachement de mes cheveux, et chasser d’un corps pernicieux une ame meurtriere, pouvoient racheter vostre corps precieux, et le r’animer d’une nouvelle vie : mille morts me seroient agreables, mille supplices ne pourroient diminuer mon affection » (PFR, A3, ro).

  • l’exuscitatio consiste à émouvoir le destinataire par l’expression de sentiments véhéments et au moyen de questions rhétoriques, parfois dans le but de susciter sa colère. Les questions oratoires abondent dans toute la narration, mais elles sont particulièrement présentes dans l’aveu de culpabilité, destiné à légitimer la condamnation :

    Manifesteray je maintenant ma faute à tout le monde ? Declareray je sans horreur l’enormité de mon peché ? N’ay-je pas faict sçavoir à mon Jumeau que j’avois esté battue à cause de luy ? Ne luy ay-je pas dit que mon Antoine estoit allé à son chasteau proche de Paris, et qu’il auroit beau moyen de se venger du tort qu’il m’avoit faict ? Sont-ce pas tesmoignages assez suffisans pour me rendre coulpable, et pour faire sçavoir que c’est moy qui suis cause de sa mort ?

    PFR, B2, vo
  • l’inter se pugnantia consiste à interpeller directement quelqu’un pour le blâmer publiquement, en insistant sur les contradictions de sa personnalité, le plus souvent entre ce qu’il fait et ce qu’il dit. On trouve de nombreux exemples de ce procédé dans l’apostrophe à l’amant, mais aussi dans la dénonciation de la soeur qui mène une vie aussi dissolue que Marguerite :

    Et vous ma chere soeur, compagne en partie de mes infortunes, que n’ouvriez-vous vostre entendement pour me destourner des vices où j’estois plongee ? mais, comment eussiez-vous changé mon coeur, si vous estiez poussé[e] du mesme desdain que moy ? Et comment m’eussiez vous monstré à aymer mon mary, puis que vous aviez quitté le vostre, et n’aviez pire ennemy que vostre maison ? Pour ce mesme sujet vous estiez vous pas retiree avec moy, pour vivre en plus grande liberté, et plus commodément vous destourner de la compagnie de vostre mary [?]

    PFR, B4, ro
  • la pathopeia est un terme général pour désigner un discours qui émeut les auditeurs, en particulier lorsque l’orateur tente de susciter une réponse émotive en dévoilant ses propres sentiments. Cet effet est obtenu en faisant référence à n’importe quel des nombreux « lieux pathétiques » : le temps, le sexe, l’âge, l’endroit. Le personnage de Marguerite d’Auge joue particulièrement sur le sexe et l’âge dans l’apostrophe aux femmes et aux filles : « Femmes et filles, qui d’un instinct naturel devez aymer nostre sexe : Je vous prie d’ouvrir vos yeux et vos oreilles, pour mediter et faire votre profit de la complainte d’une miserable » (PFR, B1, ro et vo).

On pourrait continuer ainsi à dévider presque à l’infini la liste des procédés pathétiques qui informent le monologue de Marguerite d’Auge. Les quelques exemples déjà évoqués suffisent cependant à mettre en valeur le fait qu’au fond et d’une certaine manière, le caractère de Marguerite d’Auge s’efface derrière le pathos éprouvé par l’adultère, mais peut-être surtout derrière le pathos à susciter chez le destinataire des Pitoyables et funestes regrets. Cet ethos pathétique est par ailleurs proprement tragique, au sens où Aristote l’entend dans sa Poétique. Là encore, le terme est employé explicitement, d’abord pour désigner les conséquences néfastes du comportement adultère : « Eloignez-vous des souhaits qui ne sont accompagnez d’honneur, pour n’estre suyvies de tragiques infortunes » (PFR, B2, ro) ; ensuite pour qualifier la relation adultère elle-même dans le sonnet de clôture : « nos tragicqs amours » (PFR, C3, vo).

6. L’aristotélisme poétique comme solution à l’aporie rhétorique de l’ethos féminin

C’est en ce sens que l’aristotélisme poétique a pu représenter, dans le cas de ce personnage de femme adultère, une solution à l’impossibilité théorique d’un tel ethos dans la tradition rhétorique héritée de l’Antiquité romaine. Il faut d’ailleurs remarquer que la Poétique envisage explicitement la possibilité de mettre en scène des personnages tels que l’esclave ou la femme qui, malgré l’humilité de leur condition, peuvent prétendre au titre de « bons » personnages tragiques :

Pour ce qui est des caractères, il y a quatre buts à viser ; l’un d’entre eux — et le premier —, c’est qu’ils soient bons. Comme cela a été dit, il y aura caractère si les paroles ou l’action rendent manifeste un choix ; et le caractère sera bon si le choix est bon. Et cela est possible pour chaque genre de personnage : une femme tout comme un esclave, même si le premier genre est assez inférieur, et le second tout à fait bas [71].

Si ce type de personnage est possible dans la tragédie, alors qu’il est exclu de l’éloquence publique, c’est que la tragédie est par définition non pas tant imitation de personnages qu’imitation d’une action, le personnel tragique étant commandé, en quelque sorte, par l’action tragique. Cependant, la Renaissance va innover par rapport à l’Antiquité en inventant le héros tragique, comme le fait valoir Michel Magnien :

Le « héros » tragique n’existe pas pour Aristote, pas plus qu’il n’existait dans la conscience critique de son temps : le personnage éponyme ne meurt pas toujours dans le théâtre grec, et sa mort ne coïncide pas avec la fin de la pièce. Tout ce que l’on connaît, ce sont les figures héroïques de la mythologie, personnel traditionnel de la tragédie, que la Renaissance transformera en « héros » au sens moderne [72].

De ce point de vue, notre texte se situe à la frontière des deux conceptions. Marguerite d’Auge n’est, en quelque sorte, que la conséquence nécessaire d’une histoire tragique d’adultère féminin, l’action ayant préséance sur les personnages [73]. Par ailleurs, comme on l’a vu, c’est l’événement pathétique qui est mis au premier plan plutôt que le caractère propre de la protagoniste.

Il faut bien voir que, si Les pitoyables et funestes regrets relève du genre de l’histoire tragique, c’est forcément dans un sens aristotélicien et donc cathartique. La tragédie, avant l’aristotélisme, est surtout investie de la fonction d’illustrer la grande thèse de la variété de la fortune, pour reprendre le titre d’un traité du Pogge [74]. Avec l’avènement de l’aristotélisme, en revanche, la tragédie assumera une fonction cathartique, banale pour le lecteur moderne, nouvelle pour l’époque, qui deviendra incontournable à l’âge classique selon Michel Magnien :

La katharsis semble donc résider en partie dans cette faculté paradoxale de transformer des sentiments désagréables en plaisir. Et c’est sur ce passage du désagrément au plaisir que tous les commentateurs s’affrontent. Certains — les humanistes et les Classiques — ont voulu y voir une affirmation de la moralité du théâtre : le spectacle tragique plaçant sous les yeux du spectateur leurs conséquences ultimes et funestes, le « purgerait », le guérirait de ses passions mauvaises, quelles qu’elles soient [75].

La mise en scène de Marguerite d’Auge servirait donc d’antidote à l’adultère féminin et à l’assassinat commandité du mari gênant : voilà une cause entendue. Mais alors pourquoi avoir choisi de mettre en scène Marguerite d’Auge plutôt que son amant Claude Jumeau ? Certes, l’adultère est d’abord un crime féminin, même si, d’après la lettre de la loi, il concerne tout autant les hommes. En effet, un mari, s’il est lui-même adultère, ne peut pas accuser sa femme de ce crime [76]. Mais la raison de ce choix, plus vraisemblablement, tient à la nature même du tragique qui est porté à son comble, lorsqu’il est le fait du « surgissement des violences au coeur des alliances », pour reprendre l’expression de Georges Forestier à propos de Racine [77]. Si Racine exploitera tout particulièrement cette veine, en réalité, la Poétique accordait déjà sa préférence à ce genre d’argument tragique :

Mais le cas où l’événement pathétique survient au sein d’une alliance, par exemple l’assassinat, l’intention d’assassiner ou toute autre action de ce genre entreprise par un frère contre son frère, par un fils contre son père, par une mère contre son fils ou par un fils contre sa mère, ce sont ces cas qu’il faut rechercher [78].

Or, dans la société d’Ancien Régime, la femme est véritablement au confluent des alliances, en raison de l’organisation sociale et de la pureté du lignage que nous avons déjà évoquées et dont la femme est garante.

Pour parvenir à cet effet tragique, l’auteur a été contraint de construire une persona féminine ambivalente, conformément aux prescriptions d’Aristote sur le caractère du protagoniste tragique, suffisamment sympathique pour susciter une certaine identification mais grevé d’un défaut excessif, l’hybris, qui provoquera sa chute finale, en l’occurrence le désir de Marguerite de passer pour demoiselle. On oscille effectivement entre frayeur et pitié, pour reprendre les termes de Georges Forestier qu’il tient de Racine [79]: pitié, parce que Marguerite d’Auge ressemble à tant d’autres bourgeoises rêvant d’ascension sociale et d’aventures galantes avec un gentilhomme, mais également frayeur, parce que peu de ces bourgeoises iraient jusqu’à commander à leur amant (si tant est qu’elles en aient un) le meurtre de leur mari.

Du même coup, on voit s’esquisser une nouvelle possibilité d’ethos féminin tragique ambivalent, à la lumière toujours de la Poétique : « Reste par conséquent le cas intermédiaire ; c’est le cas d’un homme qui, sans être incomparablement vertueux et juste, se retrouve dans le malheur non à cause de ses vices ou de sa méchanceté, mais à cause de quelque erreur [80] ». On ne peut évidemment s’empêcher de penser ici, bien qu’il s’agisse de tragédies écrites plus d’un demi-siècle après, aux préfaces programmatiques d’Andromaque (1667) et de Phèdre (1677), présentant le héros tragique, et en l’occurrence l’héroïne tragique, respectivement comme « ni tout à fait bon, ni tout à fait méchant » et comme « ni tout à fait coupable ni tout à fait innocent [81] ».

Thierry Pech a fait les mêmes observations à propos du personnel de l’histoire tragique :

Son « héros » n’est ni tout à fait vertueux, ni parfaitement méchant. Bien qu’il vienne souvent des rangs de l’aristocratie, il ne dispose nullement d’une nature exceptionnelle : il est, en un sens, tragiquement ordinaire. C’est le metaxu de la Poétique d’Aristote : l’homme intermédiaire, faillible par excellence. Les ressorts émotionnels du tragique éclairent contradictoirement cette fragilité du sujet. La pitié, « affect fusionnel », nous rapproche d’un être qui, nous apprend la Rhétorique, est plutôt notre ami que notre frère, et qui n’a pas mérité ce qui lui arrive. La terreur, en revanche, « affect de la déliaison », nous éloigne d’un être où nous reconnaissions pourtant notre semblable [82].

L’ambivalence du personnage tient donc au fait que Marguerite d’Auge est tour à tour l’instrument du péché et le ministre de la rédemption, comme le montre son exhortation finale à l’amant pour qu’il affronte l’exécution avec stoïcisme : « Que pleust à Dieu que vostre supplice se peust joindre avec le mien, pour m’en faire porter la seule peine ; ce ne seroit que le deu de ma faute ; car j’ay esté le commencement et la fin de vostre malheur, et vous ay provoqué à cest enorme assassin » (PFR, C1, vo). Cette ambivalence délibérée conjugue en réalité deux archétypes féminins, Ève la pécheresse originelle et Marie la rédemptrice du genre humain, sans que l’on sache clairement qui des deux, chez Marguerite d’Auge, l’emporte. Marguerite la pécheresse correspondrait en fait au deuxième but qui préside à la création du caractère selon Aristote, c’est-à-dire la convenance [83], les traités de l’époque ne cessant de plaider la nature faible et faillible de la femme [84]. Marguerite la rédemptrice correspondrait, elle, aux troisième et quatrième buts énoncés par Aristote, à savoir la ressemblance et la cohérence [85], la femme étant à la fois, selon un stéréotype bien patriarcal, aussi faillible que maternelle, d’où une certaine cohérence dans l’incohérence.

Le plus important, sans doute, à l’égard de la question plus large de l’ethos féminin qui nous requiert ici, c’est que l’aristotélisme poétique a permis d’élargir les modalités et les possibilités de construction du personnage féminin, en opposant au « vir bonus dicendi peritus » de la tradition romaine (c’est-à-dire un ethos fondé sur une donnée externe au discours), l’ethos neutre au sens de héxis, soit une pure construction textuelle, où les personnages féminins se trouvent sur le même pied que leurs homologues masculins.