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L’Ancien Régime a favorisé l’apparition d’un nouveau modèle culturel et littéraire fondé sur la sociabilité, au coeur duquel s’inscrivaient les femmes en tant que mécènes, salonnières, inspiratrices, mais aussi en tant que poétesses, écrivaines, mémorialistes, épistolières. À telle enseigne que, dans la geste gigantale de Rabelais, Gargantua (pour résumer l’esprit de la Renaissance) écrira à son fils que même les « femmes et filles ont aspiré à ceste louange et manne celeste de bonne doctrine [1] » rendue possible par la restitution des bonnes lettres. Malgré cette floraison sans précédent de vocations littéraires féminines, l’inscription du sujet (sans égard au sexe) dans la pratique littéraire ne va pas alors sans poser de difficulté : à plus forte raison lorsqu’il s’agit d’un sujet féminin.

Cette difficulté tient à l’absence des femmes de la pratique rhétorique pendant toute l’Antiquité et l’essentiel du Moyen Âge [2]. Les quelques exceptions à cette règle (recensées par Quintilien et Valère-Maxime) se justifient par des circonstances exceptionnelles, par exemple la célèbre matrone Hortensia plaidant la cause des matrones, ou sont stigmatisées comme des aberrations, telles l’androgyne Maesia de Sentinum ou Afrania dont le nom est devenu synonyme d’effronterie féminine. À cette quasi-absence de pratique féminine du discours correspond une aporie sur le plan théorique. L’impasse des traités de rhétorique sur la parole féminine peut être résumée laconiquement par le célèbre adage « vir bonus dicendi peritus », où c’est précisément l’homme de bien (au sens sexué du terme) qui est habile à la parole.

L’émergence du sujet féminin, parallèle à la naissance de la subjectivité selon la thèse déjà centenaire de Burkhardt, a donc dû composer avec ce legs de la tradition, en multipliant les solutions obliques et les stratégies d’évitement.

Dans ce contexte de multiplication des prises de parole publiques par des femmes en France aux xvie et xviie siècles, se pose la question de l’ethos féminin, entendu comme la « construction du moi parlant opéré à travers le discours [3] ». Alors qu’il est encore inconvenant pour les femmes, traditionnellement confinées à la sphère domestique, de prendre la parole publiquement, il convient de considérer les visées et les modalités rhétoriques qui particularisent la mise en scène de personnages féminins prenant la parole au « je ».

Afin d’assurer la légitimité de leurs « publications » et de conférer une autorité à leur voix, les femmes écrivains doivent recourir à divers artifices rhétoriques, depuis l’invocation de la « muliebre debilité » chez Hélisenne de Crenne jusqu’à la posture revendicatrice de Marie de Gournay. Il reste à se demander si les textes affichant des personae féminines fictives répondent à des finalités semblables : par exemple, pourquoi recourt-on à des figures archétypales comme la femme adultère ou la bohémienne ? Et quelles modulations rhétoriques de la voix féminine ces fictions appellent-elles ?

Si l’ethos dans la littérature française de la Renaissance a fait l’objet de quelques recherches, comme en témoignent notamment le dossier de la revue Réforme Humanisme Renaissance [4] ou les actes du colloque Èthos et pathos. Le statut du sujet rhétorique [5], on ne recense en revanche aucune étude portant spécifiquement sur l’ethos féminin pour cette période charnière de l’accès des femmes à l’écriture, des guerres de Religion (1560-1598) au règne personnel de Louis XIV (1661-1715).

Ce dossier réunit le premier collectif sur cette problématique, en examinant quelles représentations de soi s’élaborent dans les textes composés par des femmes et comment celles-ci participent à la dynamique des oeuvres mettant en scène des personnages féminins. Les sept articles qui suivent sont classés selon un ordre essentiellement chronologique fondé sur les dates de rédaction ou de publication des textes à l’étude, lesquels s’échelonnent sur près d’un siècle, de 1572 à 1659. Distribution dans le temps qui correspond par ailleurs à toute l’étendue du spectre de l’ethos, depuis la peinture de soi à la peinture d’autrui, en passant par la représentation de sujets féminins fictionnels.

Les deux premières contributions portent sur la représentation de soi chez les femmes mémorialistes de la fin de la Renaissance. Susan Broomhall et Colette H. Winn montrent comment la représentation de soi des deux huguenotes Charlotte Arbaleste de la Borde et Renée Burlamacchi, dans un ensemble d’écrits autobiographiques (du testament aux mémoires), participe d’une stratégie de contournement, en substituant à l’inconvenance d’un « je » féminin un « nous » solidaire du couple, de la famille ou de la religion dont elles sont partie prenante. Si ces deux mémorialistes se mettent en scène elles-mêmes, ce n’est le plus souvent qu’incidemment, dans l’ombre portée de celles qui relatent d’abord et avant tout la vie d’un mari et d’un clan. Éliane Viennot montre d’ailleurs, dans la contribution suivante, les hésitations de Marguerite de Valois devant un genre (les mémoires) qui n’existe pas encore, a fortiori au féminin. À force d’hésitations et de repentirs à l’égard du portrait que Brantôme a fait d’elle et qu’elle veut rectifier, la Reine Marguerite finit par renoncer à fournir à son historiographe la matière première d’une « vie » qui ne verra jamais le jour, pour inventer au lieu la posture mémorialiste (qui fera florès) de celui ou celle qui se confie à un ami, en se livrant à un jeu de rôle où ne sont retenus que les personnages de prédilection (tour à tour victime et alliée peu écoutée des mêmes au gré des perpétuels revirements, amie fidèle, soucieuse de ne pas ennuyer). Mais par-dessus tout, elle se décrit au présent comme une sage que l’expérience a aguerrie, telle, une fois de plus, une ombre portée, mais cette fois, sur les personnages qu’elle a incarnés au passé.

Le texte suivant de Sylvie Gourde sur l’Apologie pour celle qui escrit (1626) de Marie de Gournay se trouve décalé par rapport à l’ordre chronologique retenu, mais sans doute situé à sa place dans la chaîne logique qui va du texte autobiographique aux personnages féminins de fiction. En quelque sorte, Marie de Gournay, dans son apologie à visée plus délibérative qu’autobiographique, inverse les données du problème auquel ses devancières étaient confrontées, en cherchant à fonder non plus une persona par l’écriture, mais bien l’inverse, une écriture par une persona disculpée, un ethos purgé.

L’analyse par Claude La Charité des Pitoyables et funestes regrets de Marguerite d’Auge (1600, sans doute dû à la plume d’un homme) montre les nouvelles voies ouvertes concurremment par la redécouverte de la Poétique d’Aristote en France et les figures d’auteurs féminins de plus en plus nombreuses, en regard de l’élaboration de personnages de femmes capables d’assumer, dans la fiction, des discours d’autorité, même dans des cas limite comme celui de la femme adultère. C’est que, là encore, le « je » féminin emprunte une voie de traverse en construisant son ethos, plutôt que sur une donnée externe (l’intégrité morale du « vir bonus dicendi peritus » de la tradition latine), sur la vraisemblance pathétique propre au tragique (conforme au sens moralement neutre d’ethos de la tradition grecque, qui n’a d’autre réalité que dans et par le discours).

Jean-Philippe Beaulieu, quant à lui, se penche sur deux pamphlets du xviie siècle, la Responce de Dame Friquette Bohëmienne (1615, d’un auteur probablement masculin) et les Admirables sentiments d’une fille Villageoise (1649, vraisemblablement de la plume de Charlotte Hénault) pour montrer que le choix de ces personnages archétypaux, cumulant les marginalités (sexuelle, nationale, sociale, etc.), permet paradoxalement une certaine autorité quant aux affaires politiques du temps, dans la mesure où ces personnages, par leur humilité, se constituent en porte-parole désintéressées des intérêts supérieurs de la Nation. La bohémienne et la villageoise apparaissent, face aux troubles qui agitent le royaume, comme de nouveaux avatars de Jeanne d’Arc que d’aucuns ont pu considérer comme une « sibylle française ».

Diane Desrosiers-Bonin étudie, pour sa part, le phénomène inverse, à savoir l’utilisation par une femme d’une voix masculine dans Le Rieur de la cour (1649) de Suzanne de Nervèze. Alors que, dans d’autres textes polémiques, cette auteure tire parti des insuffisances de son sexe pour mieux faire valoir le caractère véridique de sa parole, dans l’opuscule étudié, elle déféminise sa prise de parole pour la confier à une instance masculine mieux autorisée. À l’instar des personnages féminins créés par des hommes, le porte-voix masculin de Suzanne de Nervèze se veut défenseur de l’ordre établi et du statu quo (quelles qu’en soient les incarnations personnelles qui, d’un texte à l’autre, sont variables et peuvent mutuellement s’exclure).

Lucie Desjardins, en clôture, s’intéresse aux modalités qui régissent l’ethos des femmes écrivains dans les Divers portraits (1659, dédiés à Mlle de Montpensier) quant à la manière de se peindre elles-mêmes ou leurs contemporaines. Le recours aux topoï de modestie affectée, d’amitié, de vitesse d’exécution et d’incompétence au service du naturel permet de préserver le juste équilibre entre le souci de ressemblance et le désir de plaire de ces femmes portraitistes qui, même lorsqu’elles dépeignent autrui, se dépeignent d’abord elles-mêmes en train de dépeindre. C’est ainsi, par la peinture d’autrui qui devient prétexte à la mise en scène de soi, que la boucle ouverte par les mémorialistes huguenotes est bouclée.

Pour reprendre l’une des conclusions de Susan Broomhall et Colette H. Winn, l’ethos féminin, dans cette première moitié de l’Ancien Régime et selon un paradoxe que chaque article illustre à sa manière, ne semble jamais si bien s’affirmer que lorsque précisément les femmes (auteures ou personnages) cherchent à détourner l’attention de leur personne.