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Il serait certainement réducteur de voir l’interaction sur le plan des médias et des représentations culturelles entre l’Allemagne et les États-Unis comme un phénomène issu de l’après 1945. Un processus d’échanges débute dès l’entrée historique de l’Amérique sur la scène européenne, dans la suite de la Première Guerre mondiale. En Allemagne, les années 1920 n’auront pas seulement été celles du déferlement des Tiller girls levant la jambe en cadence, de Chaplin et de la découverte du jazz, mais aussi celles où le cinéma de l’UFA répondra à la nouvelle culture de la distraction venue d’outre-Atlantique. Le premier signe marquant d’une telle réplique se trouve sans doute dans Der letzte Mann (Le Dernier des hommes, 1924) de Murnau. On se souvient du happy end du film : un millionnaire meurt dans les bras d’un portier de grand hôtel déchu, devenu gardien de toilettes, et lui lègue sa fortune. Or ce personnage richissime est américain et se nomme Mister Money. Ce film, qui coïncide exactement avec la fin de la période d’hyperinflation, où seuls les possesseurs de devises américaines avaient pu survivre économiquement, est aussi l’un des premiers à rompre esthétiquement avec le romantisme expressionniste qui caractérisait les grandes productions allemandes. N’est-il pas ironique que son succès soit à l’origine de la carrière américaine de Murnau, de celle de son caméraman, Karl Freund, ainsi que de son acteur principal, Emil Jannings ?

L’argent américain n’est cependant pas un deus ex machina que pour la dramaturgie filmique puisque, l’année suivante, MGM et Paramount octroient d’énormes crédits à une UFA en dérive financière. L’entente conclue en 1925 prévoit, en échange de ce soutien, la distribution annuelle de quarante films américains en Allemagne, contre vingt films allemands outre-Atlantique [1]. En 1926, la création de Fox Europe permet, entre autres, à toute une avant-garde esthétique, de Béla Balázs à Karl Freund, de s’exprimer et de produire des manifestes, tel Berlin. Symphonie d’une grande ville. Ce film documente non seulement le quotidien berlinois, mais tout autant « l’américanisation » de la distraction. L’art industriel de l’image a donc très tôt amorcé un ample transfert de moyens et de représentations entre les États-Unis et l’Allemagne. Ce processus est d’abord motivé, dans les années 1920, par la concurrence économique, Hollywood glanant dans une Allemagne-Autriche exsangue, avec Lubitsch, Murnau et Freund, quelques-uns de ses futurs maîtres.

Cette première phase d’intégration et d’échanges avec l’Amérique a été suivie, on le sait, d’une seconde phase très différente, provoquée par l’émigration politique massive après 1933. L’insertion dans la société américaine aura alors lieu au prix d’une adaptation à un système de production devenu entre-temps tout-puissant. C’est l’exil et non la concurrence qui a causé le passage à Hollywood d’une autre pléiade de cinéastes tels Lang, Wilder, Ophüls, mais aussi Edgar Ulmer, Robert Siodmak, Fred Zinnemann, Otto Preminger et Douglas Sirk [2]. Qui dit exil dit également mémoire, et une vaste étude portant sur l’imbrication de la mémoire culturelle de l’immigration allemande et de la mutation du médium hollywoodien dans les années 1930-1940, voire au-delà, reste encore à faire. Je n’évoquerai, en guise d’exemple, que le cas de Billy Wilder, à partir du singulier film qu’il signe sur « l’heure zéro » allemande pour Paramount : A Foreign Affair (La Scandaleuse de Berlin, 1948).

Ce choix est moins dicté par le désir de rendre un hommage posthume au réalisateur que par le fait qu’une bonne partie de la production de Wilder se situe précisément à l’intersection de deux séries de réflexions filmiques particulièrement pertinentes pour notre analyse. L’une peut être qualifiée « d’intermédiale », au sens propre du terme, et se cristallise dans une technique de dramatisation des différents médias entre eux : témoin les photographies de stars programmatiquement déchirées par les acteurs amateurs du film muet Menschen am Sonntag (Les Hommes le dimanche, R. Siodmak, 1929), dont Wilder a écrit le script ; témoin aussi le dictaphone qui autorise toute la structure narrative de Double Indemnity (Assurance sur la mort, 1944), ou encore la confrontation tragique entre cinéma muet et parlant, magistralement mise en scène dans Sunset Boulevard (1950). L’autre série de réflexions de Wilder porte sur l’Allemagne et, plus précisément, sur la ville de Berlin, qui est au centre de plusieurs de ses films : après avoir montré, dans Menschen am Sonntag, un Berlin anonyme, le dimanche, pendant les dernières années de la république de Weimar, passé en Amérique, Wilder revient dans la ville détruite en 1945 et en fait le thème de A Foreign Affair, puis y retourne une seconde fois en 1961, au plus fort de la guerre froide, pour réaliser One, Two, Three (1961). Tournés on location, ces films n’existeraient pas sans la topographie berlinoise. Leur sujet n’est transposable dans aucun autre lieu : peut-être est-ce pour cela que, partant d’une simple histoire, au sens de story, ils passent à une dimension qui serait de l’ordre de la mémoire historique. Dans la comédie A Foreign Affair en particulier — car il s’agit d’une comédie —, la mémoire wilderienne de Berlin en ruine devient l’une des formes médialement réfléchies de « l’heure zéro ».

« L’heure zéro » comme comédie ?

Comment la comédie, qui porte les stigmates d’un genre « bas », pourrait-elle faire acte de mémoire, lorsqu’il s’agit de témoigner de la plus grande des catastrophes du xxe siècle ? Peut-être l’énorme et récent succès de La vita e bella de Roberto Benigni (1997) doit-il nous inviter à penser différemment les catégories de la mémoire culturelle. Viennois d’origine, Wilder se rappelait certainement du mot cité par l’auteur dramatique Hofmannsthal après la Première Guerre mondiale, et selon lequel une nation vaincue aurait avant tout besoin de comédies. A Foreign Affair est sans aucun doute une comédie, mais dans le genre sérieux. Résultat d’un syncrétisme délicat, le film constitue, tout en un, une comédie et un Trümmerfilm, une comédie de ruines, pourrait-on dire, conçue pour un double public : vaincus et vainqueurs, Allemands et Américains. Rappelons-en brièvement le scénario : une délégation officielle du Congrès américain arrive à Berlin, alors occupée par les Alliés, pour s’enquérir du moral des troupes américaines, soupçonnées de transiger avec le sexe faible allemand. À la délégation, appartient aussi une femme (Jean Arthur), députée de l’Iowa qui, plus perspicace que ses collègues masculins, soupçonne la liaison d’un capitaine de l’armée américaine (John Lund) avec une ancienne haute dignitaire nazie (Marlène Dietrich). Mais, au cours de son enquête, la députée tombe amoureuse du capitaine, ce qui la disqualifie et l’empêche d’exécuter son mandat, c’est-à-dire de faire rapport au Congrès de l’état des troupes.

Dominant le film — comme il est de rigueur depuis une tradition comique remontant à Lysistrata —, les femmes y font une étonnante entrée sur la scène politique. Tout s’y joue en effet entre la moralité rigide et la naïveté politique d’une représentante de l’Amérique profonde et l’impudence désenchantée d’une ancienne nazie devenue une chanteuse de cabaret adulée par les soldats américains. Si l’Amérique a encore une idéologie à défendre, l’Allemagne vaincue n’a plus que son corps — et sa voix —, qu’elle met en valeur pour survivre. Dès la première confrontation entre les deux femmes, la chanteuse jouée par Dietrich sert une réplique assassine à sa concurrente trop sérieuse : « I see you do not believe in lipstick. » Si, sur le plan de l’action dramatique, l’Amérique gagne, et si les anciens nazis, confondus, sont mis hors d’état de nuire, sur celui de la représentation même, c’est la femme allemande qui affirme son aura.

Avec Double Indemnity, Wilder venait de contribuer à l’invention du film noir ; avec A Foreign Affair, il réinvente la comédie en renouant avec la tradition d’autoréflexion du médium qui est propre à ce genre. Ce que, depuis les Grecs, le genre comique a toujours mis en scène, c’est l’épaisseur même de la représentation, le rapport à l’illusion du spectacle. L’entrée en matière du film de Wilder ne fait rien d’autre. Elle permet d’emblée le jeu de tension entre réel et fiction, entre des images documentaires de Berlin en ruine et le décor d’une scène comique qui semblent inconciliables.

Le spectateur est alors immédiatement mis devant une double parodie : persiflage de la politique américaine, qui est associée à la dimension même de la destruction, mais aussi parodie filmique du plus célèbre des documentaires nazis, Triumph des Willens (Le Triomphe de la volonté, 1935) de Leni Riefenstahl, car cette première séquence n’est qu’un retournement exact de l’arrivée mythique du Führer en avion sur Nuremberg, dix ans plus tôt, pour le Congrès du parti nazi. À la musique pseudo-wagnérienne qui accompagnait cette célèbre entrée, correspond chez Wilder le bruit assourdissant des moteurs ; à la vision majestueuse des montagnes depuis l’avion d’un Hitler encore invisible, se substitue celle d’une carlingue américaine perdue dans le brouillard berlinois. Au panorama de l’ancienne architecture moyenâgeuse de Nuremberg, répond maintenant celui d’une destruction à perte de vue. Même l’ombre que projette sur la ville en liesse l’appareil transportant le Führer trouve son pendant dans celle que l’avion du Congrès américain jette sur les ruines de Berlin. Chaque élément constitutif du rapport du spectateur à l’image exprime, dans ce début, l’envers du type d’organisation du regard qui avait fait fusionner, avec Riefenstahl, médium cinématographique et mise en scène nazie de l’histoire. À l’intention du spectateur pour lequel l’allusion filmique n’aurait pas été suffisamment claire, Dietrich accueille « son » capitaine américain — lequel entretient quelques soupçons concernant son passé — avec ces mots : « I have a good conscience. I have a new Fuehrer now. You. » Puis, elle enchaîne en faisant le salut hitlérien de la main gauche et en s’exclamant : « Heil Johnny ! » Le grotesque de la situation vient ainsi confirmer l’impression que peut avoir le spectateur d’assister à une parodie, impression peut-être déjà produite par l’inversion de la mise en scène visuelle de Riefenstahl.

On peut comparer ces vues aériennes sur Berlin en ruine avec le panoramique filmé à hauteur d’homme, puis à bord d’un véhicule, qui sert d’introduction à Germania, anno zero (Allemagne, année zéro, 1947) de Rossellini, ou avec la vue en contre-plongée depuis les profondeurs mêmes des ruines ouvrant Die Mörder sind unter uns (Les assassins sont parmi nous, 1946) de Wolfgang Staudte, le premier film produit par la DEFA après la guerre. Ces différences dans les points de vue montrant les ruines donnent d’emblée la mesure de l’écart entre les perspectives narratives et dramatiques des différents types d’entreprises. De là ressort l’une des singularités de A Foreign Affair : au point de vue le plus distant, soit le point de vue aérien, qui fut aussi celui des bombardiers américains, Wilder juxtapose immédiatement en contre-plan le point de vue le moins distant en nous montrant, fait exceptionnel à Hollywood, la caméra elle-même. Présence démonstrative du médium qui nous rappelle que, comme le nazisme et la guerre l’ont été, « l’heure zéro » est aussi une question de cinéma. Cette présence de la caméra répond à une double fonction : celle de briser l’illusionnisme traditionnel des studios — dans le genre comique, la machine est toujours visible —, mais aussi celle de marquer de l’expérience médiale du cinéaste notre perception de spectateurs, car cette caméra, que le député du Congrès emploie à la manière d’un touriste, « documente » en effet le document lui-même : ces images de ruines, qui stupéfient, ne sont autres que celles prises par Wilder — et son caméraman — lorsque, à titre de colonel de l’armée américaine, il arrive à Berlin à l’automne 1945.

Photogrammes extraits de A Foreign Affair (Paramount Pictures)

© Emka Ltd.
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Flash back : « propaganda romance »

Contre toutes les accusations de cynisme et de mauvais goût dont le film a fait les frais, rappelons les étapes du projet de Wilder, qu’il mûrit depuis son séjour à Berlin en 1945, et qui est de traiter « l’heure zéro » sous le mode comique. Le cinéaste a été recruté et promu colonel par l’armée américaine dans les derniers instants de la guerre, et la mission de veiller à la réorganisation du cinéma dans l’Allemagne vaincue lui a été confiée. Il est alors doublement impliqué dans la situation : en tant que Juif de culture allemande dont les débuts comme cinéaste ont eu lieu à Berlin, et en tant que soldat américain participant à l’élimination du danger nazi.

Au cours de son trajet transatlantique vers l’Allemagne, à Londres, Wilder est confronté aux images filmées par les troupes alliées lors de la libération des camps de concentration. On lui demande de « redécouper » Die Todesmühlen (Les Moulins de la mort, 1945), premier film sur les camps de la mort, réalisé par Hanus Burger [3]. Wilder est ensuite chargé de coordonner un grand documentaire sur les atrocités nazies. Arrivé en Allemagne, dans un premier temps à Homburg, il fait monter des previews du film, que l’on projettera pour tester son effet éventuel sur la population allemande. De fait, il détourne cette méthode hollywoodienne au profit d’une véritable enquête ethnographique. La réaction à la partie sur les camps, ajoutée en première partie de la projection traditionnelle, est univoque : l’immense majorité du public allemand s’enfuit en état de choc, sans répondre au questionnaire distribué. Wilder se remémore l’expérience sous forme d’anecdote : « Pas une fiche remplie, mais chaque crayon est volé ! » (cité dans Karasek 1992, p. 308). Par ailleurs, en butte à des difficultés supplémentaires au sein de l’armée américaine, Wilder décide d’abandonner la direction du projet documentaire. Toujours officiellement chargé de l’épuration du cinéma nazi, il part alors pour Berlin, ville qu’il n’a pas revue depuis douze ans. Wilder fait partie des premiers Américains à entrer, à la fin de l’été 1945, dans une ville détruite et occupée par les troupes russes. C’est ce premier moment de stupeur qu’il fixe avec son caméraman en atterrissant dans ce qui n’est plus qu’un champ de ruines, choc de sa propre mémoire qu’il insérera dans la séquence introductive de A Foreign Affair.

Le cinéaste d’Hollywood et colonel de l’armée américaine est aussi à Berlin pour des motifs plus personnels. Il veut tenter de retrouver sa mère et se recueillir sur la tombe de son père. La tombe paternelle est introuvable, détruite avec le cimetière juif qui a été la scène d’une bataille de chars d’assaut. Et c’est en vain qu’il cherche des traces de sa mère, dont il doit supposer qu’elle a été déportée et tuée à Auschwitz — de même que son beau-père et sa grand-mère. Il est difficile d’imaginer une imbrication de la vie professionnelle et de la vie personnelle plus entière que celle dont témoigne le regard de Wilder sur la politique d’extermination nazie et « l’heure zéro » allemande. Plongé dans un double deuil, celui de sa propre famille et de sa culture d’origine, Wilder réagit en imaginant un nouveau genre filmique : ce ne sera ni un documentaire de propagande visant à accuser, ni une histoire sentimentale pour s’évader de la réalité, mais une forme mixte qui tiendra à la fois du film noir et de la comédie. Le genre portera la marque de la position « intermédiaire » de Wilder, celle de sa triple appartenance : juive, allemande et américaine.

Lorsque, après plusieurs mois d’enquête berlinoise, il remet son rapport à l’armée américaine, Wilder plaide pour un programme d’épuration très différencié : il s’agit d’arrêter de prêcher, argumente-t-il, et de faire comprendre « que nous ne sommes pas là pour humilier les Allemands mais pour empêcher que la guerre ne continue… Donnez-leur une lueur d’espoir qu’ils pourront se réhabiliter aux yeux du monde [4] ». Qui plus est, Wilder a déjà un film en tête, qu’il veut réaliser avec Paramount et dont il donne l’esquisse dans son rapport. Le point de départ serait une scène vécue entre lui et l’une des innombrables Trümmerfrauen, ces femmes des ruines berlinoises :

[The woman] was working in a bucket brigade cleaning up the rubble on the Kurfürstendamm. I had thrown away a cigarette and she picked up the butt. We started a conversation… — I am so glad you Americans have finally come because… because now you will help us repair the gas. — Sure we will. — That’s all we are waiting for, my mother and I… — I suppose it will be nice to get a warm meal again. — It’s not to cook… There was a long pause… and I wished she would not say it. She did. We will turn it on, but we won’t light it. Don’t you see ? It is just to breathe it in, deep…

Sikov 1998, p. 248

Donner à cette femme des ruines une raison de vivre, telle serait, d’après ce premier scénario qui n’a encore rien d’une comédie, la tâche du G.I. américain. Même si l’on peut douter du caractère documentaire de cette scène impliquant Wilder lui-même comme témoin, le fait rapporté — des centaines de suicides lorsque le gaz fut rétabli — n’en est pas moins attesté. Il sera encore évoqué dans A Foreign Affair.

À travers ce dialogue, on aperçoit déjà le noeud de ce qui intéresse Wilder : traiter du retour à une vie possible en faisant interagir vainqueurs et vaincus sur le plan humain, sans toutefois gommer le souvenir de la violence. Comment dépasser le traumatisme de l’extermination industrielle dans les camps, auquel fait mimétiquement écho le projet de suicide au gaz de la Trümmerfrau ? Ne plus affronter l’horreur directement comme dans les premiers documentaires, toujours commentée sur un ton de propagande, mais seulement de manière détournée, par le biais d’une romance sérieuse et ancrée dans la réalité. Citant en exemple Mrs Miniver (William Wyler, 1942), Wilder propose à l’armée américaine, non sans ironie, une dénomination pour le genre auquel il pense : « A propaganda romance. »

Il s’engage, si on lui en donne l’autorisation, à tourner un film d’espoir, bâti autour d’une histoire d’amour, divertissant et réaliste à la fois. Il demande que 15 % des scènes extérieures soient tournées on location, pour capter l’atmosphère berlinoise dont il a fait l’expérience. De retour à Hollywood, l’esquisse est maintes fois modifiée : plus de Trümmerfrau au début de l’histoire, et l’idée supplémentaire de faire du G.I. américain un Juif est également abandonnée. On reconnaît par contre, dans A Foreign Affair, une grande application à rendre, en dépit des ruines, la topographie des lieux et les rues elles-mêmes reconnaissables, en particulier autour de ce qui deviendra la Gedächtniskirche [5]. Cela constitue un élément central du travail de Wilder sur la mémoire, élément qui le différencie encore de Rossellini, chez qui la ruine se détache largement de son caractère physique pour prendre une signification quasi existentielle.

La preuve du crime

L’autre moment décisif, dans A Foreign Affair, de la problématisation du rapport entre médium et mémoire, est celui de la révélation du passé nazi de la chanteuse de cabaret jouée par Marlène Dietrich. Au cours de son enquête, la députée américaine a découvert dans les archives d’anciennes bobines d’actualités qui semblent accuser sans ambiguïté la nouvelle diva. À l’Opéra, lors de la première officielle de Lohengrin, la chanteuse ne paraît pas seulement en compagnie de son amant Birkel, haut dignitaire du régime par ailleurs toujours en fuite, mais du Führer lui-même.

C’est encore par l’utilisation d’un document historique et sa mise en perspective que ce passage paraît complémentaire de celui évoqué en introduction. La bobine d’actualités présente en effet trois séquences : l’une réelle — il s’agit de Goebbels tenant un discours à Breslau —, les deux autres fictives. Il faut d’abord remarquer que la bande sonore des actualités a été supprimée — on n’entend que le bruit du projecteur et les commentaires des deux spectateurs —, puis noter le saut des actualités historiques — Goebbels gesticulant, muet, devant les masses nazies — aux pseudo-actualités, qui donnent d’abord à voir le personnage de Dietrich en compagnie de Birkel dans une loge, pour passer ensuite à un plan de l’entracte, au cours duquel un Hitler sans ressemblance véritable fait la cour à… Marlène Dietrich. Ce dernier plan a un effet immédiat de distanciation, car le Führer s’appliquant à un baisemain et plaisantant semble tout droit issu du film de Chaplin, The Great Dictator (Le Dictateur, 1940).

Photogrammes extraits de A Foreign Affair (Paramount Pictures)

© Emka Ltd.
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Ce passage est doublement réflexif : par rapport aux dimensions muette et sonore du médium d’abord, mais aussi vis-à-vis du genre que Wilder s’emploie à instaurer. Cette transition du documentaire (Goebbels à Breslau) au drame illusionniste (Birkel et Dietrich), puis à la citation chaplinesque (Dietrich avec le Führer), constitue l’une des clés du film. En effet, elle apporte, sur le plan du drame, la preuve visuelle qui accuse définitivement le personnage de Dietrich et fait balancer toute l’intrigue ; sur le plan de la mise en oeuvre de la représentation même, elle permet le dévoilement d’un trait constitutif du genre que Wilder invente : la négation et du documentaire de propagande et de l’histoire sentimentale pseudo-réaliste, inaugurant leur métamorphose en comédie. Dès lors, il n’est pas nécessaire de souligner la raison pour laquelle Wilder choisit Dietrich pour le rôle central : celle qui fut une antinazie engagée et qui chanta pour les troupes américaines réalise ironiquement à travers son personnage cette inversion du faux et du vrai que le film met précisément en scène.

*

Essayons de préciser le rôle des trois types d’images utilisés ici par rapport à la dimension proprement mémorielle du film : les images « brutes » des ruines (captées de la main même de Wilder), celles du documentaire de propagande nazi, et celles constituant la citation chaplinesque, enfin, dont l’enchaînement paradoxal autorise la structure du comique wilderien. Il est frappant que la forme nouvelle soit pensée à partir d’images et de genres filmiques déjà existants, depuis les actualités de propagande jusqu’à la comédie hollywoodienne. Cela témoigne d’une compréhension très différenciée des composantes du médium cinématographique, envisagé à la fois comme référent et dispositif lui donnant forme, et comme déjà constitutif d’une mémoire collective dans laquelle on ne peut que se réinscrire.

Trois couches de mémoire médiale viennent donc se superposer dans ce film pour voir ainsi se renverser leur signification première. Wilder réalise cette transfiguration par un travail de déplacement de et sur l’image existante : insertion de son propre témoignage documentaire de la destruction dans une séquence qui inverse et vient saper la rhétorique mythique de la propagande nazie telle que mise en scène par Riefenstahl, puis suppression du son du discours de Goebbels pour en neutraliser l’effet, et juxtaposition de cette séquence à une scène chaplinesque. On voit que le thème des rapports entre cinéma muet et parlant ainsi qu’entre document et fiction, objets du drame dans Sunset Boulevard, est déjà en place.

Tout se passe comme si une esthétique complémentaire et symétrique à celle du neorealismo s’esquissait ici : dans Germania, anno zero, Rossellini faisait entendre, à travers un vieil enregistrement joué sur un gramophone, la voix réelle d’Hitler pour la confronter au paysage ruiné ; le Führer muet de Wilder est délibérément et ostensiblement un faux. Néanmoins, l’image qui témoigne de l’horreur n’est pas refoulée dans A Foreign Affair ; elle est médialement transposée, de manière à autoriser une distance qui permette l’émergence du grotesque, voire du rire. Paradoxalement, la scène finale du film berlinois de Rossellini retrouvait la forme tragique la plus pure : il n’y a pas d’autre issue pour le spectateur que l’identification avec l’enfant tombé dans le vide. À l’image des cadavres de l’Holocauste et de la guerre, Wilder a substitué celle de la ville ruinée sur la scène de laquelle apparaît le corps érotisé de Dietrich. C’est elle qui, avec ses refrains, tient désormais les discours de propagande : ils se nomment Black Market, Selling Illusions, In den Ruinen von Berlin ; désenchantés, ils constituent néanmoins un puissant appel à la vie.

Wilder visait avec ce film deux publics : l’un allemand, défait et désespéré ; l’autre américain, fier et sûr de sa victoire. Il n’en a obtenu, à sa sortie du moins, presque aucun : suscitant des réactions pour l’essentiel négatives et outrées aux États-Unis, le film est très vite retiré de l’affiche ; en Allemagne occupée, il fut interdit par les autorités militaires [6]. Il n’est d’ailleurs pas certain qu’il eût été bien reçu s’il avait été autorisé, si l’on garde en mémoire le ressentiment tenace du public allemand vis-à-vis d’une Marlène Dietrich ayant chanté pour l’ennemi [7]. Il aura fallu attendre la fin des années 1970 — lors de la « canonisation » du réalisateur — pour voir le film remporter un succès tardif sur les écrans américains et européens.

Peut-être faudrait-il distinguer, à côté des formes rituelles et tragiques de la mémoire de la violence, une dimension proprement carnavalesque. Voisin des témoignages inoubliables de Rossellini, de Jakubowska et de Resnais, A Foreign Affair semble constituer une invitation à cet autre type de mémoire médiale de toutes les « heures zéro » : celle des joking relationships, de la parodie et du comique [8].