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Ce recueil d’articles sur l’histoire de la traduction en Europe aux xvie et xviie siècles s’inscrit dans le cadre des recherches du groupe LEC (Linguística, estilística y computación) de l’Université de Grenade. Quatre des études (2, 3, 4 et 6) ont été écrites par des membres du groupe LEC. Les deux autres sont l’oeuvre de Julio César Santoyo, professeur à l’Université de León, et de Carlos Castilho Pais, professeur à l’Université Aberta de Lisbonne.

Les directeurs de cette publication se sont donné un double objectif. D’une part, mettre en exergue des aspects peu étudiés dans le discours traductologique espagnol, français, portugais et italien, et de l’autre, répertorier les documents et les personnages qui deviennent des objets d’étude pour l’histoire de la traduction à cette époque.

Le seul répertoire de traducteurs et de traductions éveillera la curiosité des historiens de la traduction et de l’interprétation, et de ceux qui voient la traduction comme la manifestation des tensions sociales et politiques d’une société à un moment donné de son histoire. Cet ouvrage est sans aucun doute une contribution précieuse à la connaissance de la pratique de la traduction aux xvie et xviie siècles : une période riche en faits traductologiques particuliers au contexte social, politique et linguistique dans lequel les langues romanes se sont consolidées en langues nationales. Si les lecteurs francophones sont certainement familiers avec la période étudiée, surtout pour le cas de la France, ils trouveront que le mouvement des idées n’a pas pris la même direction ni la même ampleur dans d’autres pays européens.

Julio Cesár Santoyo ouvre ce recueil par l’étude « De Nebrija a Sor Juana Inés de la Cruz : Apuntes someros para una historia de las traducciones de autor (autotraducciones) en España y Portugal, 1488-1700 » [De Nebrija à Sor Juana Inés de la Cruz : remarques sommaires pour une histoire des traductions d’auteur (autotraductions) en Espagne et au Portugal, 1488-1700]. L’auteur montre que, contrairement à ce qu’affirment Richard S. Sylvester (1963), Grady Miller (1999) et Christian Balliu (2001), l’autotraduction a toujours été pratiquée. Citant les exemples de Tomás Moore, Pietro Bembo, Calvin, Michel de Boteauville, Jean Bodin, Étienne Dolet et Joachim Du Bellay, entre autres, il montre que les traductions d’auteur étaient une pratique assez courante au xve siècle. Santoyo nous apprend aussi que les traductions d’auteur ne sont pas une manifestation littéraire propre à la configuration linguistique et culturelle de l’Europe de la Renaissance. Il fournit une liste assez impressionnante d’auteurs qui ont traduit leurs propres oeuvres pendant le Moyen Âge (Ramon Llull, Alfonso de Madrigal, Robert Grosseteste, entre autres), le xviie siècle (John Donne, Spinoza, Jacob Cats et Gaudenzi), le xviiie siècle (Goldoni, John Brown et Thomas Smith), le xixe siècle (Gabriela Mistral et Stefan Georges, entre autres) et le xxe siècle (Beckett, Nabokov, Vicente Huidobro, Pirandello ou Tagore).

De la même manière, Santoyo nous rappelle que les textes qui faisaient l’objet des « traductions d’auteur » ne se limitaient pas à des ouvrages de nature religieuse ou aux traductions entre les langues anciennes et une langue vernaculaire. Selon lui, les « traductions d’auteur » étaient motivées premièrement par la possibilité d’élargir le lectorat ; deuxièmement, par la liberté qu’éprouvaient les auteurs/traducteurs dans la traduction de leurs propres créations ; et troisièmement par la crainte que leur texte ne tombe entre les mains de traducteurs incompétents.

Le second texte de ce recueil « Traductores, gramáticos y escritores en el siglo XVI en Francia : el mismo combate por la lengua francesa [Traducteurs, grammairiens, écrivains au seizième siècle en France : le même combat pour la langue française] » de Javier Suso López, décrit le contexte intellectuel dans lequel les traducteurs, grammairiens et écrivains duxvie siècle réalisaient leurs travaux. Un accent tout spécial est mis sur le travail de traduction des écrivains comme Louis Maigret et Clément Marot qui, de nos jours, ne sont connus que comme grammairiens ou poètes. Qu’il s’agisse de traducteurs, de grammairiens ou d’écrivains, tous ont été confrontés au dilemme entre le désir de créer des règles ou des modèles généraux et leur revendication de l’individualité et de la liberté, voire de l’altérité.

L’étude de Suso López est divisée en six parties : en premier lieu, la réflexion sur l’origine des langues qui a suscité l’idée de reconstitution de la langue adamique. Celle-ci a motivé une profusion d’études étymologiques qui a entraîné, à son tour, la création des premiers dictionnaires unilingues. Deuxièmement, les intellectuels de l’époque prônaient le retour aux valeurs morales et culturelles de l’Antiquité associées à l’usage de la langue. Cet « activisme » chargeait la pratique de la traduction d’une série de valeurs illocutoires telles que la recherche de l’authenticité des textes, l’opposition aux interdictions de la Sorbonne, la défense de la langue vernaculaire, la vulgarisation des textes religieux et l’introduction de nouveaux modèles littéraires. La troisième partie est l’étude de l’héritage italien de codification de la langue pour empêcher la prolifération de dialectes. La quatrième partie s’intéresse à l’accueil des nouvelles tendances religieuses qui ont déterminé la séparation entre la science et l’église. La cinquième partie porte sur le processus de standardisation du français qui a obéi à des considérations de type social et linguistique. Parmi les considérations sociales, il faut noter les modifications du statut de la variété parisienne retenue comme standard pour la langue orale. Et du côté linguistique, une codification de la langue subordonnée à des critères esthétiques. Finalement, le développement de la rhétorique et de la littérature en langue vernaculaire dans laquelle l’expression belle ou adornée s’oppose au principe du respect de l’original. Les belles infidèles s’instituent aussi en conscience esthétique de l’époque et en réaction contre le purisme, la clarté et la simplicité prônés par Malherbe.

La troisième étude, « Lengua, mujer y traducción en Francia en el siglo XVII [Langue, femmes et traduction dans la France du dix-septième siècle] » de María Eugenia Fernández Fraile, porte sur le rôle que le groupe des « femmes précieuses » a joué dans la consolidation du français au xviie siècle. Marie de Gourney, connue pour ses éditions posthumes des Essais de Montaigne, apprend le latin et le grec et traduit en français les références grecques et latines trouvées dans les Essais. Elle a, entre autres, traduit le livre II de l’Énéide et plusieurs discours de Cicéron. Elle est l’auteure d’un traité sur l’éducation des enfants et de deux traités sur les droits des femmes. Fernández Frayle s’intéresse au mouvement des Précieuses et au rôle de celles-ci dans l’institutionnalisation du « bon usage » comme résultat d’une série de phénomènes sociaux, politiques et intellectuels. Socialement, le langage de la Cour s’imposait et la fréquentation des femmes nobles était la meilleure façon de se tenir au courant. Du côté politique, la création de l’Académie française en 1663 a semé le doute entre les écrivains qui n’étaient jamais sûrs de la manière de parler ou d’écrire et qui ont dû sceller des alliances politiques pour assurer leur statut.

Un ouvrage clé de ce mouvement est le livre de Marguerite de Buffet (1668), Les nouvelles observations sur la langue françoise. Parmi les recommandations de madame de Buffet, notons la préférence du féminin et l’absence de toute incorrection. Le bon usage était dépourvu d’archaïsmes, de néologismes, de termes savants, de mots vernaculaires, de sons considérés rudes et de mots dont les syllabes pouvaient évoquer des images inappropriées comme « con » et « cul » dans des mots tels que « conçu » ou « écu ». De la même manière, l’usage de la langue devait être régi par les quatre vertus stylistiques : concision, clarté, simplicité et beauté.

La consolidation du « bon usage » ouvre la voie aux Belles infidèles qui étaient la norme de la traduction de l’époque. Mme Dacier, principale représentante du mouvement de réaction contre ce type de traduction, entreprend une nouvelle traduction de l’Iliade pour montrer que le traducteur ne doit, en aucun cas, se mettre au niveau de l’auteur.

María Dolores Valencia et Victoriano Peña sont les auteurs de la quatrième étude : « La Teoría y práctica de la traducción hispano-italiana en el siglo XVII : Reflexión gramatical y labor traductora de Lorenzo Franciosini [Théorie et pratique de la traduction hispano-italienne au dix-septième siècle : réflexions grammaticales et traduction dans l’oeuvre de Lorenzo Franciosini] ». Ils replacent l’oeuvre de Lorenzo Franciosini (grammairien, lexicographe, linguiste et traducteur) dans un contexte traductologique. Franciosini est auteur de plusieurs ouvrages de lexicographie et de grammaire contrastive italien-espagnol et a réalisé la première traduction italienne du Quichotte entre 1622 et 1625 sous le titre : L’ingegnoso cittadino don Chisciotte della Mancia… hora nuovamente tradotto con fedeltà e chiarezza di Spagnuolo in Italiano da Lorenzo Francisioni Florentino. Son ouvrage lexicographique Vocabolario italiano-espagnuolo e spagnuolo-italiano est devenu un outil incontournable pour la traduction et l’apprentissage des deux langues par la richesse de ses commentaires, de ses descriptions et de ses explications.

À une époque où a été généralisée l’idée que la traduction de l’espagnol en italien ne demandait pas beaucoup d’effort, Francisioni fait une traduction annotée qui constitue un double dialogue du traducteur, d’une part, avec l’auteur, et de l’autre, avec les lecteurs. Remarquons en passant que le caractère d’intellectuel catholique contre-réformiste de Francisioni l’a amené à autocensurer les critiques anticléricales de Cervantes.

La cinquième étude de ce recueil : « Aspectos de la traducción oral en Portugal en el siglo XVI [Quelques aspects de la traduction orale au Portugal du seizième siècle] » de Carlos Castilho Pais montre que le rôle des interprètes dans l’entreprise expansionniste portugaise du xvie siècle n’a pas été apprécié à sa juste valeur dans les études historiques. Cette étude dresse un répertoire de ces interprètes et cherche à déterminer leur formation, leurs langues de travail et les lieux où ils ont exercé leurs activités de traduction. En tout, Castihlo Pais a pu recenser plus d’une quarantaine d’interprètes qui ont travaillé à la Cour, en Orient, en Afrique et au Brésil. Ceux qui s’intéressent à l’histoire de l’interprétation trouveront une mine d’informations dans cet énorme effort de recherche dont l’étendue et la représentativité de sa bibliographie sont les meilleures preuves.

La dernière étude de ce recueil « El Humanismo renacentista y la traducción en Portugal en los siglos XVI y XVII [L’Humanisme de la Renaissance et la traduction au Portugal au seizième et dix-septième siècles] » de María Manuela Fernández Sánchez et José Antonio Sabio Pinilla s’intéresse à la traduction au Portugal au xvie siècle. Cette période est marquée par la circulation des traductions révisées des classiques tels que Sénèque et Cicéron et par une réduction considérable du nombre de traductions à la suite de l’incorporation du Portugal au royaume espagnol. Les auteurs ont divisé cette étude en deux grandes parties dont la première présente six études de cas : 1. La tradition classique de la Cour de Aviz caractérisée par une relation très étroite entre la traduction et le désir monarchique d’érudition et de modélisation de la prose en langue vulgaire. 2. L’oeuvre de l’imprimeur et traducteur Valentin Fernández qui a contribué à la constitution de nouvelles formes littéraires et dont les traductions renseignaient les lecteurs sur les grandes transformations de l’époque. Fernández mettait toujours l’accent sur la prééminence du contenu et le besoin de traductions. 3. L’humanisme scientifique incarné par Pedro Nunes et Garcia de Orta dont les traductions visent la diffusion du savoir en langue vulgaire et la mise à jour des connaissances. 4. L’Humanisme religieux et artistique de Duarte de Resende, traducteur de Cicéron. Les traductions de Duarte renferment les topoï des discussions sur la traduction aux temps de l’Humanisme et de la Renaissance : la lutte des humanistes contre les adversités, l’humilité des traducteurs par rapport aux auteurs et le manque de reconnaissance sociale du travail des traducteurs. 5. Les deux figures les plus représentatives du mouvement du Cinquecento pour la défense de la langue vulgaire : Fernão de Oliveira et João Barros. Oliveira est l’auteur de la première grammaire portugaise A gramática de linguagem portuguesa (1536). Barros, pour sa part, a conçu un ouvrage de grammaire pour les enfants cherchant à fixer l’identité portugaise. 6. Amado Reboredo et l’enseignement des langues au xviie siècle. En 1619, Reboredo a publié son ouvrage Método gramatical para todas as línguas, une grammaire générale applicable à toutes les langues. Il a aussi publié en 1623 la Porta de línguas, où il définit quatre types de traduction : la traduction mot à mot (qu’il considère absurde) ; la traduction centrée sur les mots ; la traduction centrée sur les phrases ; et un quatrième type de traduction qu’il appelle périphrastique.

La littérature portugaise du xviie siècle est grandement influencée par l’ouvrage de Camoens Os Luísiadas. Les traductions espagnoles de cet ouvrage par Benito Caldera et Enrique Garcés annoncent un nouvel intérêt pour la poésie épique qui se consolide à la Restauration grâce aux traductions de poèmes de Virgile et de Tacite. La première traduction portugaise d’un ouvrage complet de Virgile fut réalisée par Leonel da Costa (1624) dans le but de faciliter la lecture des classiques aux étudiants. De son côté, João Franco Barreto publie en 1664 une traduction portugaise de L’Énéide dans laquelle il cherchait la dignification de la langue vulgaire, mais aussi le plaisir des lecteurs [para dar gosto ao Leitor] (p. 237). Dans la deuxième moitié du xviie siècle, les traductions à caractère pédagogique cèdent la place aux intérêts nettement esthétiques. En 1682, André Rodrigues Matos publie sa traduction de Jérusalem Libérée de Tacite dans laquelle on retrouve quelques-uns des traits particuliers de la traduction du xviie siècle : la traduction comme une copie de l’original, le rôle secondaire et ancillaire du traducteur et le constat que la traduction n’était pas une tâche facile.

En guise de conclusion, ce livre vient confirmer l’importance de l’histoire de la traduction pour la traductologie et surtout la toile de fond politique de bon nombre de traductions. Ces six études montrent l’ubiquité de la traduction dans les milieux social, intellectuel, linguistique et politique des xvie et xviie siècles européens, et, en même temps, décrivent des réalisations propres à chacun des pays étudiés. Pour le cas du Portugal, par exemple, quelques-unes des études de cet ouvrage signalent que l’histoire de la traduction aux xvie et xviie siècle est bien différente de celle du reste des pays de l’Europe occidentale. Le Portugal de cette époque peut ainsi être, en ce qui a trait au rapport étroit entre la traduction et les mouvements nationalistes, mis en parallèle avec l’Allemagne du xviiie siècle et l’Amérique hispanophone du xixe.

La traduction a été le point de convergence de toutes les idées qui ont façonné la période étudiée dans ce recueil. Elle était au centre de la lutte pour la consolidation des langues vernaculaires ; elle était le coeur de projets nationalistes et éducatifs au sein des différents pays européens et elle a permis de jeter un pont entre le classicisme et la modernité. Le recueil confirme aussi l’importance d’étudier l’histoire des traductions dans chaque pays afin de dresser un jour le panorama complet de l’histoire de LA traduction, éviter les généralisations superficielles contre lesquelles s’élève Santoyo et la parution des études prétendument novatrices mais dont les sujets ont déjà été étudiés ailleurs, et, finalement, mettre fin aux sempiternels modèles homogénéisateurs, comme celui de la Malinche appliqué à toute l’Amérique hispanique. Dans ce sens, l’Espagne vient de donner un exemple éloquent, avec l’ouvrage de Francisco Lafarga et Luis Pegenaute (2004) Historia de la traducción en España publié à Salamanca par la maison d’édition Ambos Mundos (872 p.).