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L’histoire de la traduction reste un mystère pour beaucoup de gens, mais suscite un vif intérêt chez celles et ceux qui veulent élucider, ou simplement souligner, l’apport parfois déterminant des traducteurs à l’évolution d’une société au cours de l’histoire. Le livre Historia de la traducción en la Administración y en las relaciones internacionales en España (s. XVI-XIX), d’Ingrid Cáceres Würsig, illustre bien cet intérêt.

L’auteure est professeure d’allemand au Département de traduction et d’interprétation de l’Université européenne de Madrid. Ce livre est l’aboutissement de sa thèse de doctorat soutenue à l’Instituto universitario de Lenguas modernas y Traductores, à l’Universidad Complutens. Il est aussi la chronique du Secrétariat d’interprétation des langues, ou, comme l’indique son titre, l’histoire de la traduction administrative et diplomatique espagnole du xvie au xixe siècle.

Cet ouvrage purement référentiel est composé de six chapitres, très clairement subdivisés, à travers lesquels l’auteur nous expose le résultat de ses recherches effectuées dans diverses archives : Archivo Histórico Nacional, Archivo del Ministerio de Asuntos Exteriores et Archivo General de Simanzas, en Espagne.

Le premier chapitre analyse les relations entre la langue et le pouvoir, soit l’administration, l’État et la diplomatie, du xvie au xixe siècle. Les gouvernements, en effet, peuvent, à travers la langue, exercer une forte domination sur un peuple, et même sur d’autres gouvernements, mais ils peuvent aussi s’en servir pour se défendre ou résister à toute tentative de domination. Si la maîtrise de plusieurs langues est indispensable dans les relations diplomatiques, les diplomates ont toujours préféré s’exprimer dans leur langue maternelle, qui incarne leur rang et leur distinction. Cette habitude, illustrée dans l’étude de Cáceres Würsig, s’est maintenue en Espagne jusqu’à nos jours, mais pour d’autres raisons, les hauts fonctionnaires faisant appel à des interprètes et à des traducteurs dans les réunions diplomatiques. Le pouvoir qu’octroie la maîtrise des langues se traduit, pour un diplomate, par une meilleure compréhension non seulement des coutumes et de la culture de ses interlocuteurs, mais aussi de leur façon de penser et d’agir.

Jusqu’au début du xvie siècle, la langue utilisée dans les affaires diplomatiques en Espagne était le latin ; c’est ensuite que sont apparus l’italien, puis l’espagnol et le français. Avec l’élargissement des relations diplomatiques entretenues par l’Espagne au xvie siècle, les diplomates de métier ont dû maîtriser plusieurs langues et, en l’absence de traducteurs, traduire des documents officiels et diplomatiques. À mesure que la diplomatie espagnole se développait, la présence du traducteur est devenue indispensable et, en 1527, la Secretaría de Interpretación de Lenguas (SIL) a été fondée sous la direction de Diego Gracián de Alderete. Gracián de Alderete, le premier à se voir attribuer le titre de secrétaire en 1536, a exercé ses fonctions de 1527 à 1575. De langue maternelle espagnole, il connaissait le français et l’italien. Il a commencé en tant que secrétaire de l’évêque Francisco de Mendoza, puis, après neuf années au service de l’évêque, est devenu le secrétaire de la SIL. Son travail consistait notamment à traduire et à interpréter des lettres confidentielles et des documents officiels.

Dans le deuxième chapitre, l’auteur nous conte la naissance, le développement, la décadence et le rétablissement de cette institution, accompagnés d’une biographie détaillée des divers secrétaires et membres éminents du Secrétariat. Les secrétaires d’interprétation (ici le terme interprétation est synonyme de traduction) étaient des lettrés de l’administration espagnole, occupant un poste de rang moyen et membres de la classe moyenne. Ces intellectuels avaient une bonne connaissance de l’écriture et de l’histoire, ce qui donnait crédibilité et prestige à leurs fonctions. Quant au poste de secrétaire, il était transmis de père en fils. Les descendants de Diego Gracián de Alderete, premier secrétaire, ont occupé le poste pendant plus de 180 ans.

La tâche des traducteurs était de traduire tous les documents provenant des organes de l’Administration et d’assurer la traduction jurée pour les tribunaux ; ils traduisaient aussi d’autres documents moins prioritaires. Le secrétaire ou un officier faisait la traduction, puis un employé aux écritures le retranscrivait ; ensuite, le secrétaire d’interprétation ou l’officier principal du Secrétariat, les seuls habilités, certifiait la traduction. Le troisième chapitre expose donc les différentes fonctions des secrétaires et autres membres du Secrétariat, et souligne le problème central de l’activité, encore crucial de nos jours : la non-reconnaissance professionnelle de l’activité de traduction. Le Secrétariat souffrait notamment d’intrusismo, soit de l’intervention d’« intrus ». Les tribunaux, en effet, à cause du volume de travail du Secrétariat, préféraient demander les services de traduction à n’importe quelle personne maîtrisant les langues étrangères, fait entraînant de graves conséquences que le Secrétariat n’avait de cesse de dénoncer.

L’excès de travail, le niveau de spécialisation de certains documents et la baisse de la qualité des traductions faites par les secrétaires subséquents ont conduit à la création d’une nouvelle fonction, celle de « traducteur de l’État ». Ces traducteurs fonctionnaires devaient traduire les documents les plus importants et les plus urgents, ainsi que ceux qui nécessitaient une connaissance spécialisée. Le quatrième chapitre aborde en outre le rôle des traducteurs des langues orientales au cours des siècles.

Dans le cinquième chapitre, l’auteur explique la mise en place d’un projet d’enseignement des langues pour les futurs diplomates. Dès le xviiie siècle, l’Espagne décide d’envoyer des jeunes dans différents pays pour leur en faire apprendre la langue et la culture, ce qui devait leur permettre de travailler ensuite comme traducteurs et interprètes dans les différents consulats et secrétariats à l’étranger. Tel a été le premier pas vers la création de la carrière diplomatique qui gagnait en importance et qui cherchait à surmonter le manque de préparation des diplomates espagnols. Ces jeunes étaient pour la plupart des enfants de « bonne famille » qui partaient pour trois ans sous la direction des ambassadeurs et des ministres.

Le dernier chapitre est consacré au statut des traducteurs espagnols du xvie au xixe siècle. Selon les mémoires de quelques-uns de ces traducteurs, dont Cáceres Würsig a retrouvé la trace, ceux-ci se sentaient sous-valorisés socialement et n’étaient pas adéquatement rétribués. Au cours des siècles, ils ont constamment réclamé des augmentations de salaire, alléguant la qualité de leurs prestations, le respect des échéances et la complexité et l’importance des documents à traduire. C’est la preuve que la question des tarifs ou des salaires ne date pas d’hier.

Le travail de Cáceres Würsig semble confirmer que, depuis des siècles, le traducteur n’exerce son métier que pour l’amour de l’art, par intérêt intellectuel et par souci de contribuer à la communication. Par rapport à l’idée reçue encore en vigueur aujourd’hui selon laquelle peut traduire quiconque connaît deux langues, la profession de traducteur est en mal de reconnaissance ! Deux exemples éloquents de l’époque : Fray Domingo del Soto, confesseur impérial au temps de Charles Quint, considérait que Diego Gracián, fondateur de la Secretaría de Interpretación de Lenguas, était un « hábil redactor de cartas, pero nada más » [habile rédacteur de lettres, sans plus] ; dans une lettre de l’époque à Francisco Lercaro, le traducteur est qualifié de « revendedor de mercancías de otros » [revendeur de marchandises d’autrui]. Des idées reçues, des métaphores qui subsistent dans les esprits et les écrits et qui « se pratiquent » encore dans trop de régions du monde où la profession de traduire « apporte beaucoup mais ne dit rien ».

Le livre d’Ingrid Cáceres Würsig est riche en informations qui vont bien au-delà de l’histoire de la traduction administrative et diplomatique du xvie au xixe siècle en Espagne. Cet ouvrage capitalise les caractéristiques d’une réalité oubliée de l’Espagne, pour réhabiliter la fonction de traduction. On ne peut que lui en être gré.