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Ce livre est un recueil de textes dont la majorité tire sa source des treize mêmes études monographiques produites sur autant d’entreprises d’aide domestique (EÉSAD – entreprises d’économie sociale en aide domestique). Ces textes, d’auteurs différents, sont entourés de chapitres contextuels, historiques et de cadre théorique, ainsi que d’une conclusion.

La thèse principale du livre défendue par les auteurs (Vaillancourt, Aubry et Jetté), qui signent aussi les chapitres plus théoriques, est que l’économie sociale est LA solution par rapport à deux avenues de développement dans le domaine sociosanitaire qui constituent autant de culs-de-sac : la privatisation et l’étatisation. La privatisation comporte des dangers suffisamment clairs pour que les auteurs ne les discutent pas. L’étatisation quant à elle pose deux problèmes : transformer les citoyens en consommateurs passifs de services définis et gérés par d’autres (providentialisme) en plus d’avoir démontré déjà son incapacité à améliorer la santé et le bien-être de la population. L’économie sociale est ainsi « un antidote à la privatisation tout en permettant de dépasser les limites du providentialisme ». On laisse miroiter la promesse de services de proximité de bonne qualité, démocratiques et ayant une visée sociale parce que gérés par des multistakeholders[1], soit les usagers, les travailleurs et des représentants concernés de la communauté.

Tout un défi ! Et quel bilan peut-on tirer de l’expérience de l’économie sociale en aide domestique ? Sur la base des treize monographies et d’autres documents statistiques notamment portant sur ces entreprises, le portrait demeure mitigé. Car à la différence des organismes communautaires (que les auteurs catégorisent comme faisant partie de l’économie sociale, point sur lequel nous reviendrons), les entreprises de ce secteur n’ont pas qu’une visée sociale. Elles visent aussi la rentabilité. Cette exigence fait en sorte qu’elles ont tendance à dévier de leur mission sociale première : soutenir les personnes aux prises avec des incapacités.

Ainsi, on apprend que les 103 EÉSAD qui existent actuellement au Québec rejoignent proportionnellement moins de personnes âgées en perte d’autonomie en 2002 (50 % de la clientèle) qu’en 1998 (61 %) et les auteurs se demandent si ce n’est pas une stratégie explicite que de chercher des ménages actifs aux dépens des personnes âgées afin d’augmenter les revenus. Dans le même sens, six des treize entreprises étudiées de façon approfondie ne respectent pas l’entente convenue au Sommet économique délimitant le champ d’intervention des EÉSAD afin de ne pas empiéter sur le terrain des services assumés par les auxiliaires familiales des CLSC. Conséquences de cet empiètement sur le terrain des services publics, les usagers paient pour des services normalement gratuits et les personnes qui les offrent n’ont pas nécessairement les qualifications, la formation et l’encadrement appropriés. De plus, plusieurs entreprises ont introduit une surtarification ou ont des conditions d’accès restrictives (comme ne pas se déplacer pour des contrats de moins de trois heures, obliger un ménage hebdomadaire, ce qui remet ainsi en doute l’accès « universel » qui serait offert par le secteur public. Notons aussi que ces mesures auront un effet spécifique sur les femmes âgées non seulement parce qu’elles sont les plus grandes utilisatrices de ces services mais aussi parce qu’elles sont proportionnellement plus pauvres que les hommes âgés. Peu d’information est fournie sur la qualité des services offerts ; on parle plutôt de mécanismes mis en place pour assurer cette qualité ou pour solliciter l’appréciation des usagers. Mais ces derniers n’ont presque pas droit de parole dans cet ouvrage.

Quant aux promesses démocratiques de cette forme de prestation de services, le bilan est aussi très mitigé. Outre les coops d’usagers (12 sur les 103 entreprises) où les instances décisionnelles sont nécessairement composées d’usagers, les autres entreprises révèlent une « participation marginale et symbolique » des usagers (Jetté et Lévesque). Dans certaines entreprises un ou deux usagers siègent au Conseil d’administration (CA) mais ceux-ci sont là surtout à titre individuel n’ayant pas une véritable base à qui rendre des comptes, les Assemblées générales (AG) étant peu populaires (participation d’environ 6 % des membres). On ne nous indique pas le pouvoir réel des AG ni si elles sont de véritables lieux de délibérations et de prise de décisions sur les orientations, etc. La situation est la même en ce qui concerne la place des travailleuses dans les structures démocratiques. Plus de la moitié des EÉSAD n’accepte pas les employées comme membres de l’AG et on ne sait pas si les autres donnent le droit de vote aux employées. On n’a pas de chiffres globaux quant à leur présence aux CA mais dans les treize entreprises étudiées, sept permettent aux employées d’y siéger (quatre sont des coops d’usagers) ; on précise toutefois que cette possibilité n’est pas toujours saisie par les travailleuses. Par ailleurs, comme les réunions d’employées et les occasions de se concerter sont peu nombreuses, étant donné la nature du travail qui se fait seul au domicile de l’usager, la question de l’imputabilité des représentantes des employées est un enjeu important (Comeau et Aubry).

Les EÉSAD ont une autre mission. Elles sont aussi un secteur d’insertion et de réinsertion professionnelle, quoiqu’on n’aborde pas cet aspect avant la page 207 de l’ouvrage, comme si c’était tout à fait secondaire dans le développement des EÉSAD. En effet, si tout un chapitre est consacré à l’histoire de la politique sociale en services à domicile, définissant les EÉSAD principalement comme joueurs dans la prestation de services (Vaillancourt et Jetté) à peu près aucune mention n’est faite du rôle des EÉSAD dans le développement des politiques d’employabilité et de sécurité de revenu. Pourtant, c’est un des enjeux fondamentaux ayant mené à leur développement et à leur financement par l’État. Comme employeurs aux visées sociales, les EÉSAD ne performent pas. Le niveau et la structure de financement ne leur permettent pas d’offrir des conditions de travail beaucoup plus intéressantes que les normes minimales hormis quelques congés de maladie payés et, pour certaines, une assurance salaire. Les salaires restent bas et le travail, peu valorisé. De plus, le travail est physiquement très exigeant (et les employées ont en majorité plus de 40 ans), en isolement et offrant peu de possibilités de promotion. Ainsi, le roulement du personnel se maintient à un taux assez élevé. On n’a pas réussi non plus à éviter le développement d’un ghetto d’emplois féminins.

Soulever ainsi surtout les écueils en comparaison aux promesses annoncées par les promoteurs de l’économie sociale dans l’aide aux personnes à domicile, peut nous faire passer pour pessimiste ou encore pour un irréductible sociale-étatiste. Mais il semble que les critiques et les inquiétudes que soulèvent les EÉSAD en raison de leur rôle vital dans le maintien de personnes vulnérables dans la communauté invitent à un regard très critique et à un questionnement nuancé sur la place des services publics dans l’aide aux personnes souffrant d’incapacités. L’analyse des EÉSAD présentée dans cet ouvrage me semble très éducolorée. On n’entend pas la voix des personnes ayant des incapacités qui vivent des drames à cause des problèmes inhérents à la prestation de services des EÉSAD (manque d’accessibilité, manque de contrôle sur la fréquence et la durée des services, multiplication des acteurs avec lesquels il faut négocier, fragmentation des services, etc.). Reste aussi très faible la voix des employées prises dans le paradoxe d’avoir enfin un emploi stable qui donne un sens à leur vie de par son aspect relationnel (non reconnu et non rémunéré) mais qui doivent payer de leur santé un travail abrutissant[2], dévalorisé, peu rémunéré (le travail pour lequel elles sont engagées) et souvent accompli dans des conditions plus ou moins acceptables de paternalisme et d’autoritarisme[3].

Pourquoi les auteurs adhèrent-ils à un consensus selon lequel les soins personnels et l’accompagnement relationnel pour lesquels sont formées les auxiliaires familiales doivent être assumés par le secteur public, mais non pas le travail ménager ? Qu’est-ce qui distingue ces deux aspects de la compensation aux incapacités sinon que les CLSC avaient pratiquement abandonné le travail domestique ? À cet égard, est-ce que la meilleure réponse pour éviter la privatisation était de proposer une troisième voie ou de revendiquer ce mandat pour les CLSC, quitte à créer une nouvelle catégorie d’emploi et à lutter pour la démocratisation de ces services ? Cette dernière solution n’aurait-elle pas mieux répondu à tous les problèmes et critiques soulevés ?

Il faut analyser les conséquences de la séparation du travail ménager et des soins personnels d’une part et du travail relationnel assumé par les CLSC d’autre part. Est-ce que les préposées en aide domestique peuvent jouer le rôle de dépisteurs de troubles physiques et sociaux chez leurs clients pour prévenir des problèmes et la détérioration des situations et déterminer le niveau de risque ; le rôle d’accompagnateurs dans des cas d’isolement et de deuil ; le rôle de liaison avec des professionnels multidisciplinaires pouvant agir rapidement, rôles joués par les auxiliaires familiales ? Dans le chapitre « féministe » du livre (Corbeil, Descarries et Malavoy), on avance qu’il existe clairement des attentes à cet effet. À partir d’une analyse des programmes de formation offerts dans les EÉSAD, les auteures concluent qu’on voudrait bien que les préposées « apportent un soutien moral à leur clientèle et qu’elles sachent décoder leurs besoins et reconnaître les signes, voire les pathologies qui accompagnent les processus du vieillissement ou encore l’isolement social ». Mais comme elles l’indiquent aussi, les préposées sont sous-scolarisées (secondaire non complété), ont des trajectoires de travail parsemées d’interruptions, de travail précaire et de travail au noir, connaissant encore des difficultés d’insertion à l’emploi et, de plus, le travail dit relationnel n’est ni reconnu dans leur description des tâches ni rémunéré.

Ce qui ressort de cette analyse est donc l’impossibilité de réduire le travail domestique, dans le cas des populations vulnérables, à un travail technique d’entretien d’une maison tel que pensé dans la mise sur pied des EÉSAD, ainsi que l’écart évident entre les exigences et les qualifications proposées pour devenir préposée et le travail réel nécessaire. À travers l’ouvrage, les divers auteurs laissent entendre que la façon de résoudre ce dilemme est de hausser les exigences de la tâche pour reconnaître et rémunérer le travail « relationnel » (quoique dans la conclusion, Vaillancourt, Aubry et Jetté se questionnent sur la légitimité de rémunérer tout ce qui est offert sous forme de don) et donc, de créer une catégorie d’emploi qui se rapproche de plus en plus du travail des auxiliaires familiales. Car, soit le travail domestique est principalement technique et peut être accompli par des personnes possédant peu de qualifications et éprouvant des problèmes d’insertion en emploi, soit on reconnaît que dans le cas des personnes vulnérables, il faut confier ce travail à des personnes pouvant offrir un éventail d’interventions, c’est-à-dire à des auxiliaires familiales. Ce retour de l’aide domestique aux CLSC contrerait aussi le problèmes de la fragmentation des services et la multiplication des acteurs auxquels des personnes vulnérables doivent faire appel pour avoir réponse à leurs besoins.

Pour des lecteurs et lectrices peu familiers avec les écrits de ce courant de pensée, ce livre peut servir de très bonne introduction à ses analyses, notamment les chapitres 1 et 2 signés par Vaillancourt et Jetté. Les personnes intéressées par les détails des caractéristiques et du fonctionnement des entreprises en aide domestique en auront pour leur argent. Il y a des chapitres consacrés à une présentation globale des EÉSAD à l’étude, leurs rapports avec les usagers, avec leurs employées, et leur place dans le développement territorial, analysés à partir d’un regard sur les rapports au travail et les rapports de consommation. Par ailleurs, dans les chapitres empiriques portant sur les mêmes données, un certain effet de répétition se fait sentir. Finalement, on ne peut que déplorer le cantonnement de l’analyse féministe à un chapitre spécifique pour et par les femmes, évitant ainsi à regarder l’ensemble des enjeux discutés avec cet angle d’approche.