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Les 15 et 16 février 2003 – par -28o C – plusieurs centaines de citoyens se sont réunis à Montréal pour réfléchir sur le modèle québécois à l’invitation de Michel Venne. Ce colloque-débat faisait suite à un Appel pour un changement lucide et éclairé, publié dans Le Devoir daté du 7 décembre 2002 et reproduit dans l’ouvrage Justice, démocratie et prospérité qui rassemble les principales contributions qui y ont été présentées.

« Bien des Québécois vivent avec le sentiment que leur société est bloquée. Que rien ne marche », constate Michel Venne dans les premières lignes de son livre. Cette représentation sociale est maintenant familière à qui lit les journaux : nous payons trop d’impôts, l’école forme des ignorants, le système de santé est inefficace, les régions se vident, le taux de suicide des jeunes augmente, les entreprises québécoises sont vendues à des Américains, entend-on ici ou là. Excès de pessimisme ? Oui, estime Jean-François Lisée qui livre un intéressant bilan du modèle québécois si critiqué maintenant en certains milieux, dans la contribution la mieux documentée du livre. Le procès du modèle québécois lui semble non fondé car il a accumulé des réussites en matière de croissance et de rattrapage économique, mais aussi sur le plan de la répartition plus juste des revenus courants. Une fois les ajustements nécessaires faits afin de tenir compte des champs de responsabilités, le Québec n’a pas plus de fonctionnaires que l’Ontario, un reproche qu’on a souvent entendu de la part de politiciens. Ou encore, l’écart de niveau de vie entre l’Ontario et le Québec disparaît lorsqu’on évalue la valeur des biens et services dispensés par l’État (garderie à cinq dollars – maintenant sept – ou assurance-médicaments, par exemple). Lisée montre que les Québécois paient plus d’impôts que les Ontariens, certes, mais ce que ces derniers économisent en impôts sert en bonne partie à payer des coûts d’électricité nettement plus élevés. Enfin, les Québécois reçoivent plus de services que les Ontariens pour leurs impôts. Lisée critique la sinistrose ambiante et s’inquiète qu’une approche néolibérale ne conduise finalement qu’à moins de services réels aux ménages et n’entraîne qu’une hausse des inégalités, menaçante pour le tissu social.

Mais en quoi consiste au juste ce modèle québécois, décrié par les uns et vanté par d’autres et dont ce livre entend faire le bilan ? Il caractérise d’abord la prise en charge étatique, à partir des années 1960, de grands pans de la vie publique comme la santé, l’éducation et les services sociaux – comme ce fut aussi le cas dans les autres provinces canadiennes au même moment, il faut le rappeler. Ce n’est donc pas là un aspect spécifique à l’État québécois. Mais comme le Québec était le seul État francophone en Amérique du Nord, il a été amené à intervenir de manière plus étroite dans l’économie (Hydro, Caisse de Dépôt, etc.), créant ainsi des voies de mobilité sociale collective qui ont joué un rôle dans la constitution d’une classe moyenne francophone, comme l’avait bien vu Hubert Guindon, dès le départ, avec une rare lucidité. L’État provincial a permis aux Canadiens français de sortir de leur marginalité économique, et ce modèle a conduit à l’émergence de Québec Inc., une expression inventée par notre collègue Jean-Jacques Simard dans les pages mêmes de cette revue. La contribution de Benoît Lévesque (elle aussi remarquable) retrace les orientations de ce modèle et les mutations qui l’ont marqué en cours de route, car il a bien changé au fil du temps, rappelle-t-il avec raison. L’effort de concertation entre différents acteurs sociaux (syndicats, coopératives, entreprises, associations diverses) a différencié le Québec des autres États voisins, de même que l’ampleur du filet social mis en place. Lévesque avance qu’un nouveau paradigme est en émergence (l’emploi du mot paradigme est curieux, il faut le signaler au passage) qui met l’accent sur les forces vives de la société civile, entre le Tout-à-l’État et le Tout-au-marché. L’économie sociale et les efforts de concertation seraient ainsi devenus l’une des composantes importantes du modèle québécois de la seconde génération.

Les critiques du modèle québécois formulées lors de ce colloque furent nombreuses. Françoise David estime qu’il a entraîné un effet pervers, « celui de gommer les différences et les divergences au nom de la nécessité du consensus » (p. 73). La gauche veut retrouver ses coudées franches pour critiquer, et non seulement participer, et Éric Bédard montre que la nouvelle droite est elle aussi devenue « allergique aux sommets ». Il adopte une approche générationnelle pour évaluer le modèle québécois. « Le modèle de concertation entre les patrons, les syndicats et l’État a d’abord privilégié les intérêts corporatistes d’une certaine classe de gens, souvent de la même génération » (p. 84). Pour lui, le déficit de solidarité entre les générations a porté un dur coup à la crédibilité du modèle québécois, à cause du corporatisme qui l’a marqué dès l’origine, et il rappelle la désillusion de Fernand Dumont à la fin de sa vie.

Le colloque entendait proposer des pistes nouvelles, des voies de sortie de crise, des orientations pour l’avenir du modèle québécois qui sont l’objet de onze contributions touchant les politiques sociales, la santé, l’éducation, l’économie, la culture, l’environnement, la démocratie. Ayant assisté à ce colloque en simple spectateur, j’avais conservé le souvenir de discussions vives et parfois stimulantes, mais j’avoue que la lecture des textes publiés sur les pistes d’avenir s’avère pour le moins décevante. L’analyse serrée est le plus souvent absente et les auteurs se contentent de pétition de principe. C’est à qui serait le plus politiquement correct et les propositions versent le plus souvent dans l’utopie frisant l’irréalisme, susceptibles certes de plaire à un public convaincu d’avance, mais qui ont peu de chance d’avoir un impact sur le réel par la suite. Tout ou presque a été proposé, depuis un Québec vert axé sur la régénération des écosystèmes par Louise Vandelac, la création de « consortiums sectoriels multipartenaires » -- vous vous demanderez sans doute comme moi ce que ça peut bien être ! – par Camil Bouchard, sans oublier la nécessaire participation accrue des hommes à la sphère domestique. Sur l’éducation, Céline Saint-Pierre avance qu’il « faut donc attendre de l’État qu’il joue un rôle autrement en étant moins centralisateur et bureaucratique » (p. 126) mais elle ajoute aussitôt plus loin que le Québec « devra valoriser un engagement fort de l’État dans la gouverne de l’éducation, en même temps qu’encourager et soutenir une participation réelle des acteurs de la société civile à la définition des grandes orientations en éducation et à leur mise en oeuvre » (p. 132). Comment concilier cet engagement fort et le rôle autrement ? L’article est muet là-dessus. Raymond Cloutier propose d’inscrire de la maternelle au collégial « une fréquentation hebdomadaire des lieux culturels et des oeuvres » (p. 136). Et il ajoute : « Non seulement en quelques années nous changerons le paysage du Québec, mais immédiatement nous offrirons aux créateurs, interprètes, travailleurs culturels sur tout le territoire des emplois signifiants » (p. 136). Le corporatisme dénoncé par les plus critiques du modèle québécois n’est donc pas encore mort…

Les colloques comme celui qui a donné naissance à ce livre sont souvent porteurs d’effet pervers : s’adresser à un public critique et assez politisé implique le danger de verser dans la séduction plutôt que dans l’analyse dérangeante. On lui donne ce qu’il veut entendre. Chargée de conclure le colloque, Lise Bissonnette a bien perçu ce malaise : « … car il y a entre nous, une angoisse dans l’air, presque le désarroi d’un groupe sifflant dans le noir… » s’inquiète-t-elle. Et de suggérer, à la suite de Pierre Brien, qu’il ne serait pas scandaleux de proposer un État plus efficace, à l’écoute des citoyens, plus fonctionnel. Huiler un peu mieux l’État, au quotidien, est une tâche aussi noble qu’une autre, écrit-elle, tout en rappelant le rôle clé que joue la culture, ce qui constitue le coeur de son argumentation.

Finalement, c’est la longue synthèse des débats proposée en conclusion du livre par Michel Venne qui doit retenir l’attention, tant par la clarté de l’exposé que par la pertinence des propositions avancées. Venne a le talent de décaper les propositions des divers intervenants de leur caractère séducteur, de leurs formulations imprécises ou de leur naïveté pour en faire ressortir ce qui est neuf et ce qui peut constituer des axes de changement. Il insiste notamment sur la nécessité du développement durable, l’équité entre les générations, la place de la culture, la qualité de vie et le filet social, et la nécessaire responsabilité qui doit accompagner l’effort de solidarité, sans oublier l’économie plurielle. Il propose de nouvelles balises pour redéfinir le tout-à-l’État. Une tâche qui va s’avérer difficile cependant, entre la tentation néolibérale des uns et le toujours plus d’État des autres.