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Le premier mai 2004, l’Europe divisée pendant près d’un demi-siècle est parvenue à sa réunification avec un élargissement sans précédent par son envergure, sa complexité et ses enjeux. Cependant dans le même temps des barrières étaient érigées par les anciens membres de l’Union pour se protéger d’un potentiel afflux de main-d’oeuvre venue de l’Est. La Grande-Bretagne et les Pays-Bas tout particulièrement avaient pourtant assuré qu’ils ne créeraient pas d’entraves à la libre circulation des travailleurs. Les mesures successives adoptées par les différents États, à la suite de l’Allemagne et de l’Autriche, ont suscité un effet de dominos, nul ne voulant être en reste par rapport à son voisin[1]. Le point de départ de cette évolution avait été la déclaration du chancelier Gerhard Schröder en décembre 2000, exigeant la mise en place d’un moratoire de sept ans pour protéger le marché du travail allemand.

Cet article s’efforce d’élucider un paradoxe, en examinant plus spécialement le cas de la Pologne : tandis que l’Allemagne s’est affirmée comme l’avocate d’une intégration rapide de ce pays à l’Union européenne, les inquiétudes les plus vives se sont manifestées en Allemagne et ses positions ont été parfois un facteur de freinage. Ainsi, le contrôle des frontières et la libre circulation des travailleurs sont autant de domaines importants où des voix allemandes se sont élevées pour demander des délais de transition. La question de l’agriculture et de l’extension du mécanisme des aides directes aux nouveaux membres est également un point sensible où les Allemands, qui sont les plus gros contributeurs nets de l’Union européenne, ont posé avec fermeté des conditions préalables à l’élargissement. On est donc conduit à s’interroger sur les facteurs qui rendent compte des évolutions et des contradictions de la politique allemande sur l’élargissement. De manière plus large, l’étude des stratégies allemandes relatives à l’entrée de la Pologne dans l’ue constitue une sorte de prisme réfracteur permettant de mettre à jour les différentes stratégies des acteurs allemands en matière de politique étrangère et leurs niveaux.

L’élucidation de ce paradoxe renvoie à la déconstruction de la notion d’intérêt national, en considérant la diversité des acteurs et des intérêts allemands. L’adhésion de la Pologne met en jeu des intérêts complexes dans la société et l’économie. Les acteurs allemands s’activent au niveau européen, fédéral, bilatéral et régional. Outre les Länder frontaliers et certaines municipalités, les organisations patronales, centrales syndicales, fédérations sectorielles, conseils d’entreprises et fédérations paysannes sont engagés dans des espaces politiques multiples sur les enjeux liés à l’élargissement. Cette étude analyse les stratégies de ces groupes depuis le début des années quatre-vingt-dix et les niveaux de leur action. Elle est centrée sur la politique des acteurs étatiques et celle des groupes d’intérêt économiques[2].

Face à cet activisme allemand sur la question de l’adhésion polonaise, on examine différentes hypothèses : l’opposition entre les intérêts stratégiques et les intérêts sectoriels (voire « paroissiaux »[3]) permet-elle de rendre compte des évolutions de la politique européenne allemande et de ses tensions internes ? Les intérêts économiques ont-ils joué un rôle prépondérant dans la formation des préférences nationales en matière d’élargissement de l’Union européenne[4] ? L’ambivalence des positions allemandes exprime-t-elle une simple opposition entre le discours et la pratique ?

Cet article rend compte d’abord des évolutions de la politique fédérale relative à l’élargissement, pour étudier en second lieu les stratégies des groupes d’intérêt et leurs enjeux[5]. Dans un troisième temps, est examinée l’articulation des intérêts allemands à partir de deux études de cas, la question du libre accès au marché du travail et celle de la politique agricole, qui permettent d’analyser le processus de définition des préférences nationales.

I – Le gouvernement fédéral et l’adhésion de la Pologne

L’engagement de Bonn à appuyer le rapprochement de Varsovie de la communauté européenne, dans la perspective de l’adhésion, était une clause du traité d’amitié germano-polonais de 1991. Pour les Polonais, considérer l’Allemagne comme une alliée constituait une singulière inversion de l’histoire[6]. Ce changement de point de vue était lié aux nouvelles propositions de politique étrangère élaborées par l’opposition et mises en oeuvre par le gouvernement Mazowiecki à partir de septembre 1989[7]. L’unification allemande qui a suivi, que les Polonais ont rendu possible en ouvrant la première brèche dans le bloc communiste, et la question de l’insertion de la Pologne dans les structures occidentales étaient à leurs yeux étroitement liées. En effet, tandis que l’unité allemande était la condition d’une réunification de l’Europe, à laquelle aspirait la Pologne, son insertion ainsi que celle de la grande Allemagne au sein des communautés européennes et de l’otan devaient lui assurer que ce voisinage ne constituerait plus une menace à l’avenir[8].

Cette question de l’adhésion a été inscrite également dans un cadre trilatéral. Quelques semaines après la signature du traité d’amitié germano-polonais, la mise en place du triangle de Weimar à l’initiative de Hans-Dietrich Genscher répondait en effet à un double objectif. Ces consultations germano-franco-polonaises devaient permettre de préparer l’adhésion de la Pologne aux communautés européennes. Il s’agissait en outre de mettre l’expérience du rapprochement franco-allemand au service des relations germano-polonaises[9]. Pour les Polonais, la présence française était importante en raison du rôle joué par la France dans les années quatre-vingt. Alors que l’Ostpolitik menée à cette époque par le spd a laissé une amertume que les évolutions ultérieures n’ont pu dissiper complètement (elle explique en partie les premières réactions suscitées en Pologne par l’élection de Gerhard Schröder), le soutien apporté par la France à Solidarnosc lui a conféré le statut d’un allié[10].

D’un point de vue allemand, outre les arguments moraux et historiques, relatifs à la dette de l’Allemagne à l’égard des pays d’Europe centrale, l’élargissement de l’Union européenne à l’Est était fortement souhaitable pour des raisons géopolitiques et économiques. Il devait permettre de créer une zone de stabilité politique et économique à l’Est de l’Allemagne et faire en sorte qu’elle ne se situe plus à la lisière de la pauvreté. L’Allemagne était aussi soucieuse de partager les coûts de l’aide à la transformation de ces pays. Parmi ses voisins d’Europe centrale, la Pologne occupe une place primordiale en raison de sa taille. Les aspects économiques sont aussi très importants. Plus largement, l’ouverture de l’ue à l’Est s’inscrit dans la continuité de la stratégie d’ancrage multilatéral et de diffusion de la puissance de l’Allemagne sur laquelle fait fond la diplomatie de Bonn depuis plusieurs décennies, qui s’est traduite par l’entrelacement des intérêts allemands, pour reprendre le terme de Christian Hacke (verflochtene Interessen)[11].

La position de l’Allemagne sur la question de l’élargissement n’a cependant pas été dénuée d’ambivalences, du fait précisément de cette proximité géographique et de l’écart des niveaux de vie et des conditions sociopolitiques existant avec les pays voisins (ce en quoi la situation présente se différencie de l’élargissement précédent à l’Autriche, la Finlande et la Suède, que l’Allemagne avait également appuyé). Les difficultés concernaient les régions et Länder (frontaliers) et certains secteurs d’activité (principalement le bâtiment et l’artisanat). Plus généralement, la perspective de la libre circulation des personnes et celle de la délocalisation de la production ont fait craindre des pressions sur le marché de l’emploi. Ces inquiétudes et celles des populations frontalières quant au développement de la criminalité, des trafics de marchandises et de personnes se sont exprimées à travers les stratégies des Länder, des députés au Parlement européen et des syndicats, et ont eu une incidence sur la politique du gouvernement fédéral. Elles peuvent aussi contribuer à expliquer le décalage apparu entre l’opinion publique et les élites politiques sur la question de l’élargissement à la Pologne, même si d’autres éléments entrent également en ligne de compte. Alors qu’une majorité d’Allemands se déclaraient en 1998 défavorables à l’entrée de la Pologne dans l’ue, les opinions favorables ont progressé mais sont demeurées moins nombreuses que les réponses négatives. Plus généralement, à la veille de l’élargissement à dix nouveaux pays, au printemps 2004, les Allemands apparaissaient dans l’ue les moins favorables à celui-ci (56 % contre, 28 % pour[12]).

Depuis une douzaine d’années, l’Allemagne s’est prononcée tout à la fois pour un élargissement rapide et pour l’intégration. Elle se différencie ainsi de la position des autres pays souhaitant accélérer le processus d’élargissement, comme le Royaume-Uni[13] (soupçonné de rechercher une dilution des institutions européennes), ou de celle de la France, favorable à un renforcement de l’intégration (mais accusée de chercher à ralentir l’élargissement). La nouvelle majorité élue à l’Assemblée nationale en 1993 puis le président Jacques Chirac ont lancé de nouvelles initiatives et tenté de dissiper le malaise suscité en Europe centrale par la proposition mitterrandienne d’une confédération européenne[14]. Proposée en décembre 1989 et défendue à plusieurs reprises jusqu’en 1993 par le Président, l’idée de la confédération avait été vue comme un moyen de maintenir les pays d’Europe centre-orientale dans une salle d’attente[15]. Après le discours d’Helmut Kohl au Parlement polonais en juillet 1995, affirmant que la Pologne serait dans l’Union européenne d’ici la fin du siècle, Jacques Chirac se rend à Varsovie en septembre 1996 et se déclare favorable à une adhésion en l’an 2000. Alors que les dirigeants français et allemands se livrent à un « concours de beauté[16] », cette situation atteste que le triangle de Weimar, dont l’un des objectifs était d’éviter une concurrence franco-allemande en Europe centrale, a échoué sur ce point[17]. Le rôle de ces consultations trilatérales est devenu à l’heure actuelle assez mineur – quoique les Polonais y sont attachés et souhaitent que le triangle de Weimar joue un rôle nouveau dans l’Europe élargie[18].

Si l’Allemagne a toujours indiqué qu’elle entendait mener de front les deux objectifs de l’approfondissement et de l’élargissement, plusieurs inflexions importantes sont toutefois perceptibles. Lors du sommet d’Amsterdam, l’objectif de l’intégration semble marquer le pas. Le gouvernement d’Helmut Kohl adopte en effet une approche plus prudente concernant les réformes de l’ue, très en retrait au regard du programme de coalition de novembre 1994[19]. La venue au pouvoir d’un gouvernement rouge et vert coïncide également avec une nouvelle évolution dans l’ordre des priorités.Tensions entre les objectifs de politique européenne, des relations bilatérales et de la politique intérieure

Désormais, il n’est plus question de fixer une date pour l’adhésion des pays candidats, en particulier de la Pologne. Dans sa déclaration de politique étrangère du 10 décembre 1998, le chancelier Schröder affirme, à l’adresse des députés de la cdu et du fdp :

Sous votre gouvernement on a promis aux Polonais : en l’an 2000 vous serez dans l’ue. C’est une promesse qui ne sera pas tenable pour des raisons économiques. Avec ça vous avez créé des problèmes que nous devons maintenant résoudre. Ce sont les faits ! (...) Nous disons : nous voulons l’élargissement de l’ue à l’Est, et nous voulons créer les conditions pour cela. (...) (La) question « Quand ? » démontre une approche déraisonnable de ce problème. Nous sommes au début d’un processus de négociation qui est terriblement compliqué et pour lequel des moyens financiers considérables sont nécessaires. Celui qui se croit en mesure, au début d’un tel processus qui est extrêmement compliqué (...), de fixer maintenant une date concrète, commet une grosse erreur[20].

Cette position ne relève pas seulement des escarmouches visant à un démarcage très rhétorique par rapport au gouvernement précédent, mais elle sera défendue avec constance par le gouvernement rouge et vert jusqu’à ce que la date et les participants du premier élargissement aient été définitivement fixés par les Quinze. Elle exprime une prise de conscience de la part des Allemands de la difficulté des processus de transformation engagés dans les pays candidats et de l’ampleur des problèmes à régler, qui avaient été sous-estimées[21]. Aussi, à Göteborg en juin 2001, Gerhard Schröder s’est-il opposé à la volonté de la Grande-Bretagne et des pays nordiques de préciser une date d’adhésion, envisagée en 2004, et finit par se rallier à cet objectif pour ne pas apparaître comme le principal trouble-fête de l’élargissement[22]. Il était appuyé par Jacques Chirac, l’Allemagne et la France se retrouvant ainsi sur des positions assez proches. Par la suite, G. Schröder et son parti, favorables à un modèle d’adhésion différenciée dans le temps, ont continué à souligner que l’entrée de chaque pays dépendrait de l’avancement des réformes internes[23].

D’autre part, dans le contexte de la préparation du sommet de Berlin, le nouveau gouvernement a donné une priorité claire aux réformes de l’ue – nécessaires pour lui permettre d’accueillir de nouveaux membres – par rapport à l’élargissement[24]. De fait, la question de ces réformes a été dominée par l’objectif premier de la politique européenne de la nouvelle coalition : réduire la contribution nette de l’Allemagne à l’ue, conformément à la plate-forme électorale du spd et des verts[25]. Cette exigence était liée au sentiment, exprimé principalement par les leaders du spd, de la csu et les Länder[26], relayés par quelques magazines et journaux, que « ce sont toujours les Allemands qui paient pour tout le monde ». Une telle analyse, qui apprécie les avantages que Berlin tire de sa participation à l’ue à partir d’une simple opération arithmétique, donne sans doute une image très inexacte des intérêts de l’Allemagne[27]. Mais elle a aussi conduit à lier la question de l’élargissement à celle de la réforme des politiques agricole et structurelle. Alors que l’Allemagne est le plus important contributeur net de l’ue, elle était aussi préoccupée d’éviter une augmentation des dépenses agricoles de l’Union et s’est prononcée contre l’extension du système des aides directes aux nouveaux membres après 2006 – un point sur lequel elle n’a pas été suivie.

En outre, les Länder ont posé leurs conditions à la ratification du traité de Nice, demandant au préalable l’élaboration d’un « catalogue des compétences », c’est-à-dire un texte juridique de l’Union délimitant les pouvoirs des institutions européennes, et précisant les compétences respectives des États et des Länder[28]. Le compromis obtenu par le chancelier (qui a proposé à Nice l’organisation d’une conférence intergouvernementale à cette fin en 2004) a permis la conclusion du traité, mais ce chantage atteste les tensions qui traversent le fédéralisme allemand et affectent la politique européenne de Berlin. Par un étrange retour de situation, ce qui fut au départ la concession d’un chancelier sous la contrainte des Länder soucieux de limiter les prérogatives de l’ue aboutit, à la suite de la mobilisation sur la scène européenne d’une multitude d’acteurs, à un résultat tout autre que celui escompté par ceux qui avaient exigé le principe de cette conférence : la Convention et la constitution de l’ue.

Le gouvernement a répété à maintes reprises qu’il y avait une grande continuité dans la politique allemande relative à l’élargissement et dans la poursuite des deux objectifs qui définissent la stratégie européenne de l’Allemagne. Sans doute le discours tenu depuis le sommet d’Amsterdam pourrait être résumé en des termes proches de ceux de George Orwell, par la maxime : « Les objectifs de l’intégration et de l’élargissement sont égaux, mais l’un est plus égal que l’autre. » De plus, si l’Allemagne a pris position pour d’importantes réformes financières et un allégement des politiques agricole et structurelle, les positions du spd sont en retrait sur la question de l’intégration politique[29]. Ces évolutions tiennent moins au changement de majorité qu’à l’étape nouvelle dans laquelle sont entrés, à la suite de l’ouverture des négociations d’adhésion, le processus d’élargissement et celui de l’intégration. Outre que le renforcement de l’intégration, nécessaire à l’élargissement, a créé des tensions au sein du fédéralisme allemand, l’Allemagne a été confrontée, avec l’avancement du processus d’élargissement, à ses conséquences financières, qui la concernent au premier chef.

Ces contradictions internes entre les objectifs de la politique européenne de Berlin ont rendu celle-ci particulièrement complexe, d’autant que deux séries de facteurs contribuent également aux ambivalences de cette politique : les relations bilatérales et l’agenda politique interne. Plusieurs incidents sont venus rappeler régulièrement la sensibilité des relations germano-polonaises, tels que la « guerre des résolutions » en 1998[30], ou ceux suscités par la campagne de lettres des « expulsés » (expatriés des territoires allemands jusqu’en 1945). Ces lettres, adressées aux autorités locales en Pologne par les expulsés afin de faire valoir leurs droits, ont conduit à la formation d’un mouvement populaire, mobilisant 80 000 Polonais en faveur de la modification de la législation sur le droit de bail, réalisée en 1998[31]. Si l’opinion allemande considère les revendications des expulsés de manière dubitative, leurs actions ont une répercussion médiatique importante en Pologne et font surgir émotions et passions[32].

L’élection de Gerhard Schröder a aussi suscité beaucoup d’inquiétudes. La deuxième phase de l’Ostpolitik menée par le spd, qui a affirmé son soutien au gouvernement Jaruzelski confronté à la contestation de Solidarnosc dans les années quatre-vingt[33], a fortement marqué les mémoires. En outre, la campagne électorale menée par G. Schröder n’était pas de nature à rassurer, qui, soulignant les lacunes de la politique européenne du gouvernement Kohl, avait agité l’épouvantail d’un afflux de main-d’oeuvre polonaise. Lors de sa première visite en Pologne, le chancelier a ensuite expliqué pourquoi, contrairement à son prédécesseur, il ne lui paraissait pas souhaitable de fixer une date pour l’adhésion de la Pologne[34]. Enfin, l’opinion publique polonaise avait plus d’affinités avec l’homme du Sud à la physionomie joviale, catholique, qu’avec l’Allemand du Nord, le social-démocrate agnostique.

Le style pragmatique du nouveau chancelier, son discours en faveur d’un nouveau réalisme et d’une meilleure défense des intérêts allemands exprimaient également un rapport différent au passé et à l’histoire, comme l’ont signalé les controverses sur le mémorial de l’holocauste à Berlin[35]. Gerhard Schröder, après avoir décliné l’invitation des Français aux commémorations de la fin de la Première Guerre mondiale, jugeait aussi superflu de se rendre sur la tombe du soldat inconnu lors de sa première visite à Varsovie en novembre 1998. Les premiers faux pas du chancelier rappellent, si besoin était, l’importance du symbolique et des mots dans les relations internationales. Quelques mois plus tard, il adopte un tout autre style. Aux Français, il dit les mots qui sont les leurs, il tente de les séduire ou de les amadouer par une stratégie d’homonymie[36]. Aux Polonais, il témoigne sa fidélité au passé et aux symboles auxquels ils tiennent. Il fait les gestes de révérence attendus. Célébrant le trentième anniversaire de l’agenouillement de Willy Brandt devant le mémorial de l’insurrection du ghetto, le chancelier Schröder rappelle de manière appuyée l’importance du passé[37] – en s’efforçant aussi d’expliquer le sens de l’Ostpolitik menée par le spd dans les années quatre-vingt. Il affirme, dans des termes à forte connotation morale, que l’adhésion de la Pologne « est un commandement de la justice au regard de l’histoire ».

Peu après, au sommet de Nice, la proposition française visant à accorder à la Pologne un nombre de voix inférieur à celui de l’Espagne au sein du conseil a donné au chancelier l’occasion de démontrer sa disposition à défendre les intérêts de Varsovie. L’incident, très largement commenté dans la presse polonaise, a suscité indignation et amertume quant à la politique de la France et valu au chancelier d’être encensé. Quelques jours plus tard, G. Schröder affirme dans son discours de Weiden la nécessité d’un délai de transition avant l’instauration de la libre circulation des personnes, afin de protéger le marché du travail allemand[38]. Alors que la composante polonaise de ce problème était essentielle dans le débat allemand, la mise en place du moratoire, perçue comme une clause léonine et humiliante, est l’un des points les plus sensibles en Pologne. Néanmoins, dans le contexte évoqué, marqué également par la résolution de la question de l’indemnisation du travail forcé, les relations germano-polonaises ont été moins affectées par cette requête qu’on ne pouvait le craindre. Nous analyserons cette question en détail plus avant. Elle montre la double contrainte qui a marqué la politique allemande relative à l’adhésion de la Pologne. La politique européenne de Berlin a une incidence importante sur la qualité des relations bilatérales. Si cette politique a quelquefois semblé incohérente, c’est qu’elle est prise entre les exigences de l’agenda politique interne et celles des relations germano-polonaises, dont la conciliation demande parfois un certain art de la rhétorique.

Le débat suscité en Allemagne par l’élargissement de l’Union européenne à l’Est a porté plus sur les modalités et le moment de l’élargissement que sur son bien-fondé, objet d’un consensus parmi les principales forces politiques et les acteurs sociaux. Les problèmes les plus débattus dans l’espace public allemand ont concerné la levée des contrôles aux frontières, l’environnement, le marché du travail et plus généralement les effets de l’élargissement pour les régions frontalières. Les craintes relatives à la diffusion de la criminalité, des réseaux mafieux et de prostitution implantés de l’autre côté de la frontière (en Pologne et en République tchèque) expliquent que les Allemands (en particulier les Länder) n’aient pas été favorables à une abolition des frontières concomitante à l’adhésion. Cette question sera réglée dans le cadre des accords de Schengen. Un autre problème important est celui de l’existence de normes environnementales moins strictes dans les pays voisins, qui mobilise les associations de consommateurs, les écologistes, aussi bien que les organisations patronales. Concernant les régions frontalières, la préoccupation des habitants s’est exprimée lors des différents forums de discussion qui se sont multipliés pendant la période des négociations. Elle a conduit les députés européens de ces régions à constituer un comité parlementaire et à demander, avec succès, des aides de la commission européenne[39].

Les Allemands ont fait l’expérience de la réunification, ils savent que les transformations sont toujours plus longues, plus difficiles et plus douloureuses que les discours politiques ne le donnent à penser. Les habitants des nouveaux Länder anticipent un coût très lourd pour l’ue et une perte des aides structurelles dont ils bénéficient. D’autre part, la réunification leur a permis d’acquérir des savoir-faire. Et, alors que, nous le verrons, l’engagement et l’influence des Allemands sur la question de l’élargissement ont été marqués, ils ont aussi su mettre à profit cette expérience[40]. Les acteurs les plus divers se sont mobilisés sur cette question, Länder, députés européens, associations, groupes d’intérêt, etc. Nous nous proposons d’examiner maintenant les stratégies des acteurs économiques, en rapport avec le développement des relations économiques, pour examiner ensuite les interactions entre les divers acteurs allemands.

II – La politique des groupes d’intérêt

Les groupes d’intérêt allemands ont vu dans l’élargissement à l’Est un enjeu essentiel comme l’attestent les documents de prise de position, les programmes mis en oeuvre et l’énergie qu’ils lui consacrent. Il affecte la situation des travailleurs, chefs d’entreprises et agriculteurs en Allemagne beaucoup plus que ne l’ont fait les élargissements précédents. Cette spécificité tient à la proximité géographique et à l’importance des échanges économiques tissés entre l’Allemagne et ces pays. Elle renvoie d’autre part à l’écart existant entre les niveaux de vie et structures sociales des anciens et des nouveaux membres de l’ue, sans commune mesure avec les situations précédentes.

Les échanges commerciaux entre l’Allemagne et la Pologne ont été plus que multipliés par sept entre 1989 et 2003. Ce pays est le douzième partenaire de l’Allemagne pour les exportations, devant la Russie notamment. Si sa part relative dans le commerce allemand est modeste (2,5 % pour les exportations en 2003, 3 % pour les importations), on comprend mieux les enjeux que représente l’élargissement pour les entreprises allemandes en considérant la part de marché de l’ensemble des pays d’Europe centrale[41] et ses potentialités de développement. En outre, la structure de ce commerce révèle l’importance de cette région dans les stratégies industrielles allemandes de segmentation de la production. En effet, une partie de ces importations correspondent à des réimportations de produits exportés pour transformation[42]. La Pologne constitue ainsi le premier partenaire des entreprises allemandes en Europe de l’Est pour la sous-traitance de façonnage[43], et elle s’est spécialisée au cours de la première moitié des années quatre-vingt-dix dans des secteurs intensifs en travail, principalement le textile et l’habillement. Mais le recours croissant aux investissements directs signale une évolution des stratégies des entreprises allemandes. La délocalisation de la production est réalisée de plus en plus sous la forme d’acquisitions ou de créations d’entreprises et moins par la sous-traitance transnationale[44]. Les motivations des chefs d’entreprise allemands qui investissent en Pologne sont avant tout leur présence à long terme sur le marché polonais et le coût bas de la main-d’oeuvre, ainsi que, dans une moindre mesure, l’utilisation de la Pologne comme base pour gagner des marchés régionaux[45]. L’Allemagne y est le quatrième investisseur étranger, après la France, les Pays-Bas et les États-Unis, mais les opérations, réalisées souvent par des pme, sont moins concentrées que celles des autres firmes étrangères et représentent donc un maillage économique plus étroit. Selon le recensement de la Bundesbank, à la veille de l’élargissement 840 entreprises en Pologne bénéficient d’une participation allemande ou sont allemandes, elles sont sensiblement plus nombreuses que les firmes à capital français ou américain[46]. Pour toutes ces raisons, qui concernent les échanges commerciaux et les stratégies d’organisation de la production de l’industrie allemande, la Pologne occupe une place importante pour l’économie allemande.

L’implantation d’entreprises étrangères en Pologne a des conséquences importantes quant au développement de la coopération transnationale entre les syndicats. Il s’agit de conjurer le risque de voir s’installer aux portes de l’Allemagne une zone de dumping social. Or la présence de firmes à participation allemande en Pologne (qui emploient près de 192 000 personnes) ouvre la voie à une véritable coopération dans le travail syndical, qui passe par le développement des échanges entre les travailleurs employés par les mêmes entités (différents des simples contacts amicaux entre les organisations syndicales existant par le passé – comme le dit le responsable des relations internationales d’ig Metall, « avant, pourquoi faire coopérer ? »). Concernant les organisations patronales, elles étaient intéressées tout particulièrement à la mise en place d’un cadre juridique garantissant les transactions et les échanges (réalisé dès le milieu des années quatre-vingt-dix). Si les prémices de l’intégration économique entre l’Allemagne et la Pologne remontent aux années soixante-dix, de manière liée à l’Ostpolitik[47], la perspective de l’adhésion a accéléré ce processus.

Face à ces enjeux, les groupes d’intérêt allemands ont développé une stratégie complexe, qui visait tout à la fois à favoriser des transformations internes en Pologne ou dans les autres pays d’Europe centrale et orientale (acquis communautaire, pratiques sociales), à influer sur la définition des règles de l’ue s’appliquant aux nouveaux membres (délais de transition, etc.), et à apporter des réponses internes aux défis de l’élargissement. Par exemple, concernant le risque de pressions sur le marché de l’emploi et le niveau des salaires, le dgb (Confédération syndicale allemande) a plaidé pour la mise en oeuvre au niveau de l’ue de délais de transition pour la libre circulation des travailleurs et des services. D’autre part, les syndicats ont fait pression en faveur de l’adoption en Allemagne d’une loi relative à l’adjudication des marchés publics dans le secteur du bâtiment (contraignant toutes les entreprises intervenant sur ces marchés, allemandes et étrangères, à respecter les conventions salariales nationales). Pièce maîtresse du programme de réformes du premier gouvernement Schröder, cette loi, votée par le Bundestag, a été bloquée par le Bundesrat (mais elle figure toujours dans les objectifs de la coalition réélue en 2002). Le dgb s’est activé aussi en faveur d’un code sur la « responsabilité générale des chefs d’entreprise » (qui, dans le cas de sous-traitances multiples réalisées par une entreprise, tiendrait celle-ci pour responsable du respect de la législation sociale à tous les niveaux de la chaîne). Si le dgb a défendu ce projet pendant longtemps, l’élargissement de l’Union européenne à l’Est a singulièrement accru l’importance de cette loi, qui a été vue comme une réponse aux difficultés suscitées par la libre circulation des services[48]. De manière plus large, d’autres éléments permettent d’agir sur les facteurs des migrations du travail entre l’Allemagne et les pays voisins. Ainsi, au niveau de la coopération transfrontalière, les conseils syndicaux interrégionaux ont mis en place divers programmes et consultations concernant le marché de l’emploi, la formation professionnelle des jeunes et le chômage[49]. À long terme, c’est bien le sens de l’intensification de la coopération avec les syndicats polonais et des transferts de savoir-faire depuis une quinzaine d’années que de permettre une amélioration du cadre social et des salaires. De même, chaque groupe d’intérêt a utilisé les divers registres à sa disposition, les réponses apportées étant complémentaires.

La coopération bilatérale est un élément essentiel des stratégies des groupes d’intérêt pour faire face aux problèmes posés par l’entrée de la Pologne dans l’ue. Elle s’inscrit certes dans un cadre plus large que celui de l’élargissement mais elle l’a parfois anticipé très tôt[50]. Elle prend des formes diverses, celles des relations entre les organisations nationales et leurs directions, de la coopération régionale, particulièrement intense (au niveau des branches, des chambres de commerce, etc.), de la coopération transfrontalière[51], en particulier au sein des conseils syndicaux interrégionaux. Enfin, on doit évoquer ici la coopération des syndicats de branche à travers les comités d’entreprise européens.

La première association patronale indépendante de l’État est formée en Pologne en 1989[52]. C’est surtout la Confédération des associations patronales allemandes (bda[53]) qui met en place divers programmes de formation et de soutien. Ils concernent les modalités de création, de fonctionnement et le rôle d’une association patronale, ainsi que, d’autre part, les négociations collectives, le droit du travail, etc. Les chambres de commerce jouent aussi un rôle important au niveau des régions frontalières.

Concernant les relations entre les syndicats, la situation est plus complexe et porte la marque de la politique suivie par le spd dans les années quatre-vingt. À partir du moment où l’état de guerre est instauré en décembre 1981 et où Solidarnosc entre dans la clandestinité, le dgb considère le syndicat illégal avec suspicion. Il est vrai que certains groupes et individualités – en particulier Erwin Kristoffersen, responsable des affaires internationales – se démarquent de la ligne officielle du dgb et apportent une aide matérielle à Solidarnosc, mais il s’agit d’actions de solidarité qui ne se manifestent pas dans l’espace public. Cette évolution du dgb est d’autant plus singulière qu’elle ne suscite aucune protestation importante en son sein comme cela a été le cas pour certaines organisations communistes[54]. Ainsi en France la cgt (Confédération générale du travail), dont la politique à l’endroit de Solidarnosc passe de l’appui à la réprobation, entre en crise. Plusieurs syndicats, notamment chez les enseignants, font dissidence et soutiennent Solidarnosc, par des grèves de solidarité notamment ; certains quittent la cgt[55]. D’autres centrales syndicales européennes, au premier rang desquelles la cfdt (Confédération française démocratique du travail), apportent quant à elles un soutien officiel à Solidarnosc, matériel et politique.

Les initiatives de certains sympathisants au sein du dgb ont toutefois permis de maintenir des contacts pendant la période difficile, qui seront développés après la chute du Mur. Cette coopération consiste en des rencontres et des séminaires de formation, organisés en Allemagne ou en Pologne. Dès le début des années quatre-vingt-dix, le dgb a délégué à Varsovie un syndicaliste, chargé au sein du bureau de la fondation F. Ebert de la coordination des programmes syndicaux pour l’Europe centrale[56].

À la différence d’opzz (Alliance nationale des syndicats), issu de l’ancien syndicat officiel, doté d’un appareil et d’un savoir-faire, les militants de Solidarnosc, qui a été d’abord un mouvement social, étaient moins bien armés et désireux d’acquérir un plus grand professionnalisme syndical. Plus largement, l’action en économie de marché au début des années quatre-vingt-dix, puis dans le cadre de l’Union européenne constitue une situation nouvelle pour les syndicats des pays d’Europe centrale. Pour les Allemands, l’enjeu est d’importance, nous y reviendrons. Une insuffisante représentation des intérêts des travailleurs en Pologne aurait une incidence sur les salaires, les prestations et la législation sociales – et donc sur les avantages comparatifs de ce pays pour les industriels allemands. L’élargissement à l’Est a considérablement renforcé cette logique[57]. Toutefois, la coopération syndicale germano-polonaise reste marquée par les vestiges de la guerre froide, alors qu’opzz – qui représente actuellement environ 900 000 personnes, comme Solidarnosc – en est peu ou prou exclue. La première rencontre entre des dirigeants du dgb et d’opzz, liée à un certain contexte européen, a eu lieu en 2002 – mais elle n’a pas eu de suites après les changements de direction de ces organisations[58].

Les fédérations sectorielles allemandes suivent leurs propres stratégies. La métallurgie a accordé beaucoup d’importance à la question de l’élargissement[59], et ig Metall a surmonté les difficultés des années quatre-vingt dans ses relations avec Solidarnosc, liées à l’histoire que l’on a évoquée et à son anticléricalisme. Il a chargé depuis quatre ans une permanente syndicale d’origine polonaise de la mise en oeuvre de programmes de formation bilatéraux[60] et mène différentes actions de coopération en Europe centrale. (La langue demeure un obstacle majeur à l’intensification des rencontres – ce qu’elle n’est pas dans les relations avec les Français ou les Espagnols par exemple[61]). En outre, syndicats et employeurs ont obtenu du gouvernement fédéral en 2001 une enveloppe budgétaire destinée au financement de projets avec les pays candidats[62] – afin de favoriser l’application de l’acquis social communautaire. Cet accord signale à nouveau les évolutions que nous avons mises à jour dans le discours et la politique fédéraux, quant à la perception de la difficulté des transformations en cours dans les pays candidats[63].

L’essor des investissements allemands en Pologne, les implantations d’entreprises favorisent et rendent nécessaire le développement des relations entre les syndicats. Ils donnent lieu à des échanges d’informations sur les conditions de travail, les droits sociaux et la politique de la direction dans les firmes similaires. Dans le cas de filiales du même groupe, les comités d’entreprise européens (cee), structures transnationales, constituent également un vecteur de la coopération bilatérale. En effet, la coordination de chaque conseil européen est assurée par un pays, en général celui où se trouve le siège du groupe, et la formation est dispensée par le syndicat de branche (ainsi ig Metall assure la coordination de cee de ce secteur, Siemens, Volkswagen, etc.). Si les pays candidats ne sont concernés que depuis peu par la directive européenne de septembre 1994[64], nombre de multinationales allemandes ont depuis plusieurs années associé aux cee des représentants des filiales de ces pays – à la demande, souvent, du syndicat de branche ou du cee[65]. Dans d’autres cas, lorsque cela n’a pas été possible (comme chez Siemens, entreprise plus conservatrice dans le domaine social), ig Metall a négocié la tenue de réunions d’information annuelles entre les délégués syndicaux des pays de l’Est et les dirigeants du groupe en Allemagne. La « diplomatie syndicale[66] » a donc changé de nature avec l’intensification des liens économiques et la perspective de l’élargissement. Les contacts à la « base », au niveau des entreprises notamment, se sont développés.

D’autre part, un tissu de relations se construit progressivement entre les régions situées de part et d’autre de la frontière, qui a été pendant plusieurs décennies peu perméable aux échanges humains[67]. Pourtant dès la chute du Mur, certains acteurs se sont efforcés de construire des relations. Si les associations patronales ne peuvent se prévaloir de la culture internationaliste des organisations ouvrières (certes mise à mal par l’Ostpolitik et la guerre froide), l’activisme dont font preuve certaines de ces associations n’est que plus notable. Quelques semaines après la signature du traité d’amitié germano-polonais, l’Union des associations d’entrepreneurs de Berlin et du Brandebourg (uvb) – qui vient de s’élargir pour englober les associations de Berlin Est et du Brandebourg – convie à sa « Journée de l’entreprise » en octobre 1991 les dirigeants de la confédération polonaise des employeurs. Un accord de coopération est signé, que ces institutions voient comme « une contribution importante pour encourager le développement économique des deux régions et l’entente entre les voisins que sont l’Allemagne et la Pologne ainsi qu’un pas supplémentaire en direction d’une Europe commune[68] ». L’objectif de cette coopération est d’aider les entrepreneurs polonais à mettre sur pied des structures de représentation. La première conférence réunissant les présidents des associations régionales polonaises et les adhérents de l’uvb a lieu en décembre. Les activités développées les années suivantes sont multiples : l’Institut de formation de l’uvb dispense des séminaires en Pologne, forme à Berlin des jeunes sur des questions de « management », de marketing, de contrôle financier ; des groupes de travail mixtes sont mis en place, des places de stagiaires proposées au sein des fédérations d’entreprises de Berlin et du Brandebourg... Ces différents projets sont financés d’abord par la Fondation pour la coopération germano-polonaise, le programme gouvernemental Transform, les fondations politiques, le Land de Brandebourg pour les stages. Cette coopération est établie avec les régions polonaises frontalières ainsi qu’avec celles de Gdansk (où se trouve l’une des associations patronales régionales les plus structurées) et de Varsovie. Elle a évolué dans le temps, elle s’est fixé notamment pour objectif « d’encourager le passage de l’économie polonaise aux structures de l’économie de marché et son intégration aux structures de l’Union européenne[69] » et ses financements sont maintenant européens plus que nationaux (ce qui rend plus difficile l’élaboration de projets).

D’autres organismes comme les chambres de commerce ou d’artisanat jouent aussi un rôle important[70]. Par ailleurs des Conseils syndicaux interrégionaux ont été mis en place, celui de l’Elbe-Neiße dès 1989[71] (qui inclut aussi le Nord de la Bohême), le csi de Poméranie en 1993 et celui de la Viadrine plus tardivement, en 1998. Ils sont le vecteur de la politique transfrontalière des syndicats en matière de marché de l’emploi (cf. supra). Ainsi, le csi de l’Elbe-Neiße a suscité des rencontres entre les administrations du travail locales, dont la pratique a été ensuite institutionnalisée[72]. Les csi permettent aussi de développer les coopérations régionales pour certaines branches, ou de mettre en rapport les syndicalistes d’entreprises fabriquant des produits similaires.

L’engagement des acteurs sociaux allemands est donc à la mesure des intérêts en jeu : intérêts commerciaux et industriels pour les uns, économiques et sociaux pour les autres (l’emploi, le niveau des salaires et le système de relations professionnelles à l’allemande[73]). Cet activisme en Pologne s’inscrit, on l’a dit, dans le cadre de stratégies complexes qui se déploient à plusieurs niveaux, jugés complémentaires. Dans quelle mesure la mobilisation de ces acteurs au niveau national contribue-t-elle à expliquer les évolutions de la politique fédérale en matière d’élargissement ?

III – Préférences nationales et politique européenne

Les discussions qui ont eu lieu sur l’introduction de délais de transition pour la libre circulation des travailleurs et sur le dossier agricole permettent de préciser ce rôle.

Les craintes d’un afflux de main-d’oeuvre lié à l’élargissement, problème sensible dans l’opinion publique, ont suscité très tôt des prises de position des acteurs allemands, des syndicats et des Länder en particulier. Mais les positions des groupes d’intérêt divergeaient au départ. La Fédération allemande des paysans (dbv) était opposée à la mise en place de délais de transition. En effet, l’agriculture allemande emploie nombre de travailleurs saisonniers, principalement des Polonais (200 000 chaque année), mais ce recours est limité par des quotas[74]. L’Association des chambres de commerce et d’industrie allemandes (diht) s’est également prononcée contre l’idée d’un moratoire en considérant les obstacles culturels et linguistiques qui doivent limiter l’ampleur des migrations, et les avantages que représente un afflux de main-d’oeuvre qualifée[75]. Bien que ce point de vue soit partagé par une grande partie du monde de l’entreprise, le bdi et le bda ont dû finalement tenir compte de la présence en leur sein de branches plus vulnérables[76]. En particulier, le secteur du bâtiment a plaidé pour une période de transition de dix ans avant l’application de la libre circulation de la main-d’oeuvre et celle des services. Enfin, les associations patronales représentant les artisans (zdh) ainsi que la centrale syndicale du dgb ont pris position en faveur d’un moratoire de sept ans, comme dans le cas de l’adhésion de l’Espagne et du Portugal[77]. Cette question a donné lieu à des consultations entre ces entités et le gouvernement fédéral, en particulier avec le ministère du Travail et la chancellerie. Quelques semaines plus tard, dans son discours de Weiden (cf. supra), le chancelier Schröder, outre un délai de transition de sept ans pour la main-d’oeuvre demandait une restriction de la liberté de circulation des services pour les nouveaux membres de l’ue. Il pouvait ainsi paraître faire droit aux demandes catégorielles de l’artisanat et de la construction[78].

Toutefois, l’artisanat et la construction constituent une part importante de l’économie des Länder de l’Est, en situation sinistrée, auxquels le chancelier a accordé une attention particulière dans sa stratégie politique[79]. De manière plus générale, les difficultés du secteur du bâtiment dans toute l’Allemagne ont fortement contribué à gonfler les chiffres du chômage. Aussi, la position nationale défendue par le gouvernement allemand vis-à-vis de Bruxelles n’exprimait pas tant la sectorisation de la politique européenne et le pouvoir de certains acteurs sociaux dans la définition des intérêts[80] (selon une interprétation qui sert souvent de grille de lecture pour analyser la prise de décision dans la politique étrangère allemande) qu’elle ne portait avant tout la marque de préoccupations de politique générale concernant des enjeux économiques et sociaux majeurs, également au centre de la campagne électorale de 2002 (avec le problème du déficit budgétaire) : le chômage en Allemagne et la situation des nouveaux Länder. Du reste, la cdu et la csu, dont certains élus avaient envisagé de défendre le principe de la libre circulation des travailleurs des pays adhérents et de le constituer en thème d’affrontement avec le spd, y ont renoncé, à la suite de discussions internes et de forums organisés dans les régions frontalières, qui ont permis de prendre la mesure des inquiétudes de la population[81].

Par ailleurs, les groupes d’intérêt allemands ont promu avec succès leurs positions dans les organisations professionnelles européennes, qui ont suivi les positions allemande et autrichienne, pourtant minoritaires (au sein de la Confédération européenne des syndicats (ces), de l’Union des confédérations de l’industrie et des employeurs d’Europe (unice), de la Fédération européenne de la métallurgie (fem), dirigée par un Allemand...). Ainsi les stratégies de ces acteurs économiques et celle du gouvernement fédéral se sont renforcées mutuellement. Au sein de la ces, la mise en place d’un moratoire était également souhaitée par les Autrichiens et par les Finlandais, qui redoutaient un afflux de main-d’oeuvre estonienne. Les autres syndicats, défavorables à cette position, s’y sont néanmoins ralliés (y compris les Polonais, malgré leurs réactions très vives à la requête de G. Schröder). Au sein de l’unice, les Allemands, les Autrichiens et les Finlandais se sont prononcés pour des délais de transition (les patronats suivant la position de « leurs » syndicats), ainsi que le medef français. L’unice en a accepté le principe, mais ils doivent rester le plus limités possible[82].

L’influence allemande a été marquante dans la définition de la position de négociation de l’ue. En mars 2001, la dg élargissement dirigée par le commissaire allemand G. Verheugen diffusait une note d’information présentant cinq options possibles pour réguler les flux de main-d’oeuvre, qui devait servir de base à la discussion du conseil. Il est notable que lors du débat au sein du conseil le 21 mars, une majorité de délégations s’est exprimée en faveur de la deuxième option (mise en oeuvre seulement de clauses de sauvegarde a posteriori, en cas de perturbations du marché de l’emploi), l’Allemagne et l’Autriche de la troisième (proche de la position défendue par G. Schröder[83]). Pourtant, le texte proposé ensuite par Günther Verheugen, et adopté en mai par le conseil[84], reprend cette dernière solution.

Sur le dossier agricole, la position défendue par le gouvernement rouge-vert a marqué une rupture par rapport à la ligne de son prédécesseur, en posant comme préalable à l’élargissement une réforme de la politique agricole commune. Celle-ci devait permettre d’éviter que l’élargissement n’entraîne une augmentation de la contribution allemande au budget de l’Union. Alors que, précédemment, l’Allemagne s’était opposée à une remise en cause de la pac, cette évolution témoigne d’une modification des équilibres de pouvoir au sein du gouvernement. Le poids du ministère des Finances dans la politique européenne s’est accru, à la suite de la création de l’uem, mais surtout parce que ce ministère a été taillé à la mesure d’Oskar Lafontaine en 1998[85] et a gagné de nouvelles compétences[86]. La situation économique difficile de l’Allemagne a aussi renforcé ce poids. En revanche, la venue au pouvoir de la coalition rouge et verte a affaibli les liens du monde agricole (clientèle électorale de la cdu/csu) avec le gouvernement. La crise de l’esb et le remplacement de Karl-Heinz Funke (agriculteur et ancien ministre de l’Agriculture de Basse-Saxe), avec qui les organisations paysannes entretenaient de bonnes relations, par l’écologiste Renate Künast, au sein d’un ministère élargi de la Protection du consommateur et de l’Agriculture, ont accentué cette évolution.

À la veille du conseil européen de Séville, Gerhard Schröder a réitéré vigoureusement la position de l’Allemagne et son refus d’accepter une extension des aides directes aux pays candidats avant toute réforme de la pac[87]. Sur ce point comme sur différents aspects de la politique agricole commune, la Fédération allemande des paysans a affirmé son désaccord. Elle estime que l’augmentation des dépenses agricoles qui résulterait de l’extension de la pac sous sa forme actuelle aux nouveaux membres serait supportable pour l’Allemagne et s’est opposée à une remise en cause de cette politique[88]. Si les agriculteurs allemands usent de tous les moyens d’action qui s’offrent à eux, ils privilégient cependant la scène politique européenne[89]. Ils ont fait élire en 2001 leur président à la tête du Comité des organisations professionnelles agricoles de l’ue (copa). Ils ont cherché à former des coalitions d’intérêt transnationales face aux projets de réforme de la pac poussés par leur gouvernement ; des discussions en ce sens ont été menées en France avec la Fédération nationale des syndicats d’exploitants agricoles en 2002[90] (fnsea, qui représente plutôt les intérêts des grands agriculteurs).

L’accord de Bruxelles et la réforme de la pac réalisée en juin 2003 doivent permettre de contenir les dépenses agricoles, conformément aux objectifs de l’Allemagne et d’une majorité de pays européens. Mais, différemment des injonctions de la ministre allemande de l’Agriculture, différemment aussi de ce qu’a annoncé le promoteur de cette réforme, le commissaire européen Franz Fischler, on peut douter qu’elle constitue une réelle remise en cause du modèle d’agriculture « productiviste » qui a prédominé jusqu’ici.

Conclusion

Ainsi plusieurs logiques permettent de rendre compte des évolutions de la politique allemande relative à l’élargissement et du paradoxe qui était le point de départ de ces analyses. D’une part, les motifs géopolitiques et les intérêts macro-économiques de l’Allemagne plaident fortement, depuis le début des années quatre-vingt-dix, en faveur de l’élargissement de l’Union européenne à l’Est. Ces intérêts économiques, dont témoigne l’activisme de certaines organisations patronales en Pologne, sont à la fois commerciaux et liés aux stratégies industrielles allemandes. D’autre part, les intérêts de secteurs sociaux plus vulnérables (le bâtiment, l’artisanat, les petites entreprises de services, les travailleurs peu qualifiés...), pour lesquels l’adhésion de la Pologne est vue comme une menace, divergent de ceux de l’industrie. L’élargissement risque aussi de grever le budget de l’État, ce qui a conduit à des arbitrages nationaux, défavorables aux agriculteurs.

Les gouvernants, le chancelier en l’occurrence, sont avant tout des hommes politiques soucieux d’être réélus, qui prennent en considération la sensibilité de l’opinion publique et s’efforcent d’apporter des réponses aux problèmes qui dominent l’agenda politique. Comme le montrent les deux questions examinées, la nature des arbitrages réalisés par le gouvernement est liée pour partie aux préférences partisanes et aux clientèles électorales des coalitions au pouvoir, mais la prise en compte du contexte sociopolitique et économique est tout aussi importante. Ainsi, la vigueur avec laquelle le chancelier s’est exprimé en faveur de délais de transition pour la main-d’oeuvre pouvait témoigner des liens étroits existant entre le spd et les syndicats ; mais le consensus qui s’est dégagé par la suite témoigne que sans doute un gouvernement cdu/csu n’aurait pas mené une politique très différente sur le fond, sinon sur la forme (ce qui est, il est vrai, une différence essentielle dans le domaine de la politique européenne). Dès ses débuts, à l’occasion du sommet de Berlin, la coalition rouge-verte a lié élargissement et réforme de la pac, différemment du gouvernement précédent. Toutefois le sursis accordé à la pac par le candidat de l’opposition Edmund Stoiber dans la campagne de l’automne 2002 n’était finalement que temporaire[91]. La politique du gouvernement allemand s’est infléchie lorsque l’on est entré dans la phase de négociation des modalités de l’adhésion, et qu’il s’est agi de négocier des conditions qui tiennent compte des intérêts allemands. Les tensions qui traversent la politique européenne allemande tiennent aussi au fait que la situation économique et sociale de l’Allemagne s’est profondément modifiée au cours de la dernière décennie (avec en particulier un déficit budgétaire sans précédent).

Mais la stratégie du gouvernement fédéral est d’autant moins lisible qu’il a mené parfois une politique du double langage. Cette ambivalence ne peut être éclaircie ni par l’analyse des contraintes de sécurité ni par celle des facteurs économiques ; elle renvoie au rôle des représentations et des discours constitués qui les véhiculent : la « dette » morale de l’Allemagne à l’égard de ses voisins de l’Est... Si le chancelier Schröder s’est efforcé de ne pas apparaître comme celui qui freine l’élargissement, c’est qu’il est contraint par les pratiques et les discours des précédents gouvernants, qui constituent pour lui un « piège rhétorique[92] ». Le chancelier était aussi soumis aux normes constitutives d’un discours collectif au sein de l’ue, que l’Allemagne a contribué à forger et qui s’est imposé au tenant de la politique des intérêts.

Cet article était centré sur les stratégies et les points de vue allemands. On ne peut le clore sans rappeler que les Polonais n’ont pas manqué, au cours de cette phase de négociation, de dénoncer les conditions léonines qui leur ont été imposées : les entrepreneurs ont estimé qu’ils font les frais de l’intégration[93], les syndicats ont jugé inacceptables les exigences allemandes en matière d’accès au marché du travail de l’ue, le ministre de l’Agriculture a protesté contre le statut de seconde catégorie qu’offrait G. Schröder aux paysans, tandis que la négociation du chapitre sur les transports a également vu triompher la position allemande contre les desirata polonais. Dans l’Union à vingt-cinq, les difficultés entre l’Allemagne et la Pologne sont désormais de nature différente : elles opposent le débiteur net le plus important parmi les nouveaux membres et le plus gros contributeur de l’ue, elles portent sur le projet politique européen ou sur les relations de l’Europe avec les États-Unis et la Russie.