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En résumé, il s’embarrassa tant en sa lecture qu’il y passait les nuits tout entières, du soir au matin, et les jours du matin jusqu’au soir. Et par ainsi du peu dormir et beaucoup lire, son cerveau se sécha de telle sorte qu’il en vint à perdre le jugement. Il emplit sa fantaisie de tout ce qu’il lisait en ses livres, tant des enchantements comme des querelles, batailles, défis, blessures, passions, amours, tourments et extravagances impossibles ; et il lui entra tellement en l’imagination que toute cette machine de songes et d’inventions qu’il lisait était vérité que pour lui il n’y avait autre histoire plus certaine en tout le monde.

Miguel de Cervantès Saavedra, L’ingénieux Hidalgo Don Quichotte de la Manche (1605)

Un tremplin : Don Quichotte

Le Don Quichotte de Cervantès relate, en deux tomes – publiés en 1605 et 1615 –, « les hauts » faits de deux abrutis : le célèbre personnage de Cervantès, « tombé en la plus étrange pensée où jamais tomba fol au monde » (Cervantès 1988 : 70) et son acolyte, Sancho Pança, un peu plus raisonnable mais « qui [malheureusement] avait fort peu de plomb dans la tête » (Cervantès 1988 : 111). Un appui sur leur posture extravagante servira ici de tremplin afin d’interroger le rapport entre science et littérature à travers l’exemple d’une certaine pratique en anthropologie, que j’appellerai, faute de mieux, « pige littéraire ».

Opter pour le Quichotte de Cervantès n’est pas un choix tout à fait arbitraire. Considéré par plusieurs commentateurs comme étant le premier roman moderne, ce texte pose avec une certaine subtilité les questions de la place de l’individu dans le monde, de sa perception de celui-ci et des rapports complexes et poreux qu’entretiennent imagination et réalité. Michel Foucault, affirme avec justesse que la modernité du Quichotte réside dans l’exposition d’une disjonction entre les mots et les choses (1966 : 62), tandis que pour Walter Benjamin, cette modernité résiderait plutôt dans la solitude et le désarroi provoqués par l’incommunicabilité de cette expérience humaine profondément individuelle (2000 [1936] : 121). De toute évidence, l’histoire du Quichotte est aussi celle d’une perte de repères.

Nous l’avons vu, le « problème » dont souffre le brave chevalier autoproclamé est dû à sa véritable obsession pour les romans de chevalerie[2]. En effet, non seulement ses lectures comblent les nombreuses heures d’oisiveté du gentilhomme, mais elles les multiplient. Trouver refuge dans l’imaginaire devient donc un moyen pour le noble Quichotte de combattre l’ennui profond que lui vaut sa condition sans éclat.

Or, cette lecture assidue de « fantaisies » sera justement la cause profonde de sa perception altérée et faussée des choses, des événements et du réel. Elle sera surtout le point de départ d’une panoplie d’aventures burlesques lorsque Quichotte se décrétera lui-même chevalier. Dorénavant, il y aura conversion et métamorphose : des géants à abattre en lieu et place de moulins à vent, une armée vaincue, ensanglantée et décapitée substituée aux amphores à vin décimées, etc. Quichotte donc – et même Pança dans la mesure où il persiste à accompagner l’autre dans ses délires –, pour son entourage mais aussi pour le lecteur, s’érigera ainsi en figure même de l’extravagance[3].

Par simple analogie avec l’ouvrage de Cervantès donc, posons les questions suivantes : certains anthropologues souffrent-ils du syndrome de Quichotte? Lisent-ils trop de romans? En font-ils un usage abusif dans leurs travaux? Cette fascination pour la littérature fausse-t-elle conséquemment leur perception de la réalité (ou l’altère-t-elle simplement)? Cette brève note vise à explorer certaines implications propres à une telle pratique de pige dans le corpus littéraire.

Un corps à corps

Depuis la fin des années 1970, début des années 1980[4], la double question de l’écriture ethnographique et du positionnement discursif de l’auteur est devenue centrale au sein de la discipline. Ce questionnement s’est notamment cristallisé autour de la publication, en 1986, du fameux collectif Writing Culture dirigé par James Clifford et George E. Marcus[5].

L’aspect qui m’intéressera davantage ici prolonge en quelque sorte la question de l’écriture pleinement abordée d’ailleurs dans cet ouvrage servant désormais de repère épistémologique de ce que l’on a appelé le « tournant littéraire » en anthropologie. Par contre, il s’agira, dans les pages qui suivent, d’interroger une pratique quelque peu différente, c’est-à-dire l’usage, par certains anthropologues, d’oeuvres de fiction en tant qu’encadrement des phénomènes sociaux ou culturels étudiés. La littérature donc comme véritable prémisse ou, si vous préférez, comme manière de voir, de percevoir et de concevoir le réel. Une question sous-tend donc cette note exploratoire : est-il raisonnable d’interpréter l’empirique en utilisant la fiction (du moins de s’y appuyer fortement)?

Cette tendance, un peu moins à l’avant-scène de la discipline que celle de l’écriture, m’apparaît tout de même cruciale. Là où la question de l’écriture pose effectivement le problème de la représentation et s’inspirait surtout de la théorie littéraire (Bakhtine, Barthes), les exemples, que je présenterai sous peu, puisent carrément dans le corpus littéraire (dans les oeuvres de fiction donc) afin d’en extraire des manières de voir le réel. Si certaines tendances philosophiques ne se sont jamais gênées pour réfléchir par le biais du roman – et il est clair qu’on assiste à un rapprochement entre philosophie et anthropologie au fur et à mesure que cette dernière prend ses distances de la science dite pure –, l’empirisme prononcé (peut-être même radical) d’une discipline comme l’anthropologie demeure l’écueil fondamental pour les non-pratiquants de ce que j’ai nommé la pige littéraire.

Le problème, si problème il y a, m’apparaît plus vertigineux que celui de la multidisciplinarité ou transdisciplinarité – c’est-à-dire l’emprunt de théories, méthodes et concepts propres à diverses disciplines (pratique d’ailleurs relativement acceptée et encouragée de nos jours) –, puisqu’il s’agit bien ici de « champs » que l’on considère habituellement comme étant complètement distincts et polarisés.

Il est ainsi possible de démontrer, à l’aide d’un simple exercice de distinction sémantique, la facilité avec laquelle on peut conceptualiser cette polarisation entre science et littérature : nature-culture, vérité-fiction, objectivité-subjectivité, prévisible-imprévisible, a-rhétorique-rhétorique, norme-exception, démontrer-montrer, argumentative-non-argumentative, etc. Sans être exhaustive, cette courte énumération n’en illustre pas moins un réflexe logique concernant cette opposition fondamentale (fondatrice?).

Mais qu’arrive-t-il lorsque ces « champs » opposés se rencontrent (s’agit-il même d’une rencontre)? Multi? Trans? De quoi s’agirait-il dans le cas qui nous intéresse? Multi(trans)-sectoriel, de multi(trans)-champs, de multi(trans)-expérientiel, multi(trans)-discursif, etc.? Littérature et science n’ont-elles aucune commune mesure, aucune ontologie réciproque?

Afin de répondre à cette question, l’orthodoxie scientifique – qui refuserait certainement que l’on qualifie la science de simple pratique discursive (ce que je ne ferai d’ailleurs pas) – tenterait très probablement de se rabattre sur la méthode et la rigueur argumentative propres et nécessaires à toute pratique digne du sceau de la scientificité. Bien que cet argument, qui permet la distinction radicale entre science et littérature, ne m’apparaisse ni injustifié ni tout à fait faux, il n’en demeure pas moins réducteur en restreignant non seulement la définition de la littérature à sa seule dimension rhétorique ; de plus il rend difficile toute exploration des rapprochements entre les deux pratiques. Bref, « scientifiquement parlant », cette posture laisse quelque peu à désirer. Est-il possible alors de mieux penser un rapprochement? Sous quel dénominateur devrait-on le faire?

Roland Barthes affirmait qu’il s’agissait là de deux désirs différents : « La science se parle, la littérature s’écrit ; l’une est conduite par la voix, l’autre suit la main ; ce n’est pas le même corps, et donc le même désir, qui est derrière l’une et l’autre » (Barthes 1984 : 13, je souligne). La multi(trans)-corporalité barthienne ne résout certainement pas le problème de l’ontologie réciproque, mais l’image d’un corps à corps désormais possible entre science et littérature – déduit à partir de l’imaginaire barthien – est tout de même saisissante. La dialectique s’engage, il me semble, un peu plus facilement.

Ceci dit, ce sont justement ces pratiques qualifiées antérieurement de pige littéraire qui nous permettent de mieux penser ce corps à corps. Je m’en tiendrai pour l’instant à cette observation, question d’exemplifier d’abord ; trois courtes illustrations donc, puisées dans diverses oeuvres de James A. Boon, Vincent Crapanzano et Michael Taussig.

Trois exemples de pigistes : Boon, Crapanzano et Taussig

Issus d’une même génération[6], Boon, Crapanzano et Taussig adoptent certainement diverses postures théoriques, mais tous trois ont pratiqué récemment, nous le verrons, la pige littéraire[7]. La brève exemplification qui suit ne vise nullement l’exhaustivité, mais présente trois possibilités. Laissons donc toute la place aux informateurs.

a) James A. Boon ou la littérature pour décloisonner

Le professeur de Princeton est un cas intéressant puisqu’il n’est habituellement pas aussi directement associé au courant postmoderniste – qu’il ne se gêne pas pour critiquer d’ailleurs – que Taussig et Crapanzano. Pourtant, déjà en 1972, son penchant littéraire se révèle de façon éloquente dans From symbolism to structuralism, ouvrage consacré à la comparaison entre le structuralisme de Claude Lévi-Strauss et la littérature symboliste (Mallarmé, Baudelaire, Proust).

Vingt-sept ans plus tard, ce sera autour d’une longue citation tirée de la conclusion du célèbre Walden de Henry David Thoreau livré en préface de Verging on Extra-Vagance. Anthropology, History, religion, Literature, Arts… Showbiz (1999) que Boon organisera son livre et sa pensée :

Ce que je crains surtout, c’est que mon expression ne puisse être assez extra-vagante – ne puisse s’éloigner assez des bornes étroites de mon expérience quotidienne pour être adéquate à la vérité dont j’ai été convaincu. Extravagance! cela dépend de la façon dont vous êtes parqué. Le bison migrateur, en quête de nouveaux pâturages sous d’autres latitudes, n’est pas aussi extravagant que la vache qui d’un coup de pied renverse le seau, franchit la clôture et court après son veau, à l’heure de la traite. Je désire trouver où parler hors des limites ; tel un homme en un moment de veille à des hommes en leurs moments de veille ; car je suis convaincu de ne pouvoir assez exagérer même pour poser la base d’une expression vraie.

Thoreau 1990 [1854] : 323-324

Boon, en s’adressant directement au lecteur, renchérit :

Now, I too, Thoreau’s reader, am convinced – this point cannot be sufficiently exaggerated – that Thoreau truly meant these words. Are present readers willing to be convinced in turn?

Even when asking his question, Thoreau presumably was not able to exaggerate enough even to lay the foundation of a true expression. From that fact readers may infer that the true, so far as it can be expressed, is no less so for being foundationless: extra-Vagant.

This book shares Thoreau’s apprehensiveness about expression adequate to experience. Opposing schematic dogmas and narrow patriotisms, Thoreau embraced the world of narratives available to him. His manifold wanderings welcomed paradoxes of exaggeration: truth’s condition.

Boon 1999 : xiii-xiv

La pige dans l’oeuvre de Thoreau est clairement reliée à la problématique de l’écriture soulevée plus tôt. Pour Boon, l’extravagance et le foisonnement du réel ne peuvent être appréhendés qu’à l’aide d’une écriture tout aussi stylisée et capricieuse. Pourtant – et contrairement à Clifford (1986) – la référence ne vient pas du critique littéraire (Bakhtine), mais du littéraire lui-même (Thoreau). Cette référence soulève, entre autres, deux points : elle assure d’abord une certaine pérennité à l’argument ; celui-ci ne relève donc plus de Bakhtine, Barthes (quoique Barthes le savait déjà : voir note 5) ou Clifford, ensuite elle situe l’origine de cet argument (du moins, une certaine origine) au sein d’une expérience littéraire[8].

Pourtant, la présence de Thoreau ne sert pas ici à justifier une quelconque excentricité stylistique. En effet, il ne s’agit pas seulement d’un plaidoyer pour une écriture « carnavalesque » (Bakhtine 1970) ou « intégrale » (Barthes 1984) afin de mieux représenter un phénomène, mais une posture théorique permettant, à l’image de cette vache audacieuse et déterminée, de sauter les frontières épistémologiques (-isme) et thématiques (voir le sous-titre de l’ouvrage).

Wearied by the relatively relativist calling to engage manifold cultures, diverse disciplines, and rival critiques – identifying with none, friendly toward many, wary of some – this interpreter (his ear grown hoarse from ironies heard) now stills these notes of excess and loss with musical rest. Still and again, other scenes and further rereadings, lest translated truths be forgotten, even momentarily…

Boon 1999 : 278

L’anthoreaupologie que Boon proposera alors, cet espace d’extravagance, d’errance, de vagabondage et de subversion rejoint ici, il me semble, la déraison subversive de Quichotte. Cette jouissance – pour reprendre le vocabulaire barthien – commune de l’extravagance me permet de supposer que Boon ne rechignerait peut-être pas à ce qu’il y ait analogie entre son ouvrage et celui de Cervantès.

b) Vincent Crapanzano ou la littérature pour interroger la pratique de l’imaginaire

Professeur de littérature comparée et d’anthropologie à la City University of New York’s Graduate Center, Vincent Crapanzano publie en 1980 Tuhami. Portrait of a Moroccan, ethnographie entièrement consacrée à un seul informateur (un fabricant de tuile marocain illettré marié à une démone). Dans ce livre, Crapanzano rencontre (et raconte) l’extravagance d’un personnage digne de l’expérience quichottienne, c’est-à-dire imbibée d’imaginaire et de réel :

When Tuhami talks about people such as the pasha’s son, his wives, and his own mother and father, the Westerner will be tempted to accept them as « real », as I did. […] Tuhami’s tale of the pasha’s son revealed to me the presumption of our collapsing the real and the true.

Crapanzano 1980 : 22-23

Crapanzano y découvrira la fonction métaphorique de l’imaginaire et du réel (Crapanzano 1980 : 143) ; une réciprocité insoupçonnée (du moins c’est ce qu’il semble affirmer) avant sa rencontre avec Tuhami. Près de 25 ans plus tard, introduisant un livre truffé de citations de poètes et philosophes, intitulé Imaginative Horizons an Essay in Literary-Philosophical Anthropology (2004), il compare l’entreprise des deux oeuvres :

My aim here, as in Tuhami and other of my writings, is embarrassingly naïve: to destroy prejudices, open horizons, and promote creative thought and action. I write « embarrassingly naïve » because it is a pedagogic aim to which I am committed and, at the same time, about which I am far too sceptical to assume it can ever be achieved.

Crapanzano 2004 : 3

Dans cet ouvrage récent, Crapanzano tente d’élaborer une anthropologie de l’imagination à l’aide d’un trope, l’arrière-pays, qu’il empruntera au poète et critique d’art Yves Bonnefoy.

The beyond is like shadows – the ombres to which Bonnefoy frequently refers: it cannot be contained. It slips away – to appear again just when we have thought, in relief or in despair that we have finally done away with it. […] It is more than contingency that frightens us. It is the artifice of factuality, of our empiricism, our realism, to which we blind ourselves – often through absurdist methodologies of truth and naively positivist philosophies.

Crapanzano 2004 : 16-17

Ce sera ainsi par le biais de ce trope issu du monde littéraire que Crapanzano fouillera l’effet du possible sur l’ici-maintenant en s’appuyant sur une panoplie d’écrivains afin de s’inspirer de leurs propres expériences de cet arrière-pays. Crapanzano avait découvert avec son informateur Tuhami la porosité entre le réel et l’imaginaire ; il n’a, de toute évidence, jamais oublié la leçon.

c) Michael Taussig ou la littérature comme expérience vraie

Pour ses admirateurs, il est une ressource incontournable et inépuisable de nouvelles idées et de pistes de recherches inédites. Pour ses détracteurs, tout chez Michael Taussig n’est que charabia, superficialité et hérésie postmoderne. Nous trouvons, éparpillés dans l’ensemble de son oeuvre, Jean Genêt, William Burroughs, Blaise Cendrars, Antonin Artaud, George Bataille, Bertold Brecht, etc. Médecin et sociologue de formation, l’anthropologue pratiquant de l’Université de Columbia s’est toujours démarqué par son jeu incessant entre fiction et réalité. Cette manipulation particulière du vrai et du faux – qu’il définit comme étant du fictocriticisme (Eakin 2001) – n’a pourtant rien de particulièrement problématique pour l’auteur lui-même puisqu’il considère que c’est exactement ce qu’il produit[9]. Ainsi, il présentera dans The Magic of the State (1997), un État inventé de toute pièce et, dans My Cocaine Museum (2004), la création livresque d’un musée de la cocaïne imaginé en contrepoint du Musée de l’or de Bogota.

Dans le 7e chapitre « Maleficium : State Fetishism » de son livre The Nervous System (1992), Taussig introduit son propos en recourant au Journal du voleur de Jean Genêt[10] :

It is one of Genêt’s triumphs to have brought the fetish character of the modern State into a clear and sensual focus, and this could be accomplished only by one deft in the management of the ancient art of the maleficium, the fetish-power intrinsic to the impure sacred.

Taussig 1992 : 133

L’emprunt à Genêt n’est certainement pas là en guise de simple décoration. Pour Taussig, c’est l’expérience vécue et la position occupée par l’écrivain qui permettent justement à Genêt de mieux appréhender le phénomène du fétichisme de l’État (à la fois chose et Dieu dans un rapport métonymique) auquel une partie du chapitre est vouée. La place offerte à Genêt dans le texte sera même à l’origine d’une critique par Taussig d’une tache aveugle de la discipline :

There is no anthropology of the ruling class that rules over us, just as there is no sociology of it, either. And the time is long past for that project to have been initiated. There are institutional reasons for it not having happened. Failing that revelation, we fall back on our fantasies about the center, fantasies that in some curious back-handed and utterly effortless manner constitute that center. It is here where the great guides, the Dantes of our era, the supermarginated such as Genêt, come forth to lead us underground. For they are, thanks to their structural malposition, blessed with vision.

Taussig 1992 : 133

« Parler hors de… » disait Thoreau cité par Boon. Peut-être est-ce assez près de cet espace infiltré par Genêt et repris par Taussig? Quelque part dans l’arrière-pays disciplinaire où veut aussi travailler Crapanzano. L’anthropologue n’a-t-il pas toujours voulu travailler ailleurs (tout comme l’écrivain d’ailleurs)?

Le fantasme de Barthes

En 1967, dans un article[11] paru dans le Times Litterary Supplement, Roland Barthes soutient, paradoxalement (du moins pour les structuralistes), que le structuralisme ne serait jamais une véritable science « s’il ne [parvenait pas] à placer au centre de son entreprise la subversion même du langage scientifique » (Barthes 1984 : 15).

Barthes suggère dans cet article que la littérature est complètement dans le langage alors que la science ne l’est pas (bien qu’elle en ait besoin pour se transmettre). Le structuraliste qui pénétrerait dans le langage ; qui, à l’instar de l’écrivain, ne serait que langage, pourrait ainsi : « retrouver les problèmes brûlants de toute énonciation, dès qu’elle ne s’enveloppe plus dans le nuage bienfaisant des illusions proprement réalistes, qui font du langage le simple médium de la pensée » (ibid.)

Pour Barthes donc, seule la littérature « effectue le langage dans sa totalité ». De ce point de vue, la science ne peut tout simplement plus avoir de statut particulier dans le rapport du langage aux choses. Du corps à corps donc, seule la littérature serait susceptible de remporter la mise :

La tâche qui s’offre au discours structural est de se rendre entièrement homogène à son objet ; cette tâche ne peut être accomplie que selon deux voies, aussi radicales l’une que l’autre : ou bien par une formalisation exhaustive, ou bien par une écriture intégrale. Dans cette seconde hypothèse (que l’on défend ici), la science deviendra littérature, dans la mesure où la littérature – soumise d’ailleurs à un bouleversement croissant des genres traditionnels (poème, récit, critique, essai) – est déjà, a toujours été, la science ; car ce que les sciences humaines découvrent aujourd’hui, en quelque ordre que ce soit, sociologique, psychologique, psychiatrique, linguistique, etc., la littérature l’a toujours su ; la seule différence, c’est qu’elle ne l’a pas dit, elle l’a écrit.

Barthes 1984 : 19

Les trois exemples présentés reprennent, sous une forme ou une autre, le programme barthien exposé ici. Ils disent, en quelque sorte, ce que la littérature avait écrit[12]. Boon, Crapanzano et Taussig se servent de ces écrits comme autant d’outils conceptuels à la portée de leurs mains audacieuses. Ils prolongent la question de l’écriture, du « comment représenter » – qui a souvent servi à délimiter une éthique du dire ressemblant à de la rectitude politique – en présupposant la vérité de l’expérience littéraire et en s’appuyant sur celle-ci afin de transposer ou d’élargir les champs d’intérêts qu’ils souhaitaient investir.

Je propose donc, afin d’engager plus avant la réflexion, deux arguments – un pour et un contre la pige littéraire – m’apparaissant tous deux réducteurs et dont il faudra peut-être se débarrasser afin de poursuivre et approfondir le bref survol entamé jusqu’ici.

Pour conclure : deux arguments réducteurs et retour à Quichotte 

Argument 1 : pour la pige littéraire

Pour défendre l’usage de la littérature, on arrive habituellement à un argument qui prend grosso modo, la forme suivante : l’« imaginaire » (et la méthode) du roman est souvent plus riche que l’« objectivité » de la science. Cette dichotomie du désenchantement-réenchantement – pour reprendre un vocabulaire weberien – en plus d’être naïve et idéaliste tend à réifier les deux catégories auxquelles je tentais justement de rendre la porosité à l’aide du Quichotte et des trois auteurs brièvement abordés. L’argument soutiendrait ainsi que, d’une part, la « littérature » enchante par l’imaginaire et, d’autre part, que la science désenchante en nous montrant le monde tel qu’il est.

Rien pourtant n’exclut que science et littérature soient toutes deux susceptibles d’enchanter ou de désenchanter, de faire sens du monde ou de le rendre d’autant plus absurde. Les deux corps ont un potentiel subversif énorme et historiquement, les deux champs ont été de grands catalyseurs de découvertes tout en ayant aussi recours à l’imagination.

Argument 2 : contre la pige littéraire

Le réalisme inhérent au positivisme, nous l’avons vu, suppose que la littérature ne peut être qu’un ajout au réel, un surplus de langage qui n’est jamais nécessaire et elle demeure donc, par définition, superficielle. L’orthodoxie positiviste pourrait ainsi formuler un argument assez subtil qui pourrait prendre la forme suivante : la littérature sert seulement de dispositif de séduction, un artifice donc[13], permettant de combler, par divertissement, un lectorat particulier[14].

On pourrait ainsi évoquer un parallèle avec les médias et le débat entourant l’omniprésence du spectaculaire et du divertissement dans ceux-ci. Certains journalistes se posent ainsi la même question : comment s’assurer qu’un champ journalistique reste distinct d’un autre champ : le terrifiant show-business? Comment l’anthropologie demeure-t-elle de l’anthropologie si elle est truffée de références littéraires? La littérature ne sert-elle que de dispositif de séduction, n’est-elle que du show-business pour des intellectuels dont l’ennui, comme celui du pauvre Quichotte, est profond?

Or, la littérature n’est pas simplement un terrain de jeux pour des chercheurs en manque de sensations fortes, et l’utilitarisme inhérent, même radical, de cette position pose un problème plus large. En effet, un tel argument suppose une fonction très précise à l’anthropologie et se doit de circonscrire à quoi sert exactement la discipline et, surtout, qui elle doit servir.

Ces deux exemples ne sont qu’une vague illustration du débat interminable qui s’opère autour de la définition de ce qui est ou devrait être « raisonnable » pour la discipline. Ce texte n’a pas la prétention d’offrir de réponse au débat que j’ai lancé et survolé trop brièvement ici, bien que mon allégeance personnelle penche évidemment du côté des pigistes. L’extravagance, la marginalité, la subversion méritent une place essentielle dans un cadre scientifique plus ou moins bien défini. Un peu à l’image de l’arrière-pays de Bonnefoy, repris par Crapanzano, chaque fois que l’exception sera intégrée dans la règle (disons la science « normale » à la Kuhn), elle devra se dissiper pour former d’autres possibles en puisant où elle peut : littérature, philosophie et… science.

Littérature et science ne m’apparaissent donc pas aussi facilement séparables qu’on voudrait bien le croire et que le laissait croire le petit exercice de polarisation sémantique présenté ci-dessus. Toute littérature qui vaut la peine d’être lue cherche une vérité, bien que par d’autres moyens que la science.

J’ai brièvement abordé la posture de Don Quichotte pour deux raisons. La première était probablement afin de séduire mon lectorat, éveillant ainsi, je l’espère, une curiosité et une écoute attentive envers cet usage des romans comme manière de voir que j’appelle toujours, faute de mieux, « pige littéraire ». La deuxième raison m’apparaît plutôt porteuse de questionnements subséquents. Quichotte illustre à merveille le rapport instable entre réel et imaginaire[15]. De plus, si la porosité entre fiction et réalité est le propre de la modernité en ce qui concerne le roman, comment se sont historiquement articulés, désarticulés et (ré)articulés science et littérature autour des siècles suivant l’avènement de cette même modernité (littéraire et scientifique)?

Comme affirmait déjà Boon en 1982, dans son ouvrage Other Tribes, Other Scribes : « Every discourse, like every culture, inclines toward what it is not : toward an implicit negativity » (Boon 1982 : 232). Bref, ce que Quichotte et Pança savent pourtant, même dans tous ces délires réciproques, c’est que leur rêve de gloire restera illusoire sans l’aide de l’autre.