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Introduction

Hybride est un vocable issu du latin classique « ibrida » signifiant « bâtard, sang mêlé ». Ce terme a semble-t-il subi par la suite le rapprochement avec le grec « hybris », « excès », ce qui lui valut son orthographe actuelle (Rey 1992 : 984). Comme on peut en juger, l’hybridité contient en elle une idée et une connotation. L’idée est celle d’un mélange de deux corps en un, allant d’un simple collage de juxtaposition jusqu’à une fusion parfaite. La connotation, celle de l’excès ou de la démesure, véhicule l’inquiétude et le trouble, renvoyant à des arrière-plans religieux ou cosmiques épris d’ordre face au chaos. L’idée d’hybridité est par nature une rupture d’ordre, un tiraillement de frontières, une brume ensevelissant des repères.

Qui plus est, la notion biologique de « vigueur hybride » ou la thématique positive du « métissage culturel »[1] confèrent à ces perspectives inquiétantes un attrait manifeste, voire une fascination, sans même évoquer la nostalgie fusionnelle du chaos originel. La présente recherche tente d’aborder cette question de l’hybridité en insistant sur sa composante corporelle. L’hybridité ne sera pas ici une métaphore appliquée à la culturalité mais une projection vers des figures corporelles charriant leurs propres effets vécus, leurs propres manifestations phénoménales et leurs propres représentations.

Ce choix a conduit à privilégier un thème qui porte par excellence l’hybridité corporelle : le cyborg. Ce terme lui-même – « cyborg » pour cybernetic-organ – est un collage de l’organique et du cybernétique, ou plus largement du vivant et du mécanique. Plutôt que de suivre l’hybridité inter-spécifique, ce qui aurait orienté la démarche vers des considérations ressortant plus de la philosophie biologique que de l’anthropologie, le terrain du cyborg a l’avantage d’entrer en résonance avec une contemporanéité humaine de plus en plus marquée : par nos lunettes, nos prothèses cardiaques ou auditives, nos dispositifs de prolongations « scopiques », nous entrons à petits pas mais sûrement dans les chemins de la cyborgie, voire de la cyb-urgie. Pour explorer ces chemins, le choix a été fait de délaisser les « petites » réalisations actuelles (pacemakers, prothèses dentaires, etc.) pour privilégier l’extraordinaire développement des fictions cyborgiques qui ensemencent les imaginaires contemporains.

L’ambivalence de la figure du cyborg

Pantin de chair et de métal, concrétisation d’une fantasmatique de l’accomplissement absolu du devenir technologique, personnification machinique de la déshumanisation programmée du monde, utopie à venir d’une condition corporelle modulable et modelable, le cyborg, en revêtant tour à tour ou simultanément les atours du monstrueux ou du fantasmatique, fascine, attire ou au contraire inquiète, effraye. De par cette « nature » polymorphe, défiant les délimitations traditionnellement fixées entre des ordres jugés a priori irréductibles (la machine, le corps, la chose et l’être), il incarne tout autant le rêve de toute-puissance et d’éternité que l’angoisse de la disparition, de l’anéantissement de toute humanité. En symbolisant à lui seul l’intromission subreptice du mécanique dans les replis de la chair, il traduit l’ambivalence de nos propres consciences face à l’acceptation de l’étrangeté de cet assemblage que propose l’hybridation entre l’homme et la machine. En effet, le cyborg n’est pas un automate. Il ressortit d’une autre nature conceptuelle. Si l’on suit Henri-Pierre Jeudy, avec le cyborg, « La vision de l’automate, comme celle d’un double mimétique, disparaît au profit d’une fusion entre le corps et ses dispositifs automatiques de communication » (1998 : 147). Dans cette optique, l’automate apparaît plutôt comme une imitation, tentant de copier l’apparence de l’humanité. Il est un trompe-l’oeil qui, une fois découvert, rassure l’homme sur la profonde béance ontologique qui, pense-t-il, le sépare d’un vulgaire procédé, d’une simple mise en scène. Comme le précisent les propos de Jacques Bouveresse repris par Jean-Claude Beaune :

Nous éprouvons une sorte de répugnance irrationnelle à dire que les machines pensent et nous ne pouvons à proprement parler la fonder sur aucune impossibilité du type de celles qui peuvent normalement être remises en question ou même supprimées par des productions théoriques ou technologiques ultérieures. […] L’automate qui imite le comportement de l’homme est quelque chose que nous appréhendons essentiellement sous la catégorie du truquage, de la fraude et de la supercherie.

Beaune 1980 : 414

Contrairement à l’automate, le cyborg partage avec l’humain la même condition d’être in-carné. En partie, mais en partie seulement, fait d’os et de chair, il est presque humain. Et c’est justement dans ce presque, traduisant cet écart, cet ajustement légèrement décalé que provient l’inquiétante étrangeté de l’être bio-mécanique. De la même manière, le cyborg, en tant qu’objet conceptuel, ne peut être confondu avec une autre figure épistémologique du corps transformé : celle de la prothèse. Le corps du cyborg n’est pas composé d’ajouts, de suppléments visant à contrer un manque ou à remédier à une carence. Comme l’indique encore Jeudy, les objets technologiques qui le constituent ne sont plus essentiellement des prolongements opérationnels ou des dédoublements fonctionnels, « ils s’intègrent au corps lui-même », transformant ce dernier en une « totalité pure, fondée sur la fusion du corps avec les réseaux » (1998 : 156). Ici, le mécanique coexiste avec l’organique, les frontières se résorbent pour laisser place à l’émergence d’une « confusion » entre le vivant et son modèle, entre le conscient et la simulation, entre l’intelligent et sa copie (Dyens 2000 : 136). Le corps du cyborg n’est pas le produit altéré d’une corporéité première que l’on aurait transformée. Il advient en tant que tel, posant de fait les fondements de sa singulière condition. Figure du déséquilibre ou prémice d’un nouvel agencement, il pose ou impose un régime d’intelligibilité incertain et elliptique.

Il n’est donc pas étonnant de constater la reprise, dans les imaginaires contemporains, de cette figure ambivalente de l’être bio-mécanique. Comme l’indique Ollivier Dyens, le cyborg, comme autrefois le robot ou le golem, a « contaminé » nos représentations de l’ontologie humaine. Il invite nos imaginaires à se hasarder sur des territoires inconnus ou mal connus, à modifier nos perceptions, nos propositions sur le monde. Faisant partie des hôtes privilégiés de l’univers de la science-fiction entendu au sens large (images et textes), il apparaît comme le produit de « conjectures » mettant en jeu des visions du monde, aboutissant à l’exploration d’univers fictifs en devenir. Si l’on suit Elie During, ces conjectures ne sont « pas simplement des constructions “imaginaires”, aussi profondes soient-elles, mais des procédures de variation destinées à révéler les présupposés latents de nos propres schémas de pensée » (2004 : 11). Dans cette optique, le corps du cyborg et sa figuration nous parlent de nous-mêmes. Ils nous informent des relations que nous entretenons avec les mythes philosophiques, scientifiques et anthropologiques de notre présent. Il nous invite – comme d’autres figures de la science-fiction : aliens, monstres ou créatures venus d’ailleurs, mondes inconnus, civilisation ignorées… – à examiner la relation complexe qu’établissent nos sociétés entre l’« altéritaire » comme concrétisation de l’étrangeté et l’« identitaire » comme révélateur de ce qu’elles pensent être[2]. Ainsi, examiner la manière dont se formalise cette entité spécifique qu’est le cyborg, c’est se rendre attentif à une question d’ordre éthique, politique et économique qui nous conduit à nous interroger sur ce que nous choisissons d’« élaborer comme objet commun, comme objet circulant dans le commerce de nos perceptions » (Bergé 2003 : 550). Il ne s’agit pas ici de se livrer à une condamnation a priori d’une construction imaginaire que l’on renverrait à la disparition postmoderne du corps, d’un corps originel à tout jamais perdu. Il ne s’agit pas non plus de stigmatiser d’emblée une figure fictionnelle que l’on cantonnerait à cette culture du simulacre et du vide dans laquelle seraient censées se répandre les sociétés occidentales. Le cyborg soumet nos cadres de pensée à une certaine résistance, il nous oblige à jouer de nos repères théoriques et critiques, car il redouble un questionnement qui, désormais, traverse nos représentations du corps et l’appréhension de nos façons de vivre. L’imaginaire du cyborg nourrit l’épaisseur présente de pratiques sociales et culturelles (implant, prothèse, patch que n’auraient pas reniés les personnages du Neuromancien de William Gibson, interfaces diverses, etc.) qui mettent en crise la commode séparation entre biologique et mécanique, entre animé et inanimé, entre visibilité et invisibilité, entre humanité et machinité.

Lorsque Marcel Mauss invitait dans son article fondateur à recenser et classifier l’ensemble des « techniques du corps » (1989), il mettait déjà l’accent sur la dimension littéralement anthropo-logique de toute réflexion sur le corps. Penser l’homme, interpréter ses conduites et ses pratiques, ses représentations et ses visions du monde pose donc nécessairement la question du corps et des matrices multiples de significations dans lesquelles il prend sens. En tant que variations s’entremêlant à d’autres variations, ces matrices de significations ne font que renforcer l’impossibilité d’accès à une corporéité première, fondatrice, censée se situer à la source de toute donation de sens. Fondement inatteignable, proprement impensable puisque hors de toutes formulations ou constructions langagières, cette conception ontologique d’un corps originaire, préservé de tout effet de sens, ne fait que souligner la prégnance de ce que Jean-Marie Brohm définit comme le « corps construit ». Ainsi, produit et vecteur d’une « série presque illimitée de représentations, notions, fictions, modèles théoriques et constructions intellectuelles » (2001 : 41), les concepts de corps, dont découle la figure du cyborg, soulignent l’impossible saisie d’un absolu de la chair mais la perpétuelle relance de spéculations interprétatives à son propos[3].

Entre Orient et Occident : l’imaginaire de l’hybridité bio-mécanique

Afin d’explorer les méandres de cet imaginaire, nous prendrons comme point d’ancrage essentiel moins la littérature de science-fiction que les images véhiculées par le cinéma. En effet, bien qu’il soit aussi possible d’exprimer par écrit une expressivité du corps, l’image animée est par excellence le véhicule de cette expressivité non verbale. De même, le corpus retenu mettra l’accent plutôt sur le cyborg et plus largement sur l’hybridité bio-mécanique tels qu’ils sont représentés dans le champ de l’animation japonaise[4]. L’intérêt que soulève cette dernière peut s’expliquer à plusieurs titres. D’une part, certaines de ses productions proposent un regard assez neuf sur cette thématique du bio-mécanique. Un film tel que Ghost in the shell de Mamoru Oshii, sur lequel nous reviendrons, présente une vision du cyborg misant moins sur les effets spectaculaires d’une opposition violente entre humain et machine (postulant une opposition radicale entre le bien et le mal) que sur les conséquences existentielles inhérentes à l’expérience opaque de l’hybride. Ainsi dans Ghost in the shell, le cyborg erre dans les ruelles d’une mégalopole (Hong Kong?), dont les habitants infectés par un virus neuronal se retrouvent sans mémoire, à la recherche de ce qui fonde leur identité. Incapable de se situer, elle – car le sexe qui lui a été attribuée est féminin – tente de rassembler les morceaux épars de son présent afin de se rattacher à une histoire qui lui serait propre et qui lui permettrait d’occuper une place à part entière dans la communauté des vivants. D’autre part, l’animation japonaise nous propose une multiplicité de figures traduisant la relation tensionnelle entre homme et machine. De l’androïde à l’apparence enfantine au robot géant – le mecha, créature mécanique des robotto anime, piloté par des adolescents torturés – en passant par le monstre tentaculaire mêlant en un même magma difforme chair et métal, l’imagerie nippone nourrit de ses débordements et de ses fantaisies graphiques l’illustration futuriste des corps dénaturés, réassemblés au gré des caprices et des nécessités de la techno-science. Ici, à l’instar de ce que note Alessandro Gomarasca, l’iconographie du corps « câblé », du corps machiné nous renvoie à une « métaphore relativement transparente de notre réalité sociale, dans laquelle la distance entre corps et technologie se réduit de plus en plus » (2002 : 106). Enfin, il est incontestable que la culture japonaise fascine. À nouveau, le Japon apparaît comme une terre de séduction laissant vagabonder l’imaginaire sur la voie d’un nouvel exotisme empreint de représentations postindustrielles et communicationnelles. Les geishas, les samouraïs, les sabres et les estampes qui fascinaient les lettrés du XIXe et du début du XXe siècle cèdent la place à un univers bigarré et coloré fait de personnages aux yeux immenses, de bestioles aux ventres rebondis, de machines insectoïdes surarmées, de combattantes en minijupe et à la poitrine disproportionnée. Les T-shirt bariolés arborant des visages de héros de dessins animés ou de manga se multiplient ; les tatouages de dragons stylisés et de kanjis sont exhibés fièrement sur les épaules ou les bras dénudés ; les personnages de jeux vidéos s’introduisent dans les espaces domestiques en peuplant les écrans de télévision… Bref, le Japon ou plutôt un Japon fait de fantaisies sucrées, de monstres gentils, de fantômes issus de mythologies shintoïstes réinventées ou consumérisées et de guerriers virtuels évoluant dans des mondes futuristes en trois dimensions apparaît comme un réservoir de signes, disponibles et mobilisables à loisir. Dans ce jeu d’emprunt et de réappropriation, les images circulent, s’entremêlent pour permettre la venue d’une représentation fantasmagorique d’un Extrême-Orient réinventé ou bricolé.

Esthétique du rythme et du dynamisme : manga et anime

Formellement, la mise en scène et la dramaturgie des dessins animés japonais est inséparable de cette autre constante de la tradition des récits graphiques qu’est le manga. Littéralement, manga signifie « esquisse rapide ». Le terme a été inventé en 1814 par le peintre Hokusai Katsuhika afin de désigner son travail de caricature. Introduite à la fin du XIXe siècle sur le sol nippon par des dessinateurs occidentaux fascinés par la culture japonaise[5], la bande dessinée prendra son essor après la Seconde Guerre mondiale sous l’impulsion de mangaka[6] tels que Leiji Matsumoto, Hideko Mizuno et surtout Osamu Tezuka, ce dernier ayant été fortement marqué par l’iconographie des films d’animation américains. Fruit d’un long processus esthétique, le manga désigne aujourd’hui l’ensemble de la production de bandes dessinées au Japon. Extrêmement morcelé, le marché du manga se subdivise et se compartimente selon les publics qu’il vise. Il y a ainsi des mangas de tous styles pour chaque tranche sociologique de la population : shôjo manga pour les filles (10 % des ventes), shonen manga pour les garçons (42 % des ventes), seinen manga pour un public mixte plus adulte (42 % des ventes) auxquels il faut ajouter les 6 % du marché des mangas spécialisés[7] dans le domaine sportif ou pornographique (hentai).

Sur un plan esthétique, toutes les options graphiques retenues par les mangaka ne visent au final qu’à combler une obsession constante : celle de rendre dynamique, par le truchement d’effets expressionnistes, l’inertie du dessin. Ainsi, les onomatopées vont littéralement s’incruster dans l’image (ce qui au passage pose parfois des problèmes de traduction insurmontables) ; la mise en page va se distordre selon les formes multiples que revêtent les cases (rectangulaires, carrées, ovales, trapézoïdales…) ; certains personnages s’extirpent de l’espace limité de leurs alvéoles pour occuper la page entière ; la narration elle-même épouse les formes d’un découpage et d’un montage quasi-cinématographique visant à nourrir la tension de l’histoire racontée : travelling, zoom, inserts, gros plans, etc. ; enfin, une multiplicité de codes graphiques, de « trucs » visuels et narratifs vont contrarier la temporalité et le rythme du récit : effets de flou, dissolution des formes, lignes de vitesse mais aussi suspension des dialogues et de l’action, mise en perspective simultanée de plusieurs points de vue[8], insistance sur les visages des protagonistes et des témoins.

Cette obsession de la rythmique visuelle, cette volonté de rendre cinématographique la bande dessinée conduit tout naturellement un certain nombre de dessinateurs de manga à rendre mobiles leurs créations en les portant à l’écran. Dès lors, on retrouve dans nombre d’anime (terme anglais qui avec japanimation désigne les productions japonaises de dessins animés) ce même souci constant d’expérimentation visuelle visant à rendre dynamique la narration, que celle-ci soit filmique ou graphique. Dans ce prolongement, une grande partie des anime japonais sont eux-mêmes des adaptations cinématographiques, télévisées ou vidéo (AOV  pour Original Animation Video) de manga[9]. Dans la série télévisée, adaptée du manga éponyme, Neon Genesis Evangelion (Shin seiki Evangelion) par exemple, les supports visuels se multiplient afin de produire un vertige chez le spectateur : le dessin stricto sensu se mêle à des inserts vidéos ; la trame est décousue par une déconstruction des repères de temps et d’espace ; le rythme de la narration subit des distorsions dues à un chevauchement ou à une alternance de séquences ralenties ou accélérées, à un montage étiré ou au contraire extrêmement découpé. Dans le long métrage Ghost in the shell (Kokaku Kidotai), lui aussi adapté d’un manga, le réalisateur Mamoru Oshii multiplie les détails d’animations afin de rendre plus réalistes les déplacements et comportements de ses personnages. Ici, les êtres de celluloïd se muent en d’étranges créatures situées entre humanité et simulacre. L’hybridité de l’héroïne cyborg est alors redoublée par l’attention maniaque que porte Oshii au réalisme, à la souplesse et à la labilité des comportements et des mouvements de ses « acteurs ». Ainsi, ces quelques exemples traduisent bien cette volonté ambivalente d’inversion esthétique mais qui reprend ce projet plus large de rendre constamment effectif ce souci singulier de dynamisme visuel : les mangas n’auront de cesse de se référer à la narration cinématographique afin de traduire l’énergie du mouvement ; les anime, quant à eux, rappelleront, par la mise en pratique de codes graphiques récurrents, leurs liens originaires à la bande dessinée.

Quelques figures de l’hybridité : simulacre, accumulation, ajustement, fusion

Si les entités bio-mécaniques ou les cyborgs présents dans le corpus d’anime retenus peuvent être interprétés comme ressortant d’une certaine forme d’hybridité, tous mettent en relation deux réalités distinctes, la machine et l’humain, censées se compléter afin de produire un être qui n’appartient plus strictement à chacune de ces catégories. Il est cependant possible de dégager un certain nombre de nuances afin de distinguer différentes modalités de cet imaginaire de l’hybridité. Les modèles suivants demeurent des constructions idéal-typiques qui, pour reprendre la formule de Max Weber, « en accentuant unilatéralement un ou plusieurs points de vue et en enchaînant une multitude de phénomènes donnés isolément » dessinent les contours d’ « un tableau de pensée homogène » (Weber 1992 : 172-173). Ils ne s’excluent pas pour autant et peuvent être saisis au travers de leurs ajustements mutuels.

L’hybride-simulacre

Ici, le cyborg n’a d’humain que l’apparence. Son humanité se résume à l’enveloppe qui le fait ressembler à un être humain. Derrière ou plutôt au-delà de la surface que constitue son épiderme, se dissimule la présence de la machine. Cette présence sous-jacente est vecteur de menace et de danger. La machine nous ment en se cachant derrière ce qui ressemble à un individu. L’endosquelette mis à nu devient ainsi la preuve éclatante d’une manipulation, d’un mensonge qui ne répond qu’à un but ultime : menacer la suprématie de l’être humain. Dans le prolongement d’une thématique connue du primat de l’intériorité sur l’apparence forcément trompeuse et sur laquelle repose le statut ambigu de l’automate, la conscience de ce qui a été humain dans la machine émerge douloureusement du tréfonds des entrelacs mécaniques et électroniques. Dans Gunnm, l’héroïne, Gally, se présente comme un être ambivalent. Elle possède le visage d’une petite fille, mais arbore un corps de femme aux atours hyper féminins. Ici, la machine affleure sous la peau. Les tendons bio-mécaniques se tendent sous l’épiderme de synthèse, traduisant la potentialité menaçante du cyborg. Car en tant que simulacre, ces hybridations sont toujours trahies par des signes incontrôlables. Dans Ghost in the shell, l’héroïne saute du haut d’un toit, atterrit sur un sol qu’elle enfonce de ses pieds, trahissant ainsi la présence sous-jacente de son endosquelette. Dans Gunnm, Gally saute d’un promontoire afin de récupérer son compagnon humain  – qui ignore tout de sa condition – lui aussi en train de chuter. Là encore, le squelette de métal la trahit bruyamment au moment de sa réception.

L’hybridité cumulative

On retrouve cette figure dans des anime tels que Akira, ou Roujin-Z. Ici, contrairement au modèle précédemment évoqué, la rencontre entre humain et machine se caractérise par un débordement outrancier, destructeur. La machine ne se dissimule plus. Elle ne se cache plus derrière les apparats d’une humanité superficielle. Elle se mêle à la chair, déborde l’organisme, prolonge le corps d’appendices monstrueux, d’entrelacs difformes. L’hybridité cumulative se caractérise par une esthétique du trop-plein, de l’exagération. Les visages s’étirent et se déforment, les viscères explosent sous la pression d’enchevêtrements indéfinissables, les membres se ramifient, s’emmêlent, s’étendent démesurément jusqu’à perdre toute forme reconnaissable. L’organisme hypertrophié, libéré de toute contrainte, absorbe frénétiquement ce qui l’entoure. Il ingère, digère, se transformant en un magma informe composé d’éléments disparates. Le mécanique et le végétal se mêlent à ce qui ressemble à des tissus humains ; le métal se confond avec l’organique afin de produire une matière disproportionnée et incontrôlable. Dans Roujin-Z, un vieillard alité, dépendant d’un robot qui l’assiste au quotidien, finit par prendre possession de son hôte afin de retrouver son épouse décédée. Il se transforme alors en une chose monstrueuse, faite d’amas de débris épars (panneaux de signalisation, arbres déracinés, pelleteuse, statue de bouddha, détritus divers) qu’il amasse au cours de son périple. Dans Akira, l’un des personnages principaux, Tetsuo, rendu fou par une manipulation génétique qui le conduit à posséder des pouvoirs surhumains, se transforme en une créature bio-mécanique terrifiante qui, littéralement, se répand, telle une marée sanguinolente, afin de submerger Tokyo et ses habitants.

L’hybridité ajustée

Si dans l’hybride-simulacre, la chair sert à masquer l’omniprésence du mécanique et si dans l’hybridation cumulative, elle se voit débordée puis étouffée par un processus incontrôlable, l’hybridité ajustée met en jeu deux éléments – l’humain et la machine – partageant une commune existence. Ici, le sujet n’est pas happé par des forces antagonistes, des puissances en conflit. Il est à la fois humain et machine, être organique et réalité inorganique. Il oscille entre ces deux états, ces deux natures dont il ne peut s’extraire. Il est le produit d’un processus tensionnel qui l’oblige à réenvisager en permanence sa condition. Ni totalement machine, ni pleinement humain, il se confronte à l’impossibilité d’une définition précise de ce qu’il est. Être en devenir permanent, il ne tend pas à l’anéantissement ou à la destruction (comme Tetsuo dans Akira, par exemple) mais à un équilibre sans cesse contrarié de ce qui le constitue substantiellement. Ainsi, le major Kusanagi, tout au long de Ghost in the shell, est hanté par la définition de son appartenance au monde de l’humain ou de la machine. Au terme de sa quête, elle finira par accepter l’instabilité de sa nature en renvoyant à sa part d’humanité la transitivité nécessaire de son enveloppe corporelle. Dans ce prolongement, les premières images du film s’ouvrent sur un long processus dans lequel le corps cyborg du major s’épaissit de couches successives de chairs et d’épidermes synthétiques lui donnant l’épaisseur de l’humanité. Avant de prendre l’apparence d’une femme à la peau parfaitement lissée, son corps, décharné, connecté à une intrication de câbles pendants, est suspendu telle une marionnette sans vie. Si l’on regarde attentivement cette image, la chair et le métal s’interpénètrent, se mélangent tout en se complétant. Les muscles et les tendons courent à la surface du squelette d’acier, s’immisçant dans les interstices séparant les composantes mécaniques. Les deux réalités restent aisément identifiables, cependant elles sont inextricables, elles ne peuvent plus être séparées ou opposées, ce qui rompt avec l’archétype du mécanique conçu comme simple agencement de parties séparables. Dans cette figure intégrée du cyborg, les deux aspects participent d’une commune réalité, et s’accompagnent d’une intériorité. Cet ajustement est d’autant plus impressionnant qu’il joue d’une certaine lenteur, accompagné d’une musique traditionnelle japonaise conférant une ritualité, une densité religieuse à cette sortie des limbes : l’ajustement est ici comme sanctifié.

La fusion momentanée

Ce modèle caractérise plutôt les fictions mettant en scène le thème classique en science-fiction du robot. Ici, la rencontre entre les deux entités – humaine et machine – s’effectue de façon momentanée et limitée. Les deux êtres ne partagent pas de nature commune. Ils appartiennent chacun à des mondes distincts voire antagonistes. Ce n’est que lorsque l’un se fait hôte de l’autre – généralement, l’humain habite le robot – que naît une créature tierce, devenant le prolongement d’un mélange improbable. Dans Neon Genesis Evangelion, les élus plongent littéralement dans leurs machines – les Evas, au sein d’un liquide amniotique qui les met en connexion directe avec le corps de ces machines organiques. L’être qui résulte de ce mélange se caractérise par sa puissance et son gigantisme. Prolongement de la main et de la volonté humaine, il répond à toutes les sollicitations en devenant le double de celui qui les contrôle. Mais, similairement, l’élu, en faisant corps avec sa créature, fusionne avec l’ethos de cette dernière. En expérimentant sa toute-puissance, il fait sienne la force quasi animale qui le traverse. Il cesse donc d’être un humain à part entière pour devenir le pendant de la machine qu’il s’efforce de maîtriser, quitte à laisser le champ libre à ses pulsions les plus violentes. Similairement, si cette dernière se voit livrée à elle-même, hors du contrôle humain, elle se transforme alors en un monstre sans limites, exprimant violemment une soif bestiale de destruction[10]. Comme le souligne Gomarasca (2002), cette thématique de la fusion entre une machine-hôte et un humain, dans les robottoanime japonais, se construit à partir de structures fictionnelles récurrentes : la Terre est menacée par un ennemi extérieur qu’il s’agit de combattre ; la civilisation extra-terrestre possède une technologie supérieure ; la connaissance technologique nécessaire à la construction du robot salvateur provient d’une technologie elle-même supérieure, inspirée le plus souvent par l’ennemi et perfectionnée par le savant qui est le père ou le grand-père du héros ; la matrice technologique du « bon » robot est en partie responsable de son aspect étrange et menaçant ; le ou les défenseurs de l’humanité, pilotant les machines, demeurent des êtres exceptionnels, aux talents surhumains ; la relation triangulaire père, héros, super-robot exclut les figures maternelles ; les relations père-fils sont le plus souvent difficiles et conduisent à la mort ou à la disparition de la figure paternelle ; enfin, cette absence est comblée par la relation fusionnelle avec le robot (Gomarasca 2002 : 104). Ainsi, la machine apparaît comme cette forteresse-prison dans laquelle l’humain puise des ressources insoupçonnées. Puissance en attente, qu’il s’agit en permanence de contrôler, elle renvoie l’individu à ses propres manques, manques qu’il s’efforce de combler par un accès temporaire à la toute-puissance. Mais cette fusion résonne aussi comme un enfermement.

Questions d’identité(s)

Des identités morcelées

Tous les personnages de ces films, en tant qu’entités situées dans un non-lieu existentiel, sont présentés dans ces fictions comme des êtres en souffrance, endurant des conflits identitaires plus ou moins intenses. Tous se confrontent à la difficulté ou à l’impossibilité de se définir de façon claire et univoque. Pris au piège entre deux réalités dont ils s’efforcent en permanence (le machinique et l’humain) de s’extraire, ils éprouvent le sentiment vertigineux de ne pas être à leur place ou de ne pas appartenir à un monde défini, dont ils se sentent partie prenante. Cette identité conflictuelle les conduit à ne pouvoir se repérer clairement dans l’univers qui les entoure. On sait que le manga et l’anime, en particulier, s’adressent à un public plutôt jeune. Ils mettent donc l’accent sur des personnages qui font écho avec une certaine souffrance adolescente. L’incapacité du cyborg à considérer sa condition nous renvoie à la problématique centrale qui est celle du passage à la vie adulte et au vertige existentiel qu’il implique (désirs, fantasmes, violence, genres, identités sexuelles. Mais plus largement, cette identité contrariée de certains héros d’anime permet aussi aux réalisateurs d’explorer des thématiques fictionnelles récurrentes :

Dans la majorité de ces imaginaires où se déploient les alliages humain-machine, l’Histoire est vécue comme une souffrance, comme un héritage marqué par la destruction, la guerre, la peur de l’étranger ou la menace d’un effondrement écologique. Ainsi, les premières images d’Akira s’ouvrent sur la destruction atomique de Tokyo ; dans Patlabor 2, la collaboration du Japon avec les Nazis lors de la Seconde Guerre mondiale est vécue comme une cicatrice mémorielle indélébile.

Les intrigues se déroulent le plus souvent dans des environnements urbains extrêmement sombres, traduisant la présence d’un pouvoir absolu et totalitaire. Les villes (dans Akira, Gunnm, Metropolis) ressemblent toutes à des mégalopoles glauques et étouffantes. La violence (sociale ou physique) et l’inégalité y règnent en maîtres, contrebalancées par la sur-présence d’un pouvoir étatique ou quasi tribal mais le plus souvent coercitif et brutal.

Le corps hybride, qu’il relève du simulacre, de l’accumulation, de l’ajustement ou de la fusion, permet aux personnages de répondre à un besoin de puissance et de dépassement. Le corps du cyborg ou du robot ouvre une potentialité d’actions a priori infinie : l’individu court sur des distances improbables sans aucun sentiment de fatigue[11] ; il franchit des obstacles insurmontables pour tout sujet normalement constitué ; il se défie des balles, du feu, de la mort, il tutoie l’invincibilité. Pourtant, cette quête de puissance le conduit immanquablement à des limites, à l’image de ses capacités et de ses pouvoirs. Inévitablement, cette poursuite effrénée le plonge dans une confrontation à ce qui le dépasse. Dans Ghost in the shell, le major voit son corps bio-mécanique littéralement se déchirer dans la lutte qui l’oppose à un robot plus fort qu’elle. Gally, le cyborg de Gunnm, détient une capacité physique qui l’autorise à détruire tous les ennemis qui se dressent sur sa route. Elle verra cependant, impuissante, malgré sa force et sa robustesse, son compagnon humain agoniser devant elle. Tetsuo, dans Akira, au terme d’un processus croissant d’accumulation de pouvoir et d’énergie pure, fini par être broyé par la monstruosité que sécrète son propre corps.

Dans ce prolongement, le monstre, l’informe, le disproportionné apparaissent comme autant de productions terrifiantes du dérèglement social ou physiologique. Cette présence du monstrueux et de l’hideux peut aussi se heurter à une autre forme de monstruosité que serait l’hyper-régulation sociale. Ainsi, le débordement de la violence est endigué ou canalisé par des formes d’institutions totalitaires, mais tout autant violentes.

Dans le monstrueux ou dans l’hyper-puissance du cyborg, s’insinue la présence d’un reste, d’un résidu, d’un « quelque chose » improbable, non maîtrisable, qui produit du dérèglement dans l’opposition radicale de catégories a priori opposées ou duelles. Dans Ghost in the shell, le Ghost apparaît justement comme ce principe impalpable, sans appartenance locale et qui circulerait entre l’âme et le corps, entre le « machiné » et l’humanité. Dans Gunnm, la tête d’un androïde posée sur un corps cyborg de jeune fille permet la renaissance d’une mémoire enfouie au fin fond des circuits et des puces électroniques. L’être créé se « souvient » physiquement de son passé de robot-soldat et redécouvre sa capacité à tuer en laissant son corps exprimer sa colère et sa violence. Dans Neon GenesisEvangelion, les pilotes élus, en habitant physiquement leurs robots, font littéralement corps avec la puissance animale de leur monstre mécanique. Dans cette optique, l’homme tend vers la « machinité » en découvrant au plus profond de lui une puissance mécanique archaïque qui l’habite ; de même, la machine accède à l’humanité en acceptant sa condition problématique d’être à part. Dans l’ensemble de ces anime et fictions, la question du « qui suis-je » marque ainsi le renversement de condition. La chose en se pensant, en accédant à la « conscience de » devient autre chose. Elle s’humanise et en s’humanisant se confronte au malaise d’une identité instable et délitée. Cette prise de conscience douloureuse peut être valable à rebours lorsque l’homme accède à son tour à sa propre « machinité ».

Enfin, dans ces imaginaires, la science demeure facteur d’aliénation tout autant que de fascination. Le cyborg est le fruit d’un processus techno-scientifique qui s’impose à lui. Victime de manipulations ou d’expérimentations hasardeuses, il se voit projeté dans un monde où il est dénué de toute histoire, de toute trajectoire existentielle personnelle. Les images inscrites dans sa mémoire sont, pour la plupart, des artifices implantés dans ses circuits qui lui donnent le sentiment factice d’une existence singulière. Une partie de la quête du cyborg résidera dans son aptitude à s’extirper des déterminismes que la science a inscrits en lui. Le major, dans Ghost in the shell, s’émancipe de sa condition d’instrument au service du pouvoir en découvrant la possibilité, normalement réservée aux seuls humains, de se reproduire via le réseau en transmettant les informations qui la constituent en tant qu’être machinique. Ici, le corps n’est plus qu’une coquille permettant d’agir sur le monde, l’essentiel résidant dans la possibilité de se multiplier virtuellement, ce qui renverse la situation : la techno-science, se servant de l’humain, finit à son tour asservie.

Perspectives

Tous les hybrides évoqués ici se confrontent à des expériences identitaires plus ou moins douloureuses. Que ce soit au travers du questionnement métaphysique du Major Kusanagi ou des excès délirants de Tetsuo dans Akira, tous éprouvent l’impossibilité de se définir en tant qu’individualité unifiée, constituée. Cette difficulté peut être rattachée au fait que chacun d’entre eux est condamné à subir une identité qu’il n’a pas choisie. Kusanagi, Tetsuo, les pilotes d’Evas se voient tous contraints à assumer un rôle qui les dépasse et que, le plus souvent, la techno-science ou un destin tragique, une circonstance malheureuse liée cependant au contexte d’une modernité déshumanisée, leur ont assignée de force. Kusanagi, emprisonnée dans ses propres contradictions, agit au nom d’une raison d’État aveugle ; Shinji, l’un des héros de Neon Genesis Evangelion, avec l’aide de son Eva, est contraint d’exterminer un de ses compagnons soupçonné de traîtrise par sa hiérarchie ; Tetsuo, dans Akira, dévoré par l’énergie destructrice de son propre corps modifié par une expérimentation scientifico-militaire, tente de broyer dans ses chairs boursouflées sa propre petite amie et son compagnon d’enfance. Victimes condamnées par une condition qui les dépasse, ils ne peuvent qu’assister au dénouement implacable de leur destinée les conduisant, généralement, à une renaissance ou à un anéantissement total.

Cette plongée dans l’imaginaire du cyborg a finalement révélé deux inflexions assez prononcées. La première est une sorte de présence constante de la métaphore digestive au sens large. Cela n’a rien ici d’étonnant compte tenu de la prégnance de la thématique de l’assimilation. La question de l’hybridité cyborgique peut ainsi apparaître comme une question d’ingestion, de digestion, d’indigestion, voire d’intoxication, ce qui ouvre autant de figures du remaniement de l’identité. De fait, il conviendrait de poursuivre la présente analyse en étudiant avec attention les différentes déclinaisons de ces mêmes figures, afin de tracer les contours d’un imaginaire de la mutation corporelle.

La seconde inflexion, manifeste, est celle d’une omniprésence de l’affect (fascination-répugnance, brutalité-douceur, pureté-souillure, maternage-virilisme, etc.) que révèlent les grands courants d’expression du cyborg et de l’hybridité bio-mécanique que nous avons dégagés. Pour compléter cette méso-analyse, il conviendrait sans doute de travailler davantage quelques figures précises pour procéder à une micro-analytique du corps cyborgique, en particulier en s’inspirant de la phénoménologie de Maurice Merleau-Ponty (1945) et de la différence entre corps objectif et corps propre. Poursuivant des analyses d’Edmund Husserl, Merleau-Ponty, s’appuyant sur de nombreuses études psychologiques, montre qu’il faut bien distinguer deux facettes du corps. Certes, nous avons un corps objectif, celui qui se trouve délimité par notre peau, mais nous avons aussi et surtout un « corps habité », celui que nous nous sommes peu à peu approprié. Ce dernier excède à la fois notre corps objectif (par des éléments incorporés qui nous permettent de nous projeter dans le monde : lunettes, crayon, etc.) mais aussi se retranche de lui (certains organes internes discrets, tels la rate ou le pancréas, ne sont pas éprouvés comme appartenant au corps propre). Ainsi, si le corps propre renvoie à une réappropriation intime du corps, alors nous nous retrouvons en présence d’un guide précieux permettant de saisir l’effet de sens du cyborg. Loin de la pure rigidité fonctionnelle et sans intériorité des automates, les cyborgs se meuvent. Nous pourrions dire que l’automate bouge (voire qu’il est bougé), alors que le cyborg, comme l’humain, fait un geste. Le corps bio-mécanique du cyborg n’est pas seulement une chose commandée mais aussi un être, une présence habitée. Et, de même que le corps propre réclame un apprentissage chez le nouveau-né et l’enfant, le cyborg, bien qu’adulte, se retrouve confronté à cet effort de constitution d’une habitude, d’une familiarité, d’une intimité. Figure inversée vis-à-vis du membre fantôme du handicapé, le cyborg met du temps à unir sa volonté fantôme (l’idée du ghost est omniprésente chez Oshii) à son corps néoformé, jusqu’à s’affranchir de l’étrangeté à soi-même, c’est-à-dire jusqu’à dépasser le corps vécu comme marionnette de l’âme (le Puppet Master autre personnage central de Ghost in the shell est d’ailleurs en quête d’une corporéité).

Dans cet esprit, il est curieux de constater à quel point le métallique peut être vécu comme une peau, ou au contraire peut casser le corps propre jusqu’à écraser l’intériorité proprioceptive. Il est curieux aussi de constater l’émergence, chez certains cyborgs à dominante robotique, d’un corps propre. Le cyborg, comme toute adjonction médicale de prothèse, crée un décrochage entre corps objectif et corps propre, décrochage qui sera ensuite consumé ou résorbé, éclaté ou apprivoisé selon des registres psychosomatiques que la médecine des prothèses commence à bien connaître. Toute une dialectique de l’étrange et du familier s’ouvre ici. Même si ces figures du cyborg ne sont pas des expérimentations mais des fictions, elles laissent entendre une rêverie de la polymorphie humaine qui hante l’imaginaire depuis l’aube des temps, comme en atteste la mythologie. Mais en rêvant de nouveau cette polymorphie, elle en transforme aussi la rêverie, apportant cette touche bigarrée de primitivité et de nouveauté mêlées, non sans échos avec d’autres phénomènes sociaux contemporains.