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Cet essai est imprégné de l’idée suivante : la réalité doit changer et déterminer notre travail dans le domaine de la santé mentale. La psychiatrie communautaire et ses prolongements contemporains, la psychiatrie citoyenne (Roelandt et Desmonds, 2002) et la santé mentale communautaire (Carling et Palmer, 2003) constituent en ce sens un savoir pratique qui, tout en intervenant sur la souffrance psychique des personnes, vise à transformer la situation d’exclusion imposée à ces personnes. Pourtant ce savoir pratique demeure fort méconnu au Québec, notamment du milieu communautaire qui fait coïncider ressources communautaires et approche communautaire. Prenant acte de la divergence croissante entre la réalité sociale et les théories et pratiques qui dominent le champ de la santé mentale, nous nous situons donc dans cette perspective citoyenne qui vise l’épanouissement des êtres humains dans la communauté des êtres humains. « Il est à peu près temps que nous cessions d’associer santé mentale et organisation et distribution de services. Ceci n’est pas juste en regard de ce que les personnes ont besoin mais aussi en fonction de ce qu’elles peuvent contribuer. Cela est la signification de la citoyenneté ». (Laurance, 2002, 16, traduction libre)

Il n’y a pas à présent une théorie unificatrice en santé mentale communautaire comme il peut y en avoir pour les tenants du paradigme médical ou de la psychanalyse. Toutefois, la pratique en santé mentale communautaire ne doit pas rester en attente d’une théorie spécifique pour affronter le réel et ce qui doit être mis en place pour changer la vie des personnes ayant des problèmes de santé mentale, pour transformer l’organisation et la distribution des services de santé mentale et construire des communautés solidaires.

D’autant plus que la sociologie du sujet d’Alain Touraine constitue une solide base sur laquelle s’appuyer dans notre pratique tant auprès des institutions que des personnes : « … l’idée de dépendance réciproque est centrale, le rapport avec l’autre étant prioritaire. On ne devient sujet qu’en reconnaissant l’autre comme sujet et la démocratie est une politique du sujet » (Talboni, 2003, 26). Cette théorie du lien social de l’interdépendance s’appuie sur les valeurs collectives de dignité et de reconnaissance des droits citoyens qui sont l’antithèse de l’humiliation quotidienne et de l’identité de malade mental imposée aux personnes en souffrance. Shulamit Ramon (2000), dans A Stakeholder’s Approach to Innovation in Mental Health Services s’appuie également sur le principe de réciprocité ; la participation sociale, l’action participative et la solidarité constituent les voies pour parvenir à :

  • la « reconnection » de la personne à la société ;

  • la réduction de l’inégalité de pouvoir entre ceux qui donnent et ceux à qui l’on donne, par le processus de réciprocité ;

  • apprendre sur soi-même et sur sa société par les relations avec les personnes usagères ;

  • apprendre des personnes usagères non seulement par leurs vies mais aussi par leurs expériences des services et politiques, acquérant ainsi une nouvelle perspective sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas, et pourquoi cela se passe comme cela » (Ramon, 2000, 17, traduction libre).

Nous situons toutefois le devenir de la psychiatrie dans un ensemble plus vaste de santé publique où se rejoignent développement local, cohésion sociale et santé mentale. Nous développerons ces réflexions dans la section où nous présenterons la santé mentale d’une société comme intimement liée aux problèmes sociaux tels que la pauvreté et l’exclusion. Mais auparavant, nous préciserons ce qui doit être mis en pratique pour améliorer la qualité de vie des personnes et comment nous concevons l’organisation et la distribution des services de santé mentale.

Nous tenons ici à préciser que nous privilégions cette école de pensée, mais sans toutefois la mythifier, parce qu’elle nous semble la plus pertinente au niveau de l’organisation des services tout en étant holistique. En cela, nous nous inspirons de la réflexion de Jean-Luc Giribone, l’analysant de Lacan, selon qui il importe d’appréhender la souffrance à travers de multiples approches et de créer des passerelles entre les écoles de pensée. « Ce qui compte à mes yeux, en effet, ce n’est pas la vérité, mais l’ouverture à de nouveaux possibles » (Giribone dans Birnbaum, 2003).

En regard des personnes psychiatrisées, cela implique, comme nous le démontrerons maintenant, que celles-ci soient insérées dans la trame des échanges sociaux. Ce faisant, elles seront ainsi à même, si telles sont leurs aspirations, d’occuper de multiples rôles dans la planification, l’organisation et la distribution des services de santé mentale que ce soit comme citoyen, intervenant ou formateur.

Être reconnu comme sujet à part entière

À l’automne 2003, les aspects sociaux de la santé mentale ont occupé le devant de la scène médiatique à la suite de la fermeture du Pavillon des Pins de Mascouche affilié à l’hôpital Douglas, et du foyer clandestin de Montréal qui hébergeait six personnes psychiatrisées dont plusieurs avaient été référées par l’hôpital Jean-Talon. Dans les deux cas, les conditions insalubres dans lesquelles vivaient ces personnes ont provoqué leurs fermetures. Surnommé « le foyer des horreurs » la description du lieu d’hébergement clandestin en a laissé plusieurs pantois. Selon les propos de l’inspecteur de la ville de Montréal, Michel d’Orsonnens : « Ces pauvres personnes végétaient dans des conditions inhumaines. Sans système de chauffage et dans une saleté repoussante. Le danger d’incendie était très présent. Plusieurs contenants de pilule ont aussi été retrouvés pêle-mêle sur les deux étages et dans le sous-sol. Il est difficile de croire que des gens vivent ici » (Beauvais et Lemay, 2003, 3).

Encore une fois donc, la qualité de vie des personnes usagères des services de santé mentale revenait hantée les responsables politiques, les gestionnaires et les intervenants. D’ailleurs quelques jours plus tard, le Vérificateur général du Québec, Mme Paradis, dénoncera à son tour ces situations d’exclusion sociale où isolement rime avec pauvreté et humiliation. « Présentement plusieurs personnes ayant des problèmes de santé mentale sont en attente ou à la recherche d’une ressource résidentielle qui répondent à leurs besoins… plusieurs personnes doivent vivre dans des conditions insalubres, voire dans la rue » (Vérificateur général du Québec, 2003, 35-36). Les conditions de vie misérables des personnes psychiatrisées ont aussi été dénoncées récemment aux Etats-Unis par Human Rights Watch, un organisme international de défense des droits de la personne. Celui-ci a dénoncé le fait qu’un prisonnier sur six dans les prisons américaines a un problème de santé mentale. Il y a en effet en ce pays trois fois moins de personnes avec des problèmes de santé mentale dans les hôpitaux psychiatriques d’état, 80 000, que dans les prisons, 284 000.

Pourtant parallèlement à ces situations aberrantes tant du point de vue du respect des droits de la personne que d’une intervention adéquate et soutenue, la dernière décennie du xxe siècle a vu la confirmation d’un nouvel acteur dans le domaine de la santé mentale, celui de la personne usagère. Depuis déjà une vingtaine d’années, ces personnes avaient fait entendre leurs voix dans différents pays occidentaux et notamment au Québec par l’entremise des ressources alternatives. Cependant, il aura fallu attendre le « Plan d’action pour la transformation des services de santé mentale » (MSSS, 1998) pour que l’appropriation du pouvoir des personnes usagères soit reconnue comme le principe directeur de la démarche de renouvellement des pratiques. Sur cette lancée, l’Association des groupes d’intervention en défense des droits en santé mentale du Québec (AGIDD-SMQ) a tenu en novembre 2001 un colloque international où la totalité des présentateurs était des personnes usagères. La lecture des Actes du Colloque et le visionnement de la vidéo réalisée à cette occasion (AGIDD-SMQ, 2003) permettent de réaliser le chemin parcouru depuis les dernières décennies ; un point de non-retour a été effectivement atteint. Les prises de position des personnes usagères et de leurs organisations ont maintenant acquis leur légitimité auprès des différentes instances gouvernementales et internationales comme l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Leur expertise est formellement reconnue et le Comité de la santé mentale du Québec (CSMQ) doit même publier bientôt un avis quant aux indicateurs de qualité des services du point de vue des personnes utilisatrices.

Il s’agit d’une démarche novatrice qui permet d’espérer une meilleure correspondance entre les aspirations des personnes et les services. Pour ce faire toutefois, il faudrait favoriser et consolider la participation de ces personnes à la planification et à l’organisation de ces services. Nous sommes malheureusement peu avancé en ce sens au Québec. Il est donc nécessaire que le MSSS et les nouvelles agences régionales fassent preuve de leadership afin que les réseaux intégrés de services en santé mentale soient teintés des aspirations de ces personnes.

Une autre manière d’insérer ces personnes dans la trame des échanges sociaux est de favoriser leur embauche dans les établissements du secteur public ainsi que des organismes communautaires. Dans le domaine d’intervention qui m’est le plus familier, plusieurs organismes de promotion et de défense des droits ou d’entraide embauchent des personnes usagères mais cela semble demeurer marginale même en milieu communautaire. L’importance du travail dans la vie des personnes comme facteur structurant de leur identité est pourtant bien démontrée (Charbonneau, 2003). En favorisant leur embauche dans le champ de la santé mentale pour celles qui le désirent et qui en ont les compétences, nous faisons d’une pierre deux coups puisque non seulement nous réinsérons une personne sur le marché du travail mais nous contribuons à développer et à consolider l’expertise des personnes usagères. Ainsi en Grande-Bretagne, un nouveau titre d’emploi vient d’être créé au sein du secteur public ; il s’agit du « Support Time Recovery ». Le rôle de ces intervenants « … est d’être flexible dans le soutien aux personnes usagères en leur donnant du temps et en aidant ainsi à leur rétablissement » (D.H., 2003, 7). Les intervenants embauchés seront des personnes qui proviendront de différents milieux y incluant des bénévoles et des personnes usagères qui ont les habiletés d’écouter les personnes sans les juger. Ces intervenants travailleront au sein des équipes tant en milieu hospitalier que dans la communauté.

Finalement, cette expertise devrait faire partie intégrante de la formation des intervenants. L’une des clés de la transformation des pratiques est justement la réceptivité des institutions de production du savoir à cette expertise. « The potentially subversive results of the insertion of users and survivors within systems of knowledge production and dissemination may be more powerful than strategies based on seeking control over service provisions » (Barnes et Bowl, 2001, 67). Ramon a ainsi implanté à l’Université d’Anglia en Grande-Bretagne une formation de quatre mois pour les personnes usagères avec les objectifs suivants :

« — améliorer la qualité de vie des personnes usagères et accroître les opportunités de travail ;
développer l’affirmation de soi, les capabilités et les habiletés en promotion et défense des droits ;
développer les habiletés de formation des usagers »

traduction libre

Ramon, 2000, 193

Le terme de capabilité est au coeur de toute cette démarche : « Le mot capability signifie « capacité », « aptitude », « possibilité ». Chez Amartya Sen, il prend un sens bien précis : l’ensemble des modes de fonctionnement humain qui sont potentiellement accessibles à une personne » (Talboni, 2003, 24). Ce faisant l’on permet à des acteurs autrefois dominés de s’affirmer dans les sphères d’activités que nous avons mentionnées et évidemment aussi dans tous les autres possibles qui correspondent à leurs aspirations. Nous avons ici un puissant indicateur du processus de démocratisation à l’oeuvre dans une société.

Penser et construire les institutions de la désinstitutionnalisation

Paradoxalement les événements de l’automne 2003 mentionnés précédemment et qui ont jeté une lumière crue sur les situations d’exclusion des personnes psychiatrisées sont survenus à un moment où le milieu médical québécois veut impulser une nouvelle vision qui s’éloigne de la prise en compte de ces aspects sociaux. Ainsi l’équipe de santé mentale du MSSS a été transférée de la Direction des services à la population à la Direction des affaires médicales et universitaires, et la course à l’Institut universitaire pour les centres hospitaliers psychiatrique est repartie. Cette dernière péripétie en regard de l’Institut universitaire est exemplaire de la centralité qu’occupe encore l’institution psychiatrique dans le système québécois. Ainsi en regard de l’organisation et de la distribution des services de santé, prédomine outrageusement l’institution hospitalière avec 76 % du total des dépenses de santé mentale dont 35 % pour sept centres hospitaliers psychiatriques (Vérificateur général, 2003). Un document de travail du MSSS avait bien cerné l’incongruité de cette donnée de base de notre système : « La recherche ayant été principalement développée dans les grands centres hospitaliers psychiatriques, nous faisons face à une situation paradoxale où nous devons préserver les acquis au niveau de la recherche tout en diminuant de façon significative le rôle de ces établissements en regard des services et de l’enseignement ». (Comité de pilotage du MSSS, 1998, 28). Et dire que déjà, en 1972, le CSMQ dans un avis sur « L’organisation des services de soins psychiatriques » estimait primordial « … d’éviter les modalités de distribution de soins favorisant l’aliénation, la ségrégation » (C.S.M.Q., 1972, 3).

De même aux États-Unis, malgré la situation catastrophique de l’organisation des services de santé mentale en ce pays (President’s New Freedom Commission on Mental Health, 2003), l’Association psychiatrique américaine ne fait aucun lien entre la pratique médicale et cet état de fait, bien au contraire : « At a time when treatment for psychiatric illness has never been more effective, access to that care is fragmented, discontinuous, sporadic, and often totally unavailable… » (A.P.A., 2003, 1).

Cette impossibilité à faire ce lien ne nous surprend guère puisqu’elle constitue l’aporie de cette vision médicale de l’intervention ; pourtant celle-ci domine les débats et s’impose dans l’interprétation des troubles mentaux avec son appareil classificatoire. À cet égard, l’important rapport La santé mentale dans le monde (2001) de l’OMS où l’a essayé de jouxter différents éléments dont certains franchement dissonants. La santé mentale et ses problèmes sont interprétés dans une perspective bio-psycho-sociale. Lutte à la discrimination, à la stigmatisation ressortent ainsi nettement afin que les personnes puissent recevoir des soins de qualité par l’intermédiaire de services de santé mentale communautaire qui doivent remplacer les hôpitaux psychiatriques.

Toutefois, parallèlement, les points de fragilité et les contradictions qui demeurent quant à l’appareil nosographique sont passés sous silence. Ainsi alors que le diagnostic de syndrome post-traumatique est critiqué et que l’on y mentionne même les aspects politiques de ce diagnostic, le rapport n’hésite pourtant pas à référer au diagnostic d’hyper-activité qui comme chacun sait subit une inflation galopante au Québec comme partout en Amérique du Nord, et ce avec tous les dangers de médicalisation et de psychiatrisation qui y sont associés. La dépression apparaît également comme un problème majeur de santé publique mais le document de l’OMS n’ouvre jamais sur des analyses comme celle de Ehrenberg qui dans La fatigue d’être soi (1999) situe justement le développement de ce trouble dans une perspective sociologique où l’inflation de ce diagnostic se doit d’être analysée en fonction des changements fondamentaux survenus dans les sociétés occidentales.

Nous tenons à ce moment-ci à souligner que nous souscrivons à l’apport que la biologie peut apporter au traitement des personnes ayant des problèmes de santé mentale. Ainsi la recherche semble démontrer que les personnes ayant été victimes de sévices sexuels ou physiques souffriraient d’un déséquilibre plus prononcé du système sérotoninergique (Kaufman, 1998). Dans cet ordre d’idées, E. Kendell, prix Nobel pour ses travaux sur la mémoire en 2000, a bénéficié d’une importante tribune en France grâce à la diffusion par la revue L’Évolution psychiatrique de son cadre conceptuel qui veut renouveler la psychanalyse en y adjoignant les avancées scientifiques de la biologie (Thurin, 2002). Pour un psychanalyste, il s’agit toutefois d’un « … rabattement de la clinique sur l’absolu primat des recherches neurologiques » (Gaudillière, 2003, 49). Il importe en effet de constater que l’apport de la biologie a principalement servi aux tenants de l’objectivisme médical en psychiatrie à s’assurer une forte prédominance dans l’appareil de soins où les alternatives résidentielles au traitement pharmacologique de la schizophrénie comme par exemple Soteria House, pourtant validé à maintes reprises par des recherches, ont été laminés (Sharfstein, 1999 ; Mosher, 1999). Ce modèle de réparation repose sur une forme de scientisme qui consiste à situer la psychiatrie hors de toute perspective historique, culturelle et philosophique. Selon Hubertus Tellenbach qui fut l’un des chefs de file de la psychiatrie phénoménologique, il importe pourtant de ne pas réduire la science à la méthode car « … il n’y a pas de science qui ne repose sur une conception philosophique ; c’est à la fois l’exigence et l’erreur fondamentale de la science médicale moderne de se poser comme dénuée de préalables de cet ordre, car elle se prive ainsi de toute possibilité de retour critique sur les prédécisions qui déterminent ses recherches. Or un tel retour fait partie intégrante d’une attitude scientifique » (Tellenbach, dans Forget, 1982). Toutes les thérapies sont ainsi intrinsèquement reliées à des opinions quant à la condition humaine. Jonas Robitschers, psychiatre et psychanalyste américain, a écrit un livre retentissant il y a vingt ans sur Les pouvoirs de la psychiatrie ; l’un des chapitres du livre s’intitulait d’ailleurs « Cinquante et une manières dont la psychiatrie exerce son autorité » : « The therapist deludes himself that he is value-free ; he prides himself on neutrality… The values that psychiatry provide for their patients and for society are the most influential expressions of the great authority that psychiatry exerts » (Robitscher, 1984, 399-400).

Faut-il se surprendre alors que cette prédominance du modèle médical et de son ersatz, le scientisme nous ait conduit à la présente impasse au Québec ? Bonnafé, l’un des artisans de la psychiatrie de secteur en France préconisait justement cette rupture avec l’hospitalo-centrisme. Cependant, l’Italie a eu l’honneur d’inventer les institutions de la désinstitutionnalisation, notamment par la mise en place des centres de santé mentale. La situation en Italie demeure très différente d’une région à l’autre mais là où la réforme s’est appliquée, elle a démontré qu’il est possible d’offrir des services de santé mentale de qualité dans la communauté incluant les personnes ayant des problèmes majeurs de santé mentale (OMS, 2001 ; Lesage et Tansella, 1993 ; Bonnafé, 1990) grâce surtout à une formidable mobilisation des ressources humaines (Martin, 2000) pour former une communauté de pratiques (Demers et al., 2002). La pratique de la liberté et la critique du pouvoir y vont de pair avec la reconnaissance de la personne usagère comme acteur (Mezzina et al., 1998).

Mosher et Burti dans un libre publié pour la première fois en 1989 Community Mental Health : A Practical Guide et récemment traduit en italien (2002) ont voulu faire utile en présentant aux intervenants les principes et les pratiques de la psychiatrie territoriale afin qu’ils puissent passer « Du dire au comment faire ». Les valeurs d’un tel projet sont les suivantes :

  1. Ne pas nuire.

  2. Ne pas faire aux autres ce qu’on ne voudrait pas qu’on nous fasse.

  3. Être flexible et disponible.

  4. En général, c’est l’usager qui en sait le plus.

  5. La possibilité de choisir, le droit de refuser, le consentement informé et l’adhésion volontaire sont essentiels pour le fonctionnement d’un programme.

  6. Colère, dépendance, sexualité et développement des potentialités sont acceptés et prévisibles.

  7. Chaque fois que cela est possible, les besoins légitimes doivent être satisfaits.

  8. Courir des risques : si on ne risque pas, on ne réussit jamais.

  9. Rendre explicite les rapports de pouvoir » (Mosher et Burti, 2002, 101, traduction libre).

En regard de ce dernier point, les praticiens italiens sont fortement aidés par le fait que depuis 1978, le paradigme de l’internement involontaire a été aboli en ce pays. En effet, il n’y a pas en Italie de loi spécifique articulée autour de la dangerosité sociale de la personne ayant des problèmes de santé mentale. Une personne ne peut ainsi être l’objet d’un traitement sanitaire obligatoire (TSO) en milieu psychiatrique « … que si la nature du trouble mental en question nécessite des interventions thérapeutiques d’urgence, si le malade refuse de se soumettre au traitement et si les conditions et les circonstances ne permettent pas de prendre à temps les mesures sanitaires extra hospitalières opportunes et appropriées » (loi 180, article 2). Un TSO ne peut être ordonné que par un juge pour une période maximale de 7 jours, renouvelable. À Trieste, l’une des expériences les mieux connues et évaluées de santé mentale communautaire, les TSO sont très peu utilisés. Ainsi à Trieste, pour l’année 2001, il y a eu seulement 17 personnes qui ont été obligées de suivre un traitement obligatoire suite à une hospitalisation involontaire ; ces personnes ont totalisé 31 semaines d’hospitalisation. Trieste a une population de 247,000 habitants (Marsili, 2002).

Portant attention aux besoins réels des personnes, revenu, travail, habitat, amis, certains intervenants italiens ont développé une pratique fort originale qui relie la santé mentale au développement des communautés. Cela est intimement relié à ce qu’ils nomment « fare democratia » : « … nécessite une politique qui ne renonce pas à transformer la réalité qu’elle est appelée à administrer et une classe de « techniciens du savoir pratique » pour le dire avec une définition de Sartre que Basaglia aimait, qui ne se prétendent pas neutres ou non responsables en regard de la société dans laquelle ils travaillent » (Giannichedda, 2003, notre traduction).

En Amérique du Nord, cette attention aux besoins réels des personnes passe présentement par un engouement manifeste envers la philosophie du rétablissement ; celle-ci semble devenue la référence obligée pour les usagers, les familles, les chercheurs et les administrateurs. Par exemple, la Commission présidentielle américaine sur la santé mentale place le rétablissement au coeur de la démarche de reconfiguration des services de santé mentale en ce pays. Au rétablissement sont notamment associés l’espoir, la sécurité, l’estime de soi et cela semble effectivement primordial dans toute démarche de santé mentale communautaire. Cependant la philosophie du rétablissement a peu à dire concernant les déterminants sociaux de la santé et du bien-être, comme le sexe par exemple (CMHA, 2003 ; Morin et Michaud, 2003).

Au-delà de la psychiatrie : des communautés solidaires

Marc Renaud, l’un des sociologues les plus influents du Canada, tente justement depuis des années d’avoir une incidence sur les politiques sociales canadiennes et québécoises en ciblant l’environnement social et les innovations sociales comme facteur clé de la santé (Renaud, 1994). À ce titre, le « Rapport final de la Table ronde nationale de synthèse » résultat de multiples consultations réalisées dans les différentes provinces canadiennes et effectuées sous l’égide de l’Association canadienne de santé mentale reconnaît explicitement «.. l’impact considérable des déterminants sociaux de la santé sur l’état mental de la population » (A.C.S.M., 2003, 1).

Plusieurs concepts issus de ce courant de recherches et de réflexions sont ainsi utilisés dans l’élaboration des politiques sociales au Québec : développement local, développement social, développement des communautés, intersectorialité, la promotion et la prévention en santé mentale ont, entre autres termes, été ainsi mis à contribution.

Luc Blanchet, président du CSMQ, suite à une revue exhaustive de la littérature définit ainsi la promotion et la prévention : « La prévention vise la réduction de l’incidence des problèmes psychosociaux et de santé en s’attaquant aux facteurs de risque et aux conditions pathogènes. La promotion vise l’accroissement du bien-être personnel et collectif en développant les facteurs de robustesse et les conditions favorables à la santé » (Blanchet, 2001, 159).

Les principales caractéristiques du champ d’intervention de la prévention et de la prévention sont les suivantes :

  • l’appropriation du pouvoir par les individus et les collectivités ;

  • l’action sur les déterminants de la santé et du bien-être ;

  • l’utilisation de stratégies et de méthodes d’intervention multiples et complémentaires ;

  • l’action intersectorielle.

Un autre avis du CSMQ définit ainsi l’action intersectorielle : « (elle) consiste en des stratégies développées par ou dans des secteurs autres que celui de la santé mentale, axées sur des problématiques ambiguës, complexes ou laissées pour compte, visant des résultats de santé ou de santé mentale effectifs et durables, problématiques orientées, entre autres, sur les conditions de vie et les déterminants socio-économiques, culturels et politiques de celles-ci » (White et al., 2002, 61).

Le rôle des acteurs locaux devient alors primordiale afin de donner des assises locales aux services et ainsi favoriser l’intégration sociale par un chez-soi inséré dans une communauté. L’action intersectorielle est efficace parce que l’objet d’intervention — les conditions de vie — est lui-même intersectoriel et ne répond pas très bien à une intervention provenant d’un seul secteur, comme celui de l’habitation par exemple.

Selon de Leonardis (2000), les critères de qualité quant à de telles pratiques sont les suivants :

  • la lutte contre l’exclusion sociale ;

  • dans une optique de promotion sociale, les individus et les contextes sociaux sont considérés comme des ressources sur lesquelles s’appuyer ;

  • un réseau fortement imbriqué se forme dans un contexte local dans lequel les frontières sont transcendées ; le réseau développe alors des pratiques de coopération et de co-responsabilité.

La psychiatrie communautaire était justement une tentative de renouvellement global du champ de la santé mentale. Elle se positionnait ainsi à l’égard de la question sociale et de ses effets sur la santé mentale de la population. Toutefois comme Castel l’a bien souligné : « Un renouvellement réel de la conception de la santé mentale n’exige pas seulement que soient forgés de « nouveaux concepts ». Ils doivent être instrumentalisés dans des pratiques à travers la mise en place d’institutions nouvelles… Il s’agirait en somme de ressaisir la juste intuition de la « preventive psychiatry »…que l’intégration et la maîtrise de son environnement est pour le sujet une composante essentielle de sa santé mentale… » (Castel, 1986, 165 ; 171). À l’époque, Castel avait constaté l’absence de professionnels ou de technologies spécifiques pour promouvoir un tel travail. Nous voulons justement partir de ce point pour démontrer que depuis lors une pratique du lien s’est développée, notamment par des innovations sociales où l’on relie explicitement les termes suivants : développement local, cohésion sociale, santé mentale.

À ce titre, le CSMQ, estime qu’il importe «… de soutenir le développement local et communautaire par la création d’infrastructures sociales, d’entreprises locales de développement économique, d’entraide et de soutien social, ou de tout autre mesure susceptible de renforcer le tissu communautaire. L’existence de collectivités solidaires apparaît comme un préalable à l’insertion sociale et la qualité de vie des personnes atteintes de troubles mentaux graves » (CSMQ, 1997, 87). Cependant la jonction de ces termes — développement local, cohésion sociale, santé mentale — demeure encore marginale au Québec ; il nous faut donc puiser des exemples en Italie et en Grande-Bretagne pour les concrétiser par des pratiques.

En Italie, l’une des forces de la démarche de santé mentale communautaire consiste précisément dans le dépassement du clivage traditionnel entre le monde du travail et le monde assistantiel. Pour ce faire, la principale stratégie passe par le développement d’un réseau d’entreprises sociales qui ont développé un rapport de réciprocité avec la société. Au dernier colloque de l’AQRP, l’un des conférenciers, Ranieri Zuttion, a présenté une telle démarche locale, fortement enracinée sur le territoire d’une province du nord-est, le Bas Frioul, où l’on veut conjuguer bien-être et communauté par la mise en place d’un système d’opportunités sociales pour les personnes ayant des problèmes de santé mentale. Il s’agit « … d’engendrer des nouvelles formes d’économie, dans lesquelles la variable du marché est englobée (embedded), dans la logique du don et de la réciprocité, où l’on réalise des niches socio-économiques et productives en alternatives aux modèles dominants » (Zuttion, 2003, 5). Cette reterritorialisation de la question sociale (Comeau et al., 2001) fait ainsi logiquement appel à une trame sociétale de proximité où, de concert, des acteurs locaux travaillent afin qu’adviennent sur ces espaces sociaux des logiques de citoyenneté. Mais pour ce faire, il doit y avoir sur un territoire la maturité politique et organisationnelle nécessaire au plein développement des capacités transversales qu’implique une telle logique de travail.

En Grande-Bretagne, le « Sainsbury Centre for Mental Health » (S.C.M.H.) en collaboration avec le Département de la santé a élaboré un programme « Citoyenneté et communauté » qui vise à préciser le rôle des services publics et des organismes communautaires en regard de l’inclusion sociale des personnes ayant des problèmes de santé mentale. L’objectif du programme est de développer des politiques, des stratégies et des pratiques qui sont interreliées avec les politiques nationales de rénovation urbaine et de développement des communautés afin que les personnes usagères aient accès à des chances égales de participer à toutes les activités de la communauté. L’Institut National de santé mentale et un organisme charitable le « King’s Fund » ont récemment publié un guide visant à favoriser l’inclusion de la santé mentale d’une communauté dans les projets de rénovation urbaine en milieu défavorisé : « Two research findings underpin the need to make real progress in incorporating mental health issues into mainstream planning for social and economic development. First, evidence is clear that the success of regeneration and renewal initiatives depends on the active engagement and involvement of local people. Second, people living in disadvantaged areas care desperately about mental health issues and welcome the opportunity to work with others to address problems » (Cameron et al., 2003).

Plus spécifiquement en ce qui a trait aux personnes qui ont passé par le circuit de la psychiatrie, cette approche inclusive peut permettre à celles-ci de sortir de leur identité de malade mental. Ainsi à Nottingham, un organisme « Eco works » a réussi à développer un parcours original d’insertion au travail en reliant les aspects sociaux et environnementaux présents dans un quartier défavorisé (Barnes, Bowl, 2001).

Conclusion

La question centrale n’est pas le devenir de la psychiatrie mais la réorganisation du champ de la santé mentale au niveau local (Bertholto, 2002). Des pratiques, inspirées des termes « Démocratie, communauté, santé mentale, » — ce que les Italiens résument par le slogan « la citoyenneté est thérapeutique »- peuvent et doivent se développer ici aussi au Québec et au Canada afin que nous puissions aller au-delà des soins et du contrôle qui caractérisent les pratiques psychiatriques. Une pratique de la relation ne peut donc aller de pair avec le maintien des hôpitaux psychiatriques et de l’internement involontaire qui nient la reconnaissance du sujet.