Corps de l’article

La question de l’avenir de la psychiatrie en est une à laquelle j’ai fait face de façon périodique, mais c’est toujours avec une vive inquiétude que je l’ai abordée (Talbott, 1971, 1979, 1980, 1983, 1984, 1985, 1986a, 1986b, 1989, 1992, 1995, 1998a, 1998b, 2001, 2004). Certes, il est facile et rassurant de projeter simplement les tendances actuelles dans l’avenir, mais cela ne permet pas de prévoir des événements telles la chute du mur de Berlin, la découverte des antibiotiques ou l’utilisation planétaire des ordinateurs et de l’Internet. D’un autre côté, la prédiction d’événements aussi singuliers est si improbable que cette méthode en vient à ressembler à de la clairvoyance plutôt qu’à de la planification. Encore plus improbable est la prédiction que l’avenir s’inscrit dans un retour vers le passé.

L’argument

Apollon, Bergeron et Cantin présentent une approche provocatrice certes. Toutefois, elle ne s’avère séduisante qu’en apparence. Si je comprends bien leurs propos — et j’avoue ne pas en être certain — ils soutiennent que puisque nous faisons face aux « limites de la psychiatrie biologique », nous devons chercher un traitement optimal des personnes souffrant de maladie mentale, particulièrement des jeunes patients psychotiques, en traitant chaque individu comme étant unique et méritant notre entière attention. Jusque là, je suis entièrement d’accord. Le réductionnisme biologique et la dépendance à des études avec de larges échantillons de « n » posent sans cesse des défis aux soins optimaux. À titre d’exemple, je me souviens très bien de la présentation d’une recherche par l’un de nos géants américains de la psychopharmacologie où 90 % des patients répondaient positivement à la médication. Toutefois, la curiosité des experts n’avait pas été piquée par ce résultat ou par les données qui pouvaient expliquer que les autres 10 % réagissaient autrement.

Toutefois, à ce stade, Apollon, Bergeron et Cantin commencent à se perdre. Espérant échapper à la critique qu’ils partent d’un fondement philosophique plutôt que scientifique, ils déclarent leur biais pour le « non mesurable » (unmeasurable) et poursuivent leur errance. Ils commencent à lancer des mots tels épistémologie, idéologie et éthique. Lorsqu’ils ont recours aux mots symbolique et psychose dans une même phrase, vous savez qu’ils sont sur une voie trouble — et lorsqu’ils affirment qu’il y a un conflit entre l’approche scientifique et l’approche clinique, vous savez qu’ils sont perdus.

L’épistémologie se définit (Principia Cybernetica Web) comme « une branche de la philosophie qui étudie les connaissances. Elle tente de répondre à la question fondamentale suivante : qu’est-ce qui distingue les vraies connaissances (adéquates) des fausses connaissances (inadéquates) ? » Ceci n’est pas nécessairement incompatible avec la méthode scientifique.

Ils affirment que la « psychiatrie Nord-Américaine » actuelle est dominée par une confusion entre esprit et psyché ou entre esprit et (une fabrication du) cerveau et que cela pourrait être considéré comme étant de l’ordre de l’idéologique. Bien, j’imagine que oui, mais cela n’est pas pour autant inévitable.

Comme pour ce qui est de l’éthique, ils soutiennent que « les phénomènes mentaux… ne répondent pas.. aux conditions nécessaires… [pour en faire]… un domaine strictement scientifique… » et donc « s’inscrivent dans la catégorie de l’éthique ». Bon, comme je l’ai dit au début, ces auteurs sont à tout le moins provocants. Mais j’en dirai davantage au sujet de l’éthique plus loin.

Abordons pour le moment ce clivage qu’ils proposent entre « la science et l’approche clinique ». Bien sûr, je m’aventure ici sur une glace un peu mince, puisque je dois deviner ce qu’ils entendent par « approche clinique » puisqu’ils négligent de la définir. Le dictionnaire scientifique (Hyperdictionary) (a) (http://www.hyperdictionary.com/dictionary/scientific+method) la définit comme suit : « L’approche organisée et universellement acceptée de l’étude de la science, qui comprend les étapes suivantes :

  1. Observation — collecte des données.

  2. Hypothèse — élaborer une explication préliminaire possible des données.

  3. Test — tester l’hypothèse en colligeant plus de données.

  4. Résultats — interpréter les résultats du test et décider si l’hypothèse doit être rejetée. L’hypothèse est rejetée si les résultats la contredisent, démontrant qu’elle est erronée.

  5. Conclusion — énoncer une conclusion qui peut être évaluée de façon indépendante par d’autres ».

Le dictionnaire (Hyperdictionary) » (b) (http://www.hyperdictionary.com/search.aspx?Dict = & define = Clinical) donne aussi comme synonymes du terme « clinique » : « non subjectif » et « objectif ». Alors, comment les approches « scientifiques » et « cliniques » sont-elles incompatibles ?

Je réalise maintenant qu’Apollon, Bergeron et Cantin pratiquent vraisemblablement la psychiatrie de façon bien différente que moi. Mon objectif est de faire appel aux meilleures preuves que nous avons obtenues des études — avec de grands ou de petits échantillons — pour traiter chacun des patients. Je crois donc, par exemple, aux conclusions que la thérapie cognitive béhaviorale et les antidépresseurs sont d’une efficacité à peu près égale dans le traitement de la dépression et je prescris l’un ou l’autre en me basant sur l’histoire de cas, les réponses antérieures à la médication, les réactions familiales à la médication, la tolérance aux effets secondaires, le coût, le risque suicidaire, etc. Et, pour citer un autre exemple, sachant que la combinaison des traitements psychopharmacologique et psychosocial est plus efficace qu’un seul des deux traitements pour traiter la schizophrénie, j’applique cette évidence scientifique à la pratique clinique en privilégiant la combinaison des deux. S’il y a ici une question éthique, je pense qu’elle porte sur le fait que soigner des patients sans s’appuyer sur des preuves scientifiques est manquer à l’éthique et est, en réalité, une mauvaise pratique, comme cela a été mis au grand jour dans le cas hautement publicisé de Osheroff vs. Chestnut Lodge (Klerman, 1990). Apollon, Bergeron et Cantin semblent presque faire écho à la notion romantique et discréditée de R.D. Laing de la psychose lorsque ces derniers parlent de « la logique du délire du patient » ou de l’expérience contre-productive de Mosher à Soteria House lorsqu’ils prônent « d’accompagner le patient dans cette voie ». Et, prescrire « la pharmacothérapie d’abord et la réadaptation ensuite » est non seulement ce que ne font pas les bons praticiens, mais rend confuse la distinction entre traitements intégrés des maladies mentales graves et réadaptation sophistiquée pour des handicaps.

J’entends déjà les arguments d’Apollon, Bergeron et Cantin à l’effet que (1) mes arguments révèlent de mon incompréhension de leurs points de vue (2) que mes arguments ne font que confirmer leurs points de vue, (3) que je ne comprends pas la psychanalyse et (4) que je représente la quintessence même du consommateur dépendant d’informations scientifiques qui fait preuve de son pragmatisme américain au lieu d’apprécier leur schéma au fondement philosophique d’inspiration gauloise.

Mais laissez-moi révéler mes propres conflits d’intérêts à ce stade. J’ai reçu une formation en résidence psychiatrique traditionnelle et dans un institut psychanalytique classique. Toutefois, mon expérience subséquente du traitement des troubles panique et phobique de façon psychanalytique en comparaison à celle de faire face aux réponses de stress au combat en ayant recours aux principes de psychiatrie communautaire datant de Thomas Salmon et de celles des recherches sur ce qui fonctionne et ce qui ne fonctionne pas auprès des personnes souffrant de maladies mentales chroniques, ont changé mon point de vue. De plus, lorsque j’ai été nommé président du American Psychiatric Association’s Committee on the Chronic Mentally Ill, j’ai réalisé que cinq de ses huit membres étaient psychanalystes et mon article « Pourquoi les psychanalystes s’intéressent tant aux personnes souffrant de maladie mentale chronique » (Why psychoanalysts are so interested in the chronically mentally ill, Talbott, 1981) faisait ressortir que bien que la psychanalyse n’était pas utile dans le traitement de cette population, elle s’avérait utile pour la comprendre.

L’adage selon lequel « à un homme muni d’un marteau, tout ressemble à un clou » (to a man with a hammer, everything looks like a nail) est chose trop vraie en psychiatrie et en psychanalyse. Ceux d’entre nous qui ont été formés au cours des années 1950 et 1960, avant l’introduction d’agents psychopharmacologiques efficaces, avant les interventions psychosociales et avant les impressionnantes thérapies cognitives béhaviorales, sont souvent déphasés par rapport aux collègues plus jeunes. Les pratiques psychiatriques fondées sur des données probantes (evidence-based psychiatric practices) (Drake, 2003 ; Drake et Goldman, 2003), les pratiques exemplaires (notamment Vance, 1997) et les lignes directrices du traitement (Treatment Guidelines, American Psychiatric Association, 1996, 2000) existent pour une raison qui semble avoir échappé à ces auteurs.

L’avenir

Si je ne pense pas que nous retournerons au passé romantique où la psychanalyse à long terme et la psychothérapie représentaient le « summum bonum » de notre domaine, quelle est alors mon opinion sur ce que l’avenir nous réserve ? Je pense que non seulement la biologie, la génétique et les médicaments à conception moléculaire domineront le paysage, mais que le traitement sur mesure sera chose aussi courante que la voiture sur mesure. Je pense que la psychanalyse se dirigera encore plus vers les départements non scientifiques des universités. Et je pense que les psychiatres ne joueront plus le rôle de second violon aux neurologues une fois l’étiologie des maladies mentales élucidée ; contrairement à Apollon, Bergeron et Cantin, je crois que nous serons les « médecins de soins primaires » de l’esprit, du cerveau et des réactions psychologiques aux troubles du cerveau.