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L’objectivité du lecteur de poèmes n’est pas possible. Seule est réalisable la mise à distance volontaire de ses goûts, de ses idées, quand il rend compte de sa lecture. Mais cet évitement est-il souhaitable ? Il n’est jamais qu’un refoulement, ici un peu lâche ou… diplomatique, disons, là parfaitement inutile, et a tôt fait de virer à l’oecuménisme si l’on considère que notre époque donne à lire, sous l’appellation de poésie, un catalogue de textes extrêmement divers, dont beaucoup s’excluent mutuellement quant aux vues et aux critériums qu’ils sous-entendent sur le poème, la poésie et le poétique. Quiconque ouvre au hasard quelques-unes des récentes publications, dans une librairie où il s’en trouve assez, est à même d’avoir un aperçu, en une vingtaine de minutes, de cette variété extravagante qui est le signe de la modernité et de sa suite — à moins qu’on ne répète une modernité qui a vécu, il s’agit surtout, aujourd’hui, de sa suite. Une chronique ne peut pas être autre chose qu’un rapport des coupes pratiquées dans le tissu de la poésie, de ce que l’on continue d’appeler la poésie.

Le paradis des apparences

Les 144 poèmes rassemblés par Robert Melançon dans Le paradis des apparences [1] sont réglés au quart de tour. Le livre est lui-même un monument bien carré : douze fois douze poèmes de douze vers, chaque poème composé de quatre tercets. Chaque poème est un « sonnet allégé » (36). Aussi bien, on pourrait dire que chaque poème est une épigramme, en toute conformité à la loi tacite de brièveté qui régit l’écriture poétique contemporaine (depuis les… cent cinquante dernières années ?). Cette brièveté du format est peut-être le seul point de rapprochement évident entre les poèmes de Melançon et ceux de ses contemporains, car son oeuvre, de Peinture aveugle au Dessinateur, s’édifie au mépris des valeurs poétiques qu’on tient pour représentatives de la modernité, valeurs qu’on pourrait tenir aussi, à tort ou à raison, pour les plus usées : hermétisme et codage, éclatement du verbe et de l’imaginaire, surenchère métaphorique, lyrisme du moi, écriture du corps et du désir.

« Les poètes d’aujourd’hui accumulent sans doute les pièces d’une nouvelle Anthologie dont un Planude de l’avenir fera la compilation. Leurs oeuvres tiennent peu ou prou de l’épigramme, dans l’acception originelle du terme : ce sont des inscriptions, parfois de simples graffitis [2]. » Si les poèmes du Paradis, médités, calculés, ordonnancés dans le recueil, ont peu à voir avec la spontanéité ou l’impulsion du graffiti, ils sont en revanche de véritables inscriptions : épigraphes, figurations, notations (sur l’épiphanie des choses, sur ce qui apparaît, se montre, se laisse voir-contempler-décrire, « événements minuscules » [5] ou non) ; épitaphes, méditations (sur la dissipation, éclipse, fuite et fragilité de toutes choses, de l’écureuil équilibriste [1,6] au livre lui-même, voué à l’oubli [144]), ces poèmes sont autant de comptes tenus au registre du temps qui passe, saison après saison.

En effet, l’ordre des poèmes s’accorde au déroulé progressif des saisons, et la temporalité qui est à l’oeuvre dans la plupart d’entre eux s’inscrit dans les limites d’une journée. Pour bien marquer la mesure d’un métronome infatigable, celui du jour et de la nuit, de même que l’alternance du couple apparition-disparition, de ce qui s’offre ou se dérobe « à tout instant » (39). Dans une plaquette d’une vingtaine de morceaux, cette mobilité serait inappréciable, mais sur une échelle de 144 poèmes, cela crée un effet certain. La révolution de l’an a lieu au moins quatre fois (on songe à Joachim du Bellay, à « l’an qui fait le tour [3] »), et le livre s’ouvre puis se ferme sur l’hiver [4], structure circulaire venant contrebalancer le caractère « carré », métré, monolithique de cette stèle qu’est le « rectangle de douze lignes » (36).

Douze lignes en quatre séquences égales. Ce fixisme formel, le poète ne le surévalue pas ; c’est sa fenêtre à lui. Moule qui peut autant s’être imposé de lui-même, à un moment de l’écriture appartenant aux arcanes de la création, qu’avoir été choisi au préalable comme une contrainte à éprouver, un encadrement ou un filtre en valant bien d’autres :

Je m’en tiens au paradis des apparences :

Je trace un rectangle de douze lignes ;

C’est une fenêtre par laquelle je regarde

Tout ce qui apparaît, qui n’a lieu qu’une fois.

36

S’en tenir au paradis, voilà une formulation qui paraît étrange si on y entend la règle d’une restriction, dans la mesure où l’idée de paradis s’accommode assez mal de l’idée de limitation : le verbe et son complément sont presque en relation oxymorique. La formule suggère la possibilité envisagée, puis écartée, d’aller voir ailleurs. Mais pourquoi, du reste, quitterait-on un paradis ? (Bon, me voilà coupant les cheveux en quatre, en lecteur décoiffé.) S’en tenir au paradis des apparences : non pas prendre ses cantonnements, se borner à cultiver son petit jardin (de figures) ou s’asseoir sur sa rhétorique (confortable), non plus que, ce qui serait bien pire pour un poète, se tenir à carreau, mais plutôt tenter de restreindre la matière première du poème aux perceptions sensorielles, à celles du regard particulièrement : « Il s’agit de voir ce qu’on a sous les yeux » (116) et « on ne dira que ce qu’on voit » (130). Ut pictura poesis. Il ne faudrait pas en déduire que Melançon donne des tableaux parnassiens. La mention générique de la page couverture, qui figure juste sous le titre, est claire : il s’agit d’une tentative, d’un Essai de poèmes réalistes. Melançon sait trop que le mariage de la poésie et de l’esthétique réaliste est probablement la plus contestée des unions dans toutes les chapelles de la doctrine moderne. Nous voilà loin de l’oracle, de l’ontologie, du — cela va de soi — surréalisme, loin, apparemment, je dis bien apparemment, de toute métaphysique. Mais si les apparences, ici, sont d’abord les choses du réel, leur couleur, leur enduit, leur décor, toute la gamme des phénomènes apparents qu’on observe quotidiennement, au jour le jour et qui « ne porte[nt] d’augure que si on y tient » (62), elles sont aussi ce théâtre irréel de reflets, d’images qui « tiennent lieu du monde » (55). La proximité aux choses ne va pas sans leur fatal éloignement. La figuration se heurte à l’informe, et la croisée ouverte du scripteur attentif ne donne jamais que sur « le peu de réalité qu’on peut voir » (81). Mieux : le réel est déjà figure, tissu de rêves, allégorie permanente, temple qui érige et fait s’écrouler ses colonnades (derrière ce motif répété du temple, il y a « La vie antérieure » de Charles Baudelaire : car « c’est toujours/Le même repeint sur le même motif » [60]).

La poésie de Melançon, en dépit de l’admiration répétée de ce dernier pour Hector de Saint-Denys Garneau, Jacques Brault et Paul-Marie Lapointe, paraît sans devanciers comme sans parents dans le paysage poétique québécois. Elle aurait plutôt des ancêtres en Francis Ponge et Jean Follain (pour la proximité aux choses), Constantin Cavafy (pour l’espèce de neutralité du ton), Jacques Réda (pour le goût du paysage et du temps qu’il fait, pour la métrique), Baudelaire (pour la ville et ses éventuels figurants, pour les allusions multipliées aux oeuvres picturales), Philip Larkin, Pierre de Ronsard, Robert Marteau, Horace… Un paradis en soi, livresque, vers lequel l’écriture se tourne sans nostalgie, non sans béatitude. Ce sont coups d’oeil au rétroviseur, dans la conduite serrée du poème sur un circuit formellement fermé. L’essentiel demeure cette attention au présent (« Cueille ce jour d’hiver » [102] : c’est le carpe diem horacien, mais c’est surtout l’affaire de toute poésie), de la pièce liminaire à la toute dernière, la 144e, par laquelle se trouve inversée la promesse d’immortalité que les Anciens, et après eux Ronsard, François de Malherbe, entre autres, faisaient à leur oeuvre : « J’ai édifié un monument aussi fragile que l’herbe » (144). Je parierais pour ma part sur la fortune de ce livre auprès des amateurs de poèmes, qui ne le fermeront que pour y revenir.

Palamède en roue libre

Après lecture de sa préface enlevée, au ton vif, annonçant un programme « qui ne fait pas litière d’une certaine érudition » et revendiquant comme principal mérite un art consommé de versificateur (c’est si rare !), on ne peut qu’être déçu par Les loisirs de Palamède [5], de Marc Vaillancourt. Cette déception tient précisément au constat d’une métrique à la fois empesée et boiteuse. Si les vers sont pleins, ils manquent souvent (mais pas toujours, soyons honnête) d’allant, et ne rendent pas alors l’effet de légèreté recherché ; s’ils ne le sont pas, on se dit qu’il s’agit de vers « mâchés » jouant de l’élision, mais les élisions sont par ailleurs juste assez rares pour ne pas paraître involontaires. Si l’élision tombe à la césure, on s’accommode aisément d’un e surnuméraire apocopé devant consonne, comme dans la césure épique : « Manon d’entre ses cuiss(e)s//remonte le satin » (42). Mais plus haut dans le même sonnet, entendez ce : « Manon tant se trémousse sur son tabouret » (42), vers nécessitant qu’on tienne compte du e de trémousse (détestable en septième position) pour que l’alexandrin ait son compte. Toujours est-il que notre lecture n’épouse pas sans peine cette inconstance, non plus que les modèles strophiques (par exemple le quatrain hétérométrique de penta- et d’octosyllabes) que le recueil propose avec ostentation tout en y faillant d’une pièce à l’autre, avec une agaçante irrégularité. Dans je ne sais plus quel volume de sa laborieuse encyclopédie critique (sans doute un tome de Pour la poétique), Henri Meschonnic établissait cette démarcation entre deux littératures : il n’y a jamais eu, avançait-il, grosso modo, que deux littératures : celle du mime et celle du risque. Je crains d’avoir à classer les fantaisies mi-savantes, mi-banales des Loisirs de Palamède dans la première catégorie. Loisirs trop peu partagés, hélas !

Ayant lu, avec toute la lucidité métrique dont je suis capable de bon matin, les trente-sept premières pièces, dont vingt-deux sonnets de cette entreprise rédhibitoire, j’en étais là de mes constats assez peu à l’amiable quand, ô joie du lecteur qui va jusqu’au bout même quand il s’ennuie, j’en arrivai à l’ensemble intitulé « Figures ». Une trentaine de pièces courtes, presque des épigrammes, tiens, absolument agréables, lyriques, satiriques, certaines délicieuses, d’autres d’un verbe éclatant dans sa rétention, tel ce « Paradis, prise I » (68) :

Un enfant tout seul en retenue

dans le préau muré. Rien à redire.

Il essaie le ressort fatigué d’un oiseau

qui se tue au tesson grâce à quoi le mur étincelle.

68

Palamède avait largué ses palmes, il ne tambourinait plus les pieds avec ses doigts, je ne lui connaissais pas cette légèreté verlainienne d’oiseau, il était en roue libre. Il avait gagné un lecteur, même si ce n’était pas le lecteur que le poète appelait dans sa préface.

Poètes de brousse

Qu’est-ce qu’un poète de brousse ? Certainement un poète à classer dans la deuxième des susdites catégories : un aventurier, un poète qui ne craint pas les terrains d’embûches, la jungle, par exemple (urbaine, sans doute). Un pilote du risque, un allumeur de feu (dans la brousse), un vrai Prométhée (mais urbain, comme il se doit), un sacré flambard. À coup sûr, un poète de brousse appelle un lecteur de brousse, me disais-je en bombant le torse.

S’il faut en croire Alexandre Faustino, dont Sa beauté carcérale [6] est le premier livre, la brousse a moins à voir avec l’air libre qu’avec l’étouffement des tranchées ou de derrière les barreaux. Dans cette soixantaine de pages saturées du « désir de la bête » (15) et vouées à l’investigation de la prédation amoureuse, ce « merveilleux massacre » (52), le lecteur lui-même a tôt fait d’arriver à saturation. Il n’est pas un poème qui n’exsude pompeusement son coulis d’images trash ou junkies, la plupart bien prévisibles et par là même bien inoffensives, des « anges sales » (11) aux « reins carnassiers » (39). Kystes, cyanure, infections, foutre, venins, lèpre, poisons, plaies, ça grouille de mots méchants.

Tu as la dangereuse beauté d’une mafia

[…]

ton mascara coule

sur ton visage beau comme un cancer

33

Non content de barboter dans la fange, le poète la sacralise en recourant à une imagerie religieuse grâce à laquelle la bête se mue en ange, puis saupoudre sa recette de vocables adéquats : psaume, stigmates, prière, linceul, baptême, etc. C’est qu’il fut sacré maudit, comme le signalent le début et la fin du livre, qui nous rappellent sa naissance, « un délit que vous regrettez déjà » (61). Ma foi, je n’irais pas jusque-là. Le résultat vaut au moins, ne soyons pas injuste, les lamentations juvéniles d’Éric Lapointe, qui vous assomment comme un ami au top ten de Jean Coutu.

On ne doute pas que cette plaquette ait sa place toute désignée sur les rayons des Poètes de Brousse, qu’on pouvait lire auparavant aux Intouchables et qu’on reconnaît le plus souvent à leur ton forcé et emphatique, pour ne pas dire ridicule, qui voudrait être celui de ceux par qui le scandale arrive.

Il faut user de plus de nuance pour rendre compte du Rayonnement des corps noirs [7], de Kim Doré. L’imaginaire du cloaque et de la souffrance admirable se traîne un peu moins au ras des pâquerettes (des broussailles) chez cette poétesse de brousse qui ne consent pas si facilement à « s’enfoncer/corps et biens dans le désastre » (13). Sa langue est plus inventive, lexicalement et syntaxiquement. Son livre est formellement plus travaillé, par exemple dans cette première partie qui se laisse traverser par une autre voix, notamment par le beau poème épigraphe des Yeux fixes (25) de Roland Giguère. Les carrés de vers que le recueil empile par la suite jouent habilement de l’ellipse et du rejet, instaurent un monologisme qui s’avère au moins aussi séduisant qu’hypnotisant. C’est en toute légitimité que le mot syntaxe apparaît dans chacun des sous-titres accompagnant les quatre ensembles du recueil, car l’écriture tire une part de son pouvoir de l’effacement syntaxique, la parataxe, dit mon Gradus. C’est dire que ces poèmes, pour assurés qu’ils soient et pour complaisants qu’ils paraissent par endroits, n’ont pas répugné à garder trace des vides, des trous noirs qui aspirent un peu du langage quand celui-ci se fraie le chemin vers le poème.

Un corps noir, en physique, est un corps qui absorbe toutes les radiations qu’il reçoit et qui sait en émettre à son tour, s’il est chauffé. On aura compris que le poème et le moi du poète sont ces corps noirs, et que l’ambition de Kim Doré n’est rien moins que celle d’une langue chauffée à blanc, incandescente, qui rayonne. Une langue qui ne voudrait pas faire long feu. Brousse ou pas, on suivra ça de près.

Pouète de brosse

Les communiqués des éditeurs, comme les quatrièmes de couverture, débitent le plus souvent de ridicules platitudes. Une telle a complété une maîtrise en création littéraire (tout un gage de poésie), un autre a reçu tel prix, un troisième a obtenu son doctorat et en est à son vingtième ouvrage, une autre encore est professeure de littérature, etc. Les Éditions Trois-Pistoles, elles, ont le curriculum moins officiel, elles annoncent « un Open house [8] chez Martin Pouliot » et citent le « poème » d’ouverture de ce nouveau recueil :

on arrive en gang avec chacun un six pack sous le bras

tous accoutrés de nos plus beaux attributs du vendredi soir

sitôt entrés, d’un commun accord, d’une même soif

on se débouche une première bière

Y a pas à dire, v’là un brosseux qui connaît ses classiques du temps des Fêtes. Attention ! il s’agit, toujours selon l’éditeur, d’un « hommage poético-érotico-comico-musical aux années ‘80 », et on nous informe que l’écriture de Martin Pouliot, le fondateur des Éditions Docteur Sax, « est jeune, trash et rebelle ». Bon sang, le communiqué avait peut-être livré l’essentiel. Je me suis dit qu’il valait mieux ne pas lire Open House. Comme ça, au moins, je ne serais pas influencé dans ma critique. Mais on est faible, on est chroniqueur. J’ai lu.

moi j’adorais quand elle me masturbait

sur du progressif

genre Pink Floyd

mais du vieux Pink Floyd

mettons Atom Heart Mother

vous voyez ce que je veux dire

45-46

Oui, genre, on voit, mettons, genre, style comme, on voit, comme.

nos ébats musicaux ont duré

le temps d’une saison

[…]

quelques mois plus tard

j’ai couché avec sa soeur

sa pédante de soeur

comme on l’appelait

j’aurais jamais pensé

qu’elle serait aussi cochonne

mais j’aurais dû m’en douter

elle n’aimait que la musique classique

46-47

Je suis très influencé dans ma critique. Je n’ai jamais rien lu d’une telle épaisseur, je l’avoue humblement. Mais pour l’écriture rebelle, on repassera. Le circulaire de Provigo et la préface dominicale du Prions en Église sont plus révolutionnaires que ce livre nono, parfaitement insignifiant (voilà que je cède à ma propension naturelle au compliment), qui nous assure de la vigilance, à Trois-Pistoles, d’un éditeur à la barre duquel se trouve un de nos meilleurs capitaines des lettres.

Voix de femmes ?

Dans la collection « La voie des poètes » des Éditions de l’Hexagone, Danielle Fournier publie Il n’y a rien d’intact dans ma chair [9]. Livre en trois temps, trois laisses à peine inégales : 22, 23 et 24 poèmes d’une prose étagée en courts paragraphes, desquels se détachent, ici et là, dans l’éclair d’une seule ligne, centrale ou à la clausule, des fragments ainsi rendus plus « visibles », qui prennent parfois un tour aphoristique : « nous écoutons sans bouger ce qui passe » (37). Difficile de traverser Il n’y a rien d’intact dans ma chair sans qu’une impression croissante de déjà lu gangrène notre rencontre avec l’écriture de Fournier, dont la meilleure part s’arrache avec peine, on dirait, aux vestiges de ce qu’on a appelé — c’était une étiquette, injuste et efficiente comme toutes les étiquettes — l’écriture des femmes. À ce que cette écriture, pour dire les choses avec davantage de nuance, a produit de plus étiquetable. Le thème rebattu de la blessure, sur fond de vulnérabilité, l’abandon du poème à la pente lyrique de la complainte quand ce n’est pas au dolorisme entretenu, l’insistance sur la souveraineté-fragilité de la parole prise et cette manière d’en appeler à la fusion passionnelle avec la langue, elle-même source de blessure, tout ça finit par vous lasser comme une neuvaine. Que d’affectation dans cette syntaxe de sentences et de phrases écourtées : « Nous sommes nées d’une langue de fracture, le sexe éreinté » (85) ; « Exaltées, nous sommes ainsi. Réservées. Méfiantes. Obsédées par les blessures avant cette langue » (23) ; « Quelqu’un parle dans ma bouche » (37). Dites-moi qu’on ne trouve pas ça cent fois plutôt qu’une chez Madeleine Gagnon, Yolande Villemaire ou Francine Déry, et je vais relire, en essayant d’en faire une lecture vierge, Il n’y a rien d’intact dans ma chair.

« À travers les vertiges de l’existence et le mystère des rapports entre soi et l’autre, Chute de voyelles [10] suggère un nouveau souffle au creux de la mouvance vers le devenir », annonce solennellement le communiqué de l’éditeur, dans une langue elle-même très poétique, comme chacun le constatera sans doute, puisqu’elle ressemble à celle de Claude Beausoleil autant qu’au discours en vapeurs de brume des chroniques de David Cantin. Ma foi, s’il faut en croire les éditeurs, on ne manque pas d’oeuvres profondes au catalogue poétique du pays du Québec.

Cette réclame amphigourique est d’autant à déplorer qu’elle ne correspond guère à Chute de voyelles, dont les poèmes reposent sur une relative simplicité de l’expression et une constante sobriété formelle. La chute des voyelles figure aussi bien l’effondrement de la parole, autant dire de l’écriture, et la ruine du sens (« sa vie tombe/en chute libre », [85]), que l’avalanche sur soi des mots d’autrui, « mots-matraques » (52) d’une altérité masculine et antagoniste :

Un plein jour

de voyelles

gronde

dans l’arc du guerrier,

13

dit le poème d’ouverture. Cette figure du guerrier est récurrente ; elle traverse, explicitement ou en filigrane, le texte entier. À la limite, on pourrait la lire comme la figure d’une adversité-altérité plus abstraite, sans rapport avec cette espèce de chronique conjugale sur la pente de laquelle certaines séquences glissent trop volontiers. Fort heureusement, la raréfaction du je, auquel le texte substitue le plus souvent la troisième personne, instaure une sorte de détachement salutaire par lequel on évite l’apitoiement ou le dolorisme : « Dire je est lourd/surtout quand il fait défaut » (36). Pour le reste, Chute de voyelles est une cascade dont le ressort opère variablement. En dépit d’une tonalité sombre et d’un certain nombre de motifs que l’auteure semble avoir marqués, d’une manière un peu trop systématique, dirait-on, au sceau de la faillite ou de la dépréciation, quelques passages savent amortir la chute en « allégeant l’expression » (27), comme pour ravir le poème à cet éboulement programmé.

Les Heures Bleues ont inauguré leur nouvelle collection, « Le dire », avec Ce pourrait être le récit d’un été [11], d’Annie Molin Vasseur. Le beau livre (je parle du bel objet) est accompagné de quatre photographies noir et blanc de Francine Larivée sur lesquelles figurent autant de chemins ouverts, « sentes intérieures » (29) sans doute, photos qui peuvent rappeler, pas rien qu’en raison du noir et blanc mais aussi de par leur petit format rectangulaire et leur cadre immaculé, celles des albums d’autrefois. Le passé et la mémoire sont justement les tensions permanentes de cette écriture discrète et chaleureuse qui n’en dédaigne pas pour autant le présent, arrêtant sur les choses un regard scrutateur souvent aigu, plein de finesse. Le livre ourdit une trame (ce pourrait être un récit) au noeud de laquelle bat l’été, comme la pulsation artérielle de l’éveil d’une femme à la vie, à l’amour et, on est en droit de le supposer, à l’écriture. Cette saison matricielle coule encore, le poème la transvase dans un aujourd’hui qui la recouvre et la délivre :

Souvent l’été un homme allongé

répond à mes questions innombrables

sur la météorologie du coeur.

41

On regrette un peu que le poème brode, par endroits, sur un tissu d’associations prévisibles, celle de la mer et de la mémoire, entre autres. On regrette aussi quelques intitulés d’une valeur poétique par trop « entendue » : « Entre silence et bruit », « Morsure du froid », « Mémoires océanes » (la table des poèmes, soit dit en passant, n’est pas fidèle à la hiérarchie de ces intitulés coiffant les divers ensembles du recueil). Mais ce sont là réserves mineures, vu que l’oeil estival a serti des beautés pierreuses qui frissonnent :

Le vent plisse la peau du lac

comme une main fait un trou dans le désir.

26

Tu pousses du côté du soleil

tu égrènes sou à sou ta part d’ombre

comptant avec des cailloux

le nombre de tes soucis.

86

Mourir(e)

Les premiers vers m’ont laissé croire que j’avais affaire à un broussard qui s’était trompé de collection :

même avec tous

les petits lacs de bière sur le tapis

tes collants sentaient

encore le bouleau

15

depuis mon propre scalp en bouche

j’erre en battue mes forêts d’être seul

16

Mais cette errance empruntait une syntaxe plus heurtée, et l’écriture de la suite ne proposerait pas rien que des images de fier-à-bras placées sous la tutelle des poètes beat, elle se colletterait aux vérités de la souffrance sans artifice. Mourir m’arrive [12], où sont colligés une quarantaine de courts poèmes, se tient à distance égale du blues d’écorché, mais un blues ténu, maigrelet, et de la supplique amoureuse. Quelques fusées, bien ascendantes, s’échappent des habits gris de l’ego souffreteux :

elle me fixe

deux dés de cristal

dont la promesse est

d’un lustre parfait

le seul qu’il me faut

pour parier toute clarté

sur demain.

51

Signalons une originalité formelle, mineure mais néanmoins opérante : les titres abusivement longs de certains poèmes, trois ou quatre lignes inscrites en capitales, entament déjà le corps du texte, le rongeant comme pour y prendre part. Peut-être parce que la mort et la douleur s’amènent privées d’intitulés, comme l’écriture qui cherche à en enregistrer, au plus près possible du présent, les sournois avènements.

Je termine cette chronique déjà longue sur un livre aussi décapant que réjouissant, sur lequel je n’insisterai pas mais que je voudrais que chacun lise. Avec Rires [13], Bertrand Laverdure nous convie à une noce rare dans la production québécoise, celle de la poésie et de l’humour. Par un cocasse retournement phonétique, à la Raymond Queneau, mais qu’un Gilbert Langevin n’aurait pas désavoué, la poésie, le poète et l’homme sont mués pour la satire en « péhote », « péhosie » et « péhomme », ce qui pourrait bien constituer aussi un malicieux clin d’oeil à l’Umour de Jacques Vaché, auquel Laverdure se serait alors amusé à restituer le h répudié. Rien n’est épargné, de l’esprit de sérieux des « péhotes » au dynamisme de nos lettres, et il n’est pas jusqu’au pacte de lecture lui-même qui ne se voie soumis à cette médecine curative : « [L]e sens naît de petits coups répétés sur le lecteur-bosse » (78). La typographie en créneaux (voyez cette mise en page très soignée) détache de l’arbre à paroles, en jets continus, des feuillets sardoniques, burlesques, qui lèvent comme « de la pâte dans le four du rire » (36). Voilà de quoi secouer nos puces — et ventiler le catalogue.