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Les éditeurs publient beaucoup d’anthologies et de choix de textes individuels de poètes québécois depuis quelques années, sans doute avec l’espoir de se tailler une part du marché généré par les programmes d’enseignement. Voici toutefois une anthologie différente des autres, puisqu’elle est thématique et s’adresse aussi au grand public désireux de se renseigner sur une voie peu explorée de notre littérature. Dans Humour et poésie. 30 poètes québécois [1], Anne Peyrouse relève le défi de rassembler des textes où l’humour, qui a la réputation d’être peu présent dans notre poésie, tiendrait quelque place.

Certes, il y a humour et humour, et l’on aurait souhaité que l’auteure présente la matière et propose quelques définitions. Elle s’en abstient rigoureusement. Faut-il croire que la matière parle par elle-même, ou que la difficulté de la circonscrire décourage les efforts de synthèse ? La lecture montre, en tout cas, de grandes inégalités dans la drôlerie — si tant est que celle-ci soit un synonyme, ou une composante, de l’humour. Les poètes se suivent selon l’ordre alphabétique de leur nom, de sorte qu’aucun paysage historique, thématique ou formel ne se trouve proposé. Ainsi peut-on, sans doute, mieux percevoir la singularité de chacun des petits bouquets de textes correspondant à un auteur ; mais certains auraient sans doute gagné à être mis en perspective avec d’autres appartenant au même registre.

Par exemple, automatistes et surréalistes (ou surréalisants), tels Claude Gauvreau, Thérèse Renaud, Jean-Noël Pontbriand (en l’occurrence) et Paul-Marie Lapointe — où est Roland Giguère ? —, qui brassent à coups de mots la cage de la réalité pour en recomposer la représentation sur une base désirante, croisent le comique en chemin, mais le dépassent aussitôt vers autre chose qui est, en somme, fort sérieux et relève même, souvent, d’un certain dogmatisme. Les forgeries ou les vitupérations exploréennes d’untel, les jeux de mots sur « Tabarnacos » (« Ta barre n’a qu’os ») de tel autre n’ont avec l’humour que des rapports problématiques ou, alors, délibérément décevants. D’aucuns pratiquent l’humour pour mieux s’en détourner, et c’est sans doute le cas de beaucoup de poètes soucieux de garder le texte ouvert à toutes les aventures. Souvent le rire ferme, rabat sur une idée, un message. Les poèmes vraiment drôles sont rarement les plus poétiques.

On rencontre ici l’exemple de Jean-Paul Daoust, qui recourt volontiers à des structures langagières simples, inspirées de la litanie, dont l’absence de complexité favorise la mise en valeur de rapprochements comiques :

Les lèvres ethniques de Jacques Parizeau […]

Les lèvres bioniques de Claudine Bertrand

Les lèvres delicatessen de Lucien Francoeur […]

Les lèvres oblitérées d’Élizabeth II.

25-26

Le comique, ici, a quelque chose de férocement local et repose sur l’évocation critique de références connues.

En plus comique encore et en plus fin, on trouve les poèmes de Michel Garneau, pleins de fantaisie et d’imagination ; et plus avant encore dans la poésie-humour, on découvre ceux d’Alexis Lefrançois, d’un ludisme magnifique. Voilà des poètes qui savent s’amuser de l’intérieur même du langage poétique, et non simplement plaquer une rhétorique de suggestion sur des idées drôles. Curieusement — mais c’est peut-être l’effet d’un choix de textes discutable —, les poèmes de Gérald Godin, dont on attend peut-être trop, déçoivent quelque peu.

On s’étonne de la présence de poètes qui n’ont guère publié, ou même qui n’ont pas encore fait paraître de recueil (Sylvie Nicolas), et de textes dont la qualité laisse songeur. L’humour sportif d’un Bernard Pozier n’a certes pas la truculence des délires textuels de Yolande Villemaire. On devine que, dans le but légitime de constituer un corpus d’une bonne étendue et de couvrir tous les aspects de son sujet, l’auteure a dû faire appel à des réserves d’indulgence. Une anthologie ne se construit pas sans compromis.

Il reste que le résultat est valable et de nature à introduire la composante de l’humour dans notre connaissance du corpus poétique québécois. Après ce défrichage, qui donne essentiellement à lire, une analyse du phénomène serait la bienvenue.

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L’humour en poésie, cela n’est point sans présenter quelque similitude avec le thème du dernier livre de Philippe Haeck qui pourrait s’énoncer : la liberté à l’école. Les deux constituants du syntagme sont généralement tenus pour incompatibles. L’école des ponts jaunes [2] porte le sous-titre de « poème-vie », ce qui m’autorise (tout juste !) à en faire état dans cette chronique car il s’agit d’un essai, ou d’une collection d’essais, plus que d’écriture au sens strict.

Mais voilà : rien n’a de contours bien stricts chez Philippe Haeck, du reste authentique poète, et les disciplines de vie et de travail sont pour lui des vases communicants. Être professeur, explique-t-il, ce n’est pas tenir un discours magistral et inculquer un savoir systématique, c’est plutôt aimer ses élèves et faire d’eux des centres de pensée libre et d’ouverture à ce qui dilate le coeur et l’esprit. Bref, l’auteur n’a oublié aucune des leçons de mai 1968 et son livre nous y ramène sans concession.

Professeur de littérature, c’est par la création qu’il sollicite de l’élève, sans la moindre coercition, le don de soi fondateur de la libre amitié. L’écriture, en particulier poétique, devient le ciment d’une recherche qui n’est pas avant tout de savoir mais de vie.

Je pourrais reprendre cette idée cent fois, ce que fait effectivement l’auteur dans son livre qu’on peut trouver, ma foi, très répétitif. Il y a là un paradoxe : l’enseignement de la poésie, de l’invention, de la vie revient à promulguer jusqu’au ressassement son éternel programme, qu’il est impossible de détailler en consignes distinctes. Et la dénonciation de l’école, ce lieu de tous les conformismes et de toutes les contraintes, l’école génératrice d’ennui et d’enfermement en soi, est indispensable à la célébration d’une autre école, conçue comme un atelier, qui assurerait la création de « ponts » entre les êtres.

Le professeur-poète va loin dans le dépouillement de toute forme d’autorité traditionnelle, jusqu’à s’identifier à la vache qui rumine tranquillement les leçons de l’herbe plutôt que, sans doute, agir comme le taureau qui fonce dans les chiffons rouges agités par de malicieux élèves. « Je suis cette grosse vache, ça me rend tout léger, vous pouvez caresser mes cornes, tirer sur mon pis pour goûter à mon lait, me chanter à l’oreille la petite chanson secrète que vous chantez quand vous êtes seul. » (39) Être la mère de ses élèves — mieux encore, leur grosse soeur dégoulinante de bonté — serait la tâche du professeur, ou plutôt du maître… « Maître » sonne comme « mère ».

Chacune des 45 « notes » du poème pédagogique est précédée et suivie d’un poème ou d’une prose dus à la plume d’une et d’un élève, ce qui nous renseigne assez bien sur la qualité, en général appréciable, des écrits obtenus en classe. On y trouve des textes articulés et qui, on n’en sera guère étonné, sont souvent la reprise des propos du professeur contre l’école et sur la liberté. Quant aux réflexions de ce dernier, elles ne comportent pas de grandes références littéraires sinon, à l’occasion, celles qui apparaissent dans le florilège impressionnant de citations sur l’école qu’il a constitué à l’appui de sa thèse. On a l’impression que la littérature universelle n’a jamais servi qu’à exprimer le malheur de l’enfant obligé d’apprendre, dans une institution coupée de la vie.

Philippe Haeck avait lui-même un maître, Patrick Straram, qui disait « l’importance du savoir pour lutter contre l’ignorance » (48) — ce qui, pris à la lettre, est un truisme — et qui affirmait du même souffle « la nécessité de pouvoir vivre notre vie selon nos besoins, nos désirs » (48). Voilà tout un programme, que Philippe Haeck a tenté de réaliser tout en s’accommodant des contraintes de l’institution et en y aménageant un espace de liberté enviable. Son talent littéraire, sa gentillesse, une naïveté hautement revendiquée et, sans doute, un dévouement égal à son amour des êtres ont fait de son existence un poème ; et de l’école, qu’il quitte pour une retraite sans regret, une prison fort supportable.

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Un choix de poèmes de Denise Desautels, Mémoires parallèles [3], permet de mesurer d’un seul coup d’oeil une oeuvre d’une haute tenue et d’une grande fidélité à elle-même. Le choix et la présentation sont de Paul Chamberland, dont il faut admirer ici non seulement le goût très sûr, digne du poète considérable qu’il est, mais aussi le minutieux dévouement.

On pourrait dire que l’oeuvre de Denise Desautels tire toute sa substance de l’autobiographie, tant le moi et les évocations de l’enfance, des épisodes tragiques de la maturité, la réflexion sur l’expérience de vivre ou sur l’expérience esthétique, y sont constants. Et pourtant, chaque segment du vécu semble mis entre parenthèses et transformé en autre chose, en langage, en pur énoncé. Ce à quoi on assiste dans ces pages, c’est à la mise en discours de l’être intime et, par là, à son universalisation. Un formalisme singulier en découle, qui a quelque chose d’a posteriori comme s’il ne commandait pas l’inspiration mais l’accomplissait.

Par exemple, lit-on dans le tout dernier texte, « Ce désir toujours », qui explicite les intentions de l’écrivaine, que le monde est une vaste phrase que le poète est chargé de parcourir : « [A]pprivoiser cet univers en désordre, la phrase complète dans laquelle grouillent les objets, les gestes et les émotions simples que je ne reconnais pas, qui ne s’ouvrent pas et qui laissent dans l’ombre leur visage » (236). La prospection du monde coïncide exactement avec la tâche d’un texte à constituer, d’un magistère de l’écriture à exercer. Il y a là une forme d’idéalisme, puisque le dehors est fait de la même substance que le dedans ; et pourtant, le dedans offre d’emblée toutes les résistances, provoque tous les chocs que la vie extérieure est susceptible de présenter. La douleur, le doute, le deuil, ou ces épiphanies du pire que forment « cercueil, cimetière, corbeau, enfance, famille, fin, frayeur, impuissance, mère, mort » (232), mots-phares d’un vécu plein d’embûches, sont autant d’emblèmes d’une intériorité souffrante que la poète combat à coups de mots, soucieuse de préserver un espoir, une humanité.

Dans son effort pour travailler et transformer le vécu, Denise Desautels fait souvent appel aux arts — photographie, peinture ou dessin, sculpture, voire le théâtre (« La répétition ») — qui, de façon moins abstraite que le langage, viennent seconder l’intériorité et lui donner un retentissement objectif. Il est facile, dès lors, pour l’écriture de prendre en charge l’existence formalisée et de lui donner sa pleine résonance signifiante.

Peu à peu, toutefois, le corps à corps se fait plus pressant avec la souffrance nue, et une violence salutaire vient purger l’être de ses démons, interroger avec une vérité extrême la figure de la mère, exorciser la disparition de l’amie Lou… Le formalisme s’épure ainsi jusqu’à devenir le vibrant cristal d’une humanité livrée au déchirement de l’existence et à l’espoir, malgré tout, de vaincre la mort mot à mot.

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Je signale, en terminant, le très bel article que Michel Lemaire consacre à « Albert Lozeau et le symbolisme » dans une autre revue [4]. Ce texte constitue, en quelque sorte, l’introduction (dont je déplorais l’absence) aux Oeuvres poétiques complètes de Lozeau dans la « Bibliothèque du Nouveau-Monde [5] ».